Bob Morane aventure HC07       

                                             Le cadeau de l’ombre jaune

                                                  

                                            Christian BLANCHARD

D’après les personnages créés par Henri VERNES

 

 

 

 

Bob Morane leva son regard gris acier vers la clarté douloureuse. Le soleil n’était même plus discernable, il semblait avoir fondu, s’être emparé du ciel, l’avoir transformé en une plaque de tôle chauffée à blanc. Le Français cligna des yeux et les fixa à nouveau vers les collines proches…même pas des collines, d’ailleurs, car visiblement aucune végétation n’avait jamais pu s’y accrocher. Un entassement titanesque de roches plusieurs centaines de fois millénaires, cassées, érodées, vibrantes de chaleur, absolument hostiles et terriblement belles. L’ascension allait se révéler épuisante et périlleuse, mais Morane n’avait pas le choix : à gauche, à droite, et derrière lui, là où les traces de ses pas disparaissaient à l’horizon, le désert de sable régnait en maître, silencieux, serein, conscient de sa puissance et de son pouvoir d’attraction sur l’âme des hommes. Un désert presque sans dunes, orangé, tellement silencieux qu’il en émanait une sorte de bourdonnement ; le son du silence ultime.

Bob porta la main à sa ceinture, à laquelle pendait une gourde en fer recouverte de toile. Elle était encore pratiquement pleine, il n’y avait bu que deux gorgées depuis qu’il marchait dans cette fournaise vibrante ; depuis donc près de trois heures. Il savait très bien, pour avoir souvent expérimenté la cruauté de presque tous les déserts du monde, qu’il lui fallait impérativement trouver de l’ombre pour passer l’après-midi à l’abri et reprendre sa route à la nuit. Dans les collines, il finirait bien par dénicher une anfractuosité où se caser en attendant le coucher du soleil.

Il reprit sa marche dans le sable, droit devant vers les collines fracassées, ne cessant de se poser la même question : « Qu’est-ce que je fais ici ? ».

Car Bob n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait, ni du pourquoi, ni du comment…

Le matin même, il s’était réveillé tard, plutôt de bonne humeur, dans son appartement du quai Voltaire. Bill ne devait pas tarder à se pointer, arrivant de Roissy. Demain, les deux amis embarqueraient pour la Vallée du Lac Bleu, dans les Andes, histoire de prendre des vacances bien méritées. Ces dernières semaines avaient été en effet pas mal mouvementées : Morane et Ballantine n’avaient pas cessé de sauter d’un continent à l’autre, essayant de faire échec à un complot terroriste visant à accélérer brutalement le réchauffement climatique. Ils y étaient parvenus in-extrémis, au cours d’un dernier affrontement sur la banquise du Groenland.

Le dernier souvenir de Morane concernant le matin de ce jour, c’était d’avoir pris son petit déjeuner en lisant une lettre du professeur Clairembart, postée de Quito. Toujours le même enthousiasme, la même excitation chez le vieux savant, qui pensait avoir mis au jour une tombe inca qui…que… et puis plus rien. Bob s’était réveillé « ici »…réveillé n’était peut-être pas le bon terme, car il avait simplement ouvert les yeux et s’était retrouvé debout, en plein milieu de nulle part, vêtu non plus de son vieux peignoir rouge mais d’une veste kaki, d’un bermuda, de rangers et d’un chapeau de brousse. A sa hanche gauche, la gourde, pleine, et à droite un bowie-knife de taille imposante… Ces éléments rassuraient à demi le Français : ceux qui l’avaient transporté dans ce lieu des plus hostiles ne semblaient pas vouloir sa mort ; du moins pas tout de suite, puisqu’ « ils » lui avaient laissé de quoi boire et éventuellement se défendre ou chasser. Mais chasser quoi ? même les araignées et les scorpions devaient fuir ce désert maudit. A conditions que ce genre de bestioles existe « déjà », ou « encore », ou « ici » ; car pour autant qu’il puisse en juger, Bob pouvait très bien se trouver à l’aube de la terre, après la fin du monde ou sur une autre planète…

Essuyant d’un revers de main la sueur qui lui piquait les yeux, Bob força légèrement l’allure, pressé de se mettre à l’abri du soleil qui semblait prendre son crâne pour une enclume.

 

        Ï

 

Morane sortit de sa torpeur, tiré des limbes à la fois par une légère brise et par les claquements de pierres qui roulaient quelque part non loin de son abri. L’énorme demi-cercle couleur de cuivre du soleil disparaissait rapidement sous l’horizon, changeant le désert en un océan de feu. Les collines déchiquetées se teintaient de sang et d’ombres mauves.

Bob avait trouvé quelques heures plus tôt cette corniche rocheuse sous laquelle il s’était calé le plus confortablement possible. N’ayant rien d’autre à faire qu’à attendre, il s’était peu à peu laissé aller à une lourde somnolence, littéralement assommé par la chaleur apocalyptique. Le zéphyr ténu préludant à la nuit et surtout ce bruit de cailloux entrechoqués l’avaient éveillé, tous les sens aux aguets. Un court instant, Bob s’émerveilla du spectacle fabuleux que lui offrait ce désert inconnu. Un très court instant, car sur la droite de son champ de vision apparut lentement un long tube de métal bleuté muni d’un viseur, tube qu’il identifia immédiatement.

Sans prendre le temps de réfléchir, Morane agrippa le canon du fusil à deux mains et le repoussa tout en se dressant sur les jarrets. Un éclair blanc, une détonation assourdissante, et sur la gauche des éclats de pierre qui giclaient, accompagnés d’étincelles. Bob se redressa, tira le fusil à lui d’une violente saccade. Dans la pénombre qui tombait rapidement, il vit venir vers lui une silhouette humaine aux longs cheveux noirs et vêtue d’une sorte de longue robe claire. Déséquilibré par la traction du français, l’assaillant poussa un cri rauque qui s’interrompit net lorsque Bob l’accueillit d’un coup de tête en plein visage. L’autre bascula en arrière, lâchant son arme, et roula trois ou quatre mètres plus bas dans la caillasse. Morane, d’un coup d’œil, examina son trophée : une arme à long canon, plus mousquet que fusil, à un seul coup et à la crosse garnie de nacre. Inutile en tout cas sans poudre, étoupe et balles. Au moment où Bob commençait à identifier l’arme et dans la foulée à comprendre où il se trouvait, une voix jeta, plus haut dans les rochers:

-          Ne bouge plus, chien !

Dans une langue étrangère que pourtant le Français comprit parfaitement…

La nuit était à présent presque tombée, le ciel indigo se saupoudrant peu à peu d’une myriade d’étoiles. Laissant choir le fusil, Morane bondit sur sa gauche, vers le bas de la colline, entre deux énormes rochers noirs. Une balle ronfla à quelques centimètres de sa tête. L’obscurité aidant, il avait peut-être une chance de s’échapper. Un peu partout au dessus de lui, des hommes s’interpellaient.

-          « Sont nombreux…t’es pas tiré d’affaire, mon petit Bob »

Tirant le bowie-knife de sa ceinture, Bob se coula, accroupi, entre les rocs et les cheminées granitiques brisées. En silence, il plongea la lame du couteau dans le sol fait de sable et de pierre pulvérisée, pour la salir et en diminuer un peu la brillance. La lune n’était qu’un mince croissant, mais la seule lueur des milliards d’étoiles suffisait à faire étinceler une telle lame comme le phare de Cordouan !

Sans faire d’autre mauvaise rencontre, le Français parvint au pied de la colline. Levant les yeux, il vit, une centaine de mètres plus haut sur la pente, luire quelques torches. Ses poursuivants s’étaient écartés et descendaient peu à peu, fouillant méthodiquement la colline.

-          « pas de torches électriques et des fusils antiques…dix-septième ou dix-huitième siècle, pensa Morane presque inconsciemment »

Toujours courbé en deux, il partit en courant le long de la base de la colline. Il avait deux avantages sur ceux qui le pourchassaient : sa nyctalopie et le fait que lui ne devait pas fouiller chaque anfractuosité du regard. Normalement, il avait toutes les chances de s’en sortir.

Il en était là de ses réflexions lorsqu’un éclair argenté jaillit littéralement de l’obscurité, sur sa droite, et s’abattit de haut en bas vers lui en sifflant, accompagné d’un hurlement rageur. Bob n’eut d’autre choix que de se rejeter désespérément en arrière. La lame du sabre heurta le bord de son chapeau et le fendit avec la netteté d’un coup de rasoir. Morane tomba sur le dos, le souffle coupé par le choc, et lâcha son couteau. Avant qu’il puisse se ressaisir, une ombre se dressa au-dessus de lui, et il sentit la morsure de l’acier glacial sur sa gorge.

-          Restez tranquille, si vous voulez vivre encore un peu.

L’homme au sabre s’était exprimé en bon anglais, teinté d’accent arabe. La même langue que Bob avait reconnue quelques minutes plus tôt sur les pentes de la colline, hurlée par ses poursuivants. Il n’était donc pas sur une autre planète. C’était déjà çà…

 

       Ï

 

Quelque part dans le campement, un dromadaire poussa son blatèrement sonore…un autre lui répondit, puis d’autres encore, jusqu’à former une cacophonie assourdissante. Des hommes riaient non loin, groupés autour d’un feu de camp, s’apostrophaient bruyamment en faisant de grands gestes ; sans doute étaient-ils engagés dans une partie de dominos. Un tout jeune garçon passa à quelques mètres de Bob Morane, titubant sous le poids de deux énormes outres suspendues à une sorte de joug posé en travers de ses épaules.

Depuis au moins deux heures (mais l’écoulement du temps était de plus en plus difficile à évaluer), le Français était là, assis en tailleur, les mains liées dans le dos à un court poteau enfoncé profondément dans le sable. L’engourdissement le gagnait, d’autant plus que froid vif et soudain du désert tombait du ciel palpitant d’étoiles. Morane observait attentivement le  décors de sa captivité, à l’affût du moindre indice quant à sa situation dans l’espace et le temps, mais tentant également d’échafauder un plan de fuite ; qui ne venait pas. De toute façon, dans la mesure où les hommes qui l’avaient capturé ne l’avaient pas tué, Bob pensait qu’il était peut-être mieux ici, même attaché à son piquet comme un animal de bât. Où aurait-il pu aller dans le désert, désormais sans eau ?

Après sa capture au pied de la colline rocheuse, Bob avait rapidement été entouré par une dizaine d’hommes, tous vêtus de djellabas, certains coiffés de keffiehs, armés jusqu’aux dents de fusils plus ou moins antédiluviens, de sabres, de coutelas aux poignées ouvragées. Ils parlaient arabe, langue que Morane comprenait assez bien, suffisamment en tout cas pour comprendre que sa vie ne tenait qu’à un fil de soie. Après que l’un d’entre eux ait sans ménagement ligoté le prisonnier les mains dans le dos, un autre, qui arborait un nez énorme et sanguinolent, s’était approché, un couteau recourbé à la main et avait craché entre ses dents (celles qui lui restaient) :

-          Je vais t’écorcher, maudit porc !

Celui là décidément se souviendrait de sa première rencontre avec Bob Morane, il pourrait plus tard dire « j’y étais ! », car avant qu’il n’esquisse le moindre geste dangereux, une ruade en plein estomac l’avait jeté sur le sable, hoquetant et se tordant de douleur. Ses compagnons resserrèrent le cercle autour de Bob, prêts à l’écharper, mais l’arabe qui avait surpris Morane dans sa fuite s’avança, distribuant généreusement les coups de pied et du plat de son sabre.

-          Laissez-le ! Reculez, fils de chamelles galeuses ! Reculez ! Ne touchez pas à cet homme ! C’est mon prisonnier !

Il attrapa par la djellaba l’un des arabes qui faisait mine de pointer son fusil vers Morane et gronda d’une voix sourde :

-          Toi ! Tu veux vraiment provoquer la colère d’Ali Ibn El karish ?…Tu veux vraiment provoquer ma colère ?!…

L’autre sembla se recroqueviller, et recula dans l’ombre.

-          Allez chercher les méharis, nous partons !

Celui qui visiblement commandait cette troupe s’approcha de Bob, qui pu le détailler. Des yeux noirs et brillants, sauvages quoique intelligents, un visage aux traits réguliers barré d’une moustache soigneusement taillée.

-          Etranger, ne me provoque pas, fit-il dans son anglais vaguement chantant ; mais surtout ne « les » provoque plus… ce ne sont pas des Hariths, mon autorité sur eux n’est pas infinie…ma patience non plus. Si je décide de les laisser s’amuser avec toi, tu regretteras que ta mère ait un jour rencontré ton père !

Il tourna le dos et jeta par dessus son épaule, cette fois en arabe:

-          Tu comprends notre langue, j’en suis certain. Dans ta situation et en ces temps troublés, ce n’est peut-être pas un atout…

Morane s’était abstenu de répondre, et surtout de demander quels étaient ces « temps troublés ». La question risquait d’être interprétée comme une bravade, et le Français, bien que courageux, n’avait aucune envie d’énerver un peu plus le dénommé Ali Ibn El Karish et les loups qui l’accompagnaient.

Bob avait ensuite été hissé sur un dromadaire, on lui avait lié les poignets au pommeau de la selle de cuir vaguement tanné, et un voyage éprouvant mais heureusement court avait débuté, à travers un paysage de dunes basses, puis de collines désolées, pétrifiées sous la spectrale lumière nocturne. Les arabes ne parlaient plus, et seul le bruit crissant du pas balancé des montures troublait le silence du désert ocre…Morane accompagnait du corps les ondulations de sa bête, en vieil habitué de ce genre d’exercice. Rien d’autre à faire pour l’instant que de laisser les choses suivre leur cours, en maudissant intérieurement « ceux » qui l’avaient jeté dans ce pétrin pour une raison encore inconnue, mais en tout cas mauvaise.

Puis, au bout d’une heure approximativement, au sortir d’un défilé sombre comme l’âme de Lucifer, la petite troupe avait débouché sur une plate-forme rocheuse. Sans s’arrêter, Ali Ibn El Karish, qui allait en tête, avait poussé son dromadaire sur un sentier raide descendant en lacets, suivi par les autres montures. Bob, au milieu de la colonne, avait sursauté : environ cent mètres en contrebas, de nombreux feux de camps, une cinquantaine sans doute; des silhouettes humaines, des chevaux, des dromadaires entravés ; de grandes tentes sombres, à peu près autant que de feux. Il y avait là un grand campement. Des nomades, bédouins peut-être, mais leur nombre suggérait aussi la possibilité d’un établissement permanent.

Quelques minutes plus tard, Morane s’était donc retrouvé lié à son poteau comme un vulgaire blanc capturé par des apaches.

Les arabes ne faisaient que très peu attention à lui. Au loin dans le camp s’éleva le son aigrelet d’une flûte, accompagnée d’un martèlement de darbuqqa.

Tournant le coin de la tente en peaux de chèvres la plus proche, un homme apparut et se dirigea lentement vers Bob qui se redressa un peu, sachant instinctivement qu’il allait avoir une entrevue avec le chef de ce parti de guerriers du désert. Une intuition, quelque chose dans la démarche et le port du nouveau venu…

 

       Ï

 

Il s’était assis dans le sable, en tailleur lui aussi, en face de Morane. Il portait des bottes de cuir fauve, une djellaba blanche qui avait connu des jours meilleurs, et un keffieh sale dont un pan était ramené sur le visage, ne laissant voir que ses yeux. Des yeux fatigués, aux cernes durcies par la lueur faible des quelques torches plantées aux alentours ; des yeux très clairs, sans doute bleus, qui se fixèrent sur ceux de Bob. Il y eut un long silence, yeux bleus contre yeux gris…Morane, bien sûr, ne se laissa pas intimider; pourtant, un certain malaise s’insinuait en lui, un malaise qu’il avait rarement éprouvé en présence d’un autre homme. Mis à part en face de son vieil ennemi Monsieur Ming. Mais Ming, justement n’était pas vraiment un homme; et il n’émanait pas du personnage qui l’observait à cet instant de véritable aura menaçante. Plutôt un indéfinissable déséquilibre. Il parla, d’une voix calme et mélodieuse, presque douce.

-          Qui êtes vous ?

Au moment où il allait répondre, Bob dressa l’oreille. Au loin, un son avait monté lentement, qu’il n’avait pas remarqué jusqu’alors. Un ronronnement régulier, comme produit par un insecte volant.

-          « avion…pas le bruit d’un Piper ou d’un Beachcraft…plus ancien…le genre de zinc qui se produit chaque année au meeting de la Ferté »

Puis :

-          Robert Morane.

-          Français apparemment, mais votre anglais est presque parfait.

-          Merci, Monsieur…Monsieur ?

-          Je pourrais vous faire remarquer que c’est moi qui pose les questions, mais je crois que nous sommes entre gens de bonne compagnie. Mon nom est Shaw. 

Bob sourit.

-          Entre gens de bonne compagnie, on ne se ligote pas à un poteau.

-          Les gens de bonne compagnie ne se promènent pas forcément dans le désert en période de guerre ; et en assommant les propriétaires des lieux à coup de tête. Et que fait un français en plein cœur de Wadi Rum ?

Le bruit de moteur disparaissait vers le levant, laissant derrière lui une inspiration dans l’esprit de Bob, qui par ailleurs savait à présent exactement où il se trouvait ; et presque sûrement quand.

-          Mon avion s’est écrasé, vers le Nord. Panne d’alimentation vraisemblablement.

-          Ceci est le « comment » de votre présence, c’est plutôt le « pourquoi » qui m’intéresse.

-          Je suis pilote professionnel. Je travaille souvent pour des expéditions archéologiques…Egypte, Soudan, Afrique du Nord Française bien sûr. Hier, j’ai décollé du Caire pour survoler Pétra, en repérage, avec un archéologue français, Aristide Clairembart. Il n’a malheureusement pas survécu au crash.

Morane pensa :

-          «Désolé Professeur, mais si ce Shaw me questionne sur mon passager, je préfère avoir dans la tête une référence bien réelle »

Shaw tourna légèrement la tête en direction d’éclats de voix qui claquaient à deux ou trois tentes de là. Une dispute aussi brève que violente. Puis il reposa son regard clair sur le Français.

-          Vers le nord, avez-vous dit… C’est dangereux de s’aventurer par-là en ce moment. L’aviation turque patrouille de chaque côté du chemin de fer du Hedjaz. Pas de mauvaises rencontres ?

Bob Morane eut un rire silencieux.

-          Pas avant cette nuit. Quant à l’aviation turque, elle est quand même loin de valoir celle du Kaiser !

-          Je vous le concède. Vous qui êtes notre allié, du moins théoriquement, dans ce conflit, peut-être avez-vous des nouvelles du front de l’Ouest ?

Bob n’avait pas encore d’idée précise de la date actuelle. Guerre de 14-18, évidemment, mais quand exactement, et comment éviter une gaffe ? Il décida de ne pas prendre de risque.

-          Ma foi, j’avoue que cette guerre m’intéresse peu, répondit-il en faisant la moue. Un tas de pauvres types se font enterrer vivants à Verdun, les boches coulent des navires dans l’Atlantique, et ici les tribus arabes en profitent pour essayer de se libérer de l’Empire Ottoman. Trop compliqué pour moi, tout çà. Je vous l’ai dit, mon boulot c’est piloter des avions au-dessus du désert.

-          Mmm…un métier qui en vaut un autre et qui offre au moins de beaux spectacles ; et des sensations fortes. Quel appareil pilotiez vous pour cette mission au-dessus de Pétra ?

Question directe, à brûle pourpoint, histoire de voir si Bob n’hésitait pas. Il n’hésita pas.

-          Un Morane-Saulnier P, presque neuf. Dommage.

-          J’aurais dû m’en douter.

Shaw se leva. Il n’était pas très grand, 1m70 à peine, mais il en aurait imposé même s’il avait mesuré 1m20.

-          Vous pourriez tout aussi bien être un espion, M. Morane. Sans doute devrais-je vous faire exécuter…Hisham s’en chargerait avec joie.

-          On ne braque pas une arme sur un homme qui se réveille. Disons que je lui ai appris les bonnes manières.

-          En termes de manières, Hisham pourrait aussi vous en apprendre, et pas de très bonnes, je le crains. Ce n’est pas un Harith, ni même un Howaitat. C’est un Beni Walli.

Morane laissa passer quelques secondes avant de reprendre.

-          Je ne suis pas un espion, M. Shaw. Avec mon visage, mes yeux gris et mon accoutrement, je ne passerais pas inaperçu longtemps au milieu d’une troupe de méharistes arabes, non ?

Shaw ne répondit rien. Il fit quelques pas vers les joueurs de domino qui maintenant mâchaient consciencieusement des feuilles de Qât en discutant à voix basse. Il s’adressa à l’un d’eux en arabe.

-          Djamal, libère le captif et apporte-lui de quoi manger et boire. De quoi dormir aussi.

-          Shukran, fit Bob.

Shaw se retourna.

-          Chérif Ali avait donc raison, vous comprenez cette langue… Vous allez vous restaurer et vous reposer. Pour l’instant, j’ai décidé de vous faire confiance.

Il désigna le campement, tout autour d’eux, d’un ample geste ample du bras en tournant sur lui-même, faisant voler sa djellaba comme une robe, non sans un certain cabotinage.

-          J’ai ici près de quatre mille hommes, et aucun ne dort jamais tout à fait. Autour, c’est le désert. Où pourriez-vous fuir ?…Mais je crains que vous ne soyez obligé de rester parmi nous, M. Morane, jusqu’à la fin.

-          Et où sommes-nous sensés aller ?

-          En Enfer, peut-être… à moins que nous n’y soyons déjà.

 

        Ï

 

Le grand rezzou [1] s’insinuait lentement entre les parois vertigineuses de défilés labyrinthiques. Le soleil montait rapidement dans le ciel de plus en plus blanc, et la chaleur semblait augmenter de minute en minute, comme si la main d’un Dieu joueur tournait quelque part un thermostat. Des mirages vaporeux dansaient çà et là sur le sable et sur les roches brunes de Wadi Rum. Hommes et bêtes cherchaient l’ombre projetée par les falaises, et la caravane s’étirait au fur et a mesure que cette ombre se rétrécissait.

[1] De là vient le terme de razzia

Shaw n’avait pas exagéré. Il y avait bien là au bas mot quatre mille guerriers, et sans doute six mille dromadaires en comptant les animaux de bât, chargés d’outres, de farine, d’ustensiles ménagers, d’armes… tout cela cliquetait, résonnait, tintait au rythme chaloupé des bêtes.

A peu près au centre de la formidable colonne, Bob Morane sentait en lui une exaltation rare. Il avait la guerre en horreur, il l’avait faite. Un prolongement de la politique, avait dit jadis un cynique réaliste. Il avait pourtant au cours de sa vie participé de près ou de loin à bien des révoltes, à des révolutions même, quand la cause lui apparaissait comme digne de recourir à la violence. L’effort de libération et d’unification des peuples arabes, face à la tyrannie sanglante de l’Empire Ottoman, par ailleurs allié de l’Allemagne dans cette première guerre mondiale, lui avait toujours paru être une cause juste. Bien malgré lui, il se retrouvait projeté dans ce conflit, et il se demandait s’il lui serait possible de rester neutre en cas d’affrontement. Au-delà de cette question, Bob ne pouvait s’empêcher d’observer ce qui l’entourait avec passion. Depuis longtemps, la tête de la caravane n’était plus visible, pas plus que l’arrière : le grand serpent sinuait sur plusieurs kilomètres de gorges. A une centaine de mètres devant, là où les dromadaires passaient en se bousculant sous une fantastique arche de grès, des hommes avaient entonné un chant mélancolique, qui se répercutait sur les flancs des falaises. Couleurs, bruits, odeurs sauvages, tout cela composait une symphonie barbare qui prenait le Français aux tripes.

Mais toujours la même interrogation lancinante : qui et pourquoi ? Qui était capable de l’avoir envoyé 90 années en arrière, comme on claque des doigts ? La Patrouille du Temps, bien entendu, en avait les moyens, mais le Colonel Graigh n’aurait jamais agi ainsi, sans expliquer à Morane les tenants et les aboutissants de cette nouvelle mission, et surtout sans son accord et la moindre préparation. Restait Ming…mais là aussi, quelque chose clochait. L’Ombre Jaune redoutait son « meilleur ennemi », et c’était en général Bob qui se mêlait des affaires du Mongol, et pas ce dernier qui prenait le risque de le faire venir à lui. Qui d’autre alors ?…

Bob n’était plus entravé. Shaw semblait lui faire un minimum de confiance. Comme l’avait dit l’Anglais, de toute façon, où aurait-il pu fuir ? La confiance n’excluait cependant pas la prudence, et Morane était en permanence entouré par trois arabes dont les montures ne quittaient pas la sienne d’un sabot. Les trois hommes eux même tenaient leurs fusils, des Lee-Enfield soigneusement graissés, en travers de leur selle, nonchalamment mais de façon que le Français ne puisse jamais être loin de leur ligne de tir.

Malgré les circonvolutions que suivait le rezzou, Bob avait rapidement évalué la direction générale : plein sud, vers la côte de la mer Rouge donc. Quant à la destination finale, il commençait à s’en faire une idée assez précise. Si seulement il connaissait la date, ou au moins l’année ! Mais il pouvait difficilement poser la question au premier venu, et finalement, savoir où on allait n’avait pas tant d’importance.

Juste devant sa monture, un dromadaire broncha, peut-être piqué par un scorpion ou une araignée. L’Arabe qui le montait tangua sur sa selle, essaya de se redresser, n’y parvint pas et tomba lourdement à terre, sa djellaba rapiécée relevée dévoilant des jambes maigres et velues. Le dromadaire, lui partit au galop en poussant des cris à fendre le cœur d’un huissier. Tout autour de l’homme désarçonné, les autres guerriers éclatèrent de rire, les sarcasmes fusèrent, accompagnés de sifflets. L’Arabe parti en courant à la poursuite de sa bête, hurlant des imprécations et riant en même temps.

-          Ce sont des enfants…par moment.

Bob tourna la tête. Ali Ibn El Karish venait de porter à sa hauteur son grand dromadaire à la robe presque blanche. En plein jour, Chérif Ali avait fière allure, entièrement vêtu de noir, le visage racé d’un prince antique, son sabre à la poignée d’argent accrochant par instant un rayon de soleil. Après un court silence, il continua :

-          Vous ne m’avez pas convaincu, M. Muran. Je pense que votre histoire d’accident d’avion est un mensonge.

-          J’ai l’air d’un espion Turc ?

El Karish émit un claquement de langue pour rectifier le pas de sa monture.

-          Le propre d’un espion n’est-il pas de ne pas ressembler à ce qu’il est ?

Bob hocha la tête.

-          Certes… mais avouez que j’aurais alors tout mis en oeuvre pour me faire remarquer.

Il désigna du menton les méharistes qui allaient devant eux.

-          Comment pouvez-vous être certain que parmi vos hommes ne se cachent pas un ou plusieurs espions, totalement fondus dans la masse ? De vrais arabes, tellement plus efficaces et discrets qu’un Français accoutré comme pour un safari.

Chérif Ali lui lança un regard outré.

-          Je réponds de mes Hariths comme de moi même ! et n’allez pas évoquer l’existence d’un traître dans les rangs de Howaitats d’Awda Abu Tayi, vous n’auriez pas fini votre phrase que votre tête roulerait dans le sable… Les Al Ajman de Muktar Ben Silim ont trop été persécutés par les chacals Ottomans pour se mettre à leur service, même contre tous les trésors de Damas…les Beni Walli, peut-être ; ceux-là ont toujours été fourbes.

Le centre du rezzou, où devisaient les deux hommes, s’étalait à présent dans une courte vallée ovale, comme une rivière en crue. Le fond de la vallée se resserrait à nouveau, provoquant un encombrement de dromadaires. L’arrière rattrapait peu à peu de la colonne. L’endroit n’allait pas tarder à être aussi encombré que la place de la concorde aux heures de pointe.

Au moment où Bob allait répondre à Chérif Ali, un bruit s’imposa rapidement, jusqu’alors masqué par le vacarme montant de la caravane. Morane eut à peine le temps de l’identifier qu’un biplan sombre bondissait par-dessus le somment d’une falaise rouge sang et prenait la vallée en enfilade, à très basse altitude, crachant le feu de ses mitrailleuses…

 

       Ï

 

L’appareil, vert olive, portant le croissant blanc de l’aviation turque, et que Bob Morane, en passionné d’histoire de l’air, identifia comme un Fokker, passa au-dessus du rezzou dans un grondement aigre que couvrait presque le staccato des 2 mitrailleuses MG. Ce fut immédiatement le chaos. Des hommes et des bêtes s’abattaient en hurlant, le balles perdues faisaient voler des giclées de sable, des dromadaires affolés partaient au galop dans tous les sens. Juste à la droite de l’endroit où se trouvaient Bob et El Karish, un arabe pirouetta sur sa selle, frappé de plusieurs projectiles en pleine poitrine, effectua un saut périlleux en arrière tandis que sa monture tombait assise, la tête explosée, puis s’abattait d’un bloc sur le côté dans une gerbe écarlate.

Déjà, le Fokker cabrait au fond de la gorge et disparaissait derrière le faîte du cirque rocheux. Aux deux extrémités de la vallée jonchée de dizaines de cadavres dans des poses tourmentées, les méharistes excitaient leurs animaux de la voix et de la baguette pour s’engouffrer à l’abri des gorges. Un certain nombre allait périr écrasé. Morane serra les dents. Ce n’était pas sa guerre, et il n’avait aucune envie de laisser ses os à Wadi Rum, mais ce massacre lui soulevait le cœur.

-          Il va revenir, cria-t-il à l’attention de Chérif Ali. Il a suffisamment de munitions pour faire 4 ou 5 passages !

Ali Ibn El Karish répondit, les yeux fixés sur l’endroit d’où l’appareil turc allait sans doute réapparaître :

-          Je sais.

Puis il hurla :

-          Pied à terre ! A l’abri ! Descendez-le, il ne doit pas regagner Ma’an !

Dans un mouvement coulé plein de grâce, le Fokker franchit la crête et se laissa tomber sur la caravane désorganisée comme un faucon sur un mulot. Bob vit clairement les fleurs orangées éclore au milieu du cercle un peu flou de l’hélice tournant à plein régime. Le Fokker était un des premiers appareils au tir synchronisé avec la rotation des pâles. Désormais, les pilotes n’avaient plus besoin de se pencher dans leur habitacle pour éviter les ricochets des projectiles, et pouvaient donc viser tranquillement en tirant.

Le carnage recommença, choc sourd des balles de 7.92 frappant les corps, blatèrements déchirants des dromadaires blessés, cris de colère des guerriers arabes. Cette fois, plusieurs d’entre eux avaient sauté à terre et tiraient sur l’avion turc, apparemment sans dommage.

Bob avait fait volter sa bête et l’avait lancée vers la paroi de grès la plus proche, dans l’espoir d’y trouver une anfractuosité. A tout hasard, il avait crié à Chérif Ali de le suivre, mais il doutait que celui-ci s’exécute, par simple orgueil. Soudain, du coin de l’œil, il vit grossir à une vitesse infernale le capot du Fokker, à 10 mètres au-dessus du sable, son pilote toujours mitraillant comme un forcené. Sa route allait le placer pile dans la trajectoire mortelle. Morane tira de toutes ses forces sur la bride du dromadaire, qui poussa un grondement et dérapa. A à peine 2 mètres devant, un géant barbu capable sans doute de tenir la dragée haute à Bill Ballantine en combat à mains nues, faisait feu posément, balle après balle, sur l’avion qui fonçait sur lui. Au dernier moment, par jeu ou cruauté gratuite, le pilote turc pesa légèrement sur le manche, et le train d’atterrissage de l’appareil vint percuter le colosse, qui fut littéralement coupé en deux par la barre transversale.

Bob avait perdu le contrôle de son dromadaire, définitivement affolé. Le Français tanguait sur la selle comme sur une mer démontée.

-          Hatt, Hatt !

Ali Ibn El Karish passa en trombe à côté de lui, poussant le hurlement du méhariste pour exciter sa monture, et s’empara des rênes de celle de Morane. Alors que le Fokker s’évanouissait à nouveau au-dessus des falaises de grès, au sud de la vallée, les deux hommes arrivèrent à la paroi. Bob se laissa glisser au sol, cherchant des yeux une faille salvatrice dans la roche. Chérif Ali, lui, tira un fusil des fontes de sa selle, et braqua vers le sud un regard fou.

-          Planquez-vous, Bon Dieu, El Karish, vous allez vous faire tuer !

Le seigneur des Hariths ne daigna pas répondre; le tueur revenait. A son premier passage, il devait y avoir près de cinq cent arabes dans la vallée. Une bonne cinquantaine gisait à présent sur le sable qui buvait leur sang. Chérif Ali épaula et tira. L’éclair du coup de feu attira sans doute l’attention du pilote, qui effectua un léger basculement sur le flanc droit, redressa, et prit le pied de la falaise en enfilade.

-          Ali ! hurla Morane.

Frappé de plusieurs balles, le dromadaire blanc pivota sur lui-même comme une toupie, sa robe se teintant de rouge, en balançant El Karish à plusieurs mètres de là. Le fusil de l’Arabe tomba pratiquement aux pieds de Bob. Le Fokker passa en hurlant, dans un déplacement d’air qui fouetta le Français. Celui-ci pu distinguer les impacts de balles sur les ailes, et du sang sur la barre du train.

Morane se baissa, s’empara du fusil.

-          Cette fois, c’est marre !

Se retournant, il examina la falaise, avisa une cheminée éboulée, s’y élança, grimpant avec agilité, le fusil en bandoulière. Quelques coups de feux sporadiques claquaient encore dans son dos. Il parvint bientôt à une étroite corniche, à peine suffisante pour s’y allonger à plat ventre. Il dominait la vallée d’une vingtaine de mètres.

-          Arrive, salopard…

Là-bas, le Fokker venait d’effectuer une chandelle et s’était à nouveau laissé plonger sur ses proies.

-          Descend…descend…

Comme s’il l’avait entendu, le pilote turc recommença à mitrailler tout en se rapprochant du sol. Bob le prit dans son viseur, retenant son souffle, la joue bien calée contre la crosse. La trajectoire de l’appareil l’amenait en contrebas de la corniche. Bob suivait son approche d’un léger pivotement sur les coudes. En rugissant triomphalement, le monoplan allemand passa à la hauteur de Morane, qui fit feu…Il vit nettement le pilote, casque de cuir noir et lunettes de vol, piquer du nez dans l’habitacle. Le Fokker plongea et s’écrasa dans une énorme gerbe de sable. Il n’y eut pas d’explosion. La carcasse de bois et de métal roula plusieurs fois sur elle-même, informe, et s’immobilisa entre les corps de plusieurs guerriers arabes. Un silence irréel tomba doucement sur Wadi Rum.

 

       Ï

 

Bob redescendit lentement vers le fond de la vallée transformée en image d’apocalypse. Des guerriers couraient après leurs montures affolées, d’autres se penchaient sur les corps de leurs camarades pour essayer de sauver ceux qui pouvaient encore l’être. Là-bas, près de l’épave du Fokker, des coups de feu : quelques arabes tiraient sur l’avion ou plus probablement sur le corps du pilote, avec une rage compréhensible bien qu’écœurante. Au loin, à l’entrée du nouveau défilé, la silhouette vêtue de blanc de Shaw apparut, s’avançant lentement au milieu d’une garde rapprochée de méharistes.

Agenouillé, Chérif Ali caressait doucement la tête de son dromadaire abattu. Il leva vers Morane un visage maculé de poussière et de sang, sur lequel deux larmes traçaient des sillons.

-          J’avais moi-même mis Amra au monde…

Bob ne s’étonna pas de la tristesse d’El Karish. Il pleurerait aussi les hommes tombés, plus tard. Mais le lien vital des bédouins et de leur animal était si fort que c’était un deuil personnel qui venait de frapper l’homme en noir. Le Français s’approcha et tendit son fusil à l’Arabe. Ce dernier se redressa lentement et leva la main.

-          Gardez-le M. Muran, il est à vous. Vous l’avez gagné.

Bob hésita. Etre « récompensé » pour avoir tué un homme, fut-il un ennemi (et encore, le pilote turc était-il vraiment son ennemi ?) ne lui plaisait guère ; pourtant, c’était là une grande marque d’estime, et refuser aurait sans doute offensé Chérif Ali. Il hocha donc la tête en signe d’acceptation. Ali Ibn El Karish balaya la vallée du regard.

-          Ils ne nous arrêteront pas ; la justice est pour nous. L’important est qu’ils ne savent toujours pas que nous sommes là.

Puis il s’éloigna vers le groupe formé par Shaw et les autres chefs de tribus, apparemment lancés dans un conseil de guerre improvisé. Bob soupira et entreprit de récupérer sa bête qui attendait non loin, observant la scène d’un air hautain.

 

        Ï

 

Pendant deux autres journées, le rezzou réorganisé avait progressé au cœur de Wadi-Rum, de gorges éternellement ombragées en courtes vallées où le soleil était presque assez ardent pour vitrifier le sable, de collines pelées sur lesquelles les dromadaires trouvaient un peu de lichen à brouter en profondes dépressions où il fallait se méfier de plaques de sables mouvants.

Bob Morane, laissé désormais entièrement libre de ses mouvements et sans plus aucune surveillance, n’avait plus eu de contact avec Chérif Ali ou Shaw. De temps à autre, un méhariste lui adressait un signe de la main ou un sourire.

-          Haï, Muran !

-          Qu’Allah te protège, Françaoui !

-          Le Prophète te bénisse, Muran.

Bob leur adressait un signe de tête.

-          « Muran, çà sonne pas mal. Me voilà adopté par les fils du désert ; plus qu’à me convertir à l’Islam et m’offrir un harem… »

Avant de reprendre la route, il avait fallut enterrer les morts, aussi bien humains qu’animaux, et dissimuler l’épave de l’avion. Au cas où un autre vol de reconnaissance turc survolerait l’endroit, il ne fallait pas attirer son attention. A condition bien entendu que la présence du Fokker au-dessus de Wadi-Rum soit un hasard et pas le fait d’une recherche ciblée de la caravane. Le fait qu’il n’y ait eu qu’un appareil semblait malgré tout prouver que les Turcs ne savaient pas que les hommes de Shaw se trouvaient dans les parages.

Au soir du deuxième jour, après avoir traversé une immense plaine jonchée de caillasse dans laquelle les animaux blessaient leurs sabots déjà endoloris par la longue marche, la colonne harassée arriva au sommet d’une crête sableuse. Le vent du sud la frangeait de fines volutes qui tourbillonnaient comme si une armée de djinns essayait de leur barrer le passage.

Bob, qui devenait presque expert dans le maniement de sa monture, la fit stopper à l’orée d’une vaste dépression. D’autres méharistes s’arrêtèrent autour de lui. Le fond de la dépression était occupé par une oasis de la taille d’un terrain de foot. Entre les palmiers, des centaines d’hommes et de bêtes s’installaient déjà dans un brouhaha ponctué de cris de joie. L’homme à la gauche de Morane éclata de rire.

-          Al Hamdullillah ! Les puits de Shayri ! Ceux-là au moins ces chiens de Turcs ne les auront pas empoisonnés !

-          Pourquoi ?, demanda Bob.

-          Nous sommes sur le territoire des Hamzanis, aucun étranger, même musulman, ne peut s’y aventurer sans y laisser sa vie. Ces puits ne figurent sur aucune carte.

-          Pourtant nous y sommes…

L’autre le regarda avec un grand sourire dévoilant des dents plantées dans un ordre approximatif.

-          Notre Seigneur Hussein, Allah le protège, a persuadé les Hamzanis de nous guider jusqu’à leurs puits. Leurs hommes nous ont rejoint ce matin. Tu verras, Muran, notre Seigneur Hussein unifiera les Arabes de Tangir à Baghdad ! Hatt, hatt !

Le guerrier lança son dromadaire vers l’oasis. Bob eut un sourire sans joie, en pensant à ce qui allait réellement se produire dans les cent prochaines années.

 

       Ï

 

Une fois la nuit tombée, l’immense campement s’était animé. Les puits de Shayri, une dizaine de trous profonds aux margelles faites de dalles de grès, devaient être alimentés par une nappe phréatique conséquente, car malgré plusieurs heures de puisage pour abreuver hommes et bêtes, l’eau en était toujours aussi abondante et pas le moins du monde troublée. Les Hamzanis possédaient là, en plein désert de ce qui deviendrait bientôt la Jordanie, un véritable trésor, assurément la source de leur indépendance et de leur capacité à négocier même avec Hussein Ibn Ali Al Rashid, chef incontesté de la révolte arabe.

Bob Morane allait à travers les tentes, les rassemblements de dromadaires entravés, les groupes de guerriers occupés à jouer, à boire le thé, à tirer sur des pipes ou des narguilés. Certains dansaient autour de feux, d’autres palabraient avec de grands gestes et des rires sonores. L’eau semblait avoir lavé et rafraîchi les esprits autant que les corps.

Il venait d’enjamber la corde reliant le coin d’une tente à un piquet planté dans le sable lorsqu’un arabe sortant de ladite tente le heurta de plein fouet. Bob s’était instinctivement campé sur ses jambes l’épaule en avant ; l’autre rebondit en arrière et tomba assis, en poussant un cri de rage. D’un bond, il fut sur ses pieds et dégaina un grand couteau recourbé.

-          Toi, le Français ! gronda-t-il. Tu m’as offensé !

Puis, d’une voix indifférente, comme s’il énonçait une vérité scientifique :

-          Tu vas mourir.

Il était très grand, dépassant Morane d’une tête, et vêtu d’une djellaba noire ornée de broderies rouges ; un visage osseux, un formidable nez crochu, une barbe mal taillée et des cheveux gris très courts.

-          C’est toi qui m’as bousculé, répondit calmement Bob. Regarde plutôt où tu cours, avant de menacer les gens…et range çà, tu pourrais te couper.

L’autre sembla sur le point d’exploser littéralement. Il se reprit et baissa légèrement la tête, regardant fixement son vis-à-vis par-dessous ses arcades sourcilières proéminentes.

-          Tu ne me crains pas ?

Il se redressa de toute sa hauteur et eut un sourire indulgent, comme on sourit à un gamin qui vient de dire une charmante énormité comme seuls les enfants en sont capables.

-          Tu ne me connais pas, Français, voilà pourquoi tu n’as pas peur…

Là encore, c’était pour lui la simple évidence.

-          Mouais, çà doit être çà, répondit Morane d’un air aussi peu convaincu que possible.

L’Arabe ne remarqua pas l’ironie.

-          Tu as en face de toi Aouda Abu Tayi, seigneur des Howaitats.

-          Enchanté. Tu as en face de toi Robert Morane, seigneur d’à peu près rien du tout.

Abu Tayi secoua lentement la tête. Bob nota avec tout de même un certain soulagement que le « seigneur des Howaitats » remettait son arme à sa ceinture.

-          Tu te moques encore… c’est courageux. Comme tu ne savais pas qui était Aouda Abu Tayi quand tu lui as manqué de respect en ne t’écartant pas de son passage, je vais te laisser la vie sauve. Mais tu dois apprendre…

Tout en finissant cette dernière rodomontade, l’Arabe balança son poing droit vers le visage de Morane, qui se baissa légèrement pour esquiver. Il n’y parvint pas tout à fait et le sommet de sa tête fit les frais de cet assaut surprise. Il lui sembla que son cerveau rebondissait à l’intérieur de son crâne. Immédiatement après, le poing gauche d’Abu Tayi l’atteignait à la pommette, l’envoyant en arrière les quatre fers en l’air. Il amortit sa chute, fit un roulé-boulé classique en arrière et se retrouva à nouveau debout, en garde mais vaguement sonné.

-          « Du punch, le bougre…Va falloir m’appliquer »

Instantanément, un cercle vociférant s’était formé autour des deux combattants, qui se mirent à y tourner lentement, se jaugeant, cherchant la faille. Aouda, contrairement à Bob, gardait les mains (de grands battoirs aux doigts noueux) ouvertes. Il se porta soudain en avant, avec un grognement sourd, et abattit ses deux poings de haut en bas, comme pour écraser son adversaire. Bob se laissa tomber sur un genou, enlaça les jambes d’Abu Tayi, et se releva d’un effort. Emporté par son élan, l’Arabe bascula par-dessus l’épaule de Morane et s’écrasa dans le sable avec le bruit d’un sac de ciment ; il se remit debout, secouant la tête et se retourna. Bob s’était remis en garde. A nouveau, les deux hommes se mirent à danser d’un pied sur l’autre, bougeant légèrement. Soudain, le poing droit d’Aouda fila comme une locomotive vers la mâchoire de Morane, qui s’effaça d’un pas de côté, tendis le bras légèrement replié à l’horizontale et crocha la gorge de son assaillant, portant tout son poids en avant. Déséquilibré et presque étranglé par ce coup, Abu Tayi effectua un saut de carpe et retomba sur le dos, produisant cette fois le bruit de dix sacs de ciments au moins… il resta là un moment, appuyé sur les coudes, essayant de retrouver un peu d’oxygène. Les cercle des spectateurs était devenu nettement moins bruyant. Le seigneur des Howaitats était cependant solide, et il se releva encore, jetant sur le Bob un regard à la fois rageur et étonné.

-          Tu ne te bats pas comme Aouda, Français !, articula-t-il la gorge visiblement douloureuse. Sers-toi de tes poings, et pas de tes ruses de femme !

Il se campa sur ses grandes jambes, les mains toujours ouvertes. Il vit à peine arriver le crochet du gauche de Morane, suivi d’un uppercut du droit, et s’écroula d’un bloc, sonné pour le compte.

-          Comme çà ?, ne put s’empêcher de lancer Bob.

Il y eut un grand silence. Puis, quelques Arabes poussèrent des cris saluant la victoire de Morane. Ils furent aussitôt pris à parti par les autres, certainement des Howaitats qui n’appréciaient pas qu’on congratule celui qui avait mis à terre leur seigneur. Tout ce beau monde allait en venir aux mains, lorsqu’un son couvrit le bruit des disputes: assis dans le sable, le maxillaire gauche et l’œil droit virant rapidement au bleu indigo, Aouda Abu Tayi était parti d’un rire homérique… puis, reprenant son souffle, il tendit à Bob une de ses larges mains ; le Français la saisit et l’aida à se relever.

 

        Ï

 

Un parti d’une cinquantaine de méharistes grimpait rapidement le large sentier caillouteux,  perdu dans un paysage de collines parsemées d’arbustes épineux et de gros rochers. Le vent léger circulant entre les dômes érodés rendait la chaleur vaguement supportable. Il y avait là principalement des Hariths et des Howaitats, emmenés par leurs seigneurs respectifs Chérif Ali et Aouda Abu Tayi. Bob Morane était de la partie lui aussi, convié personnellement à ce raid de reconnaissance par Aouda. Shaw menait la colonne.

Comme le lui avait indiqué Ali Ibn El Karish, le but était de prendre contact avec un parti de guerriers Harraris engagés depuis deux jours dans le siège du fort turc de Daram. Morane n’avait pas demandé plus de précisions sur l’utilité de prendre cette place forte. Il se faisait depuis quelques temps déjà une idée précise de la destination finale du rezzou, qui suivait l’avant-garde à quelques kilomètres en arrière.

Ils parvinrent en haut du sentier, s’engagèrent dans un grand bosquet de tamaris rachitiques, et contemplèrent soudain une scène semblant sortir tout droit d’un vieux western, les costumes mis à part.

Passé une cuvette ou serpentait le cours d’un oued asséché, une colline bien plus haute que les autres dominait la région. Le sentier sur lequel progressaient les méharistes s’élançait en lacets sur sa pente nue, et conduisait à une construction de briques, un quadrilatère de fortifications de cinquante mètres de côté environ, flanqué de quatre tours carrées. Même de là où il se trouvait, Bob Morane pouvait constater que les murs du fort de Daram (c’était visiblement cet endroit le but de leur raid) n’avaient pas été entretenus avec amour. Certaines parties tombaient littéralement en ruines. Au milieu de la muraille nord, qui faisait face à la cuvette, une porte apparemment de métal, verte ; l’un des deux grands battants béait. Deux colonnes de fumée grise s’élevaient du bâtiment central au toit de tuiles. Le vent les rabattait vers le nord, apportant au Français une odeur de bois brûlé en même temps que des cris et des détonations espacées.

Tout cela, Bob l’enregistra d’un coup d’œil rapide. Son attention était bien plus mobilisée sur d’autres éléments du décor.

Venant dans leur direction, une cinquantaine d’Arabes montés sur des dromadaires escaladait lentement le sentier, dans un silence qui paraissait immédiatement étrange et inquiétant. Morane connaissait assez, pour l’avoir expérimentée particulièrement ces derniers jours, la naturelle volubilité des guerriers du désert lorsqu’ils se retrouvaient en groupe ; ceux-là n’avaient visiblement pas le cœur à discuter de l’avenir de la Révolte ou de la meilleure façon d’accommoder la gazelle.

Shaw, suivi par Aouda, lança sa monture sur la pente, à la rencontre des nouveaux venus, qui s’étaient arrêtés à la vue de l’avant-garde du grand rezzou. Il y eût une assez longue discussion, puis l’Anglais et le Seigneur des Howaitats remontèrent vers le reste de l’avant garde en lançant des « Hatt ! Hatt ! » à leurs bêtes. En arrivant, Aouda Abu Tayi, le visage crispé par la rage, fit de grands gestes du bras en hurlant de sa voix rauque :

-          Poussez-vous ! Poussez-vous, laissez passer les Harraris ! Plus vite !

Bob remarqua que seul les Howaitats obéissaient. Il fallut que Chérif Ali ordonne aux Hariths et aux quelques autres de ranger leurs montures sur le côté du sentier. Puis, Ibn El Karish rejoignit Shaw qui se tenait parfaitement immobile, observant la petite troupe des Arabes qui avaient repris leur montée. Bob le suivit. Shaw parla, d’une voix tendue et légèrement tremblante.

-          Les Harraris sont arrivés hier matin, avec leurs tentes et leurs familles, selon leur habitude. Ce sont de véritables nomades… Ils ont aussitôt entamé des pourparlers avec la garnison de Daram pour obtenir une reddition. Hier soir, l’un des leurs laissés en arrière est venu les prévenir qu’une armée turque approchait par l’ouest. Ils sont partis précipitamment à sa rencontre, en laissant ici quelques hommes. Ils sont revenus ce matin, après avoir constaté que les Turcs étaient trop nombreux, et que leur direction ne les menait pas ici. Ils ont trouvé leurs épouses et leurs enfants massacrées… les soldats du fort avaient fait une sortie à l’aube.

Les Harraris passaient à présent en silence devant Shaw et ses hommes. Au milieu de la troupe, deux carrioles sans doute récupérées dans le fort étaient chargées de cadavres ensanglantés ; quelques hommes, mais surtout des femmes et des gosses de tous âges. La plupart des femmes étaient dévêtues et recouvertes de peaux de chèvre. Bob serra les dents et fut surpris en constatant que ses mains se crispaient involontairement sur le pommeau de sa selle, comme pour étrangler un ennemi imaginaire.

Shaw porta son regard vers Daram.

-          Les Harraris ont enlevé la place au premier assaut. Quelques-uns y sont encore. Il n’y aura pas de survivant…

Ponctuant ces paroles, un terrible hurlement monta de la direction du fort, apporté par le vent. Aouda tira son sabre, le leva au ciel et cria en dévalant le sentier:

-          AOUDA ABU TAYIIIIII !

Les Harraris s’éloignaient maintenant sur le chemin emprunté plus tôt par Morane et l’avant-garde du rezzou. Les Howaitats s’élancèrent derrière leur chef en poussant des hurlements de djinns. Shaw tressaillit et s’apprêta visiblement à les suivre, mais Chérif Ali poussa son dromadaire et s’interposa :

-          El Aurens !, lança-t-il comme un ordre.

Bob regarda dans le ciel argenté un vautour qui planait. La dernière pièce du puzzle venait de se mettre à sa place. El Aurens se tourna vers Ibn El Karish. Ses yeux bleus étaient voilés, comme s’il luttait pour reprendre contrôle de son esprit. Puis, avec lassitude :

-          Nous allons attendre en bas le reste de la colonne. Conduis-les, Chérif Ali. Nous repartirons immédiatement. Je veux éliminer cette armée turque qui rôde dans le secteur. Nous ne pouvons la laisser sur nos arrières.

Tandis que les Hariths d’Ibn El Karish se remettaient en marche sans un mot, El Aurens fit signe à Bob de rester sur place.

-          Voilà pourquoi nous ne pouvons pas perdre, M. Morane ; les atrocités sont de leur côté.

-          Les Arabes ne sont pas des tendres non plus.

-          C’est vrai…Mais contrairement aux Turcs, nous n’avons nous aucun civil à massacrer. 

Il y eut un silence. Des silhouettes sortaient du fort de Daram, les bras chargés de ce qui semblait être des fusils.

-          Vous êtes un homme étrange, M. Morane…A la fois ici et ailleurs. Vous êtes de notre côté, c’est évident, mais vous semblez détaché, comme si vous assistiez à une représentation théâtrale.

-          « Et en plus, c’est une pièce dont je connais la fin, pensa Bob. »

Qui répondit :

-          Ce n’est pas ma guerre. Je suis là par hasard.

-          Vous pouvez partir. J’ai désormais suffisamment confiance en vous pour vous y autoriser ; mais je ne crois pas que vous allez nous quitter maintenant…

Le Français sourit.

-          J’aimerais assez en effet assister à la fin de votre aventure, El Aurens.

-          Alors accompagnez-moi.

-          Où ?

-          Aqaba, M. Morane…Aqaba !

 

        Ï

 

Entre le fort de Damra et le port d’Aqaba sur la mer Rouge, il y avait environ quatre-vingt dix kilomètres de collines de plus en plus basses suivie d’une large portion de désert. Le rezzou, reconstitué sur les lieux du massacre perpétré par les Turcs, n’avait pu se remettre en marche tout de suite, comme l’aurait souhaité El Aurens, la nuit étant déjà avancée.

A l’aube, l’avant-garde des derniers jours s’était reconstituée, sans Chérif Ali et Aouda Abu Tayi, retournés avec le gros des troupes pour les préparer et les mettre en ordre de bataille en vue de la rencontre avec l’armé turque repérée par les Harraris. El Aurens commandait donc le groupe seul. L’Anglais cherchait à l’évidence à en découdre et à prendre chaque fortification établie par l’ennemi entre Damra et Aqaba ; sans doute cherchait-il également à se mettre en danger le plus souvent possible, ce qui, de ce qu’il connaissait du personnage, ne surprenait pas Morane. Ce dernier allait en tête, aux côtés de l’homme en blanc.

Tout au long des cinquante kilomètres abattus au cours de cette journée, les espoirs d’El Aurens furent déçus : ils trouvèrent sept forts turcs désertés, visiblement dans la hâte et la confusion. Portes grandes ouvertes, moutons abandonnés, repas encore sur les tables des mess, tout témoignait de départs précipités. D’une manière ou d’une autre, l’armée turque était désormais en alerte et avait connaissance de l’approche des Arabes.

-          Ils se replient vers la côte, vers Aqaba, avait commenté El Aurens…ou bien ils rejoignent ceux qui vont tenter de nous couper la route.

Alors que le soleil disparaissait entre les croupes arrondies des dernières collines avant la plaine, trois méharistes partis en éclaireurs revinrent en agitant les bras. Arrivés devant El Aurens, il firent leur rapport :

-          Ils sont là bas, à une heure de dromadaire. Ils campent dans une cuvette.

-          Combien ?

Le guerrier agita légèrement une main à l’horizontale.

-          Beaucoup. Comme nous, peut-être un peu moins. Mais ils ont des mitrailleuses, et quelques canons.

L’Anglais hocha la tête.

-          Allez prévenir Chérif Ali et Aouda. Nous attendrons ici.

Les trois Arabes s’en allèrent aussitôt. El Aurens sourit.

-          Ils se reposent…les fous !

Morane essuya d’un revers de main la sueur qui dégoulinait sur son visage. Depuis le matin, il avait revêtu un costume décidément plus approprié à la chaleur terrifiante de la péninsule arabique, djellaba brune et keffieh. Avec sa barbe de plusieurs jours, n’eussent été ses yeux clairs, on l’aurait aisément prit pour un bédouin.

La suite des évènements, il la connaissait, et ne désirait pas y participer. Suivre, assister, vibrer sans doute à cette formidable aventure dans laquelle quelqu’un l’avait projeté contre son gré, oui ; mais sans s’identifier à cette cause, sans prendre le risque de déformer définitivement par son action les fragiles fils de cette toile d’araignée qu’est le temps. Sur ce point, le Colonel Graigh n’aurait pu qu’approuver. D’ailleurs, Bob se demandait bien pourquoi la patrouille du temps ne s’était pas encore manifestée pour le tirer de ce guêpier. Mais le désirait-il vraiment ?

El Aurens se tourna vers lui.

-          Nous allons attaquer, M. Morane. Peut-être préférez-vous rester en arrière ?

Les yeux bleus de l’Anglais étaient comme rivés directement dans l’esprit de Bob.

-          Disons que je n’ai pas envie de tuer si ma vie n’est pas en jeu. Un principe…Je vous l’ai déjà dis, ce n’est pas ma guerre.

-           Les principes… Vous avez raison, il faut en avoir ; mais pour réaliser ses rêves, il faut parfois s’affranchir de ses principes. Cette armée turque doit être éliminée, elle le sera, et je ne crois pas qu’il y aura de quartier ; pas après ce qu’ils ont fait à Daram. C’est regrettable, mais nécessaire. Ne participez donc pas à « çà », M. Morane, mais je vous conseille de rester près de moi.

Il sourit d’un air malicieux.

-          Ce ne sera pas l’endroit le moins dangereux, mais sans doute le plus intéressant.

-          « Voici le cabotin qui pointe encore son nez, pensa Bob. »

Et il ajouta à voix haute :

-          Et bien, que le rideau se lève…

 

        Ï

 

-          Vous voulez voir, M. Morane ?

El Aurens, allongé à plat ventre dans la pierraille, en appui sur les coudes, fit pivoter la main qui tenait les jumelles rayées et cabossées. Bob, dans la même position à côté de l’Anglais, porta les binoculaires à ses yeux et parcouru lentement le campement des turcs, à la lumière du soleil levant.

Ceux-ci, comme l’avaient évalué tantôt les trois éclaireurs, devaient être environ trois mille, avec armes et bagages. Ils avaient effectivement fait halte dans une vaste cuvette, surplombée de tous côtés par des collines et des falaises basses. Ce n’était tout de même pas un cul de sac, et de nombreux passages, des sentiers à peine marqués et trois chemins muletiers plus larges, permettaient d’en sortir. Encore fallait-il que ces voies ne soient pas gardées par des bédouins en armes et piaffant d’impatience à l’idée de tuer tout turc qui ferait mine de vouloir s’échapper…

Une centaine de grandes tentes kaki étaient dressées à peu près au centre de la dépression, des faisceaux de fusils devant chaque portière, et Bob put voir à peu de distance ce qui visiblement étaient des latrines. Plusieurs dizaines de chariots avaient été disposés un peu à l’écart, à l’abri d’un repli du terrain, sans doute remplis de vivres, munitions, médicaments, certains portant de grosses citernes d’eau. A côté, des mules et des chevaux, parqués dans un enclos de cordes, faisaient un tintamarre nettement perceptible malgré la distance.

Le clairon avait sonné le réveil depuis une quinzaine de minutes, et le camp ressemblait à présent à une fourmilière, les soldats allant aux douches, au mess ambulant, vérifiant leur barda…

Continuant à balayer les lieux, Morane nota avec intérêt la présence de plusieurs nids de mitrailleuses abrités par des sacs de sable, le tout en cours de démontage. Il ne vit par contre pas de canon. Peut-être les éclaireurs s’étaient-ils trompés sur ce point ? 

-          Ils s’apprêtent à repartir, murmura El Aurens…Vous avez vu les mitrailleuses ?

Bob hocha la tête.

-          Nous allons les laisser se mettre en ordre de marche et s’engager sur le chemin principal, là bas sur notre droite, continua l’Anglais. Ils en ont encore pour une bonne heure. Nous allons en profiter pour continuer occuper toutes les crêtes. Il faudra les désorganiser dès les premiers tirs ; il ne doivent pas avoir le temps de remettre les mitrailleuses en batterie.

De fait, depuis leur arrivée sur le lieu de l’affrontement, bien avant l’aube, les Arabes avaient commencé à prendre position tout autour de la cuvette. La circonférence de celle-ci, plus de dix kilomètres, ne leur permettrait pas de verrouiller tous les passages, ni à fortiori le large accès vers la plaine à l’est, mais El Aurens leur avait recommandé de se déplacer le plus possible tout en tirant, lorsque la bataille serait commencée. Les Turcs les croiraient ainsi plus nombreux.

Une demi-heure passa…Le soleil se hissait lentement au-dessus du désert. Les bédouins avaient signalé, par des signaux discrets, la fin de leur déploiement sur les crêtes. Il n’y avait plus qu’à attendre, dans une chaleur de plus en plus lourde. Bob chassa une mouche qui lui tournait autour. Il baignait déjà littéralement dans son jus, « trempé comme un hameçon au travail », aurait dit Bill Ballantine. L’Ecossais lui manquait un peu ; son humour, sa force colossale et tranquille, enfin tranquille tant qu’on ne s’en prenait pas à des sujets sacrés, le whisky par exemple…A côté, El Aurens observait toujours l’ennemi, jumelles rivée aux yeux. Du campement montaient des bruits assourdis, appels, hennissements, tintements métalliques ;  les Turcs achevaient de démonter leurs tentes.

Un coup de feu claqua, puis deux, puis trois…El Aurens se dressa d’un bond sur les genoux, lâcha les jumelles et dégaina son revolver, le tout en poussant un grognement de colère.

-          Imbéciles ! Incapables de respecter un minimum de discipline !

Bob aperçut des volutes de fumée bleutée, à deux cent mètres environ sur leur gauche, en provenance apparemment d’un éperon rocheux.

Après un court moment de silence absolu, tellement intense que Morane eût l’impression d’être devenu sourd, une fusillade nourrie partit du campement des Turcs. Ces derniers se précipitaient tous sur leurs armes et commençaient à tirailler au jugé en direction des crêtes, dans un concert de hurlements. Les balles se mirent à ricocher sur les roches, et Bob rentra la tête dans les épaules. El Aurens, lui, au mépris du risque, se leva et vida le barillet de son revolver en direction du bas de la falaise. Il n’était plus temps de songer à surprendre l’ennemi quand il serait engagé sur le chemin de sortie de la cuvette sableuse.

Au « signal » de l’Anglais, près de trois mille cinq cent fusils, pistolets ou mousquets arabes crachèrent leur volée de plomb sur la colonne turque, dans un crépitement de feu d’artifice géant, et tout le pourtour du piège infernal sembla exploser dans un énorme nuage de fumée.

La bataille était engagée, presque involontairement.

 

       Ï

 

Bob Morane avait deux quasi-certitudes : d’une part, le silence ne reviendrait jamais sur ce coin de planète, d’autre part, il allait finir par y laisser ses os, dans ce même coin…

Depuis deux heures, la fusillade faisait rage entre les Arabes d’El Aurens et les Turcs barricadés au fond de la vallée circulaire. Celle-ci, entre la fumée épaisse qui en montait et la chaleur torride, soleil et armes surchauffées mêlés, ressemblait à un volcan en éruption. El Aurens avait disparu, occupé sans doute à galvaniser ses troupes sur tout le pourtour de leur position. A plusieurs reprises, les soldats turcs avaient essayé de prendre d’assaut l’un ou l’autre des accès au faîte des falaises, mais à chaque fois ils avaient dû battre en retraite, laissant des morts sur les pentes desséchées. Quant aux bédouins, leurs quelques tentatives pour descendre par ces mêmes voies s’étaient soldées par de cuisants échecs. Il était en effet impossible de charger à dos de dromadaire sur les sentiers les plus escarpés, et le seul chemin praticable pour les bêtes était soigneusement verrouillé par les Turcs, qui y avaient posté, outre une section abritée derrière un chariot, la seule mitrailleuse, une Maxim, pour l’instant remise en batterie. L’unique attaque des Arabes à cet endroit s’était terminée par un massacre, les animaux fauchés par les balles écrasant les méharistes dans leur chute ou les projetant violemment au sol où ils avaient ensuite été balayés à peine relevés.

A la gauche de Bob, un guerrier du désert allongé sur le ventre fit soudain une sorte de saut de carpe et roula lentement en arrière, le crâne fracassé sans doute par une balle perdue. Il était en effet peu probable, vu le manque de visibilité, qu’un tireur posté au fond de la cuvette puisse atteindre volontairement une cible aussi petite et aussi bien abritée. Le Mauser Gewehr 98 de l’Arabe (l’arme allemande avait sans doute été récupérée sur le corps d’un soldat turc) heurta l’épaule de Morane, qui machinalement s’en empara.

-          « Toujours mieux que la pétoire de Chérif Ali, songea le Français »

Pour l’instant, il s’en était tenu à une stricte neutralité, même si au fond de lui il commençait à enrager de voir ses compagnons de hasard se faire décimer au cours d’assauts aussi courageux que vain. Les pentes praticables surplombant le campement turc étaient jonchées de corps vêtus de djellabas ensanglantées.

Sur la droite, là où le chemin principal s’amorçait, une silhouette tout de blanc vêtu se dressa en hurlant et en faisant le coup de feu.

-          Ils arrivent !

Finalement, El Aurens n’était donc pas si loin, comme toujours à l’endroit le plus chaud. Il y eut immédiatement une intense fusillade partant des rangs arabes, qui étaient comme les Turcs massés à cet endroit stratégique ; dans la fumée, Bob voyait clairement les éclairs des coups de fusils. A l’évidence, le parti qui prendrait le contrôle de la piste caillouteuse, pour descendre dans la vallée ou monter sur les crêtes, aurait gagné la bataille.

Bob se releva, prit le temps de fouiller le corps du guerrier mort et d’y récupérer plusieurs des chargeurs de cinq cartouches qui équipaient le Mauser, et partit en courant vers l’attroupement de Bédouins. Il vit du coin de l’œil la haute forme efflanquée d’Aouda Abu Tayi, occupé en même temps à tirailler vers le bas et à houspiller deux de ses hommes apparemment pas assez rapides pour recharger. Le seigneur des Howaitats aperçut lui aussi le Français et lui lança un grand rire :

-          Ha, Ha, Ha ! Muran ! Tu viens enfin t’amuser avec nous ! Il va falloir te surpasser, si tu veux tuer autant de ces porcs qu’Aouda. J’en suis à vingt-cinq !

Il y avait là une cinquantaine de guerriers, disséminés dans les rochers surplombant l’amorce du large sentier. A genoux, accroupis, debout, à plat ventre, ils tiraient sans relâche. De temps à autre, l’un d’eux s’affaissait, en hurlant ou dans un silence terrible. La mort régnait ici sans partage. Collé à une paroi rocheuse, pile au débouché du chemin, El Aurens braquait son revolver, pressait la détente, visait à nouveau posément…nul doute que chacune de ses balles portait. Bob prit position non loin d’Aouda, et risqua un œil en contre-bas. Immédiatement, il serra les dents : une bonne centaine de Turcs, dont certains à cheval montait rapidement vers eux, couverts par le feu de leurs camarades restés plus bas et de la Maxim qui balayait la position arabe de son staccato sinistre. La bataille se cristallisait vraiment ici. Bob comprit au premier regard que cette fois les hommes d’El Aurens n’arrêteraient pas la charge turque. Malgré leurs pertes terribles, les hommes en uniformes vert sombre n’étaient plus qu’à moins de cinquante mètres du sommet. Aouda aussi avait compris, et son grand rire explosa encore :

-          Du sang turc pour nos sabres ! Howaitats, empêchez-les de passer ! Haaa !

El Aurens recula, escaladant les rochers pour dominer l’endroit. Se calant dans un creux, il entreprit de recharger son arme. Sans doute ne maniait-il pas le sabre suffisamment bien pour participer au corps à corps. Tout en glissant les balles dans le barillet, il regarda Bob, de l’autre côté du chemin, et lui adressa un sourire amusé.

Morane tenait le Mauser en travers de la poitrine. Au moment où les bédouins poussaient une grande clameur et se projetaient en avant pour boucher de leurs corps l’amorce de la voie d’accès, il vit de l’autre côté de la muraille humaine se profiler les silhouettes en uniforme des Turcs. Une balle chauffa la joue de Bob et fracassa la crosse du vieux fusil de Chérif Ali.

En contrebas, la mêlée  fut immédiatement confuse et terrible. Quelques coups de feu claquaient encore, tirés par les trois ou quatre sous-officiers à cheval en arrière du corps à corps, mais c’étaient les sabres arabes et les baïonnettes turques qui menaient désormais la danse, et c’était une danse macabre. Des bédouins plongeaient leurs lames dans la masse des soldats, les retiraient rougies, les replongeaient ; d’autres les abattaient au-dessus des keffiehs de leurs compagnons, avec des ahanements de bûcheron ; au-delà de la ligne mouvante des guerriers du désert, les Turcs faisaient de même, frappant même dans le tas à coups de crosse ; grognements rageurs,  hurlements de douleur, imprécations en turc et malédictions en arabe, cliquetis de métal heurté…

Dans le maelström de coups sourds et de cris, dans la poussière et les éclaboussements de sang, des bédouins reculaient parfois, le devant de leur djellaba taché d’écarlate ou le visage brisé, et s’écroulaient roulés en boule ou les bras en croix, yeux grands ouverts sur le soleil cruel. Ils étaient immédiatement remplacés par d’autres, qui accouraient peu à peu des crêtes vers ce creuset de folie meurtrière. El Aurens continuait à tirer de sa place, posément. Aouda, lui, avait disparu dans le tourbillon de lames étincelantes, mais on l’entendait régulièrement hurler son propre nom en guise d’encouragement à ses Howaitats.

Un cri furieux éclata dans le dos de Morane, qui se retourna d’un bloc. Un soldat Turc venait de prendre pied sur le rebord dominant le dernier lacet du chemin d’accès. Il fallait être agile et rusé pour se hisser jusque là et tenter de prendre les Arabes à revers. L’homme, mal en équilibre,  braqua son fusil et fit feu. La balle traversa un pan de la djellaba de Bob, qui riposta, la crosse du mauser contre la hanche. Atteint à la poitrine, l’autre bascula en arrière sans un cri. Il fut aussitôt remplacé par un deuxième soldat, auquel Morane ne laissa pas le temps de terminer son rétablissement. D’un coup de crosse en plein front, le Français le renvoya en bas. Encore une fois, obligé de défendre sa peau, Bob avait dû choisir son camp…

Malgré leurs pertes, les guerriers d’El Aurens commencèrent enfin à repousser les Turcs, comme un pack de rugby repousse lentement l’adversaire. Soudain, une grande clameur de triomphe monta des rangs arabes : les soldats se débandaient, partaient en déroute à toutes jambes vers leurs lignes. Bob vit El Aurens crier quelque chose à gorge déployée, mais sa voix était couverte par les hourras des bédouins. Ces derniers, électrisés par le combat, s’élancèrent à la poursuite des Turcs en fuite sur le chemin muletier, escaladant au passage l’horrible monceau de corps enchevêtrés. Aouda en tête, il dévalèrent la pente sur les talons des fuyards en poussant des hurlements de hyènes. La Maxim s’était tue, ses servants attendant sans doute que Turcs et Arabes soient plus nettement distinguables pour reprendre son balayage mortel. Quelques coups de fusil claquèrent quand même et deux ou trois Howaitats roulèrent dans la poussière, leurs compagnons bondissant par-dessus leurs corps pour continuer la poursuite. Tout autour de la dépression changée en creuset, les combat à distance continuait, mais c’était ici que tout se jouait.

Bob se jeta à terre, au bord de l’escarpement, pour suivre la progression d’Aouda et de ses hommes. Il entendit cette fois El Aurens qui criait :

-          Revenez ! Aouda ! En arrière !

Comme pour justifier cet appel à la prudence, la Maxim se remit à cracher, faisant jaillir des geysers de terre et des éclats de roche. Apparemment, les servants de la mitrailleuse avaient pris peur et avaient ouvert le feu sans attendre plus longtemps que leurs camarades soient à l’abri. Les balles commencèrent à faucher indistinctement Turcs et Arabes dans leur course. Bob voyait nettement en contrebas, vaguement abrité derrière quelques sacs de sable, le tireur dont les bras nus tressautaient au rythme de son arme. Il arrosait consciencieusement le chemin d’accès à la cuvette, s’immobilisant parfois quand un groupe d’hommes plus important s’encadrait dans son viseur. Les soldats et les bédouins étaient désormais mélangés, les premiers ayant stoppé pour se mettre à l’abri dès les premières rafales, les seconds emportés par leur envie de se battre. Ils mourraient donc ensembles, les uns sur les autres, réconciliés par la Grande Faucheuse. Morane vit Aouda Abu Tayi brandir son sabre en direction du nid de la Maxim, s’engager hors du large sentier, sur la pente raide, tournoyer comme un grand corbeau et s’abattre face contre terre.

Des quelques quatre vingt hommes qui se trouvaient à découvert lorsque la mitrailleuse avait commencé à faire entendre son chant sinistre, une trentaine demeurait encore debout lorsque Bob empoigna le Mauser, prit soigneusement appui sur les coudes, visa le Turc qui maniait la Maxim, et l’abattit d’une balle dans la tête. Sans demander son reste, le servant lâcha la bande de munitions qu’il tenait et se jeta à terre à l’abri des sacs de sable. Bob ne changea pas de position, et fit feu une deuxième fois, sans voir de résultat à son tir. Il ferma les yeux un instant, les rouvrit, bloqua sa respiration, et pressa la gâchette. La mitrailleuse tourna légèrement sur elle-même. El Aurens, dans son dos ordonna à quelques-uns de ses méharistes.

-          Allez aider « Muran », arrosez cette mitrailleuse, qu’aucun Turc n’essaye de s’en servir à nouveau !

Puis, alors qu’une bonne dizaine d’Arabes venaient se positionner autour de Bob et déclenchaient un feu d’enfer sur la Maxim et son périmètre immédiat, l’Anglais lança :

-          A l’attaaaque !!!

Bob Morane se retourna, toujours à plat ventre, pour constater qu’une bonne centaine de bédouins montés, parmi lesquels il reconnut Chérif Ali, s’engageaient en vociférant sur la pente suivie par Aouda et ses hommes quelques minutes plus tôt. El Aurens allait en tête, djellaba blanche au vent, revolver braqué devant lui, semblable à un héros de roman d’aventure… A mi-chemin, l’Anglais fit freiner sa monture, se pencha et aida à monter en croupe un homme qui venait de se relever d’entre les cadavres éparpillés dans la poussière. Bob sourit en reconnaissant le seigneur des Howaitats, blessé mais à l’évidence sans gravité. Le vieux chef avait fait le mort en attendant de voir comment allaient tourner les choses.

En un éclair et presque sans pertes, les Arabes atteignirent le camp ennemi, s’y répandirent, sabrant les soldats Turcs affolés. Ceux-ci cessèrent subitement de mitrailler les crêtes pour tenter de se regrouper et de repousser les méharistes, ce qui permit à une horde de guerriers du désert de dévaler chaque chemin, chaque sentier, chaque piste praticable, pour se ruer à l’assaut. De loin, on aurait juré voir des colonnes de fourmis investissant une termitière.

Les hommes postés à côté de Bob Morane s’élancèrent eux aussi à l’attaque en poussant des rires cruels et des « Allah’u akbar !». Le Français se releva, passa le Mauser à l’épaule…les Turcs fuyaient en désordre vers Aqaba, rattrapés un à un et abattus sans pitié. Le soleil commençait enfin à baisser en direction du Sinaï.

-          « Là où Dieu aurait dicté ses commandements à Moïse, pensa sombrement Bob »

Et il murmura en secouant lentement la tête :

-          Tu ne tueras point…

 

        Ï

 

La pleine lune dardait son gros œil unique sur le désert, recouvrant le sable et les rochers d’une pellicule d’argent. On aurait pu croire qu’il s’agissait du regard d’un cyclope ahuri devant la sauvagerie des hommes. La vallée était parsemée de centaines de corps, et dans les collines avoisinantes, à travers lesquelles les bédouins avaient longtemps pourchassé leurs ennemis,  s’élevait le glapissement lugubre des chacals. Des Arabes parcouraient encore le champ de bataille, dépouillant les morts de leurs rares objets de valeur et de leurs armes. Certains se chaussaient aussi à bon compte de cette manière.

Assis sur une caisse de munitions éventrée, Bob Morane observait la silhouette blanche, là-bas, qui marchait lentement, comme stupéfaite, hésitante… Le Français leva la tête, sentant une présence. Ali Ibn El Karish s’était approché en silence et regardait lui aussi El Aurens.

-          Il est toujours comme çà après un combat… C’est un grand guerrier qui ne supporte pas le prix à payer.

Il y avait une nuance perceptible de tendresse dans la voix du seigneur des Hariths.

-          Vous l’aimez beaucoup, constata Morane.

Chérif Ali resta silencieux un moment. Il lui était sans doute difficile d’admettre ses sentiments, même s’il ne s’agissait « que » d’amitié.

-          Il est là pour libérer les Arabes. Rien ne l’oblige à endurer ce qu’il endure avec nous.

-          Je crois au contraire que beaucoup de choses l’y obligent, Chérif Ali ; des choses cachées au plus profond de son être.

-          C’est vrai, M. Muran, vous semblez l’avoir compris en peu de temps.

-          « Aucun mérite, songea Bob, je le connais au contraire depuis pas mal d’années ! »

Ali Ibn El Karish s’accroupit.

-          Allenby et l’état-major britannique l’ont envoyé ici pour unir les tribus du désert et les faire participer à la grande guerre contre l’Allemagne et ses alliés. Mais El Aurens est devenu arabe, et ses rêves pour notre peuple sont plus grands que la mission qui lui a été confiée.

-          Tous les hommes rêvent, mais pas de la même manière. Il y a ceux qui rêvent la nuit et se réveillent pour constater que leurs rêves sont vains. Ceux qui rêvent le jour sont plus dangereux, car ils rêvent les yeux éveillés et agissent pour réaliser leurs rêves…

-          Ce que vous dites est vrai, M Muran…ce sont des paroles qu’El Aurens aurait pu prononcer.

-          « Normal, ce sont à peu près celles qu’il écrira dans quelques années, je ne faisais que citer de mémoire »

Chérif Ali observa un long moment Morane du coin de l’œil.

-          M. Muran, qui êtes-vous ?

-          Un simple pilote d’avion français, naufragé dans ce désert.

En quoi il ne mentait pas.

-          Mmm… Je n’arrive pas à croire à votre histoire.

-          Il faut reconnaître que c’est une histoire un peu incroyable.

A cet instant, un cliquetis bruyant se fit entendre, et Aouda Abu Tayi se dressa devant eux. Son bras gauche était en écharpe, sa djellaba déchirée et tachée de sang en plusieurs endroits ; il portait trois fusils Mauser à l’épaule et une batterie impressionnante de sabres de cavalerie à la ceinture. Cet attirail produisait à peu près le même son qu’une batterie de cuisine jetée dans une bétonnière.

-          Qu’est-ce que vous complotez, seuls dans le noir ?

Il regarda autour de lui, visiblement peu rassuré.

-          Les djinns hantent cette vallée, attirés par les âmes de tous ces morts…il faudrait partir.

-          Il y aurait moins de djinns si toi et tes Howaitats aviez moins tué de Turcs, ne put s’empêcher de faire remarquer Bob.

Aouda eut un rire qui sonnait un peu faux et s’exclama :

-          Ah ! Le Françaoui me provoque encore ! Qui les aurait tués, ces chiens nés d’une chienne accouplée à un porc ? Toi, Muran ? Il faut faire ce qui doit être fait… je parlais pour nos hommes, bien sûr ; ils ont peur, et nous ne sommes pas encore à Aqaba.

-          Ils ont suivi El Aurens à travers le désert, les sables mouvants, l’armée turque, fit Chérif Ali, et tu crois qu’ils vont se disperser comme des grains de millet par crainte des Djinns ?

Et il ajouta perfidement :

-          Tu n’as qu’à les rassurer, puisque toi tu n’as pas peur des djinns…

Aouda renifla et ne releva pas l’allusion. Il préféra attaquer Ali Ibn Al Karish sous un autre angle. Il contempla un moment la silhouette pâle qui s’était immobilisée au milieu des morts.

-          El Aurens…je vous ai entendu, à l’instant, discuter comme des perruches sur ce qu’il est, pourquoi, comment…Ah !… Il est ici parce que ses chefs au Caire l’y ont envoyé. Il nous aime bien, il aime bien le désert, il aime bien la « cause » Arabe. Il voudrait être arabe, comme un enfant veut jouer avec le chevreau qui vient de naître ; Ah ! mais il n’est PAS Arabe et il le sait très bien. Malheureusement pour lui, il ne saura jamais ce qu’il est réellement. De là viennent ses déchirements.

Sur ces dernières paroles, la voix d’Aouda se chargea d’un soupçon de pitié, sentiment sans doute aussi rare chez ce guerrier farouche que des puces sur le dos d’un poisson.

Là-bas, El Aurens s’était retourné, et marchait vers eux, d’abord lentement, puis d’un pas de plus en plus décidé. Il sortait de son cauchemar pour reprendre le chemin de son rêve.

 

        Ï

 

Les trois cent soldats turcs qui constituaient le dernier rempart d’Aqaba étaient enterrés dans un réseau de tranchées et de casemates en briques crues, à sept kilomètres en avant de la ville portuaire. Le Colonel qui les commandait avait parlementé deux jours. C’était un exploit à la mesure de son arrogance. Les bédouins, excédés, Aouda en tête, avaient à plusieurs reprises failli charger une bonne fois et massacrer tout le monde. Il avait fallu toute la persuasion d’El Aurens, aidé par Chérif Ali, pour éviter un nouveau bain de sang. L’Anglais, de toute évidence, avait du mal à digérer les exactions qui avaient suivi la victoire sur la colonne turque, au débouché de Wadi Rum. Dans l’après-midi du deuxième jour, la vie des défenseurs d’Aqaba n’avait plus tenu qu’à un fil, lorsque l’officier avait avec une inconscience qui frisait la folie affirmé qu’il ne déposerait les armes que lorsqu’il serait certain qu’aucune armée de secours n’avait quitté Ma’an pour venir mettre en fuite les Arabes. Même Ali Ibn El Karish, qui menait alors la négociation, avait tiré son sabre du fourreau jusqu’à mi-course, en grondant :

-          Cette fois, misérable cafard, ma monture va traîner ta carcasse jusqu’à Damas !

Le seigneur des Hariths avait suspendu son geste, mais cette fois le Turc avait compris qu’il se rapprochait dangereusement de la zone rouge ; il avait donc accepté la reddition, demandant la vie sauve pour lui (en oubliant ses hommes). La cinquantaine de Hariths qui accompagnaient leur chef avait supervisé le dépôt des armes, puis Chérif Ali s’en était retourné auprès d’El Aurens pour annoncer la bonne nouvelle.

Les Arabes attendaient dans la plaine, à deux kilomètres environ des tranchées turques. Depuis leur arrivée, ils patientaient là, ne descendant de dromadaire que pour faire leurs prières, leurs ablutions, et se nourrir… plus de trois mille guerriers du désert, sur un front de mille cinq cent mètres, sur cinq ou six rangs. Au milieu du premier rang, El Aurens, lui, n’avait pas mis pied à terre une seule fois, somnolant de temps à autre quelques minutes pour récupérer. L’Anglais avait toujours mis un point d’honneur à faire plus que ce que faisaient les Arabes. Pas pour les surpasser, mais pour affirmer son appartenance à ce peuple.   

Bob se tenait au troisième rang, ce deuxième jour, juste à côté d’Aouda Abu Tayi, dont il appréciait de plus en plus la compagnie. La sauvagerie en plus, le Howaitat rappelait au Français son ami Bill : même courage à toute épreuve, même bonne humeur, même tendance à râler et à être par moment d’une mauvaise foi crasse. Justement, Aouda râlait, ponctuant son discours de ses habituels « Ah ! » sonores :

-          Négociations… Ah ! Qui sommes-nous pour négocier avec ces fils de putains boiteuses, des voleurs cherchant le pardon ?

-          Des voleurs peut-être pas, fit Morane, mais des brigands un peu, non ?

L’Arabe jeta à Bob un regard noir.

-          Françaoui, tu m’as certes vaincu l’autre soir, en employant des moyens malhonnêtes, mais prends garde à tes paroles, il se pourrait que le brigand te les rentre dans la gorge à coup de pieds !

-          J’implore ton pardon, seigneur du désert, répondit Morane en souriant en coin, mes paroles n’ont pas plus de valeur que les grains de sable emportés par le rhamsin.

-          Ah !, Muran, tu deviens un vrai Howaitat, aussi hypocrite que courageux…Ah ! Regarde, Chérif Ali revient à bride abattue.

Ali Ibn El Karish ne prononça que quelques mots à l’attention d’El Aurens. Aussitôt, celui-ci se retourna sur sa monture, se dressa sur ses étriers ouvragés, et leva très haut son sabre, qui accrocha la lumière.

-          Ils se rendent, hurla-t-il ! Aqaba est à nous ! Hath, hath, hath !

Il claqua le plat de sa lame sur la croupe de son dromadaire blanc, qui prit le pas, de plus en plus vite. Des rangs arabes monta une immense clameur, et la vague des bédouins s’ébranla peu à peu. Des coups de feu claquèrent, tirés vers le ciel d’un bleu étourdissant. Bousculé, aveuglé par la poussière, ballottant sur sa selle, Bob poussa lui aussi sa bête, cherchant dans un premier temps à ne pas se faire jeter à terre pour y être piétiné. Le rezzou prit son rythme, une véritable charge, et le Français finit par trouver le sien, les rangs se desserrant. Alors, avec une exaltation qu’il avait rarement connue au cours de sa vie pourtant riche d’émotions, il partit d’un grand rire d’enfant heureux, et savoura pleinement cet instant, excitant sa monture de la voix, les yeux et les oreilles plein du spectacle de cette ruée d’un autre âge. Entre les méharistes qui le précédaient, il apercevait, loin sur la plaine, en arrière des tranchées turques, les maisons blanches d’Aqaba et, plus loin encore, le miroitement de la mer rouge. On était le 6 juillet 1917.

 

       Ï

 

La nuit était tombée, et sous son dais de velours noir piqueté d’étoiles, Bob Morane marchait, seul, au hasard, dans Aqaba soumise au pillage des vainqueurs ; pillage relativement « bon enfant », si c’est possible, dans la mesure où les Arabes ne cherchaient que des armes et de l’argent. Il faut préciser que l’aspect stratégique du raid sur la ville n’avait pas suffit pour rameuter certaines tribus, et que même Aouda et ses Howaitats ne s’étaient joint en partie à l’entreprise imaginée par El Aurens que parce que celui-ci leur avait promis de l’or au bout du chemin. Les bédouins restaient des razzieurs dans l’âme.

Mais les choses se déroulaient sans trop de violence contre les habitants, Arabes eux aussi, et heureux de voir la garnison turque enfin chassée. El Aurens avait menacé de la peine de mort quiconque se rendrait coupable de meurtre ou de viol, et de bastonnade publique ceux qui commettraient d’autres forfaits. Des groupes de méharistes, essentiellement Hariths, parcouraient la cité pour y faire respecter ces ordres, ayant particulièrement à l’œil les Beni Walli. Bien entendu, cela n’empêcherait pas les dérapages, et Bob avait déjà remarqué des hommes sortant précipitamment de maisons au portes défoncées, les bras chargés de tout un n’importe quoi d’objets hétéroclites, sous les malédictions des propriétaires des lieux.

D’après ce que le Français en savait, El Aurens et les chefs bédouins se trouvaient actuellement à la demeure du gouverneur militaire, celui-là même qui avait tenté de parlementer avec l’armée arabe tantôt. Ils espéraient y trouver de quoi récompenser les hommes, mais aussi des documents qui feraient le bonheur de l’état-major anglais du Caire.

Bob ne craignait pas de se perdre dans les venelles tortueuses ; d’une part il possédait un sens de l’orientation aiguisé, et d’autre part l’ancienne Elath de la Bible n’était plus en 1917 qu’une petite ville de pêcheurs, pas encore le hideux complexe touristique du 21eme siècle ; des masures basses aux murs chaulés, aux toits en terrasse, une mosquée au minaret penché, quelques échoppes soigneusement bouclées, et un peu partout des bouquets de palmiers dattiers. Sur le tout flottaient des senteurs de poisson n’ayant plus vu la mer depuis longtemps, d’épices et de poudre à fusil.

Longeant les ruines de la forteresse croisée de Hélim, Bob dirigea ses pas au jugé vers la mer. Des cris de joie et des coups de feu montèrent non loin, sans doute témoignant d’une trouvaille intéressante de la part d’un groupe de bédouins. Morane s’arrêta soudain net. Venant du toit-terrasse d’une maison à la façade lépreuse, qu’il venait juste de dépasser, un gémissement étouffé venait de l’alerter. Il leva la tête, immobile et aux aguets… quatre ou cinq secondes s’écoulèrent, puis le même son, accompagné d’un bruit qu’il eut du mal à identifier, peut-être un halètement. Baissant les yeux, Bob remarqua que la porte de la masure était grande ouverte. Tirant de dessous sa djellaba un colt « emprunté » à l’un des soldats turcs actuellement parqués sous bonne garde à l’extérieur de la ville, le Français s’avança à pas de loup et entra, se retrouvant dans une pénombre épaisse, qui malgré sa nyctalopie lui imposa un temps d’adaptation. Il était dans la pièce unique d’une maison de pêcheur, comme l’attestaient les filets qui pendaient au mur à sa gauche. Il n’y avait pratiquement pas de meubles, simplement des nattes sur le sol de terre battue, une cuisinière antique dans un coin, de la vaisselle en terre cuite… au fond, une échelle permettait d’accéder à la terrasse.

A nouveau, des bruits se firent entendre, au-dessus de sa tête, et venant en même temps de l’ouverture rectangulaire du toit, comme portés par la lueur bleutée qui en tombait. Bob se dirigea vers l’échelle, prenant bien garde de ne rien heurter. Là-haut, le remue-ménage se faisait plus fort, comme si quelqu’un traînait en ahanant un sac de sable. Morane commença son ascension, posant les pieds sur les barreaux de l’échelle au plus près des montants, pour éviter tant que faire se pouvait les grincements. Avec une infinie prudence, il risqua un œil sur la terrasse. Il avait rapidement compris que ce qui se passait sur ce carré de toiture, ici, dans ce quartier misérable visiblement délaissé par les hommes d’El Aurens, n’était pas normal, donc dangereux. Il s’attendait à tout instant à entendre siffler la lame d’un sabre et à sentir une morsure glaciale sur sa nuque.

L’endroit, bordé d’un parapet de cinquante centimètres, était encombré de paniers éventrés, de vieux couffins, et dans un coin une sorte de litière de paille devait servir de couchage. C’est vers cette direction que Bob tourna la tête en plissant les paupières. L’agitation qui l’avait attiré jusque là provenait d’un enchevêtrement de membres humains qui semblaient se livrer à une lutte sans merci. Son regard gris braqué sur la scène, il acheva de grimper à l’échelle branlante et se coula sur la terrasse, accroupi. Les choses, à cinq mètres de lui à peine, prenaient forme, et il serra les dents en comprenant ce qui se passait à la faveur d’un mouvement plus violent du groupe qui se débattait là… Il y avait là deux arabes, certainement des guerriers du désert car deux fusils Mauser étaient posés à terre en appui sur une vieille caisse ; ils maintenaient à grand peine sous eux une fillette de huit à dix ans, dont les jambes nues s’agitaient en tout sens dans ses vaines tentatives pour se dégager. L’un des deux hommes avait déjà remonté sa djellaba jusque sur ses reins.

Morane se redressa lentement, et ses yeux lançaient des éclairs de rage. Il fut à un cheveu d’abattre froidement les deux hommes. Sa voix claqua comme un coup de fouet :

-          Arrêtez-çà !

Le bédouin aux fesses à l’air poussa un grand cri de surprise, sauta sur ses pieds, se retourna. C’était un barbu courtaud aux yeux écartés ; des yeux qui s’arrondirent. Sans doute avait-il reconnu le « françaoui » dont la renommée depuis quelques jours avait fait le tour du rezzou, et ne tenait-il pas à l’affronter, car il sauta simplement par-dessus le parapet de la terrasse sans demander son reste. Morane entendit un choc en contrebas, un gémissement de douleur, puis le bruit d’une fuite qui se perdait dans les ruelles proches.

L’autre s’était également relevé, plus calmement, et lui aussi reconnu Bob, tout comme Bob le reconnu.

-          Encore toi, fit l’Arabe.

-          Je pourrais en dire autant.

Le bédouin eut un sourire édenté qui déforma encore plus sa face tuméfiée, et désigna du pouce la fillette qui s’était recroquevillée sur le tas de paille.

-          Tu en veux aussi ?

Le colt de Morane se releva doucement.

-          Et toi, tu veux mourir ?, fit-il d’une voix un peu rauque

Hisham (car c’était bien le Beni Walli avec lequel Bob avait eu une petite « explication » au début de cette aventure) se figea. Il savait que l’homme qu’il avait en face de lui n’était pas du genre à proférer des menaces en l’air.

Morane se dirigea lentement sur la gauche, ouvrant un passage vers l’ouverture menant en bas.

-          Descend, et doucement.

-          Qu’est-ce que tu vas faire, françaoui ?

-          Te livrer aux Hariths, qui sauront s’occuper de toi, je pense.

Hisham baissa la tête, comme résigné, et s’avança vers l’amorce de l’échelle. Bob recula encore, et tourna légèrement la tête en direction de la petite, sans quitter l’Arabe des yeux.

-          Où sont tes parents, fillette ?

N’obtenant aucune réponse, il détourna machinalement le regard ; un bref éclair bleuté, un choc et une violente douleur au poignet, il pressa la détente et lâcha presque en même temps son arme. Le Beni Walli était sur lui, un grand poignard courbe pointé sur sa poitrine. Morane, dans un réflexe désespéré, se jeta en arrière, trébucha sur un panier en palmes tressées et tomba sur le dos… Profitant de sa brève inattention, l’Arabe avait tiré un poignard dissimulé sous sa djellaba et en avait porté un coup au bras de Bob, lui faisant perdre son revolver et le blessant assez profondément. Tout en s’écroulant, le Français constata que sa main droite lui refusait tout service. Poussant un grand cri rageur, l’autre plongea littéralement sur Morane, qui n’eut que le temps de l’accueillir d’une détente des deux pieds dans la  poitrine. L’Arabe se retrouva assis entre les jambes de Bob, cherchant à reprendre son souffle. Une autre ruade en plein visage le jeta sur le dos, ensanglanté et inconscient.

Morane se releva, grimaçant de douleur et tenant son poignet droit serré contre son ventre. Le sang imprégna rapidement son vêtement et il sentit sa chaleur sur sa peau. Il récupéra son colt tombé derrière dans un couffin crevé, et se dirigea vers la fillette terrorisée.

-          Tes parents ?, répéta-t-il.

La gamine répondit, mais pas exactement comme Bob l’escomptait : elle hurla, les yeux agrandis par la terreur. Morane pivota, pour voir Hisham qui s’était relevé, encore groggy, et qui tenait son poignard par la lame, s’apprêtant à lui lancer dans le dos. Bob fit feu. Il avait tiré pour tuer, mais il était légèrement moins habile de la main gauche, et la balle atteignit à l’épaule le Beni Walli, qui fit un tour sur lui-même comme une toupie, heurta des mollets le parapet bordant la terrasse, et disparut avec un hurlement bref. Ne voulant laisser cette fois aucune chance à son adversaire, Morane gagna en deux enjambées le rebord du toit, regarda en bas. Il y avait là une petite cour, occupée seulement par une barque de pêcheur posée sur une sorte de charrette. Hisham était étendu en travers de l’embarcation, sur le dos, la tête pendant dans le vide par-dessus la lisse et formant un angle droit improbable. Nuque brisée, il n’aurait plus jamais l’occasion de s’essayer au viol de petites filles.

Entendant un piétinement rapide dans son dos, Bob se retourna encore une fois, juste à temps pour apercevoir la fillette arabe, vive comme une gazelle, sauter sur l’échelle et être avalée par l’ouverture dans le toit. Un bruit de pieds nus dans la maison, puis dans la rue, et se fut tout…

Le Français secoua la tête, récupéra le poignard qu’Hisham avait laissé tomber, s’assit sur le muret, et entreprit de découper une bande de tissus dans sa djellaba pour se confectionner un pansement au poignet. Assez loin, vers le port, une explosion sourde fit vibrer la nuit.

 

       Ï

 

Le soleil se levait au-dessus du désert, loin vers le golfe Persique. Ses rayons s’insinuèrent au travers d’un bouquet de palmiers et vinrent balayer la mer aux courtes vagues frangées d’écume. Un petit boutre sombre croisait au loin. La vie des pêcheurs d’Aqaba n’allait pas changer pour une guerre de plus ! Des mouettes se laissaient planer dans la brise en poussant leur lamentation caractéristique.

Bob Morane, bras croisés sur la poitrine, se gorgeait du prodigieux spectacle de la mer. Pour lui, l’arpenteur de mondes, quoi de plus mystérieux et attirant que cette ligne d’horizon, qui n’avait cessé de l’appeler tout au long de sa vie ?

Il avait passé la nuit sur la plage, enroulé dans une vieille couverture de selle trouvée au pied d’un grand tamaris. Non loin se trouvait le port, avec sa forteresse aux tours crénelées, au sommet desquelles les lourds canons de 105 pointaient leur gueules vers le large ; ces canons fixes, que les Turcs n’avaient pas jugé bon de prévoir capables de pivoter vers le désert, car une attaque ne pouvait pas venir de l’intérieur !

D’ici, on constatait sans peine que la ville avait déjà beaucoup souffert du conflit oriental. La forteresse et les maisons du bord de mer avaient été plusieurs fois bombardées par les croiseurs anglais et français. Croiseurs qui ne tarderaient pas à revenir, accompagnant des transports de troupes et de matériel. Aqaba allait devenir une tête de pont essentielle dans la guerre contre l’Empire ottoman.

Bob fit quelques pas sur le sable mouillé, laissant les vaguelettes venir baigner ses pieds. Machinalement, il tâta son poignet droit douloureux. Il allait devoir rapidement se mettre en quête d’un toubib ; la garnison turque devait bien en avoir un.

-          « Ce serait trop bête de mourir de la gangrène à Aqaba en 1917 ! »

Un sixième sens lui fit tourner la tête. Longeant la mer, El Aurens s’avançait vers lui.. Lorsqu’il fut à un mètre environ du Français, il s’arrêta.

-          Bonjour, M. Morane. Vous êtes blessé ?

Il avait l’air épuisé, mais ses yeux bleus avaient toujours la même intensité.

-          Pas grave, répondit Bob, mais il faudrait désinfecter.

-          Comment est-ce arrivé ?

Morane fit la moue.

-          Je crains d’avoir été obligé de régler définitivement mes comptes avec l’un de vos hommes…

-          Hisham, je suppose. Et je suppose également que ce n’est pas vous qui l’avez cherché.

-          Vous supposez bien.

Puis, après un silence.

-          Je vais partir, M.Morane. Je dois me rendre le plus rapidement possible au Caire, pour y annoncer la nouvelle de notre victoire, et obtenir d’Allenby les armes et l’argent nécessaire à la poursuite de l’offensive.

Bob hocha la tête.

-          Croyez-vous que les Anglais vous donneront tous les moyens dont vous avez besoin ?

El Aurens sourit.

-          Je saurai bien les y forcer ! S’ils veulent gagner cette guerre…

-          Les puissances occidentales veulent sans doute gagner cette guerre, fit remarquer le Français, mais envisagent-elles de perdre le contrôle de la région au profit des Arabes, c’est une autre question.

L’Anglais parut un peu déstabilisé, un très court instant.

-          J’ai reçu des assurances, M.Morane ; les Britanniques et les Français n’essaieront pas de me tromper, ni surtout de tromper l’Emir Fayçal. Ils ne prendront pas le risque, après la victoire finale, de voir la révolte arabe continuer, mais contre eux cette fois.

-          Ils pourraient assez aisément jouer la division des tribus, Fayçal n’est au fond qu’un Emir du désert.

Cette fois, El Aurens partit d’un rire silencieux.

-          Pour un simple pilote qui ne s’intéresse pas aux affaires du monde, je  trouve vos analyses assez pertinentes… et bien pour répondre à vos objections, je vous dirai qu’il ne tient qu’à moi que Fayçal ne soit plus un simple Emir du désert.

Malgré sa relative connaissance de l’histoire, Bob ne comprit pas tout de suite.

-          Et comment ?

El Aurens leva un index ; il semblait s’amuser.

-          Damas, M.Morane, la clé, c’est Damas !

Morane n’insista pas. Il venait de se souvenir du plan d’El Aurens. Celui ci considérait, à juste titre, que les Arabes ne pourraient être dépossédés de leur victoire s’ils entraient les premiers dans Damas ; ce qui allait donner lieu à une formidable course contre la montre entre Allenby et les bédouins, qui l’emporteraient.

Ce que n’avait pas prévu l’homme exceptionnel qui se tenait devant Bob, c’était l’incapacité chronique des guerriers du désert à surmonter les dissensions entre tribus, et leur ignorance totale en matière de gestion d’une cité moderne comme Damas… Il ne faudrait que quelques jours pour que l’anarchie et les conflits s’installent. Finalement, les vainqueurs d’Aqaba regagneraient le désert et les Anglais s’installeraient, s’empressant de revenir sur leur promesse d’un état arabe indépendant. Britanniques et Français allaient se partager le Moyen Orient. 

-          Je crois que nous ne nous reverrons pas, M. Morane.

Bob sortit de ses pensées.

-          Qui sait ? Je ne sais pas combien de temps je vais rester dans les parages…

El Aurens tendit le bras. Les deux hommes échangèrent une longue et lente poignée de mains, puis l’Anglais fit volte-face et s’éloigna.

-          J’ai été heureux de vous rencontrer, Thomas Edward Lawrence, lança Morane.

Lawrence se retourna et pencha la tête de côté.

-          Cela fait bien longtemps qu’on ne m’a plus donné mon vrai nom… mais je préfère El Aurens, M.Morane.

-          Alors adieu, El Aurens.

-          Adieu, « Muran ».

L’homme en blanc s’en fut entre les palmiers, en direction de la forteresse.

Bob soupira, et se remit à contempler la mer Rouge. Il lui sembla qu’elle étincelait de plus en plus, jusqu’à devenir aveuglante.

Il disparut, tout simplement. Il ne resta de lui que le fugace reflet d’une palpitation de l’air, une infime vibration de lumière. Une vague effaça la trace de ses pieds dans le sable mouillé. C’était comme s’il n’avait jamais existé dans ce plan de l’univers.

 

        Ï

 

Bob Morane tituba une ou deux secondes... Il était debout, en peignoir, dans son appartement du quai Voltaire.

Il promena un regard circulaire sur la pièce, sur les meubles patinés, le canapé qui avait connu des jours meilleurs, la grande bibliothèque surchargée de livres, de revues, et de bibelots ramenés de ses innombrables voyages la plupart du temps périlleux : une mystérieuse idole verte, la reproduction d’une étrange rosace de pierre, un masque de jade…rien ne semblait avoir bougé depuis sa perte de conscience.

Mais que s’était-il passé exactement ? Avait-il vécu cette aventure extraordinaire, ou l’avait-il rêvée ? Il se souvenait de chaque détail, il avait encore sur sa peau la morsure du soleil, dans les narines l’odeur de la poudre, dans les oreilles les détonations et les cris des bédouins partant à l’assaut.

-          « A force de mener cette vie, mon petit Bob, tu vas finir sous tranquillisants ! Voilà que tu te mets à délirer tout seul dans ton salon ! »

Pris d’une inspiration, il releva sa manche et examina son poignet droit : il y avait là, sur la face externe, une cicatrice pâle, longue et fine…une blessure qui avait dû être sérieuse, mais dont une admirable intervention médicale avait pratiquement gommé la trace. Bob se passa une main en peigne dans les cheveux, signe de perplexité.

A cet instant, ses yeux se fixèrent sur la table basse. Un livre y était posé ; un vieux livre à la reliure de cuir craquelée, un livre qu’il se souvenait n’avoir plus tiré de son étagère depuis bien longtemps : « Les sept piliers de la sagesse ». Posé sur le livre, un petit rectangle blanc attira son attention. Il s’approcha, se baissa, ramassa ce qui était à l’évidence une carte de visite. Dans le coin supérieur gauche était imprimé le dessin d’une face de démon grimaçant, babines retroussées sur des canines acérées. Bien au centre du bristol, une main avait écrit, d’une écriture à la fois déliée et forte :

 

« Bon anniversaire, Commandant Morane.

J’espère que vous avez aimé mon cadeau. A bientôt… »

 

Bob se releva, sourit, puis se mit à rire doucement, ne pouvant détacher son regard du message, de cette écriture qu’il avait tout de suite reconnue. On était le 16 octobre, et c’était effectivement aujourd’hui son anniversaire…

-          Oui, Ming, murmura-t-il,  c’était un beau présent.

Il s’assit dans le canapé, prit le livre, l’ouvrit, regarda la vieille photo en noir et blanc, celle d’un homme au regard paisible mais dans lequel semblait couver un feu intérieur. A travers les décennies, les deux hommes semblèrent se saluer.

Oui, l’Ombre Jaune avait offert à son meilleur ennemi le plus beau des cadeaux d’anniversaire : pouvoir, lui l’Aventurier des temps modernes, partager l’espace de quelques jours les rêves et la vie de l’un des Aventuriers ultimes: Lawrence d’Arabie.

                                                                                                                 

                                                                                                 Fin

 

      ÏÏÏ

 

 

 

Voilà, c’est fini…Sans vouloir faire dans le genre cérémonie des César, je voudrais remercier les créateurs de ce forum et les moraniens qui l’animent, et tous ceux qui ont semblé apprécier cette nouvelle. C’est bien grâce à vous que je me suis enfin remis à écrire !

Cette nouvelle est un hommage à Henri Vernes, bien sûr, mais aussi au grand Peter O’Toole et à l’immense David Lean.

J’ai pris quelques libertés avec le déroulement exact de l’expédition d’Aqaba, mais le but était de distraire, pas d’écrire une autre biographie de Lawrence. Ceux qui veulent en savoir plus liront « Les sept piliers de la sagesse ».