Le
manoir
de la terreur
( Stéphan Lewis )
Extrait de l'histoire :
Vendredi 16 mai … 16 h
27 …
Le visage creusé,
assombri d’un voile de fatigue, Sylvia est sortie précipitamment de l’agence
immobilière de La Rochelle au sein de laquelle elle assume les fonctions de
négociatrice principale. Il s’agit de faire vite pour répondre au coup de
téléphone qu’elle vient de recevoir. Un client, qui n’a pas décliné son
identité, désire visiter le manoir de Cornelius. Une occasion inespérée, qui
n’est certainement pas prête de se représenter !
Contrairement aux
derniers jours, la journée avait pourtant été calme, sans le moindre
rendez-vous, la clientèle s’étant faite plutôt discrète. Sylvia s’était même
assoupie sur son bureau, rêvant déjà aux mille et une choses qu’elle se
préparait à faire durant le week-end, avant d’être rendue à la réalité par la
sonnerie intempestive du téléphone qui l’avait brusquement sortie de cette
somnolence passagère.
Jamais elle n’aurait pu
imaginer qu’un éventuel acquéreur puisse s’intéresser à cette bâtisse bizarre,
vieillotte et biscornue, campée dans un parc au gazon pelé, enclavée dans un
paysage de friches industrielles. Lorsque le responsable de l’agence l’avait
chargée de prendre en main la vente de cette gentilhommière construite dans la
seconde moitié du XIX° sur les fondations d’une ancienne abbaye bénédictine d’un
pittoresque effrayant, elle avait accueilli la nouvelle avec une grimace de
dépit.
Le bâtiment est en
effet plutôt " mal en point ", semblant même à l’abandon … Son solage de
vieilles pierres s’effrite. Ses murs lézardés sont rongés par une mousse
roussâtre, donnant l’impression de résister péniblement aux grands vents d’hiver
et aux pluies rageuses. Quant au châssis de ses fenêtres aux vitres
poussiéreuses derrière lesquelles on croirait voir passer d’inquiétantes
silhouettes, il aurait besoin d’un sérieux rafraîchissement … Cet immeuble de
style victorien est le reflet archétype de la maison hantée, qui inspire tant
les auteurs de romans d’épouvante et les scénaristes du même crû. Alors, vous
comprendrez que dans ces conditions, il semble difficile d’imaginer qu’un
acheteur potentiel puisse s’intéresser à ce repère froid, sordide et effrayant !
Son dernier
propriétaire, un étrange personnage du nom de Cornelius, jouissait d’une
sinistre réputation. Victime d’une crise cardiaque quelques mois auparavant, il
avait définitivement quitté les lieux pour cracher son âme au diable. Il y avait
vécu en solitaire, comme un ermite, toute sa vie durant, à l’écart de tout
voisinage. L’inquiétante et fantastique demeure aux intrigues ténébreuses
n’avait, disait-on, jamais reçu de visiteur. D’ailleurs, la frayeur qu’inspirait
le manoir à toute la population était telle, que pas un seul habitant ne s’y
était encore risqué. Ils se signaient le front en passant devant ou l'évitaient.
Il est d'ailleurs à
noter une certaine réserve de leur part ... Certains d'entre eux ne sont pas
sans évoquer les maléfiques activités et l'obscure personnalité de l'ancien
propriétaire des lieux. Ils vont même jusqu’à colporter le bruit selon lequel le
décès de l’étrange bonhomme masquerait une vérité atroce assortie d’un terrible
secret, cachant d’obscurs forfaits. Si l’on se fie aux rumeurs, les nuits de
pleine lune des cris et des bruits étranges s’élèveraient de l’antique demeure.
Entre ces murs se seraient déroulés des faits anormaux et inexplicables. Des
incidents bizarres, associés à des phénomènes déconcertants, auraient même
défrayé la chronique quelques jours avant sa mort … Du reste, des plaintes
concernant des événements insolites auraient été enregistrées … Et Cornelius
aurait emporté dans la tombe d’inavouables secrets.
En dépit d’un testament
stipulant que la maison devait rester dans le grison familial, son seul héritier
bénéficiaire, un petit-neveu par alliance désigné comme légataire universel,
avait malgré tout et aussitôt manifesté hâtivement son désir de se séparer de
l’immeuble et de la totalité du mobilier concerné, bien qu’il ne soit nullement
dans le besoin. Il en avait confié la vente à l’agence.
Le rendez-vous avec cet
hypothétique acquéreur ayant été fixé au lendemain dans la matinée, Sylvia n’a
donc que peu de temps pour s’assurer que tout est en ordre à l’intérieur de
cette singulière demeure. Elle ne s’y était pas encore aventurée, ayant estimé,
de toute évidence, qu’elle n’était pas à la veille d’en obtenir un compromis de
vente.
Contre toute attente,
la voici néanmoins rendue devant cette imposante et glaciale habitation aux
intrigues ténébreuses, qu’elle détaille d’un regard méfiant à travers les glaces
de sa Laguna. Elle n’est pas sans évoquer l’hitchcockienne résidence de Rebecca.
Isolée dans un grand parc tapissé de buissons et de ronces, planté à l’écart de
toute vie civilisée, sa masse sombre et farouche ressemble à s’y méprendre à un
monstre aux aguets. Le décor semble avoir été étudié aux fins de privilégier le
fantastique et l’imaginaire, avec l'intention quasi évidente d’exposer les lieux
aux agressions surnaturelles. Pas étonnant que l’endroit jouisse d’une si
mauvaise réputation ! Une pesanteur, une angoisse indescriptible même, semblent
suinter des murs de cette abominable bâtisse au demeurant hostile, de laquelle
paraît sourdre une menace latente.
Avec un soupir de
résignation, Sylvia est descendue de sa voiture. D’une main hésitante, elle
pousse la grille de fer forgé défendant l’accès au domaine, dont la façade de
lierre pendu aux crevasses de ses murailles reflète l’abandon et la tristesse.
C’est à présent avec
appréhension qu’elle traverse le parc en visiteuse téméraire et imprudente. Avec
une moue angoissée, elle a gravi les quelques marches du perron conduisant au
portail surmonté d’un marteau sculpté. Après avoir attendu impatiemment que son
angoisse se dissipe, elle introduit la clé dans la serrure de la porte d’entrée.
Elle l’entre-bâille craintivement en esquissant une grimace de contrariété avant
d’en franchir le seuil, s’efforçant à présent de penser au plaisir de se faire
peur, bien qu’elle ne soit pas spécialement friande de sensations fortes, mais
faisant plutôt contre mauvaise fortune bon cœur. Une terrible appréhension s’est
emparée de tout son être. Elle a subitement la désagréable sensation que la
porte s’est refermée d’elle-même.
Le cœur battant à un
rythme endiablé, elle a inconsciemment retenu son souffle avant de se glisser
timidement et comme une ombre à l’intérieur de l’étrange demeure lourde et
silencieuse.
Elle se risque à
présent dans le grand couloir. La statue grotesque et inquiétante du démon
Asmodée, le diable boiteux à l’aspect démoniaque et au regard hypnotique, postée
en sentinelle, accueille les visiteurs éventuels. Son aspect terrifiant les met
d’office dans l’ambiance, avec le désir évident de les placer en situation de
complète insécurité. Tout ici respire la moisissure et il y flotte comme une
odeur de souffre. D’autres remugles aux origines peu avouables se mêlent à ces
relents peu engageants.
Les portraits des
habitants successifs du manoir qui recouvrent les murs semblent se déformer à
son passage, ce qui n’est pas pour la rassurer dans cette obscurité qui la
pénalise. Etant donné l’urgence de la situation, l’agence n’a pas eu le temps de
faire remettre l’installation électrique en service. Heureusement, Sylvia s’est
munie d’une torche pour parer à cet inconvénient. La bâtisse se révèle opaque
dans ses moindres recoins, malgré les craintifs rayons de soleil qui
s’infiltrent timidement au travers des persiennes ajourées, donnant l’impression
que les objets sont éclairés par une lumière sépulcrale.
Elle a franchi les
derniers mètres la séparant du grand salon. Il y règne un froid singulier. Des
chuchotements et des plaintes semblent sortir de ses murs recouverts de
boiseries. Le portrait suspendu au-dessus de la monumentale cheminée en pierre
représentant un homme âgé au visage parcheminé, ridé et desséché, pareil à un
démon vomi par l’enfer, a immédiatement attiré son attention. Ce ne peut être
que celui de Cornelius. Ses yeux au regard froid et agressif semblent suivre ses
moindres mouvements et condamner son intrusion. L’œil terrible, glacial et
accusateur qu’il paraît porter sur cette importune visiteuse est sans équivoque,
semblant lui reprocher la profanation de ces lieux au demeurant interdits, ce
qui la fait frissonner. Durant quelques secondes, Sylvia a même eu la
désagréable sensation que l’horrible portrait la menaçait de son doigt. Son
imagination fertile lui jouerait-elle des tours ? La névrose que représente
cette maison nimbée de surnaturel persiste en elle comme une menace incohérente
et terrifiante. Elle s’entête à s’exercer comme l’irruption sournoise de
l’irrationnel dans la grisaille du quotidien. Visiblement mal à l’aise, Sylvia
ne sait subitement plus que faire, afin de conjurer cette obsession. Elle sent à
ses côtés une présence d'outre-tombe tapie dans l'ombre. Elle a vivement
détourné son regard de cette photographie au teint cadavérique, de cette
caricature humaine de l’ancien maître des lieux, qu’elle rend manifestement
responsable de cette situation.
La pièce est encore
remplie d’objets aussi mystérieux que poussiéreux et la plupart du mobilier est
recouvert d’un drap blanc. Cette atmosphère fantomatique où semble régner une
ambiance hostile ne fait que renforcer cet effet de terreur superstitieuse. Ne
va-t-elle pas s’imaginer à présent que, les nuits d’orage, cette fantastique
demeure doit irradier de mille lueurs suspectes sous les éclairs ! Des
ingrédients qui contribuent à accentuer encore et encore ce stress insupportable
qui s’est emparé de sa personne depuis qu'elle est entrée. Prise dans l’univers
restreint de cette étrange bâtisse, ce sentiment d’oppression ne fait que
s’amplifier.
Mais le temps presse.
Elle se doit de satisfaire son client. Elle réalise brusquement que son
imagination est en train de la plonger dans un cauchemar intolérable ! Cette
anxiété qui la torture n’est de toute évidence qu’anodine, totalement dénuée de
sens. Elle a tout à coup conscience qu’elle alimente inutilement et
déraisonnablement son imaginaire. Cette impression de retrouver son âme d’enfant
et de faire resurgir quelques fantasmes enfouis au plus profond de son
subconscient lui fait même hausser les épaules. Qu’aurait-elle à redouter de ces
vieilles pierres à l’esthétique repoussante, mis à part le fait d’en faire
échouer la vente ? Exerceraient-elles sur sa personne un effet subjectif ? Et
puis … Elle n’est pas craintive de nature. Et tout le monde sait que les
fantômes, ça n’existe pas ! … Alors .. Que diable ! Bien que le mot soit mal
choisi … Il lui faut se reprendre ! Il y a des choses qu’il faut accepter sans
se poser de questions. Elle se doit d’exorciser ses peurs et ses phobies afin de
commencer son inspection sans plus tarder et s'assurer que tout est en ordre.
Elle n’a pas le choix. La bâtisse ne compte pas moins d’une quarantaine de
pièces qui s’étendent sur trois niveaux.
Elle a ravalé
nerveusement sa salive à plusieurs reprises, avant de se risquer à poser le pied
sur la première marche du grand escalier en spirale qui mène aux étages. Les
boiseries anciennes craquent bruyamment sous ses pas hésitants, ce qui contribue
à accentuer encore cette atmosphère de cauchemar. Elle a recommencé à
frissonner, sentant au fond d’elle-même sourdre de nouveau une folle angoisse.
Sur le qui-vive, la voilà qui se prend tout à coup à décortiquer le moindre
bruit suspect.
Elle vient d’emprunter
le grand couloir tortueux, sombre et sinueux du premier étage, avec l’étrange
sensation qu’il ne la mènera nulle part. Le parquet qui grince sous ses pas
renforce encore ce sentiment d’insécurité. Mais ellea tressailli ! Retenant son
souffle, elle a tendu l’oreille … Oui, elle en est pratiquement certaine … Un
bruit émane du rez-de-chaussée ! … Ses pulsations se sont subitement accélérées
… C’est une porte qui vient de s’ouvrir dans le grand salon qu’elle a traversé
quelques minutes auparavant. C’est à présent parfaitement audible, et même de
plus en plus accentué … Quelqu’un est en train de gravir l’escalier et elle
perçoit un bruit métallique, ressemblant singulièrement à un cliquetis de
chaînes ! Plus de doute … Elle a cette fois la sensation d’être la victime
choisie, attirée vers le lieu où le monstre l’attend, comme l’araignée guettant
la mouche …
Sans même réfléchir,
elle s'est jetée sur la porte de la première chambre qu’elle referme
précipitamment derrière elle. Après un coup d’œil circonspect, elle s’est tapie
derrière l’armoire qui meuble les lieux. C’est un sentiment de panique qui est
cette fois en train de la submerger. Elle en retient même sa respiration. On se
déplace dans le couloir … Le pas qui résonne comme une menace latente à la
manière d'un écho maléfique durant une poignée de secondes, s’atténue toutefois
peu à peu, semblant se perdre dans le néant.
Avec mille précautions,
elle se prépare à quitter la pièce. La main sur le bec-de-cane, elle prête
l’oreille avant d’entrebâiller la porte pour risquer un œil dans le couloir. Le
passage est désert. C’est sur la pointe des pieds qu’elle s’empresse de
rebrousser chemin et descend précipitamment les marches du grand escalier. Elle
a rejoint le grand salon sans même s’être retournée et s’est déjà pressée vers
la sortie, lorsqu’à l’instant où elle passe une nouvelle fois devant le portrait
de Cornelius dont le visage aux traits ahurissants et à l’aspect diabolique
paraît la défier de son regard de braise, celui-ci chute lourdement sur le sol.
Une main sur la
poitrine, elle s’est retournée, guettant le démon qui habite sans nul doute ces
lieux ensorcelés et qui doit s’être lancé à sa poursuite … Il ne va plus tarder
à se manifester et elle s’est mise à trembler de tous ses membres. Mais seul un
silence sépulcral et inquiétant répond à son tourment. La caricature de
l’étrange bonhomme qui gît à ses pieds semble rire de son désarroi et c’est un
coup de talon rageur qui vient de mettre un terme à cette horrible défiance.
La gorge nouée par
l’angoisse, elle reprend peu à peu confiance et réalise bientôt la stupidité de
son geste d’humeur. Mais son cœur a cette fois fait un bond dans sa poitrine et
une lueur d’effroi s’est allumée dans ses prunelles, tandis que les traits de
son visage reflètent l’épouvante … Elle sent un souffle chaud et haletant sur sa
nuque et des mains froides et visqueuses se sont posées sur ses épaules …
- Sylvia ! Hé Sylvia !
Ce n’est pas le moment de piquer un roupillon !
Penché sur elle et la
secouant énergiquement, c’est le visage amusé de son amie et collègue de bureau
Laëtitia, qu’elle distingue en entrouvrant timidement une paupière.
Affalée sur son bureau,
Sylvia met quelques secondes avant de reprendre totalement contact avec la
réalité …
- Me suis assoupie…
lâche-t-elle du bout des lèvres, les yeux hagards et l’air penaud, tout en
étouffant un bâillement et en se redressant sur un coude, le cerveau encore
embrumé.
- Je vois ça… constate
Laëtitia avec un sourire pincé… C’est vrai que cette semaine a été des plus
éprouvantes et …
Mais elle a aussitôt
interrompu sa remarque, le timbre d’appel du téléphone venant de résonner.
Après s'être saisie du
combiné, elle échange quelques paroles avec la personne se trouvant à l’autre
bout du fil avant de se tourner vers sa collègue, tout en replaçant l'appareil
sur son support.
- Tu vas pouvoir te
dégourdir les jambes !… lui lance-t-elle avec un gloussement amusé… C’était le
patron. Tu ne devineras jamais !
- Deviner quoi ? Je
t’en prie. Suis pas trop dans mon assiette aujourd’hui.
- Tu te souviens …
Cette vieille bicoque ? Le manoir de Cornelius ? Hé bien … T’as plus une seconde
à perdre. Le patron désire que tu fonces là-bas voir si tout est en ordre. Un
client souhaite la visiter demain dans la matinée. !