Christian BLANCHARD
D’après
les personnages créés par Henri VERNES.
L’« African
King » remontait la rivière N’Dolo, crachant dans le ciel outremer veiné
d’orangé un énorme panache de fumée sombre. La nuit centre-africaine
tombait comme un couperet, et l’unique et puissante lampe à acétylène du
vapeur venait de s’allumer ; elle perçait l’ombre déjà épaisse qui
s’était abattue sur le paisible cours d’eau, telle l’œil unique d’un
monstre antédiluvien à la recherche d’une proie.
L’«African
King » jaugeait un peu moins de sept cent tonneaux, et assurait depuis
trente ans déjà la liaison entre Bangui et les quelques comptoirs disséminés
sur haut cours de la N’Dolo. Trente ans de bons et loyaux services, qui
avaient laissé des traces sur le vapeur. Son propriétaire, un Belge, véritable
sosie de Peter Ustinov dans le rôle d’Hercule Poirot, avait beau être un génie
de la mécanique et un as du pinceau, l’« African King » ressemblait
plus à une pantoufle flottante qu’à un navire. Pantoufle motorisée, quand même,
et le moins que l’on pouvait dire, c’est que le diesel qui équipait ce tas
de ferraille ne risquait pas de tomber en panne sans qu’on s’en aperçoive :
on devait l’entendre jusqu’en Egypte ! Si on y ajoutait les trépidations
de la coque à la couleur inconnue sur terre, ainsi que les vibrations de la
cheminée maintenue en place par une toile d’araignée de câbles, il était
stupéfiant que la jungle alentour ne soit pas depuis longtemps vidée de ses
occupants; à croire que panthères et perroquets s’étaient habitués au
passage de cette antiquité nautique.
Sur
le pont avant du vapeur, recouvert d’une sorte de grande bâche faisant office
de parapluie, du moins à condition de se tenir ailleurs que sous les trous,
deux hommes étaient accoudés à la lisse, malgré le risque que cela représentait,
et regardaient défiler, lentement (très lentement même), la muraille
vert sombre de la jungle bruissante déjà de l’immense stridulation des
insectes nocturnes. Les feuilles d’un grand wengué s’agitèrent, et trois
ou quatre bonobos sautèrent de branches en branches. C’est la nuit que la forêt
africaine explose de vie.
-
Fait
soif, affirma l’un des deux hommes.
Il
avait énoncé ces mots comme s’il s’agissait d’une des vérités
fondamentales de l’univers. C’était une sorte d’armoire normande, en plus
large, avec une tignasse en bataille de cheveux presque rouges, et un visage
d’une couleur approchante, à cause en partie de la chaleur ambiante.
L’autre
homme, un costaud genre nonchalant mais chatouilleux, aux cheveux noirs coupés
en brosse et aux yeux gris clairs, hocha la tête.
-
T’as
raison, Bill, fait soif. Je te paye un soda ?
Le
dénommé Bill, Ballantine de son nom de baptême, regarda son compagnon d’un
air horrifié.
-
Ce
truc que vous buvez depuis trois jours, avec des bulles et du citron ? bon
pour les malades, çà, et moi je suis pas malade. ‘fin, pas encore, et vous
savez pourquoi ?
-
Oui ;
grâce à tout le whisky que tu t’envoie derrière la cravate.
L’Ecossais
leva un doigt épais comme un jeune arbre.
-
Exactement !
et ce depuis le berceau, ou presque.
L’autre
(Bob Morane, on l’aura deviné) ricana.
-
Toi,
au berceau ; qu’est ce que je donnerais pour voir çà ! Un de ces
jours je vais demander à Graigh de m’organiser un petit saut dans le temps
jusqu’au jour de ta naissance, histoire de vérifier.
Bill
coula vers son ami un coup d’œil méfiant.
-
Vérifier
quoi ?
-
La
taille de la barrique qui te servait de berceau.
Ballantine
haussa ses épaules d’hercule, ce qui fit légèrement tanguer l’ « African
king », et ne trouva rien à répondre. Un perroquet bleu fila comme une flèche
au-dessus du vapeur, au risque de tomber asphyxié par la fumée du diesel.
Bob
se redressa, essuya d’un revers de main la sueur qui perlait sur son front, et
consulta sa montre.
-
Presque
dix-neuf heures… Je te concède qu’un verre de n’importe quoi me conviendrait
à moi aussi.
-
Ah !,
triompha l’Ecossais, voyez…
-
Descendons
au « restau »…
Les
deux amis se dirigèrent vers l’escalier d’accès aux cabines et à la salle
commune. Il faisait maintenant nuit noire et de grands papillons bruns venaient
cogner sans relâche contre le verre fêlé de la grosse lampe-phare du vapeur.
Ï
La
salle commune de l’ « African king » était un rectangle d’une
cinquantaine de mètres carrés à peine, situé à la poupe et chichement éclairée
par deux ampoules nues pendant à leur fils. Elle était meublée de six tables
et d’une vingtaine de chaises, le tout plaqué en formica écorné de couleurs
variées et aussi rayé qu’un 78 tours. Dans le fond, derrière un bar en bois
mal équarri, visiblement produit de l’artisanat local, quelques bouteilles, dont
certaines aux étiquettes plus que décolorées, étaient posées sur des étagères
de récupération.
Assis
à l’une des tables, recouverte celle-là d’une nappe presque transparente
à force d’usure, Bob Morane et Bill Ballantine attendaient sagement leur
repas. Une seule autre table était occupée, par cinq hommes s’exprimant bruyamment
en anglais. Accoudée au bar devant un soda, une jeune femme en jean et chemisette
rouge, cheveux roux très courts, prenait des notes sur un calepin. Mis à part
un couple de belges ayant bien dépassé la soixantaine, qui pour l’instant devaient
être dans leur cabine, c’étaient là les seuls compagnons de voyage de Morane
et Ballantine.
L’Ecossais
en était à son troisième apéro, un alcool local au nom évocateur de
« Boum Boum » peut-être à base de venin de mamba et titrant sans doute
dans les 180 degrés. Il fit claper sa langue et dit :
-
C’est
léger, ce truc, finalement ; çà passe bien…
Ce
qui ne l’empêcha pas de défaire un quatrième bouton à sa chemise de lin
beige, preuve qu’un léger coup de chaleur accompagnait l’absorption du liquide
verdâtre.
-
Me
demande ce qu’on va grailler ce soir, reprit-il,
-
Poulet
et manioc, répondit Bob distraitement.
-
Encore ?
-
Quand
on a déjà pris cinq repas au même endroit et qu’on a mangé cinq fois du poulet
et du manioc, la loi des probabilités oblige à penser que le sixième repas sera
composé de…?
-
Okay,
okay, poulet et manioc. Vivement qu’on arrive à Walobo.
-
Où
Leni nous aura préparé un excellent poulet au manioc !
Bill
soupira, manquant de décoiffer son compagnon. A cet instant, une porte type
saloon, à droite du bar, s’ouvrit pour laisser passer le cuisinier-serveur de
l’« African King ». C’était l’un des deux noirs constituant l’équipage
du vapeur, l’autre étant préposé à la mécanique et aux multiples réparations
et rafistolages. Côte à côte, ont les aurait pris pour Laurel et Hardy, en
plus sombres. Le nouveau venu, c’était Laurel, et il répondait au doux nom
d’Hippolyte Sembé. Il portait sur chaque main une assiette fumante et était
vêtu d’une veste blanche que l’unique bouton restant fermait sur une peau
couleur de charbon, car il n’avait pas de chemise.
Il
traversa le « restaurant » et vint poser avec grâce le repas devant
Bob et Bill, en annonçant fièrement :
-
Poulet
manioc !
Il
tourna le dos, leva une main pour signaler à Ballantine qu’il l’avait
entendu demander « Un aut’ « Boum Boum » pour moi ! »,
et se dirigea vers le bar. Il allait l’atteindre lorsque l’un des
anglophones attablés plus loin se leva et se mit en travers de son chemin. C’était
un grand maigre en short et chemise kakis, coiffé d’un chapeau de brousse orné
d’une bande en peau de léopard ; bref, une caricature de chasseur blanc.
-
Hey,
Hippolyte, aboya-t-il ; avant de servir ce monsieur, tu vas te grouiller de
nous apporter nos assiettes ! On commence à perdre patience.
Bob
vit en même temps Hippolyte Sembé se recroqueviller sur lui-même en
bredouillant des excuses, Bill pivoter lentement sur sa chaise en faisant
craquer les articulations des battoirs qui lui servaient de mains, et la jeune
femme du comptoir refermer son calepin et se retourner légèrement pour faire
face au petit groupe.
-
« Et
c’est parti pour une corrida !, pensa le Français »
Combien
de fois s’étaient-ils retrouvés dans ce genre de situation, Ballantine et
lui ? Cela se terminait effectivement toujours en corrida, avec les deux
amis dans le rôle des toréadors.
Là-bas,
l’Anglais avait attrapé le serveur par l’épaule et avait commencé à le
reconduire manu-militari vers sa cuisine.
-
Tu
la fermes, Hippolyte, et tu vas chercher la bouffe ! Si t’es pas de
retour dans une minute, je te fais avaler ta belle veste !
Bill
commença à se lever, mais la jeune femme à la chemisette rouge prit les
devants ; elle fit un pas et dit d’une voix sourde :
-
Foutez-lui
la paix, Birch.
Le
dénommé Birch lâcha le noir, qui s’empressa de trouver refuge derrière le
bar, et croisa les bras en faisant face à la rouquine.
-
Elle
a un problème, la scribouilleuse ?
Bob
repoussa sa chaise et contourna la table, dépassant Bill qui achevait de se
lever. Il lui murmura au passage :
-
Je
m’occupe de l’escogriffe, tu contrôle les quatre autres.
-
Miam !,
répondit l’Ecossais, pas fâché de la distribution des cartes.
Morane
s’avança tranquillement vers Birch et la « scribouilleuse »,
tandis que Ballantine lançait à la tablée des Anglais un sourire éclatant
mais pas franchement rassurant. L’homme au chapeau de brousse tourna légèrement
la tête vers le Français lorsqu’il arriva à sa hauteur en lançant :
-
Agressif
avec le cuisinier du bord, malpoli avec les passagères, vous manquez d’éducation,
Monsieur Birch !
-
Je
t’ai sonné, le redresseur de torts ?, répondit l’Anglais en levant le
menton.
Bob
entendit Bill rire doucement.
-
Y
vous connaît ou quoi ?
A
ce stade, tout ce qui restait à faire à Morane, c’était de balancer son
poing au bon endroit, et l’ « African King » retrouverait la paix
de la nuit africaine. Il s’y apprêtait, lorsque la jeune femme en rouge lui
grilla la politesse : avec un grognement non dénué de charme, elle asséna
à Birch un direct du droit à l’angle de la mâchoire. L’individu en perdit
son chapeau, la face, et toute agressivité ; il piqua du nez, tituba et
alla s’écrouler sur la table de ses camarades, renversant les verres, avant
de rouler au sol, proprement sonné.
Une
escadrille d’anges passa…
Ï
Bill
Ballantine attaquait sa deuxième assiette de poulet au manioc. Pour la nième
fois, il lorgna en direction de la jeune femme au punch dévastateur et se mit
à rigoler en silence. Il était visiblement impressionné.
Le
calme était revenu dans la salle commune du vapeur. Ses compagnons avaient
emmené le dénommé Birch dans sa cabine, et aucun n’était revenu. Le couple
de vieux Belges était arrivé et avait pris place à une table ; ils
semblaient se disputer à voix basse. On entendait de temps à autre des bribes
de discussion :
-
C’était
en mille neuf cent cinquante trois, je te dis, Marieke !
-
Cinquante
quatre, Jeff, cinquante quatre !
Sur
l’invitation de Bob, la boxeuse rouquine avait avec un peu de réticence
accepté de venir s’attabler avec ceux qui avaient failli être ses sauveurs.
Elle sirotait son soda, reposant son verre de temps en temps pour se masser les
articulations de la main droite. Plutôt jolie, un visage triangulaire orné de
grands yeux marrons et d’une bouche étroite. Elle avait déclaré s’appeler
Jeanne Favert, Française de Nantes.
-
Vous
avez mal ?, demanda Morane pour dire quelque chose.
Bill
reposa sa fourchette.
-
Tu
parles, un gnon pareil, çà laisse des traces !
La
jeune femme sourit comme pour s’excuser.
-
J’étais
mal placée ; s’il ne s’était pas tourné vers vous…
-
Désolé,
fit Bob en souriant, la prochaine fois je vous laisserai faire. Et…çà vous
arrive souvent de faire le coup de poing avec des plus grands que vous ?
-
Non,
non. Mais je déteste ce genre de type ; et puis dans mon métier, il faut
savoir se débrouiller. Je suis rarement dans des endroits de tout repos.
-
Et
c’est quoi, comme job ?, intervint Ballantine tout en faisant signe à
Hippolyte Sembé de lui apporter une
troisième assiette.
Jeanne
Favert se tourna légèrement vers l’Ecossais.
-
Grand
reporter, comme on dit.
-
Une
rouquine reporter, Commandant ! Elle est bien bonne !
La
jeune femme sembla se rouler en boule comme un hérisson, et fit d’une voix un
peu moins avenante :
-
Il
y a quelque chose d’amusant ?
Bob
leva les deux mains en signe de conciliation.
-
Ne
cognez pas, mademoiselle Favert, mon ami évoque une de nos connaissances ;
il n’y a rien d’insultant.
Le
poulet manioc arriva, privant l’Ecossais de la parole pour un instant.
-
Commandant ?,
interrogea Jeanne Favert. Commandant de quoi, monsieur Morane ?
-
De
rien du tout. Je ne commande plus rien du tout…Mais Bill l’oublie parfois.
-
Et
vous êtes dans ce charmant coin de jungle en touristes ?
Bob
sourit et finit son soda d’un trait.
-
Vous
êtes curieuse comme…comme une journaliste.
Jeanne
Favert baissa la tête en soupirant.
-
Veuillez
m’excuser, monsieur Morane, déformation professionnelle.
-
Pas
d’mal, intervint Ballantine en interrompant sa mastication, on est
effectivement ici en touristes. Enfin, jusqu’à présent (il jeta un à Morane
un regard soupçonneux). Et vous ?
-
Le
boulot. Je suis chargée par le mensuel « Notre Epoque » de faire un
reportage sur une des dernières tribus isolées d’Afrique Centrale, les
Dingaris.
Morane
grimaça.
-
Vous
allez devoir rejoindre en safari la région des chutes de la Sangah, passer le
territoire des Balébélés, puis celui des Bakubis… pas vraiment une
promenade de santé. Quant aux Dingaris, « isolés » est un euphémisme !
Les rares blancs qui les ont approchés ne
gardent pas le souvenir d’un accueil chaleureux.
-
Voire,
fit Bill. Une marmite d’eau bouillante, on peut appeler çà un accueil
chaleureux !
Jeanne
Favert s’accouda à la table et posa son menton dans ses mains.
-
Vous
semblez bien connaître la région.
Bob
hocha la tête.
-
Pas
mal… j’y ai déjà fait un peu de… tourisme.
-
Vous
débarquez sans doute demain à Walobo ?
-
Devez
être forte en devinettes, ironisa Bill.
La
journaliste haussa les épaules.
-
Walobo
est le dernier comptoir sur la N’Dolo où l’on puisse trouver des guides,
des porteurs et du matériel pour une escapade en brousse.
-
Effectivement
nous débarquons demain, acquiesça Morane. Nous allons passer quelques jours
chez un ami, justement guide à Walobo. Si vous avez besoin de lui, je pourrai
vous le présenter, bien qu’il serait étonnant qu’il accepte de se risquer
par là-bas.
Jeanne
Favert secoua la tête.
-
Merci,
monsieur Morane, mais c’est inutile. Je poursuis jusqu’à Epena. Le guide
engagé par « Notre Epoque » m’y attend.
Elle
consulta sa montre-bracelet.
-
Mais
il se fait tard messieurs ; je vais prendre congé. Les prochains jours
risquent d’être éprouvants ! Merci encore d’être intervenus.
Bob
et Bill se levèrent pour serrer la main de la journaliste.
-
De
rien, Mademoiselle Favert, fit Morane, nous n’avons vraiment pas fait grand
chose.
-
C’est
l’intention qui compte, répondit-elle en souriant. Au revoir, peut-être ?
-
Il
n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas, dit Bill qui ne voulait pas
être en reste de proverbe.
La
jeune femme disparut dans la coursive qui menait aux cabines et les deux amis
reprirent place à la table.
-
Sacrée
nana !, commenta Ballantine.
Puis,
après un bâillement à faire fuir un lion affamé :
- Un dernier « Boum Boum », et au lit. Suis vanné moi aussi.
Chapitre
2
Très
rapidement, le roulement sourd et incessant du tonnerre, ponctué à intervalles
très rapprochés par les titanesques craquements d’éclairs immenses, étendit
au-dessus des collines de Mabutu une nappe sonore digne des moments les plus
puissants d’une œuvre wagnérienne. La nuit, qui quelques minutes plus tôt
était impénétrable, devint bleu électrique ; les arbres géants de la
forêt pluviale, découpés par flash en silhouettes échevelées, s’agitaient
convulsivement comme dans le spectacle d’ombres chinoises d’un artiste fou.
La
pluie, milliards de grosses gouttes lourdes et chaudes, criblait la canopée,
hachant menu les grandes feuilles caoutchouteuses et jusqu’à des branches épaisses
comme un doigt d’homme. En quelques minutes, la piste traversant les Mabutu
entre le Cameroun et le Congo et menant entre autres à Walobo, fut changée en
torrent d’eau et de boue charriant des débris végétaux.
La
Land-Rover grise qui escaladait les lacets entre les deux falaises végétales
de la forêt primaire se mit à patiner et à tanguer comme une barcasse prise
dans un typhon, et il fallut toute l’habileté de son conducteur pour la
maintenir en ligne. Les quatre phares blancs n’éclairaient plus qu’une véritable
paroi liquide, et les essuie-glaces emballés n’arrivaient plus à évacuer
l’eau qui ruisselait sur le pare-brise. Dans l’habitacle, instinctivement et
bien que cela ne serve pas à grand chose, le pilote et l’homme assis à sa
droite s’étaient penchés en avant, essayant de percer le voile scintillant
devant le nez carré du tout-terrain. A l’arrière, sous la bâche transformée
en tambour par la pluie violente, deux autres hommes ballottaient comme des
pantins, agrippés aux arceaux de sécurité.
Les
quatre voyageurs pris dans cet enfer de bruit et de lumière ne semblaient
pourtant pas inquiets. Ils étaient même d’un stoïcisme étonnant, tout à
fait comme s’ils étaient depuis longtemps rompus à tous les dangers, quelle
que soit leur nature. Ils étaient tous quatre très bruns, la peau mate, leurs
yeux noirs étincelant dans la pénombre. Chose étrange, mis à part
leur calme olympien, ils portaient bien en évidence sur leurs chemises
blanches un médaillon argenté, de deux centimètres de diamètre, pendu à une
chaîne. En fait, leur tenue toute entière paraissait être une sorte
d’uniforme.
-
Voilà
le sommet, fit le conducteur en criant presque pour dominer le vacarme de la
nature en folie.
-
Tu
vas t’y arrêter, Salim, répondit le passager à sa droite, çà ne durera
pas.
Sa
voix grave et sûre, autant que l’ordre donné, indiquait qu’il s’agissait
certainement du chef de ce petit groupe.
La
Land Rover franchit en patinant un dos d’âne ressemblant à une cataracte et
se retrouva sur une courte portion de chemin plat, d’une dizaine de mètres à
peine. La pluie se calmant un peu, on pouvait voir au-delà de cet espace que la
piste plongeait de l’autre côté du col, vers la vallée de Nyanga. Le
chauffeur freina en douceur, mais avant que le véhicule ne s’immobilise, il
sembla que là-haut quelqu’un avait fermé un robinet et rallumé la lumière :
la trombe d’eau se transforma en fine averse, et la lune ronde perça entre
les nuages, balayant la forêt trempée de sa lueur spectrale. Salim jeta un
regard interrogateur à son voisin, qui se contenta de hocher la tête. Faisant
craquer la première, le conducteur relança la voiture qui s’engagea
lentement sur la pente transformée en bourbier.
Pendant
une dizaine de minutes, la descente se poursuivit, sous la lumière blanche de
l’astre nocturne, la Rover faisant des embardées brusques malgré sa faible
allure et la maîtrise de Salim. Puis, au détour d’un virage en épingle à
cheveux, le conducteur freina à nouveau, un peu brusquement cette fois, au
point que le véhicule chassa de droite et de gauche avant de s’immobiliser ;
à une vingtaine de mètres, dans le faisceau des phares, devant une camionnette
Dodge et une sorte de barrière de douane, cinq noirs se tenaient,
braquant des Kalashnikov… Pas tout à fait cinq hommes, car deux d’entre eux
étaient en fait à peine des adolescents. Autant qu’on pouvait en juger, ils
étaient vêtus d’uniformes dépareillés et de morceaux de toile cirée en
guise d’imperméables.
L’un
des noirs leva la main, tout en redressant le canon de son arme, dans un geste
tout à fait explicite. Dans la Rover, celui qui paraissait être le chef
murmura, d’une voix sans trace d’émotion :
-
Rebelles
Mafusis. Ils vont essayer de nous tuer.
A
l’arrière, les deux passagers bougèrent légèrement. Là-bas, trois des
rebelles s’avancèrent, les deux plus jeunes restant près de la barrière.
Les gueules des « Kalash » étaient maintenant résolument pointées
sur la Land.
-
Ils
ne vont pas tirer avant que nous soyons sortis. Ils veulent la voiture en bon état.
Deux
Mafusis vinrent se poster de chaque côté du véhicule. L’autre le contourna
pour prendre position derrière. Celui qui se tenait à la hauteur de Salim
ordonna, en français :
-
Contrôle
des papiers. Descendez.
Le
chauffeur s’exécuta, en même temps que le passager. Ce dernier savait que
c’était là le moment le plus dangereux. Si les nouveaux venus étaient
persuadés que Salim et lui étaient seuls, ils allaient tirer. Il fut soulagé
en remarquant le coup d’œil interrogateur du noir qui lui faisait face vers
celui qui se trouvait derrière la Rover.
-
« Ils
ont l’habitude, pensa-t-il ; heureusement. »
Le
« rebelle » reporta son regard sur le passager du 4x4. Un regard
sans expression, totalement impénétrable, un vrai regard de tueur. Ses
pommettes portaient des marques de scarifications tribales.
Tout
s’enchaîna alors très vite : le Mafusi qui venait du canon de son arme
d’écarter prudemment la bâche de la Land Rover bascula en arrière en
gargouillant et en lâchant une rafale vers le ciel ; le sang giclant de sa
gorge ouverte d’une oreille à l’autre dessina une sorte de rosace barbare
dans la lumière nocturne. L’homme qui tenait le passager de la voiture en
respect eût un mouvement de la tête et de la kalashnikov vers la scène de
meurtre, mouvement qui lui fut fatal : sa victime virtuelle fut sur lui en
une fraction de seconde, repoussant l’arme d’une main et de l’autre lui
enfonçant dans le cœur une longue dague apparue comme par miracle. Le noir
mourut, les yeux rivés à ceux de son bourreau, qui l’accompagna dans une étrange
étreinte faisant penser à celle d’un vampire pour sa proie. Il ne
s’agissait pourtant pas de se nourrir du sang du Mafusi, mais plus prosaïquement
de récupérer la « kalash », ce qui fut fait en moins de temps
qu’il n’en faut pour l’écrire. Près de la Dodge, l’un des deux jeunes
rebelles avait épaulé son arme, faisant preuve de sang froid mais aussi
d’inexpérience : mieux aurait valu arroser la scène sans chercher à
faire propre. Le tir du passager de la Rover l’envoya pirouetter
par-dessus la barrière improvisée. L’autre jeune tourna les talons et
plongea littéralement dans les buissons qui bordaient la piste. Tournant la tête
en direction de Salim, le passager constata que ce dernier avait éliminé
l’avant dernier Mafusi d’un coup de dague en plein front. Il lui fit un
geste de la main ; Salim partit comme une flèche et s’enfonça à son
tour entres les géants végétaux qui montaient la garde au bord du chemin…
Trois
ou quatre minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles les trois passagers de la
Rover transportèrent les cadavres des quatre Mafusis tués dans la camionnette
Dodge.
-
Akbar,
fit alors le chef, mets une mèche dans le réservoir. Toi, Hussein, jette cette
barrière dans les fourrés.
Un
long cri d’agonie monta de la jungle, qui sembla se figer, alors que l’arrêt
de la pluie l’avait rendue à nouveau piailleuse et caquetante...
Les trois Arabes (leurs prénoms ne prêtaient guère à confusion)
s’immobilisèrent un instant, le temps d’identifier la voix déformée par
la terreur, puis reprirent leur besogne. Quelques minutes plus tard, Salim creva
le rideau sombre longeant la piste, et s’avança vers la Dodge, portant en
travers des épaules le cadavre du dernier rebelle… Le jeune noir fut jeté à
l’arrière de la camionnette, et le dénommé Akbar, un géant à l’énorme
barbe poivre et sel s’adressa au chef du groupe :
-
J’y
vais, Amir ?
Amir
hocha la tête. Akbar ouvrit un zippo d’un coup de pouce et mit le feu à la mèche
qui disparaissait dans le réservoir de la Dodge. Les quatre Arabes s’éloignèrent
tranquillement vers leur voiture. Ils venaient d’y reprendre place lorsque le
véhicule des Mafusis explosa dans une gerbe de flammes qui roussit les arbres
proches, et prit feu.
Salim
démarra et enclencha la première. La Land Rover passa au ralentit à côté du
brasier où les corps des cinq rebelles se consumaient, et accéléra sur la
piste, en direction de Walobo.
Ï
Bob
Morane laissa tomber son vieux sac à dos sur le wharf de planches vermoulues,
aussitôt imité par Bill Ballantine, qui commença à râler :
-
Parlez
d’un accueil ! çà plombe comme dans un haut-fourneau, et pas un chat
pour nous passer des colliers de fleurs autour du cou !
-
C’est
à Tahiti, les colliers de fleurs, ici c’est l’Afrique Centrale…des
colliers de bananes, peut-être ?
-
Pas
plus mal, le petit dej’ était léger, sur ce sabot.
-
Tu
as englouti huit tartines, six oeufs au bacon, au moins quinze litres de thé,
et tu as demandé s’il restait du poulet d’hier pour te faire un sandwich !
-
Et
y en avait plus, c’est bien pour çà que j’ai un creux, affirma le géant
avec force.
Derrière
eux, l’ « African King » émit un long sifflement de grosse
bouilloire. Les deux amis se retournèrent. Deux noirs avaient retiré les
amarres qui retenaient le vapeur au quai et les balançaient par-dessus la
lisse, où l’équipage (Hippolyte Sembé et son alter ego Hardy) les réceptionnèrent.
Le bateau rouillé, dans le staccato sourd de son diesel, s’éloigna lentement
du bord. Sur le pont, le vieux couple de Belges faisait « au revoir »
de la main, sans se rendre compte que tous ceux qui se trouvaient sur le quai
s’en moquaient éperdument. Bob et Bill leur répondirent de la même manière
et les deux retraités redoublèrent d’efforts pour les saluer. Jeanne Favert
était là aussi, et agita également sa dextre. Puis, tout le monde baissa le
bras, sauf Bill occupé à adresser un coucou amical à Birch et à ses
compagnons, eux aussi se tenant sous la bâche trouée du rafiot. Ils semblèrent
apprécier…
-
J’espère
que ces types ne feront pas de misères à la petite, s’inquiéta
l’Ecossais.
Morane
écarta les mains en signe d’impuissance.
-
On
peut quand même pas continuer jusqu’à Epena pour veiller sur elle, Alan nous
attend ; et puis elle a l’air très capable de se défendre toute seule.
-
C’est
sûr, on l’a remarqué hier soir !…
Ballantine
regarda autour de lui.
-
Quant
à dire qu’Alan nous attend, c’est un peu exagéré, si vous voulez mon
avis, Commandant…
L’ « African
King » leur présenta sa poupe en tanguant et se dirigea vers le milieu de
la N’Dolo. Quelques gosses nus comme des vers nageaient et plongeaient autour
du bateau en riant de toutes leurs dents blanches. Puis, le vapeur entreprit
courageusement de continuer sa remonté de la rivière, lançant encore un
« toooot » aigu, auquel répondirent des nuées de perroquets planqués
dans les grands arbres.
Bob
reporta son regard sur le quai : trente mètres sur dix de plancher posé
sur pilotis ; des rouleaux de corde moisie, des sacs de jute et des caisses
empilées qui venaient d’être déchargées du vapeur; deux baraques en bois
vaguement peintes, aux toits de tôle ondulée et munies de fenêtres comportant
bien plus de carreaux cassés qu’entiers…
Quelques
minutes plus tôt, l’endroit grouillait de noirs de tous âges venus au
spectacle de l’arrivée du « King », comme on l’appelait ici. En
plus du spectacle, la plupart espérait tirer quelques pièces des providentiels
blancs qui auraient la bonne idée de descendre à Walobo. Bob et Bill, seuls
« clients » possibles, avaient dû faire face à l’assaut en règles
de gamins quémandant une obole, de vieux fripés exhibant leurs malformations,
et de rabatteurs proposant des chambres « very cheap, very clean »
dans l’inévitable « Silver Star Hôtel » du comptoir. Il avait
fallut assez peu de temps pour que la horde hurlante comprenne, roulement
d’yeux féroces de Bill à l’appui, que ces deux là n’avaient pas le
style du pigeon occidental de base. Chacun s’en était alors retourné à ses
occupations, certains se remettant illico à pécher ou à dormir à l’ombre
d’un tas de ferraille qui avait été une grue voilà quelques millénaires…
Comme
l’avait dit Bill, çà « plombait » pas mal, malgré qu’il ne
soit qu’un peu plus de neuf heures, et un remugle de vase venant de dessous le
wharf partit à l’assaut des narines des deux amis. Le silence retomba, troublé
par un aboiement et des caquètements de volaille non loin. Le comptoir Walobo
retournait à sa torpeur.
Morane
passa une main en peigne dans ses cheveux drus.
-
C’est
quand même bizarre.
-
Quoi
donc, Commandant ?
-
Que
ni Alan, ni Leni, ni même M’Boli ne soit venu nous accueillir.
-
Z’êtes
sûr que c’est la bonne date ?
Un
gamin plongea dans la rivière, juste derrière eux, et éclaboussa légèrement
le pantalon blanc de Bill. Ce dernier se retourna et cria :
-
Derrière !
Un croco !
Le
petit se précipita hors de l’eau, affolé, tandis que l’Ecossais partait
d’un grand rire. Bob lui jeta un regard sévère.
-
J’aime
pas qu’on m’éclabousse, expliqua Ballantine.
Le
Français ramassa son sac à dos, ce sac de toile beige qui avait baroudé
presque autant que lui.
-
Bon,
inutile de poireauter ici, allons-y. J’espère que rien de grave n’est arrivé.
De
l’autre côté de la N’Dolo aux eaux gris-marron, le cri terrifié d’un
singe hurleur sembla ponctuer ces paroles et les fit résonner comme un mauvais
présage. Mais l’un des deux amis n’était pas superstitieux, et l’autre
ne fit pas le rapprochement.
Ï
Walobo,
jusqu’à la deuxième guerre mondiale, avait été un de ces comptoirs
florissants, à la fois base de départ des expéditions occidentales partant à
la découverte du continent noir et lieu privilégié du contact entre blancs et
Africains. Aux grandes aventures emmenées par des explorateurs d’exception
comme Burton ou Brazza avaient succédé des entreprises nettement moins désintéressées,
et le pillage de l’Afrique avait commencé, sous toutes les formes possibles
et imaginables. L’or, les pierres précieuses, l’ivoire, les trophées de
chasse, les âmes même des natifs, tout était bon à prendre, en échange de
colifichets.
En
cette deuxième moitié du vingtième siècle, Walobo n’était plus que
l’ombre de cette époque où les défenses d’éléphant et les plumes
d’autruche s’entassaient dans les hangars, où des safaris de plusieurs
centaines de porteurs s’enfonçaient vers les territoires alors inviolés des
Balébélés ou des Mafusis. Le comptoir survivait malgré tout, sous
l’impulsion de quelques vrais amoureux de l’Afrique qui s’y accrochaient
et y avaient fait leur vie, profitant du développement bien qu’encore modeste
du tourisme. Alan Wood était de ceux-là, et c’était toujours avec un
plaisir intact que Bob Morane retrouvait son ami guide, ici, sur ce qui était
depuis longtemps devenu sa terre. De son contact permanent avec la nature
sauvage et les hommes de la brousse ou de la forêt, Wood s’était forgé un
caractère silencieux, paisible et observateur, qui gagnait rapidement ceux qui
le côtoyaient, et passer deux ou trois semaines à Walobo avec lui était pour
Morane une promesse de vraies vacances.
Bob
et Bill, donc, traversaient pour l’heure le comptoir pour se rendre au
bungalow qu’Alan Wood habitait avec son épouse Leni, la fille du célèbre
professeur Hetzel. C’était au cours d’une aventure particulièrement
mouvementée, des années plus tôt, que Wood et Leni Hetzel s’étaient
rencontrés, et ils savaient bien que cette rencontre n’aurait pas eut lieu,
ou en tout cas n’aurait pas si bien tourné, sans Bob. Une amitié particulière
les unissait donc tous les trois.
-
Entre
la rivière et ici, maugréa Bill, j’ai du perdre six tailles de pantalon avec
c’te chaleur !
-
Tu
as quelque chose dessous, j’espère ?
Walobo
avait un peu l’allure d’une ville de western, les chevaux remplacés par
quelques tout- terrains et camions qui auraient dû se trouver depuis longtemps
dans un musée. Le long d’une vague rue principale, quelques maisons en bois
s’alignaient, la plupart dotées d’une terrasse couverte à colonnades dans
le plus pur style colonial. Rien ne manquait, ni le poste de police d’où
l’on s’attendait à voir sortir John Wayne, ni le « magasin général »
vendant tout, du fusil 500 express aux vieux magazines américains spécialisés
dans la photo de créatures peu frileuses.
Passé
ce cœur « moderne », les deux amis s’enfoncèrent dans un
labyrinthe de cases indigènes, où des gosses cavalaient au milieu des poules
et des chèvres, séparées par des bosquets de magnolias et d’arbres à pain.
Ils longèrent une minuscule place, scrutés attentivement par quelques
vieillards chenus assis dans la poussière sous un « arbre à palabres ».
Puis, ils prirent une étroite sente montant raide au sein d’une végétation
dense et odorante, pour bientôt déboucher au bas d’un jardin paradisiaque
explosant d’héliconias oranges, de tulipiers pourpres, d’orchidées de
toutes formes et couleurs, répandus entre les fûts sombres de bananiers et de
flamboyants. A une cinquantaine de mètres se dressait un bungalow blanc, dans
un écrin de fleurs multicolores.
Bill
poussa un sifflement.
-
Faut
reconnaître que vous aviez raison, commandant, c’est la grande classe !
Alan
Wood avait fait bâtir cette demeure deux ou trois ans plus tôt, et Bob avait
alors été invité à une pendaison de crémaillère mémorable. Ballantine,
lui, n’avait pu venir en raison d’une obscure histoire de poulets enrhumés.
-
Et
la décoration intérieure de Leni est à l’avenant, répondit Morane.
Les
deux hommes montèrent vers le bungalow dans une symphonie de chants d’oiseaux
et de cris de macaques. Ils escaladèrent les trois marches menant à la
terrasse couverte et Bob actionna le petit heurtoir de cuivre à tête de lion
de la porte. Ils patientèrent deux minutes, puis le Français renouvela l’opération,
sans plus de résultat. Il frappa à la porte, insistant un peu… toujours pas
le moindre signe de vie.
-
Décidément,
soupira Bill, on est pas vernis aujourd’hui.
Morane
tourna lentement sur lui-même, examinant la maison et le jardin. Son visage
s’était fait sombre.
-
Là,
fit-il en secouant la tête, çà n’est plus bizarre, c’est inquiétant. Il
y a un truc qui cloche.
Ballantine
s’avança, tourna la poignée et poussa. La porte s’entrebâilla, dévoilant
un hall tout de bois ciré, sombre et silencieux.
-
Y
a Quelqu’un ?
Seul
un écho discret lui répondit.
Interdits,
les deux amis demeurèrent là, ne sachant que faire, pendant une minute ;
jusqu’à ce qu’un grand cri les fasse sursauter et se retourner d’un bloc :
-
Bwana
Bob !!!
Au
coin du bungalow venait d’apparaître un noir colossal, peut-être un peu
moins grand que Bill Ballantine, mais encore plus large d’épaules. Il portait
un short vert olive et une chemise blanche ouverte sur un poitrail de gorille,
bien que glabre. Sous sa peau d’anthracite roulaient des muscles d’hercule.
-
M’Boli !,
s’écria Morane.
Il
se mit à rire en descendant les marches vers le jardin, mais se figea en voyant
l’expression grave, presque affolée, du nouveau venu.
-
Qu’est-ce
qu’il y a, M’Boli ?
Le
grand noir s’immobilisa à un mètre du Français.
-
Leni
et Alan… Ils ont disparu.
Chapitre
3
Ce
que Bob observait avec l’air des mauvais jours, c’était le vase de terre
cuite brisé sur le parquet, le fauteuil de bambou d’Alan renversé,
l’aquarelle peinte par Leni de guingois et son verre fendu sur le mur blanc…
-
On
s’est battu, ici, affirma Bill avec un certain sens de l’observation.
Puis
il tendit sa main large comme un gant de base-ball.
-
Faites
voir, Commandant.
Bob
lui tendit le bout de papier et le géant lu à voix haute, fronçant ses
sourcils broussailleux:
-
« Bunta »…
C’est quoi c’te bête ?
Morane
ne répondit pas. Il venait de se baisser pour toucher du doigt une série de tâches
brunes sur le tapis de toile écrue.
-
Du
sang ?, demanda l’Ecossais.
Bob
hocha la tête.
-
On
dirait… C’est sec en tout cas.
Il
se releva et se tourna vers M’Boli.
-
Quand
as-tu trouvé ce papier, M’Boli ?
-
Ce
matin, à l’aube. M’Boli était parti en brousse pour cinq jours, dans son
village. Le papier était froissé sous le buffet, là. Manque deux fusils au râtelier
de Bwana Alan… la Jeep aussi.
A
l’époque où Bob avait connu le colosse noir, ce dernier maîtrisait
difficilement la syntaxe anglaise et s’exprimait plutôt en « petit nègre »
(ce qui vu son gabarit était comique). Quelques années plus tard, il avait
fait d’énormes progrès, mais continuait à parler de lui à la troisième
personne et à donner du « bwana » à tous les blancs. Il continua :
-
M’Boli
allé vous chercher au bateau, mais vous déjà débarqué. M’Boli revenu.
Morane
reprit en main le morceau de feuille.
-
C’est
bien l’écriture d’Alan…Bunta, ça ne serait pas la Gorge de Bunta ?
-
Sans
doute çà.
-
C’est
où, Commandant ?
-
A
environ deux cent kilomètres vers l’est. C’est en fait une boucle de la
Sangah, qui forme un rapide entre de hautes falaises. Un coin sauvage, superbe.
Accessoirement, c’est aussi un des points d’entrée sur le territoire des
Balébélés. M’Boli, tu es sûr qu’il n’y a aucun autre indice dans le
bungalow ?
Le
noir secoua la tête lentement.
-
M’Boli
tout fouillé, Bwana Bob. Rien trouvé. Seulement ces tâches de sang.
Le
Français resta un moment silencieux, puis :
-
Tout
semble indiquer qu’Alan et Leni ont été kidnappés. Si on les avait tués
pour les voler, on n’aurait sûrement pas pris la peine de dissimuler leurs
corps. Et puis pourquoi ne pas prendre toutes ces armes, qui valent une fortune ?…
Et surtout, il y a ce mot, à l’évidence un indice laissé par Alan.
Bill
Ballantine venait négligemment de récupérer sur une table basse une bouteille
de Zat 77, qu’il montra à Bob tout en la débouchant.
-
En
tout cas, on était attendus ; enfin, surtout moi… A moins que nos deux
amis se soient mis à boire de l’alcool, ce qui m’étonnerait.
La
réflexion anodine de l’Ecossais fit réfléchir Morane quelques instants.
-
Alan
savait que nous arrivions, reprit-il comme pour lui-même… Ce message nous est
destiné.
Il
frappa soudain du poing droit dans sa main gauche ouverte.
-
M’Boli,
tu peux trouver un véhicule ? Quelque chose de bien, pas une poubelle, on
va foncer à la Gorge de Bunta !
Bill
écarta les bras, sans lâcher sa bouteille.
-
Holà,
Commandant, on pourrait peut-être alerter les autorités avant ? Il y a un
poste de police a Walobo.
M’Boli
intervint.
-
Piet
Declerc, le garde, a reçu un coup de couteau dans une bagarre, il y a deux
semaines. Plus de police à Walobo… Et M’Boli peut trouver un bon Dodge.
-
Et
par radio, on peut joindre Djambala, la préfecture, insista l’Ecossais.
-
Tu
parles, s’exclama Bob, ils vont mettre trois jours à réagir et trois autres
pour venir, s’ils viennent ; d’ici là… Non, Bill, si le message
d’Alan veut bien dire ce qu’il semble vouloir dire, il faut agir vite et par
nous même. M’Boli nous a dit qu’il était resté cinq jours en brousse. Au
pire, si le rapt a eu lieu juste après son départ, les ravisseurs ont donc
cinq jours d’avance. C’est énorme dans cette région ou des safaris entiers
se sont volatilisés ! D’ici à la Gorge de Bunta, il y a une bonne journée
de piste en bagnole, c’est çà
M’Boli ?
-
Oui,
bwana Bob. La route est mauvaise.
-
Bon ;
même si Alan et Leni ont été emmenés là-bas, il est très possible qu’ils
n’y soient déjà plus. De toute façon, on a pas le choix. On y va.
Morane
semblait soudain chargé comme une pile atomique.
-
Bill,
toi et moi on va rassembler un minimum de matériel. M’Boli, tu peux nous
amener ce Dodge quand ?
Le
colosse noir gratta ses cheveux crépus et ras, puis agita horizontalement un
battoir presque aussi large que ceux de Ballantine
-
Deux
heures.
-
Bien,
rendez-vous ici dans deux heures.
Bill
s’approcha du râtelier d’armes et s’empara d’un gros drilling Mosberg a
trois canons.
-
Bon,
au moins, on a de quoi faire face à la situation…
Ï
L’appel
du muezzin s’évanouit lentement dans l’air matinal nimbé d’or par les
premiers rayons du soleil. Le haut minaret de pierre blanche de la Grande Mosquée
des Omeyyades, le minaret de Jésus, se
tut, et le silence retomba sur Damas. Silence relatif car les ruelles commençaient
à retentir des milles bruits de la grande cité syrienne, klaxons des camions
chargés de tuyaux ou de sacs de ciments, pétarades de mobylettes sur
lesquelles s’entassaient trois ou quatre passagers, piaillements des enfants
allant à l’école.
La
demeure de Muhammad Al Wallid se trouvait tout au bout du souk Al Hamidiyeh, et
l’une de ses façades donnait justement sur la grande mosquée. Le souk lui-même
s’animait, les marchands ouvraient leurs échoppes et étalaient à leurs
devantures les paniers d’épices, les fioles de santal et de jasmin, les
narguilés de cuivre ouvragés.
Dans
la bibliothèque de la maison, Muhammad Al Wallid se redressa lentement,
s’inclina une dernière fois vers la Mecque, puis entreprit de rouler le petit
tapis à prières avant de le ranger dans un placard prévu à cet effet. Il
remit machinalement de l’ordre dans sa tenue, lissant son caftan de ses
vieilles mains noueuses et ridées, en s’approchant de la petite fenêtre en
ogive, aux carreaux plombés jaunâtres. Au-delà, l’immense quadrilatère de
quinze mille mètres carrés de la Grande Mosquée semblait sereinement veiller
depuis le début du huitième siècle sur les croyants de cette ville, l’une
des plus anciennes du monde, et au-delà sur tous les musulmans, passés, présents
et à venir. De cela, Muhammad Al Wallid était certain.
C’était
un très vieil homme, il approchait les quatre vingt dix ans, et avait toujours
vécu ici, dans l’ombre de l’immense édifice, avec lequel il avait développé
une étrange relation ; après tout, il portait le même nom que le bâtisseur
de ce qui était longtemps resté la plus grande construction du monde arabe.
Encore une fois, la vue de ces trois minarets et de ces murailles colossales le
rassurèrent. L’histoire lui donnait raison : les croisés avaient assiégé
Damas, mais ne l’avaient jamais prise, alors que la grande Jérusalem elle-même
était tombée devant les infidèles.
Muhammad
Al Wallid se retourna et regagna le bureau en bois de rose incrusté de nacre
qui trônait au centre exact de la bibliothèque. Oui, il se sentait vieux,
particulièrement depuis quelques semaines ; aussi vieux que les murs de sa
demeure, aussi vieux que les centaines de livres qui montaient une garde
silencieuse autour de lui : poésies d’Omar Khayyâm, vie du prophète de
Muhammad Ibn Ishaq, traductions du Coran en latin, en italien, en français…
toute une vie d’études et de méditation.
Le
vieillard baissa la tête et observa une nouvelle fois le document étalé sur
le bureau. Machinalement, il lissa sa grande barbe blanche, et murmura :
-
Où
sont-ils, maintenant ?
Sa
main tachée aux veines saillantes, légèrement tremblante, effleura le
parchemin séculaire. C’était une carte, dessinée au sépia. On y
reconnaissait sans trop de mal la côte de l’Afrique du nord, de la Libye
jusqu’à Tanger, puis l’Afrique de l’ouest, le golfe de Guinée… un
trait sinueux de pointillés d’un rouge bruni par le temps longeait ces côtes,
passait au nord de Sao Tomé-et-Principe, et aboutissait à l’embouchure
d’un grand fleuve de l’actuel Cameroun. Ce fleuve n’était pas nommé,
mais Muhammad Al Wallid savait qu’il s’agissait de la Sanaga. La route
maritime (car bien entendu ces pointillés décrivaient le cheminement d’un
navire) se terminait là, mais le tracé presque effacé s’enfonçait ensuite
au cœur du continent noir, sur six ou sept cent kilomètres. Il se terminait
enfin, au milieu de nulle part, et une main avait écrit là, en arabe « Pays
des Dingaris ».
Rien
n’indiquait que celui qui avait tracé cette carte était ensuite revenu. Mais
le vieil homme savait, lui, que c’était le cas. Car cet homme avait fondé
l’Ordre de l’Archange, dont lui-même était depuis plus de trente ans le Maître.
Al
Wallid n’avait jamais beaucoup dormi, le sommeil représentant surtout des
heures enlevées à la réflexion et à l’acquisition du savoir. Mais depuis
quelques temps, il ne trouvait plus du tout le repos. Tout autre que lui aurait
sans doute considéré comme injuste qu’après des siècles de relative
inactivité, L’Ordre de l’Archange acquière la justification de son
existence justement à ce moment, tout autre que lui se serait dit, devant la
responsabilité terrifiante : « Pourquoi moi ? Pourquoi
maintenant ». Mais Muhammad Al Wallid ne raisonnait pas ainsi. C’était
lui que Dieu avait choisi pour mener la première vraie bataille de l’Ordre,
c’était sa voie, et se serait son honneur. Qu’il porte le nom du bâtisseur
de la Grande Mosquée et le prénom du Prophète était peut-être signe de
victoire ?
-
Allah’u
Akbar, wa Muhammad rasul Allah !, souffla-t-il (1).
Puis,
les yeux toujours braqués sur la vieille carte.
-
Trouve
le, Amir ; trouve cet infidèle, mon fils, et détruit-le…avant qu’il
ne nous détruise tous…
Amir
Al Wallid, fils aîné et successeur de son père en tant que Maître de
l’Ordre de l’Archange, roulait
à cet instant même à bord d’une Land Rover sur une piste en plein cœur de
L’Afrique centrale et n’allait pas tarder à être arrêté, très
provisoirement, par un groupe de rebelles Mafusis.
(1)
Allah est grand et Mahomet est son
prophète.
Ï
La
savane s’étendait jusqu’à l’horizon, venant buter de tous côtés contre
une ligne bleutée de collines basses ; de place en place, un baobab décoré
de vautours ou un acacia dont une ou deux girafes extrayaient délicatement les
feuilles entre les épines acérées…
Sur
la piste de latérite à peine tracée, soulevant un nuage de poussière rousse,
le Dodge semblait voguer sur un océan en furie de hautes graminées agitées
par un vent annonciateur d’orage : de l’ouest arrivait en se bousculant
une troupe de nuages sombres.
Le
camion vert olive à plateau, sur le capot duquel on distinguait encore la trace
d’une étoile blanche, tressautait en geignant de tous ses amortisseurs sur
les bosses et les nids de poule, ballottant ses trois occupants comme des
mannequins de « crash test ». Accroché de toute sa force à la
grosse roue de secours fixée sur le marche-pied, Bill Ballantine, quasiment
emboîté dans le siège baquet métallique, pesta pour la centième fois peut-être:
-
Tout
terrain ! Tout terrain comme ma tante Cathy, qui se déplace avec un déambulateur
!
Il
faut reconnaître qu’à chacune de ses malédictions contre le malheureux
Dodge, l’Ecossais avait su renouveler ses comparaisons. Il faut reconnaître
aussi que M’Boli, qui stoïquement se retenait à l’arrière là où il
pouvait, au milieu du barda jeté là hâtivement quelques heures plus tôt,
avait été contraint à l’improvisation en matière de véhicule. Il avait
bien déniché un Dodge, comme promis, mais pas celui qu’il escomptait et que
le propriétaire était pour l’heure occupé à essayer de sortir du fond de
la N’Dolo. Le colosse noir s’était donc rabattu sur un modèle 44 qui avait
pas mal vécu.
Néanmoins,
tout avait été fait dans les temps, et l’inconfort comptait peu lorsqu’il
s’agissait de porter secours à Alan et Leni Wood. Les trois hommes avaient
donc entassé à l’arrière armes, munitions, bidons d’eau et jerrycans de
gas-oil, pharmacie approximative, boussoles, bref un matériel minimal de safari
léger.
L’œil
sombre, Bill observa un couple de lions dont seule la tête dépassait de l’ « herbe
à éléphants ». Il lui sembla que les fauves regardaient passer le 4X4
avec gourmandise. Le soleil couchant sombrait rapidement et ses rayons rougeâtres
se glissaient sous les nuages de pluie, venant balayer la plaine, découpant à
quelques kilomètres sur la gauche, en ombres chinoises, un petit groupe de
rhinocéros.
-
Commandant,
ça va flotter !
Bob,
mâchoires crispées, les mains douloureuses à force d’essayer de maintenir
en ligne le camion, jeta un coup d’œil vers l’Ouest.
-
Ouais…
ça va pas arranger notre moyenne !
Ils
roulaient à tombeau ouvert (toute proportion gardée) depuis quatre heures
environ, s’étant seulement arrêtés cinq minutes pour se déplier un peu, il
y avait de cela un peu plus d’une heure et demi. Morane avait prit le volant
à cette occasion. Suivant son habitude, le Français avait enfoncé la pédale
des gaz comme s’il avait voulu la faire passer à travers le plancher, mais il
n’était pas à bord de sa Jaguar E, et çà se sentait.
Il
était dix-huit heures, et ils n’avaient parcouru que cent vingt kilomètres,
les premiers cinquante s’étant égrainés à une allure de tortue sur une
portion de piste à demi inondée par une récente crue : debout sur les pédales,
à moitié à l’extérieur du Dodge, Bill avait négocié cette portion tout
en finesse, en rigolant :
-
On
se croirait dans « Le Salaire de la Peur », la nitro en moins !
La
partie du chemin qu’ils parcouraient à présent à toute allure était la
plus praticable, M’Boli l’avait confirmé. Bientôt, et sur soixante à
quatre-vingt kilomètres, ils allaient s’enfoncer dans les collines d’Arubu,
au creux desquelles coulait la rivière Bunta, dont les gorges étaient le but
de ce périple.
Les
premières grosses gouttes frappèrent les trois compagnons, qui enfilèrent des
capotes grises de l’armée. Bob ne prit même pas la peine de s’arrêter.
Ï
Depuis
près de trois heures, se relayant de plus en plus souvent à cause de la
fatigue qui s’accumulait, Bob, Bill et M’Boli multipliaient les risques et
les prouesses pour s’acharner à faire progresser le Dodge à travers le
massif d’Arubu. Il tombait des cordes, la nuit était opaque, et pour arranger
les choses un bloc de roche détaché par le ruissellement était venu dès la
première escalade de colline heurter l’avant du camion, l’éborgnant de son
phare gauche. L’unique faisceau lumineux balayait donc tant bien que mal un
environnement de rocaille et
d’arbres tordus, faisant luire par moment l’œil vert d’une hyène en
alerte. C’était un paysage lunaire de monts grisâtres et érodés, de
plateaux tranchés par des failles vertigineuses, un paysage incongru dans cette
partie de l’Afrique. Peut-être cela tenait-il au fait que toute la région était
constituée d’un soulèvement qui avait ramené à la surface des roches
primaires aussi vieilles que le monde.
Il
n’y avait plus de piste depuis belle lurette, et dans ce labyrinthe minéral
la boussole ne servait pas à grand chose, tant il était impossible de garder
un cap : le terrain décidait la plupart du temps de la direction à
prendre. M’Boli, qui non seulement connaissait le coin presque aussi bien
qu’Allan Wood, mais de plus possédait l’instinct et l’expérience du
pisteur, faisait donc office de guide, occupant systématiquement le siège à côté
du conducteur lorsqu’il ne pilotait pas lui-même.
Malgré
leurs capotes, les trois hommes étaient depuis longtemps trempés jusqu’aux
os. Ballantine était au volant, ne cessant de se passer une main sur le visage
pour chasser l’eau qui l’aveuglait.
A
l’issue d’une nouvelle ascension à flanc de colline, à moins de dix à
l’heure, les pneus passablement lisses patinant dans la boue et la pierraille,
le Dodge pointa sa calandre cabossée en forme de grille vers un bosquet
d’arbrisseaux faisant barrage. L’Ecossais accéléra légèrement, enfonçant
le nez du véhicule dans la végétation, l’écrasant de sa tonne de
ferraille. Tous trois rentrèrent la tête dans les épaules, fouettés par les
branchages.
-
Ne
nous plante pas, Bill !
-
C’est
bon, Commandant, on sort.
Le
camion venait de franchir l’obstacle et filait maintenant sur un plateau creusé
de cuvettes profondes ; l’endroit ressemblait à un de ces champs de
bataille de la première guerre mondiale parsemé d’anciens trous d’obus. Il
fallait sans arrêt slalomer entre ces pièges pour éviter d’y verser.
M’Boli tendit l’index vers le pare brise, droit devant.
-
La
Gorge de Bunta est là-bas, au bout, à cinq cent mètres !
A
cet instant, le moteur du Dodge résonna d’un grand claquement métallique,
suivit d’un cliquetis inquiétant. Ballantine poussa un juron gaélique
intraduisible.
-
Le
ventilo !
A
l’arrière, Bob cria :
-
Tant
pis, on est arrivé ! Le moulin tiendra bien cinq cent mètres ! Au
besoin on finira à pied.
Bill
se contenta de répondre par un grognement, l’œil rivé à l’aiguille de
température, qui commençait allègrement à monter.
Les
minutes passèrent, crispantes. L’Ecossais avait levé le pied, mais le moteur
commençait à se plaindre sérieusement, et un peu de vapeur montait du
radiateur, de plus en plus dense.
-
Sont
passés, les cinq cent mètres, fit le géant en plissant les yeux pour essayer
d’y voir quelque chose à travers la pluie.
-
Stop !!!,
hurla M’Boli.
Ballantine
écrasa la pédale du frein et le camion s’immobilisa violemment, surprenant
Bob qui vint heurter le dos de son ami. Il eut l’impression d’avoir tenté
de bousculer un chêne millénaire.
M’Boli
enjamba la roue de secours et sauta à terre. Il fit quelques pas pour
contourner le véhicule, et se campa devant, le dos tourné. Puis il fit volte
face.
-
C’est
là.
Bill
coupa le contact avec soulagement. En amoureux de la mécanique, il supportait
mal d’entendre souffrir le moteur. Alors seulement Morane perçut le sourd
grondement qui s’imposait par-dessus le crépitement de la pluie, qui par
ailleurs avait l’air de vouloir se calmer. Le Français se redressa et sauta
du plateau, pour rejoindre M’Boli au bord d’une falaise. L’unique phare du
Dodge éclairait de façon très imprécise une gorge large apparemment d’une
cinquantaine de mètres. La rumeur
sourde provenait du fond de la faille, noyé par une obscurité impénétrable.
Bob siffla entre ses dents.
-
On
a bien failli la voir de très près, la Gorge de Bunta ! Si tu n’avais
pas prévenu Bill…
M’Boli
sourit de toutes ses dents, et ce fut comme si un projecteur venait de
s’allumer.
-
C’est
vrai, Bwana Bob, c’était moins une !
Ballantine,
qui les avait rejoint, se pencha au-dessus du vide, sans pouvoir distinguer quoi
que ce soit d’autre qu’une faible luminescence mouvante.
-
Avec
ce qui vient de tomber, doit y avoir un sacré débit là-dessous !…y a
quelle hauteur ?
-
Cent
mètres, répondit M’Boli.
-
Ah
quand même !
Morane
inspecta les environs. La trombe d’eau se transformait peu à peu en une pluie
fine, et les nuages s’effilochaient, laissant passer quelques rayons de lune.
Les abords de la Gorge de Bunta étaient un peu moins sauvage, plus boisés, que
le reste de collines d’Arubu. Un oiseau nocturne émit un grincement désagréable.
A part cela, les trois hommes auraient pu se trouver sur une autre planète,
vide de toute vie. Pas un son…
-
Bill,
fit Bob en baissant la voix d’un ton, tu devrais éteindre le phare ; on
doit être aussi visible qu’une mouche dans un verre de lait.
-
Croyez
qu’on nous observe, Commandant ?
Le
Français haussa les épaules.
-
Nous
sommes en tout cas au lieu indiqué par Alan, et jusqu’à présent nous avons
supposé que lui et Leni ont été amenés ici par leurs ravisseurs. De là à
penser qu’il nous faut être discrets…
L’Ecossais
s’exécuta. Les yeux de Morane s’habituèrent très rapidement à l’ombre
dense, et ils se mit à examiner avec attention un point situé à une centaine
de mètres vers l’amont de la gorge.
-
Qu’est-ce
qu’il y a là-bas, un pont on dirait ? dit-il en tendant le bras.
-
Oui,
bwana Bob, c’est le passage vers le territoire des Balébélés.
-
La
dernière fois que je suis venu, c’était une simple passerelle de lianes.
Celui-là m’a l’air en dur.
-
C’est
pour les voitures, bwana Bob.
-
Bankutuh
a renoncé à son isolement ?
-
Le
roi des Balébélés vieillit. Les jeunes guerriers l’ont poussé à évoluer,
et il a accepté ce pont.
Bill,
qui s’était mis à farfouiller à l’arrière du Dodge, revint porteur de
trois fusils et de torches électriques.
-
Evoluer,
évoluer, partis comme çà, les Balébélés feront bientôt les guignols
devant des touristes armés d’appareils photo ! Parlez d’une évolution !
Puis,
il lança à Morane une Winchester et à M’Boli un nitro express Purdey.
-
Bon,
on va fouiner ?
Bob
hocha la tête.
-
Allons-y.
Ouvrez l’œil.
Les
trois hommes se mirent en marche
vers le pont, jetant sans arrêt des coups d’œil circonspects autour d’eux.
En deux minutes, ils atteignirent leur but. A cinquante mètres environ sur leur
gauche, faisant face à l’amorce du passage permettant d’accéder au
territoire des Balébélés, il y avait un grand bois d’acacias.
A
quelques pas du vide, Bill Ballantine fit passer son Mosberg triple à l’épaule.
-
M’est
avis que c’est pas par là qu’Alan et Leni ont été emmenés.
Le
pont sur la Sangah était constitué de gros madriers de bois noir, semblables
à des traverses de chemin de fer, et muni d’une rambarde formée de trois câbles
d’acier. Du moins devait-il ressembler à cela avant que toute sa partie
gauche ne s’effondre... Il ne restait plus de l’ouvrage qu’un morceau étroit
de tablier, toujours muni de son garde-fou.
M’Boli
émit une hypothèse :
-
Peut-être
« ils » ont détruit le pont après être passés ?
Bob
braqua sa lampe torche et désigna les ruines d’un mouvement du menton.
-
C’est
ancien… regarde les cassures du bois, on voit bien qu’elles ne sont pas fraîches.
Non, aucun véhicule n’a pu passer ce pont depuis des semaines.
-
Alors ?,
demanda Bill.
Morane
soupira.
-
Alors
le message d’Alan n’était peut-être pas une indication de l’endroit vers
lequel « on » les conduisait. A moins que la Gorge de Bunta ait été
un lieu de rendez-vous et qu’on les ait ensuite entraînés ailleurs…
Il
sembla prendre une décision.
-
Nous
allons fouiller tous les environs. Si un véhicule est passé par ici, nous
trouverons bien des traces.
-
Avec
cette pluie, doit pas en rester lourd, des traces !
A
cet instant, Bob regardait en direction du bois d’acacias. Il y eut comme une
légère lueur bleutée. Le Français plissa les yeux, et cria :
-
A
terre !
…au
moment où une fleur jaune s’ouvrait dans l’ombre des grands arbres,
accompagnée d’une détonation.
Les
trois hommes s’aplatirent au sol, Bill poussant un grognement de douleur. Le
tireur embusqué fit à nouveau feu, et une balle miaula au-dessus de la tête
de Morane ; ce dernier, à plat ventre, riposta, au jugé, manœuvrant le
levier de la Winchester à toute allure. Il perçut nettement, à la quatrième
et dernière balle du magasin, un cri de douleur, dans le bois.
Le
silence retomba, troublé seulement par le fracas de la Sangah, derrière eux…
-
Bill,
çà va ?, souffla Bob.
-
J’en
ai pris une, Commandant, à l’épaule… çà brûle, mais c’est qu’une éraflure.
J’crois que vous l’avez eu, c’t’ordure.
-
Mmm…on
va voir. M’Boli, pas de mal ?
-
Non,
Bwana Bob.
Le
Français rechargea son arme, et commença à s’accroupir lentement, prêt à
replonger… Aucune nouvelle détonation ne retentit.
-
Bill,
tu peux marcher ?
-
Cavaler
même, s’il faut !
-
Alors
on va cavaler. Tu fonces à gauche, toi M’Boli à droite, moi je pars droit
devant… Prêts ?…Go !
Les trois hommes se relevèrent d’un bond, et foncèrent en éventail vers le bosquet d’acacias. Morane y pénétra le premier, son arme pointée, à la hanche. Immédiatement, il vit la Land Rover et la Jeep, garées côte à côte, dissimulées sous les branches basses. Assis contre à la roue arrière gauche de la Land, un noir vêtu d’une chemise et d’un pantalon sombres dodelinait de la tête, les deux mains sur la poitrine, un fusil en travers des jambes. Une large tache sombre s’étalait jusqu’entre ses jambes, et Bob n’eut pas besoin de s’approcher pour constater que l’homme n’en avait plus pour très longtemps.
Chapitre
4
A
l’ouest, en direction de la terre des Balébélés, le soleil se levait
lentement dans un ciel pâle teinté de rose et vidé de toute nuée. La terre
gorgée d’eau se mit à fumer. Les arbres s’animaient de peluches
bondissantes et de plumes ébouriffées. De l’autre côté de la Gorge de
Bunta, un grand plateau semblait s’étendre jusqu’à l’horizon, mais en
fait descendait rapidement, donnant cette impression d’infini. Un lion poussa
là-bas son rugissement caverneux. Rien qu’à l’entendre, on s’imaginait
être englouti par cette gueule énorme.
Bob
Morane et M’Boli se tenaient côte à côte face au pont en ruines. A la lumière
du jour naissant, l’ouvrage apparaissait encore plus abîmé. Le reste de
tablier semblait branlant et le garde-fou constitué de câbles n’inspirait
pas plus confiance. Sur l’autre bord de la gorge, à une trentaine de mètres,
demeurait encore une bonne portion intacte, avec ses traverses reposant sur des
piliers plantés dans la falaise. Au fond, les eaux de la Sangah mugissaient en
se précipitant sur des rochers luisants.
Bill
Ballantine sortit du bois d’acacias et s’approcha d’un pas nonchalant. Il
tenait une petite pelle vert olive pliante, qui ressemblait à un jouet de plage
dans sa main. Son épaule gauche était ornée d’un grand pansement. Il était
torse nu et la transpiration sur ses muscles le faisait ressembler à un
gladiateur avant de rentrer dans l’arène.
-
C’est
fait, dit-il en rejoignant ses compagnons. C’était coton, avec toute cette
caillasse. Suis pas sûr du résultat, mais après tout, suis pas sûr non plus
que ce gars en aurait fait de même pour l’un de nous.
-
Il
était bon pour les hyènes et les vautours, si M’Boli avait été seul !,
répliqua le grand noir.
Bob
ne commenta pas l’enterrement de l’homme qui avait la veille essayé de les
tuer. C’était pourtant lui qui avait insisté pour que cela soit fait. Il
continua à regarder la savane qui s’éclaircissait, au-delà de la gorge.
-
Deux
jours, fit-il enfin… C’est beaucoup.
Ils
avaient passé la nuit sous les arbres, installés tant bien que mal dans les
deux voitures, après avoir déplacé un peu plus loin le cadavre du noir. Bill
avait essayé de faire redémarrer le Dodge pour le cacher au même endroit,
mais le vieux camion semblait avoir définitivement rendu l’âme. Ils avaient
donc transbahuté leur matériel pour le mettre à l’abri près d’eux,
avaient mangé quelques conserves, et s’étaient couchés.
Ils
n’avaient pas tiré grand chose de la part du mourant, qui avait reçu deux
balles dans la poitrine. Juste quelques mots, soufflés à l’oreille de
M’Boli.
A
la question : « Où est le couple de blancs ? », l’homme
avait répondu « Dingaris » ; à la question « Depuis
quand ont-ils traversé ? », il avait râlé « Deux jours ».
Puis il était mort, et encore une fois Bob avait ressenti ce léger vide
qu’il connaissait bien et qui s’emparait de lui chaque fois qu’il était
obligé de mettre fin à une vie humaine, fut-elle la plus méprisable.
Quoi
qu’il en soit, preuve était faite à présent que le papier trouvé à Walobo
chez les Wood était bien une piste laissée par Alan. M’Boli avait reconnu la
Jeep dans le bosquet, c’était bien celle du guide. La Land Rover devait être
celle des ravisseurs. Visiblement, ceux-ci n’avaient pas prévu que le pont
sur la Sangah ne serait plus praticable. Ils s’étaient retrouvés bloqués
ici, et avaient décidé de continuer à pied, laissant un homme à la garde des
véhicules. Cela c’était donc passé deux jours plus tôt…
Quant
à leur destination, le mot « Dingaris » était clair.
-
J’ai
déjà entendu ce nom y a pas longtemps, Commandant, avait dit Bill.
-
Tu
te souviens de la boxeuse rouquine de l’« African king » ?
L’Ecossais
s’était frappé le front du plat de la main.
-
Ouais,
c’est çà ! Notre copine cogneuse devait essayer de gagner le territoire
de cette tribu pour le moins mystérieuse.
M’Boli,
lui, avait grimacé.
-
Mauvais…
Très mauvais. Personne n’est jamais revenu de chez les Dingaris. Et avant les
Dingaris, il y a les Bakubis !
Bill
replia la pelle et la glissa dans un des trois sacs à dos déposés au bord de
la falaise. Puis il se servit de sa chemise pour s’essuyer le torse ; après
quoi enfila à nouveau le vêtement trempé et froissé, se donnant immédiatement
une allure de clochard.
-
Mais
qu’est-ce qu’ « ils » vont faire dans cette galère ?,
se demanda Bob en paraphrasant une réplique célèbre. Et pourquoi ont-ils
besoin d’Alan et Leni ?
-
On
le saura quand on les aura rattrapés, assura Ballantine, toujours optimiste.
Il
ramassa son sac à dos en le soulevant de l’index et du majeur, alors qu’un
homme « normal » aurait eu besoin d’un palan.
-
Bon,
on y va ? Je passe devant ; si çà tient, c’est que çà tiendra
encore des siècles !
-
Fais
gaffe, Bill.
-
Vous
m’connaissez, Commandant, répondit le géant avec un clin d’œil.
-
Justement…
Bill
s’avança à pas comptés sur le reste de tablier, se tenant de la main droite
aux câbles détendus du garde-fou, le bras gauche à l’horizontale, tel un
funambule. Il progressa, s’immobilisant à chaque craquement de la structure
fragilisée. Il arriva ainsi bientôt au milieu de l’ancien pont.
-
Faut
se méfier, c’est carrément pou…
Il
ne put finir sa phrase : son pied gauche venait de se poser sur un reste de
traverse, qui s’était brisée net. M’Boli poussa un cri rauque, et Bob s’élança
instinctivement en avant, agrippant la main courante. Bill avait perdu l’équilibre
et était tombé sur un genou, faisant vibrer tout le pont, son autre jambe dans
le vide. Les câbles se relâchèrent, et l’Ecossais commença à basculer
vers le précipice. Il balança sa main libre vers le madrier le plus proche,
stoppant sa chute, et resta ainsi, figé, essayant de porter tout son poids à
l’opposé du gouffre où bouillonnait la Sangah…
-
Avancez
plus Commandant, j’me débrouille !
A
regret, Morane recula lentement. Peu à peu, avec d’infinies précautions,
Bill rampait sur le reste de tablier, reprenant son assise…il finit par se
remettre debout et resta un instant sans bouger, tête baissée, cherchant
visiblement à reprendre le contrôle de son cœur emballé. Dos tourné à ses
deux compagnons, il leva la main gauche.
-
C’est
bon…je disais : faut se méfier, c’est pourri.
Il
reprit sa progression. Comme il a été dit plus haut, en arrivant de l’autre
côté de la gorge, il restait quelques mètres de pont à peu près intact.
L’Ecossais y parvint sans nouvel incident, et prit pied sur la « terre
ferme ». Il se retourna et son rire se répercuta sur les falaises sombres
au-dessus du maelström.
-
Allez-y,
c’t’une promenade de santé.
-
A
toi, M’Boli, et prends garde, fit Morane en tapant sur l’épaule du colosse
noir.
M’Boli
traversa sans encombre, reçu de l’autre côté par un Bill Ballantine
souriant et aux deux pouces levés.
-
A
vous, Commandant, et n’essayez pas de traverser en marchant sur le fil !
-
Tu
me connais.
-
Justement !
Bob
s’engagea résolument sur le pont en ruine, regardant soigneusement où il
mettait ses rangers. Il constata bien vite que le garde fou avait plus une vertu
psychologique que réellement sécurisante : les câbles s’étaient
encore détendus sous le poids de Ballantine, et Morane se demandait si une
autre traction un peu forte ne les ferait pas définitivement céder. A une
centaine de mètres sous les pieds du Français, les eaux écumantes de la
Sangah faisaient penser à un troupeau de buffles affolés galopant dans un défilé.
Assurément, celui qui tomberait là dedans serait tout aussi laminé ! Une
fraîcheur de tombeau montait de cet enfer liquide.
Lorsque
l’ensemble de madriers brisés et de traverses vermoulues se mit à osciller,
Bob n’avait fait qu’une dizaine de mètres. Il eut soudain l’impression
d’être pris dans un tremblement de terre. De l’autre côté, Bill hurla :
-
Bougez
plus, Commandant ! Nom de Dieu !
Morane
regarda son ami, dont les yeux s’étaient écarquillés, s’accrocha des deux
mains à l’un des câbles garde-fou, et constata avec un certain détachement
que le bord de la falaise, en face, semblait soudain s’élever comme sous une
poussée tectonique. Le pont sur la Gorge de Bunta s’effondra sous lui dans un
grand craquement sourd…
Ï
Miraculeusement,
Bob n’avait pas été heurté dans sa chute par les morceaux de madriers et de
traverses précipités dans la Sangah. La plupart étaient certes sous lui au
moment de l’effondrement du pont, mais quelques-uns uns étaient passés à
moins d’un mètre en ronflant au milieu d’une pluie de débris. Agrippé au
câble du garde-fou, le Français eut d’autres raisons de remercier Dame
Chance : le filin d’acier cassa derrière lui avec un claquement sec,
alors que la portion de tablier sur laquelle il se trouvait avait déjà fait
une dizaine de mètres vers le fond de la gorge. Le câble, qui tenait toujours
du côté du précipice où se trouvait Bill et M’Boli se tendit ; les
poteaux de bois le reliant au tablier tinrent le coup, et Morane se retrouva
accroupi sur une sorte de plate-forme de deux mètres carrés, effectuant un
mouvement de pendule vers la falaise.
-
« Je
vais me briser les os !, pensa-t-il en un éclair de vague lucidité »
Au
dernier moment, Bob poussa sur les cuisses pour que son perchoir encaisse le
maximum du choc et l’amortisse. A la vitesse d’une locomotive, l’amas de
bois heurta la paroi de calcaire et explosa littéralement. Définitivement réduit
en miette, le morceau de pont se délita sous les pieds du Français, qui se
retrouva suspendu comme une araignée à son fil, les mains meurtries.
Rapidement, il enroula sa jambe gauche autour du câble pour soulager ses bras.
-
Commandant !,
appela Ballantine.
L’Ecossais
s’était jeté à quatre pattes au bord de la falaise, mais un léger surplomb
lui cachait son ami.
-
Suis
toujours là, Bill, répondit Morane
Il
entendit un grand cri de joie.
-
Vous
bilez pas, on va vous hisser en moins de deux avec M’Boli ! Tenez bon !
Aussitôt,
Bob se sentit remonter lentement, sans à-coup, et la muraille se mit à défiler
devant lui, à moins de cinquante centimètres de son visage. Il leva la tête
pour l’examiner, cherchant à repérer une protubérance qui risquerait de le
gêner. Un léger mouvement, dans une petite anfractuosité de la roche, attira
soudain son attention…
Il
fallut une seconde pour que l’information enregistrée par ses yeux soit
clairement interprétée par son cerveau. Aussitôt, il ressentit comme un vide
se former au creux de son estomac, et des picotements parcourir son épiderme.
-
Stop,
s’écria-t-il. Plus un mouvement, Bill !
Le
temps pour Ballantine et M’Boli de réagir et de cesser de hâler leur
compagnon, et celui-ci avait encore progressé d’un mètre, juste ce qu’il
fallait pour se retrouver face à un trou aux bords déchiquetés de la taille
d’une roue de voiture, orné d’un petit arbuste épineux et occupé par un
gros serpent gris métallique…
Le
reptile, certainement dérangé dans son sommeil par l’effondrement du pont,
était dressé, cou aplati un peu à la manière d’un cobra, et émettait une
sorte de souffle strident ; sa langue bifide s’agitait en tout sens. Il
devait mesurer plus de trois mètres, autant que pouvait en juger Bob, et ce
dernier frissonna en voyant l’intérieur sombre de la gueule ouverte.
-
« Un
mamba noir ! »
Le
plus grand des serpents d’Afrique, l’un des plus rapides au monde, et
surtout l’un des plus venimeux. Si l’ophidien mordait Morane, celui-ci
ferait tout aussi bien de se laisser tomber dans les rapides bouillonnants de la
Gorge de Bunta : sans soins rapides et appropriés, les toxines inoculées
par le mamba provoqueraient une mort terrible par suffocation.
Bill
appela :
-
Commandant ?…
Commandant ?, qu’est-ce qui se passe ?
Bob,
les yeux fixés sur le reptile, qui visiblement n’était pas disposé à
reculer devant l’intrus, se garda de répondre. A ce stade, tout mouvement,
tout son, pourrait provoquer l’attaque.
-
« Ne
fait rien, Bill, pensait-il, surtout ne fait plus rien… »
Il
était au moins certain d’une chose, c’est que les deux colosses qui là-haut
tenaient sa vie entre leurs mains ne risquaient pas de fatiguer de si tôt.
Restait le principal problème : quand le serpent se détendrait pour
mordre, Morane aurait quelques fractions de secondes pour agir, et sa propre
rapidité ferait la différence entre la vie et la mort. Car il entrevoyait la
seule solution qui lui restait, et s’apprêtait à la mettre en œuvre.
Avec
une lenteur infinie, il déplia les doigts de sa main droite crispée sur le
filin d’acier jusqu’à le lâcher complètement. En même temps, il affermit
encore la prise de sa main gauche. Le grand reptile se balançait maintenant
d’avant en arrière, de plus en plus excité. Bob, dont les muscles se tétanisaient
peu à peu, savait qu’il ne pouvait laisser la situation s’éterniser, au
risque d’être obligé de bouger involontairement. Il décida donc de précipiter
les choses. Il cria :
-
Attaque !
Avec
un sifflement rageur, le mamba lui sauta au visage, gueule grande ouverte.
Morane entrevit les longs crochets aux pointes desquels perlaient une goutte de
venin ; sa main libre se détendit, frappant violemment le corps musculeux
juste derrière la tête. Le serpent tournoya, sa queue fouetta le bras de Bob,
et il plongea dans le vide en se tortillant. Morane le suivit du regard jusqu’à
ce qu’il disparaisse dans la rivière…
-
Remontez-moi !,
hurla-t-il d’une voix rauque.
En
arrivant au sommet de la paroi, où Bill et M’Boli le hissèrent par les épaules,
il constata qu’il claquait légèrement des dents. Il se laissa tomber par
terre, la tête entre les jambes.
-
C’était
quoi, le problème ?, demanda Ballantine.
-
Un
problème ?, articula le Français. Quel problème ?
-
C’est
quoi, ce machin ?… Qu’est-ce que çà pue !
Pour
toute réponse, M’Boli tendit son cigare à l’Ecossais, qui le prit comme
s’il allait lui exploser entre les doigts.
-
Fais
gaffe, Bill, t’as pas l’habitude, prévint Morane, debout à quelques mètres
du foyer.
Il
contemplait la plaine immense, à ses pieds, sous la lumière de l’énorme
pleine lune suspendue dans un ciel éclatant d’étoiles. Le regard portait à
des kilomètres, des kilomètres de savane plate comme une table, où les
pachydermes somnolents étaient les seules collines. Quelques arbres se
dressaient, comme jetés au hasard par un jardinier las d’entretenir une telle
vastitude. Des rugissements de fauves et des ricanements de hyènes formaient la
bande sonore de cette superproduction sur écran géant. Bob avait
l’impression d’avoir été projeté à l’aube de l’humanité.
Ce
sentiment était accentué par le lieu qu’ils avaient choisi comme campement,
au sommet d’une éminence boisée, sous une plate-forme rocheuse formant toit.
Une sorte de grotte peu profonde, qui avait provoqué le commentaire
suivant de Bill :
-
Chouette,
on va jouer les néandertaliens !
Par
moment, le géant tendait le bâton pour se faire battre, sans doute
volontairement. C’est donc sans surprise qu’il avait entendu son ami rétorquer :
-
T’auras
même pas besoin de maquillage !
Tandis
que Ballantine et M’Boli confectionnaient un feu, Morane s’était enfoncé
dans la brousse, pour revenir une trentaine de minutes plus tard porteur de deux
gigots d’antilope. A présent, il n’en restait pas grand chose ; des
gabarits comme l’Ecossais et le Balébélé, une fois affamés, ne se
contentaient pas de grignoter !
Bob
se retourna, s’avança vers le feu crépitant. La chaleur écrasante du jour
faisait place à une fraîcheur saisissante. Bill, les larmes aux yeux, une main
sur la gorge, rendait de l’autre, tremblante, son cigare à M’Boli.
-
Aaargh !,
râla-t-il, Faut dire que c’est plutôt du tabac d’homme !
-
A
l’odeur, ricana Morane, çà me rappelle autre chose que du tabac. D’ici à
ce que tu te mettes à voir des éléphants multicolores !
Tout
le jour, les trois hommes avaient progressé d’un bon pas, s’enfonçant
toujours plus avant sur le territoire des Balébélés. Ils avaient ainsi
parcouru environ vingt-cinq kilomètres lorsque le soleil avait plongé sur
l’horizon. Aucun incident notable n’était venu perturber leur marche, mis
à part un rhinocéros un peu trop agressif qu’il avait fallut effrayer
d’une décharge d’express tirée en l’air.
Ils
avaient peu parlé, concentrés sur l’effort, et, pour ce qui est des deux
blancs du moins, émerveillés par le spectacle de la grande plaine africaine.
Ce n’était pas la première fois, loin s’en faut, que Bob Morane et Bill
Ballantine foulaient les immensités sauvages de ce vieux continent qui avait
donné naissance à l’espèce humaine. Cette terre des mystères, des rivages
du désert libyen aux mines d’or du Witwatersrand, en passant par les jungles
terrifiantes du Congo, était faite pour des hommes comme eux, avides de
confrontation avec la beauté et la redoutable puissance de la nature encore
inviolée. Malgré leur inquiétude pour leurs amis enlevés et peut-être en
danger de mort, ils se sentaient exaltés, comme à chaque fois que le monde
leur offrait ce qu’il avait de plus beau.
Bob
était retourné s’asseoir devant le feu de camp et lui présentait ses mains.
M’Boli finissait son cigare artisanal, et ses yeux noirs brillaient un peu
plus que d’habitude. Bill avait cessé de se racler la gorge et son visage
perdait peu à peu la couleur de l’aubergine.
-
Demain
dans la journée, dit M’Boli, nous serons chez Bankutuh.
Morane
hocha la tête.
-
Espérons
qu’il aura quelques informations pour nous.
-
Vous
pensez que ceux que nous poursuivons se sont fait annoncer par un orchestre,
Commandant ?, railla Bill.
-
Non.
Mais le royaume de Bankutuh a beau être grand, ses hommes le parcourent de long
en large, ne serait-ce que pour chasser. Et puis les kidnappeurs de Leni et Alan
se rendent chez les Dingaris, et ils vont donc être obligés de traverser la
frontière entre le pays Balébélé et le territoire des Bakubis. Les guerriers
de Bankutuh surveillent en permanence cette limite, les deux tribus sont en
guerre plus ou moins ouverte depuis la nuit des temps !
M’Boli
cracha dans le feu, qui grésilla.
-
Bakubis !
Tous des Hommes-léopards !
Ballantine
fronça les sourcils.
-
Les
Hommes-léopards ? C’est pas encore fini, c’te mascarade ?
-
Jamais
fini, répondit le colosse noir, le regard plongé dans les flammes. C’est
l’Afrique…
Il
avait prononcé ces derniers mots avec un accent de fierté et de nostalgie.
Peut-être au fond de lui n’avait-il aucune envie de voir disparaître la
secte des Aniotos, malgré ses meurtres rituels qui régulièrement
ensanglantaient les villages de la brousse. Les superstitions ne sont-elles pas
la preuve qu’un peuple, un pays, résiste à la mortelle banalisation du
« progrès » ?
-
C’est
bien ce qui m’inquiète le plus dans toute cette histoire, reprit Morane ;
pénétrer chez les Bakubis, c’est comme plonger dans un aquarium plein de
« grands blancs » avec une blessure ouverte… J’en ai déjà fait
l’expérience. Si on ne les rattrape pas avant, les choses vont singulièrement
se compliquer.
Pendant
un long moment, il n’y eut plus que le bruit des insectes nocturnes, dont
beaucoup dansaient autour du feu de camp ; puis, Bill bailla, et même les
insectes se turent, effrayés…
-
Espérons
alors que Bankutuh nous donnera une escorte en plus de renseignements, fit
l’Ecossais.
M’Boli
secoua la tête.
-
Le
roi respecte Bwana Alan, et Leni. Il respecte aussi Bwana Bob… Mais il ne
commencera pas une guerre avec les Bakubis pour sauver des blancs. Je vous
l’ai dis, Bankutuh vieilli, et de jeunes guerriers veulent revenir aux anciens
temps, quand les Balébélés n’avaient aucun contact avec les occidentaux.
-
C’est
quand même le roi, non ? protesta Ballantine. Va pas se laisser marcher
sur les pieds par des jeunots ?
M’Boli
rit silencieusement.
-
Chez
nous, si un guerrier provoque le roi en duel et le tue, il devient roi. Bankutuh
doit éviter d’être provoqué. Il a déjà…
Le
grand noir s’interrompit, et leva lentement la tête, figé, dans une attitude
d’intense attention.
-
Qu’est-ce
que…, commença Bill.
La
main de Morane se tendit vers la Winchester posée juste à côté. Plus tard,
il devait remercier les Dieux de n’avoir pas eu le temps de s’en emparer.
Les fourrés autour de leur abri s’animèrent, et une vingtaine de formes
humaines sortirent de la nuit, coiffées de plumes ondoyantes et brandissant des
sagaies aux fers luisants.
Ï
Amir
Al Wallid leva la main, et Salim appuya sur la pédale de frein, immobilisant la
Land Rover grise à un mètre du bord de la falaise. Le chauffeur resta au
volant, laissant tourner le moteur, et enclencha la commande du treuil avant
dont le tambour se mit à ronronner. Le fin câble d’acier se déroula, et
Hussein, le plus jeune et le plus frêle des quatre arabes, s’en saisit, le
guidant soigneusement pour éviter qu’il ne s’emmêle. Au bout d’une
minute, Salim stoppa le treuil. Akbar, le géant barbu, fouilla à l’arrière
du véhicule et en tira un fusil ressemblant à un lance harpon de plongée. Il
l’ouvrit, l’arma d’une grosse cartouche brune de la taille d’une fusée
de détresse, et le referma d’un coup sec. Puis il introduisit dans le canon
une tige d’acier munie d’une boucle et d’une tête de grappin. Il fixa
l’extrémité du câble à la boucle, et s’approcha du gouffre. Une poussière
de gouttelettes irisée montait de la Sangah.
Akbar
épaula, visa la portion de pont qui restait intacte, sur l’autre rive, et
pressa la détente. Il y eut une détonation sourde, un peu de fumée, et le
harpon fila vers son objectif, dans le bois duquel il s’enfonça profondément.
Puis, Akbar posa le fusil sur le capot du 4x4, et Salim fit à nouveau démarrer
le treuil, en sens inverse, enroulant le filin. Amir Al Wallid observait les opérations,
bras croisés ; le médaillon d’argent sur sa poitrine accrocha un rayon
de soleil matinal.
-
Stop !,
fit Akbar de sa voix de basse.
Salim
arrêta le treuil, coupa le contact et descendit de la Land.
-
A
toi Hussein, ordonna Al Wallid.
Le
jeune arabe attacha rapidement une corde à sa taille et se laissa couler en
souplesse le long du câble. Accroché par les mains et les jambes, agile comme
un ouistiti, il traversa sans à coup, au-dessus du précipice grondant.
Lorsqu’il prit pied sur l’amorce de la passerelle effondrée, Salim et Akbar
venaient de finir d’attacher quatre sacs à dos à la corde, un tous les
trente mètres environ. Il suffit alors de les suspendre au filin d’acier par
une bretelle, et Hussein les hâla.
Un
quart d’heure plus tard, seul Akbar restait auprès du tout-terrain. Il y pénétra,
s’installa à l’arrière sous la bâche, et s’affaira quelques instants.
Puis il traversa à son tour et rejoignit ses compagnons. Trois minutes s’écoulèrent…
Soudain, dans une déflagration qui fit résonner toute la Gorge de Bunta, la
Land Rover explosa, projetant alentour de morceaux de ferraille déchiquetée.
La charge de dynamite était placée sous l’essieu arrière, et sa puissance
était calculée soigneusement. Le 4x4 se dressa à la verticale sur son capot,
resta un court instant en équilibre, et bascula dans le précipice, pour s’abîmer
dans les flots furieux de la Sangah, qui l’engloutirent voracement. Seul un
panache de fumée bleutée demeura suspendu entre les deux parois rocheuses…
Le
jeune Hussein grimaça, et Amir Al Wallid lui sourit.
-
Aucune
trace de notre passage, dit-il. De toute manière, nous ne serions pas revenus
par cette voie.
Le
futur Maître de l’Ordre de l’Archange ne continua pas à exprimer sa pensée,
mais les trois autres la connaissaient : il y avait de grandes probabilités
pour qu’ils ne reviennent ni par cette voie, ni par une autre ; de
grandes probabilités pour qu’ils ne reviennent pas du tout…
Al
Wallid ouvrit son sac, et en tira ce qui s’avéra être une fois dépliée une
carte de la région, très précise, malgré les taches blanches qui marquaient
des zones inexplorées ; parmi celles-ci, le territoire des Dingaris
ressortait, presque entièrement vierge. Une ligne rouge sinuait sur la carte,
partant de Walobo pour rejoindre la Gorge de Bunta, puis pénétrant les terres
des Balébélés, des Bakubis, et s’achevant en plein cœur du vide marquant
le pays Dingari.
Un
observateur averti aurait remarqué que ce tracé était rigoureusement
identique à celui dessiné sur une autre carte, vieille celle-ci de plusieurs
siècles, et conservée dans sa demeure de Damas par Muhammad Al Wallid, le père
d’Amir.
Ce
dernier se repéra rapidement à la position du soleil, fit un geste de la main,
et les quatre arabes s’engagèrent entre les hautes graminées. Ils suivaient
désormais à pied l’ancien chemin relevé jadis par les tout premiers membres
de l’Ordre. Loin devant, avec un jour et demi d’avance, Bob Morane, Bill
Ballantine et M’Boli progressaient aussi sur cette piste mystérieuse, mais
ils ne le savaient pas. Et plus loin encore, les kidnappeurs d’Alan Wood et de
son épouse… Eux possédaient une copie de la carte de Muhammad Al Wallid et
mettaient aussi leurs pas dans ceux des hommes qui étaient jadis venus de si
loin pour gagner le cœur du continent noir.
Chapitre
5
-
Balébélés,
avait murmuré M’Boli avant de se lever lentement, imité par Bob Morane et
Bill Ballantine.
Les
guerriers noirs s’approchèrent de la petite grotte, sagaie brandie, formant
peu à peu un demi-cercle qui bientôt s’avéra destiné à prévenir toute
fuite des trois hommes groupés autour du feu.
Ils
étaient vêtus de pagnes en peau d’antilope tannée et de sandales
artisanales, et portaient autour du cou des colliers ornés de dents de fauves
et de perles de bois. Leurs coiffes étaient faites d’un bandeau de joncs
tressés dans lequel étaient piquées de grandes plumes blanches et noires,
plus ou moins nombreuses, sans doute en fonction d’un rang social ou
d’exploits passés. Leur peau couleur d’anthracite reflétait doucement la
lueur des flammes. Certains étaient marqués au visage des scarifications réservées
à ceux qui avaient déjà tué un ennemi au combat.
Ils
s’immobilisèrent… C’était un spectacle sauvage et impressionnant que ces
hommes silencieux, aux yeux luisants, au bras prêt à se détendre pour
projeter la mort, au couvre-chef s’agitant dans la brise. Visiblement, si leur
intention première n’était pas de tuer, ils étaient prêts à le faire au
moindre geste suspect de Bob et de ses amis. C’est donc avec une infinie
prudence que M’Boli leva la main pour les saluer. Il s’adressa au guerrier
se tenant au centre du demi-cercle, apparemment le chef à en juger par la
hauteur de sa coiffe de plumes.
-
Je
te vois, Impo, toi dont la valeur est connue loin au-delà de la Sangah !
Le
dénommé Impo, un géant dont la maigreur était trompeuse, car sous sa peau
les muscles étaient tendus comme des câbles, pencha la tête de côté et
observa son vis-à-vis.
-
Qui
es-tu, toi qui as choisi de trahir ton peuple et de porter les vêtements du
blanc ?
Bob,
qui comprenait assez bien le lingala, la langue véhiculaire des tribus de
l’Afrique centrale, vit M’Boli frémir sous l’insulte.
-
Je
suis M’Boli, et Bankutuh me connaît bien. Bankutuh ne considère pas M’Boli
comme un traître, mais comme un ami. Ces deux blancs sont aussi des amis de
Bankutuh. Mais peut-être Bankutuh a-t-il moins de sagesse qu’Impo ?…
Les
lèvres du guerrier se retroussèrent sur des dents taillées en pointe.
-
« Un
partout, la balle au centre, pensa Bob. Espérons que personne ne va s’énerver »
-
M’Boli
ne sait-il pas que le territoire des Balébélés est interdit aux étrangers,
et par-dessus tout aux blancs ?
-
M’Boli
le sait. Nous sommes venus en paix pour rencontrer le roi et lui demander de
l’aide.
Impo
sourit, mais ce sourire n’avait rien d’amical.
-
Demander
de l’aide, fit-il comme pour lui-même. Oui, de l’aide…
Puis
son visage redevint dur.
-
Tu
mens, cracha-t-il ! Je devrais vous tuer maintenant, toi et tes amis blancs ;
mais je ne le ferai pas. Je vais vous conduire au village de Bankutuh, puisque
c’est ce que vous voulez… mais pas pour y rencontrer, le roi, non ;
pour y être mis à mort !
-
Pourquoi ?,
s’écria Bob.
L’un
des Balébélés leva le bras, prêt à frapper Morane de sa sagaie.
Visiblement, un blanc risquait sa vie en adressant la parole à Impo. Ce dernier
fit un geste pour arrêter son guerrier et s’adressa à M’Boli.
-
Dis
à ton « ami » que j’aurai plaisir plus tard à lui ouvrir le
ventre… Vous savez pourquoi vous avez mérité la mort !
-
Non,
répondit M’Boli. Et tu devras nous accuser publiquement, si tu veux prendre
notre vie ! C’est la coutume !
Impo
ricana.
-
La
coutume sera respectée, sois tranquille. Vous pourrez même devant les anciens
nier avoir tué un Balébélé, hier, à une demi-journée de marche de ce lieu !
Vous pourrez vous défendre… avant d’être tués !
M’Boli
allait rétorquer qu’hier lui et ses compagnons étaient encore hors du
territoire balébélé, mais Impo donna un ordre à ses guerriers, qui pointèrent
leurs armes et s’approchèrent.
Bill
n’avait pas compris l’échange de paroles, mais saisit assez bien ce qui se
passait.
-
On
leur fait bouffer leurs plumes, Commandant ?
-
Pas
envie d’être changé en porc-épic… on courbe le dos pour l’instant.
Sans
résister, les trois hommes se laissèrent donc désarmer et lier les mains dans
le dos. L’un des guerriers noirs étouffa le feu en y jetant de la terre, puis
une colonne se forma avec Bob, Bill et M’Boli au centre. Les Balébélés et
leurs captifs s’enfoncèrent dans la nuit.
Ï
Poussés
sans ménagement par leurs geôliers, piqués cruellement de la pointe d’une
sagaie lorsqu’ils trébuchaient, Bob et ses compagnons progressèrent une
bonne partie de la nuit, à un train d’enfer. La savane avait fait rapidement
place à la forêt dense, et la marche était devenue un véritable calvaire.
Certes, c’était la nuit et il ne faisait pas trop chaud, mais en contrepartie
ils avançaient dans une pénombre profonde malgré la lune ronde, dont la
faible lueur ne parvenait pas jusqu’au sol spongieux.
Même
la nyctalopie de Bob ne lui était à peu près d’aucun secours, car les Balébélés
ne leur laissaient de toute manière pas le temps de prendre garde aux embûches.
Les
vêtements et la peau déchirés par les épines acérées, chutant lourdement
lorsqu’ils se prenaient les pieds dans des racines traîtresses, bloqués
voire étranglés par des lianes tendues en travers du vague sentier qu’ils
suivaient, ils finirent au bout de deux heures par mettre machinalement un pied
devant l’autre sans plus chercher à éviter les multiples pièges de la
jungle. Et encore n’étaient-ils pas en tête de la colonne, où deux
guerriers noirs ouvraient la voie à coup de machette.
Dans
son dos, Morane entendait de temps en temps Bill pousser des jurons sonores, et
insulter les Balébélés dans des termes fleuris. A un moment, il y eut un
grand remue ménage indiquant le début d’une échauffourée, et le Français
interpella son ami, tout en essayant de conserver son équilibre au passage
d’une profonde flaque boueuse :
-
Du
calme, Bill !
-
Z’en
avez de bonnes, Commandant ! Y a un de ces cannibales qui prend ma couenne
pour de la viande à attendrir ! Aïe ! Nom de… Prends çà, ordure !
Un
cri de douleur dans le dos de Bob prouva que la riposte de l’Ecossais avait
fait mouche, mais un grand bruit de feuillages remués indiqua également que le
géant, mains liées, ne faisait pas le poids contre plusieurs guerriers.
Ils
finirent par émerger de la zone de forêt, et le périple continua. Pendant
encore deux bonnes heures, la troupe pénétra de plus en plus avant dans une région
de collines basses couvertes de bois d’acacias et de vanilliers. Les Balébélés,
imposant toujours à leurs captifs une allure soutenue, entonnèrent un chant
rythmé, frappant par moment leur poitrine du plat de la main.
Bob,
malgré son extrême résistance, commençait à être ivre de fatigue. Il
savait heureusement que l’épreuve touchait à sa fin, car M’Boli lui avait
annoncé que le village de Bankutuh n’était plus très loin. Le Français
avait d’ailleurs l’impression de reconnaître les lieux.
La
marche étant désormais plus aisée sur les monts où poussait une herbe rase,
Morane put se concentrer sur les questions qui le taraudaient depuis leur
capture, et tout d’abord sur celle-ci : Pourquoi Impo était-il si sûr
de lui quand il les accusait du meurtre d’un Balébélé au moment où ils se
trouvaient encore sur la piste entre Walobo et la Gorge de Bunta ? Etait-ce
un simple prétexte pour s’offrir la tête de deux blancs ? Il lui aurait
suffit de les larder de coups de sagaie en pleine brousse, inutile d’inventer
cette histoire de crime. De plus, c’était bien vers le village où Bankutuh
avait sa cour qu’Impo menait ses prisonniers, comme il l’avait dit pour y
subir une sorte de procès sommaire avant d’être mis à mort. L’assassinat
qu’on voulait leur imputer était donc très certainement bien réel. Et
s’il n’y avait pas de doute dans l’esprit d’Impo sur leur culpabilité,
c’était sans doute que les circonstances du meurtre impliquaient la
participation d’occidentaux.
-
« Les
armes !, pensa soudain Morane tout en franchissant d’un bond un large
ruisseau ».
Ce
devait être çà. Le Balébélé avait sans doute été tué par balles. Les
sujets de Bankutuh ne possédaient pas d’armes à feu, symboles pour eux de
l’agression du monde blanc, et de plus armes de lâche, tuant à grande
distance sans aucun risque. Mais alors, quels autres hommes blancs se trouvaient
l’avant-veille dans les environs ?… La réponse était évidente, et éclairait
d’un jour nouveau le rapt d’Alan Wood et de son épouse. Il y avait en effet
peu de chances pour que beaucoup d’occidentaux se trouvent dans les parages en
même temps. Ce qui devait signifier que les auteurs de l’enlèvement étaient
des blancs. Cette mésaventure avait donc au moins le mérite de confirmer que
Bob et ses amis se trouvaient toujours sur la piste des ravisseurs. Raison de
plus pour ne pas ralentir la traque à cause des fausses assertions d’Impo.
Morane
était inquiet, bien entendu ; qui ne le serait pas à l’idée d’être
livré à une tribu de guerriers Africains à demi sauvages ? Mais il ne
doutait pas que Bankutuh leur accorderait non seulement le bénéfice du doute,
mais de plus les aiderait dès qu’il connaîtrait les circonstances de leur présence
sur ses terres.
A
l’est, la nuit pâlissait déjà, et une bande étroite de clarté se
dessinait au-dessus des collines. Droit devant, dans l’obscurité moins dense,
se dressa peu à peu ce qui semblait être un grand plateau tabulaire, semblable
aux tepuys d’Amérique du sud. Là, Bob le savait, se trouvait le but
de leur course harassante : le village balébélé.
Au fur et à mesure de l’approche, l’imposante formation granitique
les écrasa de sa hauteur vertigineuse, supérieure à trois cent mètres. Ils
parvinrent bientôt à sa base, et purent contempler le formidable flanc de ce géant
de pierre. Une faille étroite fendait cette falaise du haut en bas, et les
guerriers qui allaient en tête s’y engouffrèrent, suivis par les prisonniers
et l’arrière-garde. Au-delà de l’immense portail naturel, un sentier
seulement assez large pour laisser passer trois ou quatre hommes grimpait à
quarante cinq degrés vers le sommet du plateau. C’était là le seul chemin
d’accès, et Bob, tout en titubant dans la caillasse, ne pouvait encore une
fois qu’être impressionné par la
quasi-inviolabilité du lieu : un ennemi, même largement supérieur en
nombre, n’avait pratiquement aucune chance de prendre d’assaut le centre névralgique
du territoire des Balébélés. Il suffisait de quelques défenseurs postés en
haut du sentier pour le tenir indéfiniment, projetant sagaies et rochers sur
les assaillants.
Au
terme d’une montée qui les acheva littéralement, Morane, Ballantine et
M’Boli prirent pied au sommet, alors que le premier rayon du soleil balayait
la surface presque parfaitement plane du plateau. Des hommes montaient la garde,
assis autour d’un feu dont il ne restait que des braises. Sans doute était-ce
pareil chaque nuit. Ils regardèrent passer la troupe d’un regard
indifférent, sauf lorsqu’il
se posait sur l’un des captifs : alors, la haine faisait étinceler leurs
yeux. Apparemment, le « télégraphe de brousse » avait fonctionné,
et les soit disant meurtriers étaient attendus de pied ferme.
Cette
impression fut très vite confirmée, quand les hommes d’Impo et leurs
prisonniers pénétrèrent dans le grand village, situé au centre du plateau,
près d’un lac de dimensions respectables. Même si les Balébélés
n’avaient pas pour habitude de faire la grasse matinée, il était inhabituel
qu’une telle foule soit amassée entre les cases de branchages de si bonne
heure. Hommes en pagnes, femmes souvent nues jusqu’à la ceinture, gamins au
ventre rebondi, tous dévisageaient les captifs aux vêtements déchirés et aux
visages égratignés, et une colère sourde émanait de ce rassemblement. Au
moment où Bob et ses amis, bousculés par les guerriers emplumés, passaient à
proximité de l’énorme baobab central, une pierre atteignit le Français à
l’épaule. Ce fut le signal d’un déchaînement de violence : une pluie
de projectiles s’abattit sur les trois hommes, qui durent baisser la tête et
se courber pour essayer d’éviter la lapidation. Impo réussit à ramener le
calme, à grands coups de la hampe de sa sagaie, et la foule cessa de les
bombarder, se contentant de les insulter.
Les
captifs furent alors conduits vers la périphérie du village, jusqu’à une
case. La portière en cuir de buffle qui la fermait fut soulevée, et ils furent
jetés à l’intérieur sans ménagement. Bill s’embroncha et roula sur le
sol de terre battue. Avant que leur cellule ne soit refermée, Morane prit le
risque de se retourner pour lancer en lingala :
-
Nous
voulons comparaître devant Bankutuh, Impo ! Maintenant !
Impo
écarta de la main l’homme qui maintenait la porte de cuir. Il sourit de
toutes ses dents de fauve.
-
Bankutuh ?…
Il est quelque part, en chasse lui aussi. Il cherche ceux qui ont tué notre frère.
Mais Bankutuh est vieux, et Impo est jeune… Impo vous a trouvé. Il reste
assez d’anciens ici pour décider de votre mort. Quand le roi reviendra, les
vautours auront déjà bien entamé vos carcasses…
La
portière de la case retomba, plongeant Bob et ses compagnons dans la pénombre.
Bill, resté assis par terre, résuma la situation.
-
J’ai
l’impression que ça commence à sentir le gaz, Commandant…
Ï
Trois
heures environ s’étaient écoulées ; de l’extérieur leurs
parvenaient les milles bruits du village balébélé : bêlements de chèvres,
caquètements de volailles, cris et rires des marmots…
Bill
se racla la gorge et fit craquer ses jointures. Quelques minutes à peine après
leur enfermement dans la case-prison, il avait fait une démonstration
surprenante de sa force en brisant la liane qui liait ses poignets, tel un
hercule de foire. Il avait ensuite libéré ses compagnons. Pour la centième
fois peut-être, il gronda :
-
Fait
soif ; et faim…
Puis :
-
Là,
y a pas loin pour que je foute en l’air ce tas de branches pour aller boire un
coup dans le lac et m’envoyer un poulet, cru et avec les plumes ! C’est
pas humain de nous laisser la soute vide après nous avoir fait crapahuter à
travers toute l’Afrique !
-
Tu boirais de l’eau ?,
répliqua Morane. La situation est vraiment désespérée…
Sans
relever le sarcasme, l’Ecossais se dirigea vers la porte de cuir de leur
cellule, et Bob vit venir le moment où effectivement le géant allait sortir et
dévaster la moitié du village. Ce qui aurait pour conséquence de hâter sa
mort.
Bill
n’eut cependant pas le temps d’aller jusqu’au bout de ses intentions
belliqueuses. La portière s’écarta, et plusieurs guerriers noirs pénétrèrent
dans la case, sagaies pointées. Bob distingua Impo se tenant à l’extérieur.
Les trois prisonniers furent bousculés, poussés dehors, dans la lumière crue
du soleil. Le visage d’Impo se crispa sous l’effet de la colère, et il s’écria :
-
Qui
les a libérés ? Qui ?
Entrant
dans une crise de rage, l’échalas se mit à frapper les hommes qui
l’entouraient, en accusant les uns et les autres d’avoir ôté les liens des
prisonniers. Ce qui bien entendu fit naître un grand sourire sur la face de
Ballantine. C’est donc les mains libres que ce dernier et ses deux amis furent
conduits à travers un dédale de cases et de jardinets, encadrés par une
dizaine de gardiens sur le qui-vive.
Il
n’y eut cette fois aucune agression physique de la part des Balébélés,
juste des regards hostiles.
Bientôt,
le petit groupe parvint en lisière du village et se dirigea vers un grand bois
d’immenses fromagers, sous les frondaisons desquels il s’engagea. Une minute
plus tard, ils s’avancèrent dans une clairière où régnait un calme et un
silence de cathédrale. Au centre de l’espace dégagé se dressait une grande
case, longue d’une trentaine de mètres, au toit de branches presque noir. Le
bâtiment était ceint d’une barrière de bois aux très longs poteaux peints
de couleurs vives et décorés de milliers de gris-gris. Bob, qui se doutait
depuis un moment de leur destination, reconnut la case royale, à la fois
demeure de Bankutuh, siège du gouvernement, lieu de culte, tribunal…
Impo
en tête, ils pénétrèrent dans le bâtiment, accueillis par une relative fraîcheur
et une pénombre profonde. Passé un vestibule aux
parois de torchis ornées de crânes d’animaux et fermé par une portière
de joncs tressés, ils se retrouvèrent dans la salle du trône…
Prenant
le jour par un trou dans la toiture destiné également à évacuer la fumée
d’une dizaine de torches accrochées aux murs, la pièce, d’une centaine de
mètres carrés, n’était meublée que de bancs de bois sur le pourtour. Deux
poteaux soutenaient la charpente ; au fond, sur une estrade, un grand siège
d’ébène à haut dossier, sans le moindre ornement.
Sur
le trône de Bankutuh était assis un vieillard rabougri, vêtu d’une tunique
de lin blanche. Affalé serait plutôt le mot juste, tant il était recroquevillé
sur lui-même. A sa gauche et à sa droite, sur l’estrade mais en contrebas,
se tenaient quatre autres vieux Balébélés. Tous regardèrent les prisonniers
et leurs gardes prendre place au centre de la salle, alors qu’Impo s’arrêtait
juste au pied de l’estrade, faisant face au trône.
-
Je
te vois, Sambayo, sage parmi les sages !, déclama-t-il. Ces étrangers et
ce renégat sont les coupables du meurtre de notre frère Imala. Impo les a
trouvés, capturés, et traînés devant ce tribunal, pour que leur crime soit
puni selon nos coutumes. Que le conseil juge…
Il
baissa la tête et recula d’un pas, mais tout dans son attitude témoignait du
peu de respect qu’il éprouvait pour les cinq vieillards. Le dénommé Sambayo
parut se recroqueviller encore un peu plus sur le fauteuil d’ébène trop
grand pour lui, dans tous les sens du terme. Il chevrota :
-
En
l’absence de Bankutuh…
-
En
l’absence de Bankutuh, interrompit Impo d’une voix tranchante, c’est toi
qui règne, Ô Sambayo. C’est donc à toi de condamner ces blancs ; et
leur châtiment ne peut-être que la mort !
Morane
et Ballantine échangèrent un regard entendu. Il s’agissait bien là d’un
tribunal fantoche réuni pour appliquer à leur encontre la plus expéditive des
justices. Rien ne servirait de protester, les dés étaient pipés depuis le début.
Ne leur restait plus qu’à saisir la moindre occasion pour se servir de leurs
poings et tenter de fuir.
Aux
dernières paroles d’Impo, le vieux Sambayo s’était mis à trembler. Il
faisait réellement pitié, pris entre sa peur de l’échalas et celle de
commettre un crime de lèse-majesté en n’attendant pas le retour du roi pour
juger les hommes accusés du meurtre d’Imala. Le seul fait d’avoir osé
s’asseoir à la place de Bankutuh devait le terroriser.
Brisant
le silence pesant qui s’était installé, Impo s’écria :
-
Condamne
ces chiens ! Maintenant !
Le
vieillard leva une main tremblante et s’apprêtait sans doute à obéir,
lorsque le bruit produit par la portière de joncs violemment écartée fit se
retourner Impo et ses hommes, ainsi
que Bob et ses compagnons…
Un
gigantesque Balébélé s’avança dans la salle du trône, suivi par plusieurs
guerriers aux coiffes de plumes. Aussi grand que Bill Ballantine, mais pesant
sans doute près de deux fois plus, il était vêtu d’un pagne en peau de
panthère, et sur ses épaules colossales était posée une cape confectionnée
avec la crinière de quatre ou cinq lions. Il tenait dans sa main formidable une
sagaie à sa mesure, et sous sa peau sombre, luisante de sueur, roulaient des
muscles massifs, à peine enrobés de graisse malgré l’âge. Il avait sans
doute dépassé la soixantaine, mais dans son visage rond aux joues gonflées,
les yeux étaient vifs, attentifs, et pour l’heure pleins de colère.
Bankutuh,
roi des Balébélés, marqua un instant de surprise en reconnaissant Morane. Il
ne s’adressa pourtant pas à lui et reporta son attention sur le groupe formé
par Impo, Sambayo et les quatre autres sages. Il fit quelques pas vers son trône,
et il était étonnant que sa marche ne fasse pas trembler la terre… Sambayo,
gris de peur, sauta littéralement du siège d’ébène, et les cinq vieillards
se fondirent dans la pénombre derrière l’estrade. Impo courba l’échine.
-
Je
te vois, Grand Roi Bankutuh, puissant taureau aux mille épouses, père de tous
les Balébélés !
Le
roi ne répondit pas par la formule de salutation consacrée, ce qui était déjà
une marque d’hostilité.
-
Impo,
mon fils… Est-ce toi qui a nommé Sambayo pour me succéder sur le trône ?,
fit-il d’une calme voix de basse. Je ne suis pourtant pas encore mort…
-
Te
succéder ? Impo n’a convoqué les sages que pour juger ces blancs,
coupables du meurtre d’Imala.
-
Impo
ment !, fit Bob. Nous n’avons tué personne, nous n’étions même pas
sur le territoire des Balébélés quand ce meurtre a été commis !
L’échalas
jeta sur le Français un regard haineux, et sa main se crispa sur la hampe de sa
sagaie. Il se contint à grand peine, sachant très bien que cet endroit était
sacré et que celui qui y répandrait le sang, mis à par le roi lui-même,
serait immédiatement condamné à mort. Il se tourna à nouveau vers Bankutuh.
-
Voit,
Grand Roi, s’écria-t-il, voit comme cet étranger te manque de respect en
osant prendre la parole sans que tu l’y ai autorisé !
-
Je
connais cet « étranger », répliqua Bankutuh, et j’ai confiance
en lui. Il ne tue jamais sans raison, et si un homme peut parler sans ma
permission, c’est bien lui ! Quant à Impo, il n’est pas le mieux placé
pour évoquer le respect qui est dû au roi des Balébélés.
Les
yeux d’Impo roulèrent de droite et de gauche, cherchant le soutient de ses
guerriers, mais ceux-ci détournèrent le regard, et plusieurs firent quelques
pas pour s’éloigner furtivement de lui.
-
Que
veut dire Bankutuh ?, demanda-t-il d’une voix sourde.
-
Il
y a bien trop longtemps qu’Impo attend l’heure de défier Bankutuh pour lui
ravir le trône… Peut-être Impo devrait-il aujourd’hui se décider, puisque
les sages sont réunis.
Il
n’y eût pratiquement aucun signe dans l’attitude de l’échalas laissant
paraître son intention. Un infime changement chez le guerrier qui se tenait à
cinq ou six de lui dut pourtant alerter Bankutuh. Avec une rapidité et une
souplesse confondantes pour un homme aussi massif, il fit un saut de côté,
tandis que son bras épais comme un python se détendait. La sagaie projetée
traîtreusement par Impo le frôla et alla en vibrant se ficher dans un des
poteaux soutenant la toiture de la case. L’arme de Bankutuh, elle, frappa le
guerrier en pleine poitrine, le transperçant de part en part avec un bruit écœurant
de côtes brisées. Impo fut projeté en arrière et tomba sur le côté, les
jambes agitées de soubresauts…
Bankutuh,
sans un regard pour son ennemi abattu, grimpa tranquillement les marches menant
au trône, sur lequel il prit place en ramenant sa cape sur ses genoux. De
l’index, il désigna Bob et ses compagnons.
-
Sachez,
et faites savoir a tous que ces hommes sont mes invités, et les amis des Balébélés ;
mes amis… Celui qui s’en prendra à eux deviendra l’ennemi de
Bankutuh. Vous venez à nouveau de voir ce qu’il en coûte d’être
l’ennemi de Bankutuh. Maintenant, sortez tous, mes enfants ; et que le
corps d’Impo soit livré aux charognards, en exemple.
Les
guerriers et les vieux sages s’en furent dans de multiples inclinaisons du
buste, et seuls demeurèrent dans la case royale Bob, Bill, M’Boli et le roi.
Ce dernier se leva alors et descendit de l’estrade en souriant de toutes ses
dents.
-
Comme
on dit chez les blancs, « voilà une bonne chose de faite »… Bob,
mon frère, dis-moi ce qui vous amène, toi et tes amis, chez les Balébélés.
-
C’est
une longue histoire, Grand Roi, une longue histoire…
Chapitre
6
Assis
en tailleur sur des peaux de zèbres autour d’un plateau de deux mètres de
diamètre servant d’assiette commune, dans la grande pièce de réception de
la case royale, le roi des Balébélés et ses hôtes achevaient un substantiel
repas (cuissot d’antilope, ragoût de cochon sauvage, ignames et manioc, le
tout arrosé d’eau et de koutoukou, l’alcool de palme). Bankutuh avait mangé
comme quatre, et Bill comme trois.
Bob
venait de terminer le récit détaillé des circonstances qui les avaient amenés
jusqu’ici. Il s’empara d’une des calebasses d’eau et but une grande
rasade, puis s’essuya les lèvres du revers de la main. Bankutuh tapota son
ventre en barrique, lâcha un rot titanesque et secoua lentement la tête.
-
Ce
que tu me dis m’inquiète, Bob. Pas seulement parce qu’Alan et Leni ont été
enlevés, mais surtout à cause de l’endroit où ils sont emmenés…
-
Où
ils semblent être emmenés, du moins, répondit Ballantine en tendant une main
avide vers la calebasse de koutoukou. Après tout, le seul élément qu’on a,
c’est un mot lâché par un malfrat agonisant, au pont de Bunta.
-
Il
y a autre chose…, fit Bankutuh.
-
Cet
homme qui a été assassiné, cet Imala, demanda Morane… On l’a retrouvé où ?
Deux
très jeunes filles entrèrent en silence dans la salle et soulevèrent le
plateau à présent presque vide. Sans doute deux des épouses du roi. Ce
dernier sourit.
-
Ta
question prouve que tu suis mon raisonnement… Imala a été tué de trois
balles, avant-hier, vers le nord-est, à moins d’une heure de marche du
territoire des Bakubis. Il faisait partie de mes gardes-frontière. Des
guetteurs sont postés en permanence le long de la Maramba, qui délimite les
terres des Balébélés de celles des Bakubis. Nos deux peuples sont en guerre
plus ou moins ouverte depuis toujours, tu le sais.
-
Et
les Balébélés ont toujours vaincu, ajouta M’Boli avec fierté.
-
Et
ils auraient sans doute été noyés dans leur sang si M’Boli vivait encore
parmi nous, ajouta le roi.
M’Boli
inclina la tête, ému par le compliment. Bob reprit, sombrement.
-
Tout
concorde. « Ils » avaient deux journées d’avance sur nous. Les
deux journées nécessaires pour traverser ton royaume du sud au nord. Quand
nous étions encore au pont, ils étaient presque déjà chez les Bakubis. Imala
les a sans doute repérés, pistés peut-être, et ils l’ont tué. Ils vont
bien chez les Dingaris. Dans un sens, Impo nous a rendu service en nous
conduisant ici à marche forcée.
-
Pourquoi ?,
demanda Bill.
-
Je
doute que les autres marchent la nuit ; ils ne savent pas que nous les
suivons. Nous avons donc gagné des heures précieuses.
-
Ouais,
à part que j’ai les semelles de mes godasses usées jusqu’aux genoux !
Il
y eut un silence, chacun ruminant des pensées pessimistes. Puis Bankutuh reprit :
-
Vous
ne les rattraperez pas avant qu’ils n’entrent chez les Dingaris, à moins
que les Bakubis ne les interceptent ; et
alors…
-
Et
alors il y aura beaucoup de veuves et d’orphelins au-delà de la Maramba,
acheva M’Boli en montrant les dents.
Bob
soupira et se passa la main dans les cheveux.
-
Espérons
qu’« ils » passeront sans encombre.
-
Et
nous aussi, ajouta Bill en reprenant un gobelet de koutoukou.
-
Parle-nous
de ces Dingaris, Bankutuh. On en sait à peu près autant sur eux que sur les
plus reculées des tribus papoues.
Le
roi grimaça, ce qui lui donna un air particulièrement féroce.
-
Ceux
qui vivent non loin de leur territoire ne les connaissent pas non plus. On les
surnomme « les fantômes de la forêt » ! Leur pays est couvert
de jungle et de marais, il est presque impénétrable. Ils n’ont aucun
contact avec l’extérieur ; les plus vieux des Balébélés comme Somoya
n’ont jamais vu un Dingari. Les Bakubis eux-même les craignent. On dit que
c’est un peuple très ancien, peut-être le plus ancien d’Afrique.
Il
fit une pause avant de continuer, un peu hésitant.
-
Il
existe des légendes sur les Dingaris…
Bob
sourit.
-
Nous
sommes sur le continent des légendes. Chaque peuple a les siennes.
Bankutuh
secoua lentement la tête.
-
Celles
des Dingaris sont différentes ; aucune n’est poétique, parlant
d’amour ou de faits d’arme héroïques… Il n’y a que de la terreur et du
sang à leur sujet dans nos traditions orales. On dit que voilà des siècles,
il y eut une guerre entre les Dingaris et des nomades musulmans venus du nord, là
où se trouve maintenant le Tchad. Les Dingaris étaient envahis, presque
vaincus… Ils auraient alors invoqué un puissant démon, plus puissant encore
que Juju, et les assaillants auraient tous été anéantis par ce démon.
Morane
haussa doucement les épaules.
-
Voilà
qui reste assez traditionnel, comme légende.
-
Peut-être…
mais… il y a une dizaine d’années, au cours de l’une des plus dures
guerres avec les Bakubis, j’ai pénétré leur territoire à la tête d’une
armée. Ils ont reculé, jour après jour, tout en nous harcelant.
Le
regard de Bankutuh s’était soudain perdu dans le vague de ses souvenirs.
-
La
nuit, leurs hommes-léopards déchiraient mes guerriers. Le jour, nous tombions
sous leurs flèches empoisonnées ou dans des pièges garnis de pieux ;
mais toujours ils reculaient. Nous avons fini par arriver à la frontière du
pays Dingari, en bordure d’un immense marécage. Là, les Bakubis ont cessé
de reculer. Pas par peur de s’enliser, non, mais ils préféraient mourir en
nous combattant (nous étions cinq fois plus nombreux qu’eux) que de
s’aventurer chez les fantômes de la forêt. Nous avons massacré les Bakubis,
presque tous, jusqu’à la tombée du jour. Une dizaine a fini par tenter sa
chance dans les marais…
Les
yeux de M’Boli brillaient. Il vivait visiblement la scène et regrettait de ne
pas avoir pris part à cette bataille. Bob et Bill écoutaient, eux-aussi fascinés
par ces images d’un autre monde.
-
Nous
étions épuisés, poursuivait Bankutuh, et nous avons établi là notre camp et
fêté la victoire. Et puis, vers l’aube…
Stupéfait,
Morane vit l’immense roi frissonner légèrement ; et ce n’était pas
de froid !
-
On
a entendu des hurlements, assez loin, venant des marécages ; les
hurlements de plusieurs êtres humains, et pourtant…jamais je n’ai entendu
un homme hurler de cette manière, même sous les plus terribles supplices !
Mais ce n’était pas tout… il y avait aussi ce bruit, ce grondement…
rauque, caverneux ; comme une bête… sans doute énorme…ou un démon.
Le
roi se tut, apparemment encore terrorisé par cette ancienne nuit. Bob suggéra,
a voix presque basse tant l’ambiance dans la salle était devenue oppressante.
-
Les
Bakubis auront été attaqués par des lions, ou des crocodiles…
-
Non,
Bob. Quand le soleil a été haut, un guerrier Balébélé plus courageux que
les autres a pénétré chez les Dingaris. Il a suivi la piste des Bakubis
pendant deux heures. Le marécage
n’était pas très grand. Finalement, ce guerrier a pris pied sur la terre
ferme, et là, il a trouvé les Bakubis… ils n’avaient pas été dévorés
par un quelconque animal. Ils étaient… broyés ! Membres arrachés, têtes
écrasées, et aucune marque de coupe-coupe ou de couteau. Le guerrier alors a
perdu tout courage et a pris la fuite, revenant vers notre camp.
Bill
prit la parole.
-
Peut-être
cet homme a-t-il été tellement impressionné qu’il a halluciné ? Ou
peut-être qu’il a finalement eut trop peur pour continuer et qu’il a raconté
cette histoire pour se faire passer pour un héros ?
Bankutuh
sourit.
-
Ce
guerrier, Monsieur Ballantine, c’était moi…
L’Ecossais
ne put que bredouiller.
-
Ah…’videment,
ça change tout.
Après
un long moment de gène, Bob se secoua et dit.
-
Quoi
que ce soit qui nous attende chez ces mystérieux fantômes de la forêt, il
n’est pas question d’abandonner Alan et Leni. Nous allons nous reposer deux
heures, et reprendre notre route vers le territoire des Bakubis. Grand Roi,
peux-tu nous aider en nous faisant accompagner par quelques-uns de tes hommes ?
Bankutuh
parut soudain désolé.
-
C’est
impossible, Bob. Les Balébélés sont en paix avec les Bakubis depuis des mois.
Envoyer des hommes chez eux serait une déclaration de guerre. Même pour vous,
même pour sauver Alan et Leni, je ne peux pas risquer de faire couler le sang
de dizaines de guerriers. Mais je vais vous fournir un guide, le meilleur. Je
suis désolé, Bob, vraiment…
Bob
Morane leva la main.
-
Nous
comprenons, Bankutuh, nous comprenons. Tu es roi et ton premier devoir est
envers ton peuple. C’est tout à ton honneur de vouloir le préserver de la
guerre. Il y en a déjà tellement sur ce malheureux continent…
Bill
frappa dans ses mains.
-
Bon, nous
reste plus qu’a aller nous faire massacrer chez les Bakubis ou déchiqueter
chez les Dingaris… Vous savez quoi ? Mes prochaines vacances, c’est pas
dans le coin que je les passerai !
Ï
Amir
Al Wallid laissa doucement retomber le rideau de feuillage, sans cesser de
regarder, à environ trois cent mètres de leur cachette, la file de Balébélés
qui s’éloignaient. Ils étaient une dizaine et leurs coiffes de plumes
ondoyaient au-dessus des hautes herbes à éléphant au rythme de leur course
ample. Ils disparurent derrière un bouquet de flamboyants.
Ce
n’était pas le premier parti de guerriers noirs qu’Al Wallid et ses hommes
apercevaient depuis qu’ils avaient traversé la gorge de Bunta, la veille. Il
semblait que toute la région était en ébullition, et que quelque chose s’y
était produit. Amir Al Wallid connaissait bien le territoire des Balébélés,
pour y être venu à plusieurs reprises depuis qu’il avait atteint l’âge
adulte, une dizaine d’années plus tôt ; et c’était bien
la première fois qu’il était à ce point obligé de se dissimuler
pour éviter les autochtones. D’habitude, il ne rencontrait que quelques
chasseurs, faciles à éviter pour un homme tel que lui. Il lui était même
arrivé de séjourner plusieurs jours dans les parages sans rencontrer âme qui
vive. Peut-être une nouvelle guerre avec les Bakubis ? Amir Al Wallid ne
pouvait pas savoir que les groupes de guerriers noirs que lui et ses hommes
avaient croisés cherchaient activement le ou les assassins d’un certain
Imala, dont le meurtre allait conduire Bob Morane, Bill Ballantine et M’Boli
dans une bien périlleuse situation.
Al
Wallid se tourna vers le jeune Hussein à sa gauche et lui fit un signe de la
main. L’Arabe baissa lentement le canon de sa kalachnikov. Le géant Akbar, à
droite, fit de même.
-
Reposons-nous
un peu, fit Al Wallid. Nous repartirons dans une heure. Salim, tu prends la
garde.
Laissant
le chauffeur en lisière du bosquet d’épineux, les trois hommes se coulèrent
entre les branches entremêlées et s’allongèrent à même le sol, sur un lit
d’herbe sèche malodorante; il s’agissait à coup sûr de la bauge d’un
phacochère parti en vadrouille. L’animal ne les attaquerait certainement pas
s’il revenait, et si c’était le cas, ce serait tant pis pour lui.
Les
quatre hommes avaient marché toute la journée précédente, et toute la nuit,
ne s’accordant que de brefs instants de repos. Ce faisant, ajouté au fait
qu’ils prenaient le chemin le plus court vers les terres des Bakubis, ils
avaient en partie comblé leur retard sur Bob et ses compagnons, mais cela
aussi, bien entendu, ils l’ignoraient. Cette marche forcée aurait pourtant
plus tard des conséquences décisives sur la suite des évènements…
Quelques
secondes plus tard, Akbar et Hussein dormaient, en silence. Une des multiples
facettes de l’entraînement spartiate que l’Ordre de l’Archange leur avait
dispensé était la capacité à récupérer n’importe quand, n’importe où,
et en peu de temps.
Amir
Al Wallid resta éveillé quelques minutes. Il espérait que l’agitation dont
faisaient preuve les Balébélés n’était pas le résultat d’un nouveau
conflit avec leurs turbulents voisins. Les Bakubis en guerre ouverte avec les
hommes de Bankutuh, cela signifiait des batailles, des patrouilles, les hommes-léopards
se répandant dans la savane comme des fauves en chasse, bref cent fois plus de
risques de se faire repérer et écharper.
Demain
dans la journée, ils parviendraient à la frontière des terres de Dabakala
Juju, le « Roi-Sorcier » des Bakubis, « celui-qui-déchire-les-hommes »,
maître incontesté de la secte des Aniotos. S’il s’avérait que la région
était en paix, contrairement à ses craintes, la traversée du pays Bakubis ne
devrait pas poser de problème particulier. Il avait déjà parcouru la piste
qu’ils suivaient depuis Bunta, jusqu’à la limite du territoire des
Dingaris. En fait, il connaissait presque par cœur toutes les contrées
entourant le repaire des mystérieux « fantômes de la forêt ». Il
y avait accédé par le Cameroun à l’ouest, le Tchad au nord, le haut cours
de la N’Dolo à l’est. La route du sud, par Walobo, était la moins impénétrable,
et c’est pour cela que « les autres » l’avaient choisie. Depuis
des siècles, tous les futurs Grand Maître de l’Ordre de l’Archange
avaient, comme lui, exploré de fond en comble ces régions, se préparant à la
mission qui venait d’échoir à Amir Al Wallid.
La
carte, dans le sac entre ses jambes, ne lui était donc que de peu d’utilité.
Elle servirait surtout à ses hommes si lui-même venait à être tué avant
qu’ils soient parvenus au terme de leur expédition.
Peut-être
tout ce périple était-il inutile, au fond ? Il était possible, et c’était
d’ailleurs le plus souhaitable, que ceux qu’ils pistaient soient déjà
morts, tués par les Balébélés, les Bakubis, un troupeau d’éléphants, tués
par la savane, par la forêt ; il y a mille manières de mourir dans ces
lieux sauvages. Dans tous les cas, tant qu’il n’en aurait pas la preuve, Al
Wallid devrait considérer que leur gibier était toujours en vie et en route
pour les terres horrifiantes des Dingaris.
Ce
que le Syrien redoutait par-dessus tout, peut-être même plus encore que l’échec,
c’était de mourir sans savoir. Il n’imaginait rien de plus affreux que de
fermer les yeux pour toujours avec dans l’esprit cette terrible question :
la Bête est-elle libre ?
Ï
Le
guide mis par Bankutuh au service de Bob Morane et de ses deux compagnons
s’appelait Aboyo. Il ne mesurait même pas 1m50, ce qui pour un Balébélé était
pratiquement du nanisme. Très noir de peau, ses membres secs et noueux
ressemblaient à des sarments de vigne. Il avait une grosse tête au crane
chauve et plissé comme un genou. Pour tout vêtement, il ne portait qu’un
pagne crasseux, et pour toute arme une vieille baïonnette de l’armée française,
une « rosalie ». Il allait pieds nus, toujours en tête du groupe,
un court bâton orné de plumes de huppe blanches et noires à la main. Cet
ustensile lui servait à écarter le feuillage, retourner les pierres à la
recherche de larves (qui constituaient le principal de ses repas), et à menacer
quiconque faisait mine de ne pas être d’accord avec lui sur n’importe quel
point de détail.
Mis
à part cela, Aboyo possédait trois caractéristiques étonnantes.
La
première était son incroyable connaissance de la nature, qu’il lisait à
livre ouvert. Très rapidement après leur départ du village, Bob, Bill et
M’Boli avait admis que le petit Balébélé devait être, comme l’avait
affirmé Bankutuh, le meilleur pisteur qui soit. Chaque trace animale, chaque
odeur imperceptible pour un blanc, chaque chant d’oiseau était enregistré,
analysé, et traduit en prévision météo, perspective de nourriture, signe de
danger. Aboyo était une base de données sur deux jambes. Cette parfaite
interactivité avec l’environnement se révèlerait à coup sûr précieuse
lorsqu’ils devraient traverser le pays Bakubi.
Peu
avare d’explications sur les méthodes qu’il employait pour se tailler un
chemin dans le labyrinthe des collines boisées s’élevant vers la limite du
territoire des Balébélés, Aboyo parlait, parlait, parlait… C’était là
sa deuxième caractéristique : il était proprement saoulant. A voix très
basse, une voix aiguë et aigre, il babillait sans arrêt. Au début, M’Boli,
qui seul comprenait ce bavardage incessant, avait bien essayé de répondre, du
moins quand Aboyo semblait s’adresser à lui, mais le géant noir s’était
vite rendu compte que le petit homme se moquait éperdument qu’on entretienne
ou pas la conversation. Il parlait donc tout seul, élevant parfois la voix
comme s’il se disputait avec lui-même. Bill avait bien sûr exprimé son avis
sur la question en se frappant la tempe du bout de l’index.
On
l’a déjà dit plus haut, Aboyo marchait en tête, ce qui pour un guide est
assez normal. Ce qui par contre aurait étonné un observateur attentif, c’est
qu’au bout de deux heures de marche le petit Balébélé avait pris une avance
confortable sur Ballantine, qui allait en deuxième position. Nul doute que sur
un très long trajet, aussi bien l’Ecossais que Bob auraient malgré leur résistance
été semés par le pisteur. Mais après seulement deux heures…
L’explication en était la troisième caractéristique d’Aboyo. Bill, à la
première manifestation suffocante de cette particularité physiologique, s’était
exclamé :
-
Pouah,
c’t’infection ! Qu’est-ce qu’y balance, le bougre !
On trouve pourtant pas de cassoulet dans le coin !
Puis,
à la deuxième :
-
Ah
non, vais me plaindre à la Ligue des Droits de l’Homme ! C’est pas
tenable ! Va finir par pulvériser son pagne !
Et
à la troisième :
-
Ras
l’bol, Commandant, je prends du champ ! Je préfère encore me paumer
dans la brousse que de supporter çà ! Je sais pas si c’est le meilleur
guide, mais c’est à coup sûr le plus puant !
Par
malheur, le petit Balébélé, prenant son rôle à cœur et ayant remarqué le
peu d’entrain de Bill, Bob et M’Boli à rester collés à ses basques,
finissait toujours par s’arrêter quand ils décrochaient, et les attendait et
tapant du pied et en les invectivant. Ils finirent donc par suivre sagement, et
prirent l’habitude de respirer par la bouche…
Les
flatulences redoutables d’Aboyo perdirent de leur efficacité lorsque le petit
groupe attaqua un sentier raide, sur le flanc d’une falaise de grès rouge que
des strates de teintes multiples faisaient ressembler à un mille-feuilles géologique.
En s’élevant, ils bénéficièrent rapidement d’une brise salvatrice pour
leur odorat. L’ascension, après près de sept heures de progression dans la
chaleur suffocante de la plaine, les épuisa, et c’est avec soulagement
qu’ils prirent pied sur un plateau à l’herbe rase, balayé par un vent
presque frais. A l’est, des nuages sombres approchaient, changeant
continuellement de forme.
Soudain,
poussant un cri qui fit croire à ses compagnons qu’il s’était blessé,
Aboyo se pencha en avant, ce qui fit faire à Bill un bond préventif de côté,
ramassa quelque chose parmi les pierres, et se retourna en brandissant sa
trouvaille et en baragouinant de plus belle. La lueur du soleil qui baissait
rapidement fit étinceler un minuscule cylindre de cuivre. Bob s’approcha et
tendit la main. Le guide y laissa tomber la douille. Morane l’examina.
-
Petit
calibre, pour la chasse au gibier courant… pas la moindre corrosion. Elle
n’est pas là depuis longtemps.
Aboyo
s’était mis à tourner en rond autour de M’Boli et des deux blancs, en
cercles de plus en plus large, suivant la technique de recherche dite de
« l’escargot ».
-
Qu’est
ce qu’il fait, le pétomane des savanes ?, demanda Bill.
-
Il cherche
d’autres traces, répondit Bob. Celui qui a tiré l’a forcément fait sur
quelque chose; ou quelqu’un.
-
Si
ce quelque chose ou ce quelqu’un a été touché, assura M’Boli, Aboyo
trouvera.
De
fait, au bout de quelques minutes, le petit Balébélé s’arrêta, à une
trentaine de mètre d’eux, et leur fit signe. Ils approchèrent au pas de
course, et rejoignirent le guide, à présent accroupi. Sur une pierre plate
s’étalait une tache brune de quatre ou cinq centimètres à peine de diamètre.
Aboyo la gratta de l’ongle, et porta les miettes recueillies à sa bouche. Il
réfléchit un instant, et laissa tomber quelques mots.
-
C’est
du sang de gazelle, expliqua M’Boli. Vieux de deux ou trois jours.
Morane
se passa la main dans les cheveux, regardant autour de lui. Puis il poussa un
soupir de soulagement.
-
Voilà
qui prouve au moins que les ravisseurs d’Allan et Leni ont réussi à
traverser les terres des Balébélés sans que les guerriers de Bankutuh les
retrouvent. Après le meurtre d’Imala, je craignais qu’un gars du genre
d’Impo ne les massacre sans autre forme de procès.
Il
regarda vers le nord.
-
Le
pays Bakubi est tout proche. Ils doivent y être, maintenant…
-
C’est
pas franchement plus rassurant, fit Ballantine.
Bob
haussa les épaules.
-
On
sait depuis le début que chaque étape sera plus dangereuse que la précédente.
Aboyo
se dressa d’un bond, et se figea, le cou tendu, comme un chien d’arrêt…
Morane, lui avait penché la tête légèrement de côté. Le guide prononça
encore quelques paroles, que M’Boli commença à traduire :
-
Aboyo
a entendu…
-
Des
rafales d’arme automatique, acheva Bob. Il m’a semblé aussi. Assez loin,
dans la direction d’où nous venons.
Ils
gardèrent le silence un moment. Aboyo écoutait. Il finit par secouer la tête,
et interrogea Morane du regard. De la main, le Français lui fit signe qu’ils
n’avaient plus qu’à reprendre leur chemin. Ce qu’ils firent, a travers
les broussailles du plateau.
-
C’que
vous en pensez, Commandant ?
-
Ce
que j’en pense, Bill ?… Qu’il commence à y avoir beaucoup trop de
gens bien armés dans le coin.
Ï
La
lionne avait faim et elle était inquiète pour ses lionceaux. La saison sèche
était longue cette année, bien plus longue que d’habitude. Bien évidemment,
le fauve n’avait pas le souvenir des années passées, mais son ventre creux,
le manque d’ardeur au jeu de ses petits, sa soif persistante et cette fringale
qui la tenaillait, tout lui indiquait que quelque chose d’anormal se passait
sur son territoire.
Ce
terrain de chasse, elle ne cessait d’ailleurs de l’élargir, poussant de
jour en jour plus loin à la recherche de proies. Elle prenait alors le risque
de laisser ses trois rejetons longtemps abandonnés. La brousse est impitoyable
pour les faibles, et la lionne savait qu’elle n’était pas la seule à
souffrir d’inanition. Les hyènes s’enhardissaient, les guépards se
faisaient menaçants, même les bandes de babouins devenaient dangereuses. Pour
couronner le tout, le grand félin avait le matin même détecté à son urine
la présence proche d’un mâle ; sans doute un de ces vieux rois déchus
par un plus jeune et contraint à un exil solitaire. Ceux-là étaient les plus
redoutables, car désormais incapables de fonder un nouveau clan, ils rôdaient,
amers et rageurs, et les lionceaux étaient pour eux des proies privilégiées,
ne se méfiant pas à priori d’un animal de leur propre espèce.
Par-dessus
les graminées, le regard jaune de la lionne balaya lentement la savane. Les
herbes bruissaient doucement ; rien à l’horizon... Les grands troupeaux
de zèbres et de gnous avaient migré depuis longtemps vers l’est, vers les
collines où il pleuvait un peu et où l’herbe n’était pas aussi cassante
sous la dent.
Puis,
l’animal, gueule ouverte et langue pendante, laissa échapper un grondement
bas et long, presque un râle. Là-bas, sortant d’un petit bois
d’arbrisseaux, des silhouettes étaient apparues… La lionne crut un instant
qu’il s’agissait de grands cynocéphales, et elle hésita à attaquer,
connaissant la terrible combativité de ces singes. Mais en même temps,
l’odeur fade de l’homme lui parvint. Elle évitait en général les humains,
les plus redoutables prédateurs de la brousse, avec leur grande griffe
brillante qui perce les chairs de loin. Pourtant, la faim la poussait, et elle
se ramassa sur elle-même, commençant à ramper vers ses cibles. Une chose
l’inquiétait et la rassurait en même temps : ces hommes n’avaient pas
le même fumet que les bipèdes noirs qui vivaient sur ces terres. Peut-être étaient-ils
moins dangereux, peut-être plus ? La lionne n’était de toute façon déjà
plus en état d’hésiter. Les hommes étaient là, tout près…
Elle
se ramassa, pédala sur place de ses pattes arrières, et s’élança sur le
plus proche, en silence.
Salim
perçu seulement une ombre sur sa gauche. Au moment où il faisait mine de se
retourner, il sentit une haleine chaude et fétide sur son cou, juste avant
qu’une douleur atroce ne lui fasse pousser un hurlement qui s’éteignit
aussitôt dans un gargouillis. Il entendit nettement ses vertèbres cervicales
se rompre, et il mourut. La lionne plaqua l’Arabe au sol, les crocs plantés
dans sa gorge, fouillant le torse de ses griffes. Puis il y eut un grand fracas
et elle ressentit une série de chocs dans son flanc, accompagnés d’une
souffrance aiguë. Lâchant sa victime, elle bondit vers le jeune Hussein, qui a
trois mètres de là vidait son chargeur sur elle. D’autres blessures,
d’autres douleurs… Le fauve faucha la kalachnikov d’un coup de patte,
faisant exploser la crosse de bois. Hussein hurla et plongea de côté dans les
hautes herbes, tandis qu’Akbar et Amir Al Wallid mitraillaient à leur tour
l’animal. Ce dernier, percé de balles, le pelage entièrement couvert de
sang, fit deux pas vers Hussein, puis s’écroula, mort avant de toucher
terre… Les lionceaux ne verraient pas revenir leur mère, et la loi de la
savane se chargerait d’eux.
Loin
vers le nord, Aboyo le petit Balébélé et Bob Morane, tendant l’oreille,
avaient assisté sans le savoir à la fin d’une des reines de la brousse.
Chapitre
7
Le
pays Bakubi était presque entièrement constitué de hautes collines entre
lesquelles s’étalaient des vallées étroites couvertes de forêt dense
difficilement pénétrable. La progression y était malaisée et harassante, et
l’expérience d’Aboyo, qui flairait littéralement les sentes d’animaux,
s’était révélé décisive. Sans lui, Bob et ses amis auraient tourné en
rond pendant des jours, pour finir sous la griffe d’une panthère noire ou
d’un Anioto en maraude.
Après
avoir campé en bordure du plateau où le petit Balébélé avait trouvé la
douille de fusil, les quatre hommes étaient repartis à l’aube, plus que
jamais sur leurs gardes : ils étaient désormais en territoire ô combien
hostile ! Les sabres de brousse étaient entrés en action, se levant et
s’abattant sans relâche, dans une moiteur étouffante et les attaques
infernales des insectes.
Au
soir, ils avaient à peine parcouru une dizaine de kilomètres, et ils stoppèrent
pour la nuit au bord d’un ruisseau, renonçant à essayer de gagner une
position dominante qui pourtant leur aurait offert plus de possibilités de résister
à une éventuelle attaque des Hommes-léopards.
Il
était bien entendu hors de question d’allumer un feu, et ils se contentèrent
d’un repas frugal de viande d’antilope séchée et de boulettes de manioc.
Bob,
Bill et M’Boli s’installèrent chacun pour la nuit au creux des branches maîtresses
de trois grands ébènes. Aboyo, quant à lui, déclara que les arbres étaient
bons pour les singes, qu’il n’était pas un singe, que les singes étaient
vicieux et sentaient mauvais (ce qui fit rigoler l’Ecossais), etc, etc… Il
se roula donc en boule dans un buisson et se mit aussitôt à ronfler.
La
nuit passa, sans incident. Jusqu’à l’aube…
Un
hurlement suraigu de terreur réveilla Morane en sursaut. Instantanément
lucide, il rejeta la petite moustiquaire qui lui couvrait le visage et s’assit
à califourchon sur la branche qui lui servait de perchoir. Un deuxième cri éclata,
venant du sol, accompagné d’un grand raffut de branchages remués. En même
temps montait une sorte de mugissement féroce qui fit courir un frisson sur la
peau du Français. Sur sa gauche, il entendit Bill hurler :
-
Nom
de… Commandant ! Là !
La
lueur de l’aurore ne parvenait pratiquement pas jusqu’au fond de cette vallée
encaissée, et c’est dans une pénombre lourde que Bob se dressa sur sa
branche, alors qu’un troisième cri retentissait, étouffé et apparemment déjà
éloigné de plusieurs dizaines de mètres. Morane entendit le bruit d’un
homme touchant terre, à sa droite, et compris que M’Boli avait bondi de son
refuge. Le Français fit de même, atterrissant en souplesse sur l’humus épais,
et piqua un sprint vers l’endroit où Aboyo s’était couché la veille ;
il avait compris que leur guide avait été attaqué par un animal sauvage. En
arrivant au buisson, il faillit télescoper Ballantine, qui scrutait le sous
bois, les trois canons de son gros Mosberg braqués sur le néant. Il n’y
avait plus aucun bruit.
-
Qu’est
ce que tu as vu, Bill ?
Le
géant hésita.
-
Sais
pas… on aurait dit… comme une autruche, mais avec des sortes de pattes de
devant. Çà ressemblait à un… un petit tyrannosaure.
-
Un
tyrannosaure ?
-
Mais
la tête était moins grosse je crois; enfin, d’après ce que j’ai pu juger,
vu que c’te bestiole maintenait Aboyo dans sa gueule avec ses pattes. Le temps
de sauter d’mon arbre, elle avait filé.
Morane
tentait comme son ami de percer la semi-obscurité des buissons et des lianes
enchevêtrées. Juste en face d’eux, une grosse trouée attestait du passage
d’un animal imposant. Quelques branches cassées se balançaient encore
lentement dans un mouvement de pendule anodin mais qui devenait oppressant dans
ces circonstances. Le canon de la winchester du Français tremblait légèrement.
M’Boli
s’était accroupi à l’endroit où Aboyo s’était endormi la veille, et
examinait le sol. Il désigna une tache humide sur les végétaux en décomposition.
-
Du
sang, Bwana Bob… Et là !
Le
timbre de sa voix avait changé, et était empreint de peur. Bob s’agenouilla
à côté du géant noir, qui montrait une trace bien distincte sur le sol
spongieux : une sorte de trident d’une trentaine de centimètres de long.
Bill
s’était penché au-dessus de ses deux compagnons.
-
On
dirait une patte de poulet…
-
Sacré
poulet, commenta Morane.
Puis,
se relevant.
-
Allez,
on remballe et on fonce ; la piste est fraîche. Pas question de laisser
tomber Aboyo.
Ballantine
fit la moue.
-
Croyez
vraiment qu’on a la moindre chance de le retrouver, Commandant ?
-
Non,
mais on essaye quand même !, répondit Morane d’une voix dure.
Deux
minutes plus tard, montre en main, les trois hommes s’étaient lancés à la
poursuite du mystérieux animal qui avait emporté le petit Balébélé au cœur
de la forêt tropicale. Allant en tête, Bob ne pouvait s’empêcher de songer
à tout ce que ce continent encore mal connu dissimulait comme mystères, y
compris zoologiques. Ici, des espèces animales avaient certainement survécu au
passage des ères, d’autres avaient sans doute subi des mutations aberrantes
ou des croisements absurdes, dans la grande et continuelle expérimentation de
la nature. Morane lui-même, au cours de ses aventures en Afrique, avait croisé
le mythique et pourtant réel M’ngwa, et aperçu des traces du non moins légendaire
Chipekwe.
Tout
en suivant la piste, prêt à faire feu au moindre mouvement, le Français se
demandait à quoi cette fois ils étaient confrontés. La description de la bête
faite par Bill, ajoutée à l’empreinte relevée par M’Boli, semblait
attester de la présence dans ce coin de jungle d’un grand prédateur allant
sur deux pattes, mais pourvu de membres antérieurs. Un petit tyrannosaure avait
dit l’Ecossais. Etait-il possible qu’une espèce de saurien ait perduré ici
depuis des millions d’années ? Et Bob songea à son ami Bernard
Heuvelmans, père de la cryptozoologie, qui aurait sans doute donné sa dernière
chemise pour se trouver là en ce moment, malgré le risque.
Au
bout d’une heure environ, ils débouchèrent au sommet d’un éboulis, si
brusquement que Morane manqua dégringoler entre les pierres couvertes de
mousse. La forêt humide s’arrêtait net, faisant place, une dizaine de mètres
plus bas, à une vallée étroite dominée par d’étranges pitons rocheux aux
sommets baignés d’une brume dense. Rejoint par Bill et M’Boli, Bob balaya
les environs du regard. La vallée était parsemée de blocs de basalte de
toutes tailles, sans doute projetés là par une ancienne éruption volcanique.
Une herbe rase poussait entre ces rochers.
Bill
fit volte face, examinant l’endroit par lequel ils étaient arrivés.
-
La
bestiole est bien passée par là, fit-il en désignant la trouée dans le
feuillage. Elle a certainement continué droit devant… ça va être coton de
la suivre sur ce tapis d’herbe. Macache pour les traces !
Bob
se passa la main dans les cheveux.
-
En
plus, j’aime pas du tout la configuration de cet endroit. Certains de ces
rochers pourraient dissimuler un troupeau d’éléphants ! Si cette saleté
est là-dedans, elle pourra nous tomber dessus sans qu’on ai le temps de réagir.
Ils
restèrent un long moment aux aguets, observant et écoutant, dans un silence
impressionnant… Peu à peu, la vallée et les pics sombres qui la cernaient
leur faisaient penser à la mâchoire inférieure d’un monstre assoupi.
Morane
se secoua, mettant fin à l’angoisse qui insidieusement s’emparait de son
esprit.
-
Bon,
on va pas rester ici jusqu’au jugement dernier. Allons-y.
Ils
descendirent l’éboulis, et s’avancèrent entre les premières bombes
volcaniques.
Ï
Ce
fut M’Boli que les vit le premier… La vallée faisait un coude à angle
presque droit et se resserrait jusqu’à n’avoir que deux ou trois cent mètres
de large. Morane et Ballantine, côte à côte pour disposer éventuellement
d’une meilleure puissance de feu, fixaient intensément un rocher presque
parfaitement sphérique et s’apprêtaient à le contourner. Le grand Balébélé,
lui, regardait plus loin, le prochain bloc de basalte. Ils avaient dès le début
de leur progression adopté cette technique pour essayer de mettre le plus de
chances possibles de leur côté en cas d’attaque.
M’Boli
s’arrêta, et attendit que ses deux compagnons aient contourné le roc sombre,
pour ne pas risquer de détourner leur attention au mauvais moment. Puis, il
baissa le canon de son nitro-express et tendit le bras.
-
Bwana
Bob…
Morane
suivi des yeux la direction pointée par le géant noir. A un kilomètre
environ, au-dessus de la vallée, une dizaine de petites taches sombres
tournoyaient.
-
Des
vautours, constata Ballantine.
-
Et
où il y a des vautours…, poursuivit Bob sans terminer sa phrase tant la suite
était évidente.
Bien
entendu, leur première pensée fut pour Aboyo. La tentation était forte de ce
précipiter vers l’endroit qui était l’objet de l’attention des
charognards, mais c’eût été une grande imprudence. Les trois hommes
poursuivirent donc leur progression circonspecte, infléchissant leur marche
vers le point marqué par le vol lent des grands oiseaux. Certains de ceux-ci se
laissaient tomber au sol, tandis que d’autres apparaissaient, venant de la forêt
proche. Finalement, passant entre deux bombes volcaniques, ils découvrirent un
spectacle qui était loin d’être nouveau pour eux : un grouillement de
plumes marron et de cous pelés, de grandes ailes claquant dans un bruit de
linge mouillé, des piaillements aigres, des becs sanguinolents… çà et là,
des volatiles sautillaient gauchement, tentant de se frayer un passage vers la
nourriture en poussant leurs congénères.
Les
vautours étaient une bonne trentaine, et il en arrivait toujours, comme si un
mystérieux téléphone de brousse les avait alertés à des kilomètres à la
ronde. Bob avait immédiatement constaté qu’il n’y avait pas qu’un seul
cadavre (hommes ou animaux ?) sous la masse mouvante des rapaces. Il y
avait distinctement trois zones où les oiseaux se disputaient leur pitance.
Ne
voulant pas alerter les Bakubis, les sons devant porter très loin dans ces
collines coupées de vallées faisant office de caisses de résonance, ils
s’abstinrent de tirer en l’air pour disperser les nécrophages, et se
contentèrent de courir vers eux en les bombardant de pierres. D’un vol lourd
et disgracieux, les gros oiseaux s’élevèrent, à regret. Certains,
plus courageux, furent chassés à coups de crosses, et M’Boli réussit même
à en tuer un en lui brisant le crâne.
C’était
bien des êtres humains qui gisaient là… Deux d’entre eux, un blanc et un
noir, étaient étendus sur le dos, bras en croix. Bien qu’il soit encore très
tôt dans la matinée, les vautours, oiseaux diurnes, avaient eu le temps de
faire bombance, et les deux malheureux étaient méconnaissables. Tout juste Bob
put-il constater, à la taille et à ce qui restait des vêtements,
que le noir n’était pas Aboyo. Le troisième homme était lui aussi un
occidental, et était couché à plat ventre. Bill s’en approcha, fit
tournoyer son arme au-dessus de sa tête pour empêcher un rapace de se poser à
nouveau, puis s’accroupit. Prenant le mort par une épaule, il le retourna,
essuya ses mains sur l’herbe sèche, et examina le visage, préservé par la
position du corps. Morane le rejoignit, tandis que M’Boli rôdait alentour,
attentif.
-
Déjà
vu ce gars là, fit l’Ecossais; mais où ?
-
Sur
l’« African King »… Le type que la reporter rouquine a envoyé
au paradis des boxeurs.
-
Z’avez
raison ! , s’exclama Ballantine. Heu… Bart… Burt, quelque chose comme
çà.
-
Birch,
laissa tomber Bob.
-
Ouais,
Birch…
Bill
se redressa, considérant la dépouille de Birch d’un air morne.
-
C’est
sûr, c’était pas le genre de type avec lequel j’aurais volontiers bu un
coup, mais quand même; venir clamser ici, en plein nulle part… Z’avez vu
les blessures ?
Le
Français hocha la tête.
-
J’ai
vu… Ils ont été tués à coups de sagaies. Il y a quelques heures. Sans
doute hier soir, avant d’avoir eu le temps d’établir leur campement pour la
nuit. L’autre blanc doit être un des acolytes de Birch, ceux qui se sont bien
gardés d’intervenir, sur le bateau. Le noir était peut-être leur guide.
-
Mais
qu’est-ce qu’ils venaient faire dans le coin ?
Bob
haussa les épaules.
-
Va
savoir. Il y aura toujours en Afrique des aventuriers de tout poil pour partir
à la recherche d’une mine de diamant, de trésors oubliés, ou pour trafiquer
tout ce qui peut s’acheter et se vendre. On en sait quelque chose, toi et moi,
mis à part pour le trafic…
A
cet instant, M’Boli appela :
-
Bwana
Bob !
Morane
releva la tête. A une vingtaine de mètres d’eux, le grand Balébélé
brandissait un sac a dos kaki. Bill écarta les bras en signe d’incompréhension.
-
Ben
ouais, c’est un de leurs sacs, et alors ?
-
Et
alors, compte les sacs !, rétorqua le géant noir.
Fronçant
les sourcils, Ballantine pivota lentement sur lui-même. Visiblement, les trois
victimes des Bakubis avaient été surprises, laissant tomber leurs affaires sur
place, sans doute pour s’emparer de leurs armes. Mais les Aniotos avaient été
trop rapides, et ceux qui avaient violé leur territoire étaient tombés sans
avoir le temps de faire un geste. Tout près de chaque cadavre, il y avait un
sac. Trois corps; trois sacs…
-
Bien
vu, fit Bob à l’intention de M’Boli qui s’approchait en inspectant sa
trouvaille.
-
Regarde,
répondit le Balébélé en lui mettant le dos du sac devant les yeux.
Cousue
sur une des bretelles de toile renforcée, il y avait une petite étiquette. Le
Français lut, et murmura le mot de Cambronne.
-
C’qui
y a ?, demanda Bill.
-
Il
semblerait que ceci appartienne à une certaine Jeanne Favert…
Ï
Ils
avaient cherché longtemps le corps de la journaliste, fouillé ce coin de vallée
de fond en comble, sans succès ; ce qui n’était que très peu
rassurant.
Revenant
vers le lieu de leur macabre découverte, ils durent encore faire fuir les
vautours qui s’étaient à nouveau lancés à l’assaut dès que les trois
hommes avaient pris un peu de champ.
Bob
arborait une mine sombre. Ses yeux avaient viré au gris le plus métallique et
il serrait les dents à s’en faire craquer les mâchoires. Depuis quelques
heures, tout tournait sérieusement au vinaigre. Selon son habitude, Bill résuma
la situation avec tact et délicatesse :
-
En
clair, on est aussi paumés que Christophe Colomb à sa première traversée, on
a pu passer vingt fois à côté des cadavres d’Alan et Leni sans les voir,
Aboyo s’est fait becqueter par un bestiau qui est peut-être en train de nous
lorgner en se léchant les babines, et les premiers blancs qu’on rencontre
sont réduits à l’état de steak haché ! Quant à notre copine de l’ « African
King », on en retrouve la trace juste pour avoir le loisir de se demander
si elle est pas déjà dans une marmite ! Voilà une équipée qui devient
joyeuse !
Morane
contempla la jungle proche.
-
Qu’est-ce
qu’elle faisait avec Birch ?, s’interrogea-t-il.
-
C’est
vrai qu’après le gnon qu’elle lui a foutu, ils devaient pas être particulièrement
copains… Et si Birch l’avait suivie pour se venger ?
Le
Français fit la moue.
-
Faudrait
vraiment avoir la rancune tenace, pour suivre quelqu’un chez les Bakubis à
cause d’un gnon, comme tu dis.
-
Mmm…
alors ?
-
Sais
pas. Elle devait rejoindre le guide engagé par « Notre Epoque » à
Epena, puis gagner les terres des Dingaris par le nord du pays Balébélé, puis
l’est du territoire Bakubi, où nous nous trouvons en ce moment. C’est un
complet hasard que nous soyons tombés sur ces corps. Sans l’attaque de cette
nuit, nous aurions continué droit vers le nord.
-
Votre
amie n’est peut-être pas encore morte, intervint M’Boli. Les Bakubis tuent
rarement les blancs tout de suite. Ils préfèrent les sacrifier à Juju.
Il
désigna les trois cadavres.
-
Ceux-là
se sont sûrement défendus, et les Hommes-léopards les ont massacrés.
-
Et
tu pourrais trouver leur village ?, demanda Bob.
Le
grand Balébélé grimaça en secouant lentement la tête.
-
Très
difficile… le pays des Bakubis est vaste. Il y a plusieurs villages, qui
changent de place ; les Bakubis sont restés des nomades. Quand ils ont
fini d’exploiter un endroit, ils partent ailleurs.
Bill
s’était mis à fouiller les sacs à dos des trois morts, essentiellement pour
y trouver des papiers d’identité ou des objets qu’ils pourraient éventuellement
rendre à leurs familles. Il ne restait pas grand chose, les assaillants ayant
emporté à peu près tout.
-
Autrement
dit, fit-il, tout ce qui nous reste à faire, c’est laisser tomber Jeanne
Favert et continuer notre chemin, en espérant éviter les Bakubis ; en espérant
aussi qu’Alan et Leni sont encore devant nous, et vivants…
Bob
baissa la tête. Ce que disait son ami était frappé au sceau du bon sens. Ce
serait une folie de se lancer dans la jungle à la recherche d’un hypothétique
village pour tenter une non moins hypothétique opération de libération de
Jeanne Favert. La journaliste allait rejoindre la longue liste des occidentaux
disparus dans la forêt africaine comme s’ils n’avaient jamais existé.
Morane
allait donner le signal du départ, lorsque, assez loin vers le nord, un
roulement sourd et rythmé débuta. Un bruit grave et étouffé par la distance,
qui résonnait comme une menace.
-
Les
tambours bakubis, dit M’Boli…
-
Et…,
commença Ballantine.
Le
géant noir l’arrêta de la main, et pencha la tête, écoutant les battements
modulés qui arrivaient par vagues entre les pitons rocheux cernant la vallée.
Une minute s’écoula, puis M’Boli reprit.
- Tambours de sacrifice. Une cérémonie Anioto se prépare ; pour ce soir sans doute…
Chapitre
8
Il
avait fallu aux trois hommes la journée entière pour parvenir jusqu’à leur
destination. Guidés par les tambours, ils avaient escaladé des collines aux arêtes
dentelées, plongé dans des combes tapissées d’une végétation délirante,
arpenté au pas de course des plateaux portant les traces de feux de brousse
gigantesques…
La
nuit venait de tomber lorsque, prenant de plus en plus garde à ne pas se faire
repérer par d’éventuels guetteurs, ils s’étaient coulés jusqu’au faîte
d’un éperon de basalte en forme de corne de rhinocéros, couvert de taillis
épineux, après avoir longé pendant plusieurs kilomètres un ravin étroit
dont ils ne voyaient pas le fond. Là, à une cinquantaine de mètres sous eux,
occupant une large clairière artificielle encerclée par la jungle et adossée
à une falaise, le village bakubi, violemment éclairé par des centaines de
torches, offrait une vision sortie tout droit de l’aube des temps.
Il
y avait là environ quarante grandes cases de branchages aux toits de palmes,
disposées en cercle autour d’une place centrale. Les torches, accrochées à
de grandes perches plantées un peu partout ou portées par des femmes à
demi-nues, lançaient vers le ciel étoilé un panache de fumée grise et des
myriades d’étincelles qui faisaient penser à un volcan en éruption. La
population, parmi laquelle on distinguait des hommes portant sur les épaules et
le crâne une dépouille de léopard, était agglutinée au centre, et se
livrait à des contorsions frénétiques au rythme du martèlement des joueurs
de tambour. Ceux-ci, assis par terre, luisants de sueur, dodelinaient de la tête
en roulant des yeux, visiblement épuisés et gavés de koutoukou.
Bob
fut immédiatement frappé par le symbole du cercle, selon toute apparence
important chez les Aniotos : le cirque rocheux, la clairière, la
disposition des cases, l’assistance… le dernier cercle (« Le dernier
cercle de l’Enfer », pensa Morane) était constitué d’une vingtaine
d’Hommes-léopards en transe, se balançant lentement d’avant en arrière,
comme des cobras prêts à frapper. Leurs mains s’ouvraient et se refermaient
spasmodiquement, faisant cliqueter les griffes de fauves qu’un astucieux et
solide gantelet de peau et de lanières de cuir reliaient à leurs doigts. Bien
entendu, les trois hommes dissimulés dans les fourrés au-dessus de la cérémonie
barbare n’entendaient pas ces légers sons, mais ils avaient déjà par le
passé croisé de suffisamment près les sectateurs de Juju pour se souvenir
toute leur vie avec un frisson du bruit effrayant de ces griffes
s’entrechoquant, juste avant le meurtre.
D’où
ils se trouvaient, ils avaient une vue parfaite sur le point focal de ces différents
cercles symboliques : deux poteaux fichés dans le sol, auxquels un homme
et une femme étaient attachés... L’homme était un noir vêtu à
l’occidentale d’un short de toile et d’une chemise claire en lambeaux. Il
se tordait dans ses liens en prononçant des paroles inintelligibles de si loin,
sans doute des supplications. La femme portait un jean et une chemisette sombre.
Elle était visiblement évanouie, affaissée sur elle-même, le menton sur la
poitrine. Bob ne voyait pas son visage, mais la couleur flamboyante de ses
cheveux courts reflétant la lueur orange des torches lui permit de mettre sans
doute possible un nom sur la prisonnière. Le Français ne put s’empêcher de
songer que l’inconscience était ce qui pouvait arriver de mieux à Jeanne
Favert, s’il ne parvenait pas à trouver une solution pour la tirer de là ;
elle ne souffrirait peut-être pas quand les Aniotos la tueraient…
M’Boli,
qui se tenait accroupi sur la gauche de Bob, lui prit soudain le bras. Morane
regarda le grand Balébélé, interrogateur. M’Boli tapota du doigt la
montre-bracelet de Bob, puis désigna le village en contrebas, avant de faire un
geste expressif du poing, comme on brandit une sagaie. Le message était clair :
les Aniotos n’allaient pas tarder à mettre à mort leurs prisonniers, il
fallait faire vite.
Morane
se passa la main dans les cheveux… il avait déjà retourné le problème dans
tous les sens ; il ne trouvait pas de solution pour tirer Jeanne Favert et
son compagnon d’infortune de ce mauvais pas. Il y avait trop de monde dans le
village, la cérémonie sacrificielle était trop avancée pour qu’on puisse
espérer se glisser dans ce nid de guêpes, libérer les prisonniers et
s’enfuir.
Soudain,
les tambours bakubis se turent, comme si quelqu’un avait coupé le son d’un
amplificateur géant. Là-bas, dans un silence de fin du monde, un Anioto se détacha
du groupe entourant les poteaux de sacrifice et s’avança vers les deux
futures victimes. Il se dirigea vers l’homme, qui se mit à hurler de terreur.
Morane épaula sa winchester. L’Homme-léopard lui tournait le dos, et
brandissait ce qui semblait être un grand couteau, presque un sabre de brousse.
Avant que Bob ait le temps d’appuyer sur la gâchette de sa carabine, le
Bakubi avait plongé sa lame dans la poitrine du noir. Il s’affaira un
instant, puis se retourna, brandissant vers le ciel un objet sombre qui traçait
peu à peu sur son bras musculeux des coulées luisantes…
Morane
grimaça et visa posément le front du Bakubi, toujours immobile tel une idole
barbare, dans le silence.
-
« S’il
fait un pas vers Jeanne, il est mort, pensa le Français. »
Une
grande clameur, comme une incantation, monta de la foule, et les tam-tams
reprirent de plus belle leurs battements. L’Anioto jeta le cœur de sa victime
dans une sorte de brasero disposé à quelques mètres des poteaux, et s’en
fut rejoindre le cercle de guerriers, qui avaient reprit leur balancement
hypnotique.
Bob
abaissa le canon de sa winchester. Tirer maintenant n’aurait aucun sens ;
cela ne ramènerait pas à la vie le noir sacrifié, et leur ferait perdre les
quelques minutes de réflexion dont ils disposaient encore, avant que les
tambours ne s’arrêtent à nouveau…
Ankylosé,
Morane se déplaça sur la droite, changeant de jambe d’appui. Une sagaie
siffla sur sa gauche, frôlant son épaule et fendant l’air à l’endroit où
son torse se trouvait une seconde plus tôt. Bill Ballantine se retourna d’une
pièce, se laissant tomber assis dans la rocaille, et pressa une des trois détentes
de son Mosberg, sans vraiment viser la silhouette qui surgissait de la nuit, se
précipitant vers eux toutes griffes tendues. Il y eut un bref éclair blanc,
une détonation qui fit résonner tout le ravin, et l’Homme-léopard fut arrêté
net, comme s’il avait heurté un mur. Il resta deux ou trois secondes
vacillant, la poitrine ravagée par la balle a ailettes, puis tomba d’un bloc
sur le côté, comme un arbre sous la cognée.
A
nouveau, les tambours se turent, mais Bob, jetant un coup d’œil vers le
village bakubi, constata que la raison n’en était pas la prochaine mise à
mort de Jeanne Favert : en bas, tous les visages étaient tournés vers l’éperon
rocheux. Même la journaliste était sortie de son évanouissement.
Ï
Poussé
par des dizaines de gorges, un hurlement haineux monta de la foule massée au
centre du village, tandis qu’une cinquantaine de Bakubis se ruait à
l’assaut de la pente raide menant au sommet de la falaise, en direction du
refuge de Bob et de ses compagnons. Ils commencèrent à grimper, s’aidant de
la végétation touffue ; malgré leur évidente agilité, les 60 à 70
degrés d’inclinaison allaient faire perdre pas mal de temps aux Hommes-léopards.
Morane,
qui gardait les yeux braqués sur Jeanne Favert, épaula à nouveau sa carabine.
Un Anioto venait de s’approcher du poteau auquel était liée la jeune femme,
et le Français avait remarqué le couteau dans la main griffue du guerrier
noir. Pourtant, ce dernier n’avait pas l’intention de procéder à la hâte
au sacrifice de la reporter. Très certainement, la cérémonie en l’honneur
de Juju venait d’être en quelque sorte souillée par la présence d’étrangers,
et il n’était plus question qu’elle se poursuive. Le Bakubi contourna le
pieu de bois brut, trancha la corde et attrapa la journaliste par la nuque,
l’entraînant vers les cases. Bob baissa à nouveau le canon de son arme, et
ses yeux lancèrent des éclairs : il venait de se décider pour le seul
plan d’action qui leur restait.
En
contrebas, les Aniotos montaient vers eux dans un bruit de branches remuées.
Comme s’il avait deviné les pensées de son ami, Ballantine dit :
-
Commandant,
allez-y, je vais les attirer loin du village.
M’Boli
posa sa grosse patte sur l’épaule de Morane.
-
Non,
bwana Bill n’a aucune chance. M’Boli leur échappera… Bwana Bob, tu te
souviens de ce gros rocher en forme de crâne, à deux heures d’ici, vers
l’entrée du ravin ?
-
Oui.
-
Rendez-vous
là-bas !, lança le grand Balébélé en bondissant dans les fourrés.
-
Attends !,
fit l’Ecossais.
-
Laisse,
il a raison… planquons-nous !
Les
deux hommes se glissèrent sans bruit au milieu des épineux, à plat ventre
dans la rocaille. Déjà, tout autour d’eux, la nuit s’animait d’Hommes-léopards
s’interpellant. A une cinquantaine de mètres vers l’entrée du ravin, il y
eut un coup de feu et Bob reconnu la voix puissante du Nitro Express de
M’Boli. Puis, le grand noir hurla quelques mots, sans doute des insultes en
langage bakubi. Les deux hommes virent plusieurs silhouettes armées de sagaies
passer non loin de leur cachette et se ruer dans la direction des cris.
-
La
chasse est commencée, murmura Morane.
Ils
patientèrent quelques minutes, le temps d’être certains qu’aucun traînard
ne demeurait dans le coin, puis ils se coulèrent vers la base de l’éperon
rocheux. La lueur des torches émanant du village, où les Bakubis avaient entamé
une espèce de ronde sauvage ponctuée de chants plaintifs, les aida à trouver
une sorte de trouée, plus un puits de végétation qu’un sentier vu son
inclinaison. Bob en tête, les deux hommes se laissèrent glisser, arc-boutés
aux branchages les plus épais, essayant de faire le moins de bruit possible et
de ne pas dégringoler comme dans un toboggan. Ils finirent par se retrouver les
pieds dans un ruisseau qui courrait le long du village, au bas de la falaise. Là,
dissimulés dans les fourrés denses qui plongeaient leurs racines dans l’eau,
ils observèrent un moment les Aniotos dans leur danse saccadée, puis Bob
indiqua de l’index le lit du cours d’eau dans lequel ils pataugeaient, et
murmura :
-
Suivons-le,
il contourne peut-être le village.
-
Commandant,
on sait même pas où Jeanne a été emmenée, objecta Bill à voix tout aussi
basse.
-
Dans
une case, sûrement, et avec un peu de chance, l’endroit doit être gardé.
Courbés
en deux, ils filèrent vers la droite, prenant garde de ne pas faire trop
clapoter l’eau dans laquelle ils marchaient. Les épais taillis qui poussaient
là les dissimulaient parfaitement. Bientôt, ils se retrouvèrent sur l’arrière
du village, dans une presque obscurité. Le son des tam-tams et des chants
prenait une résonance particulière car le ruisseau était désormais coincé
entre les huttes de branchages et une falaise de granite.
Soudain,
Bob, qui marchait en tête, leva la main à l’intention de son ami et s’arrêta,
s’agenouillant dans l’eau fraîche... Il désigna une petite éclaircie de
feuillage dans la haie de buissons les dissimulant. A à peine dix mètres de là,
une petite case se distinguait des autres, non seulement par sa taille mais par
les ornements qui y étaient accrochés un peu partout ; elle était en
effet littéralement couverte d’ossements, et la présence de nombreux crânes
aidait à identifier toutes ces sinistres décorations : il s’agissait de
restes humains. D’où ils se trouvaient, Morane et Ballantine ne pouvaient
voir l’entrée de l’effrayante bâtisse, mais ils virent tout de suite la
silhouette immobile, de trois quart dos, portant
sagaie et peau de léopard… La baraka leur faisait un grand sourire : ce
garde Anioto et cette case macabre semblaient indiquer un endroit où
quelqu’un (quelqu’une plutôt) était retenu prisonnier.
Les
deux hommes continuèrent à avancer sur quelques mètres, à la recherche
d’un passage dans les taillis bordant le ruisseau. Ils le trouvèrent alors
qu’ils étaient juste derrière la case-prison ; le garde n’était plus
visible.
Bob
et Bill se frayèrent prudemment un chemin hors du fossé, et se faufilèrent
vers la case, attentifs au moindre mouvement autour d’eux. Du pouce,
l’Ecossais se désigna lui-même, puis fit un signe de la main signifiant
qu’il allait contourner la baraque aux terrifiant décorum. Morane hocha la tête.
Ballantine lui confia son fusil et entreprit de se rapprocher de la sentinelle,
le Français sur les talons… Bientôt, le gardien, tournant toujours le dos,
ne fut plus qu’à un mètre à peine.
-
Salut !,
lança Bill.
L’Homme-léopard
se retourna d’un bond, pour prendre en plein visage un formidable coup de
boule de l’Ecossais ; celui-ci y avait mis toute la force immense de son
torse de bûcheron et de ses épaules de catcheur, poussant au dernier moment
sur les cuisses pour faire bonne mesure. Il y eut un craquement multiple qui fit
malgré lui grimacer Bob, et le Bakubi tomba en arrière, foudroyé. Sans perdre
de temps, Morane se précipita sur la porte grossière de la case, ôta le
simple morceau de liane la maintenant fermée, et la poussa à la volée… dans
l’ombre épaisse, une forme humaine se dressa et fit d’une voix tremblante :
-
Qui
est là ?
-
Morane…
Commandant Morane ; vous vous souvenez, sur l’ « African King » ?
Dans
son dos, il entendit Bill murmurer :
-
Dois-je
vous rappeler que vous ne commandez plus rien… Commandant ?
Jeanne
Favert s’avança, sortant de l’ombre, le visage défait, les yeux agrandis
à la fois par l’étonnement et la terreur.
-
Monsieur
Morane ?… mais comment…
-
Pas
le temps, tirons-nous d’ici.
Il
la prit doucement par l’épaule et l’attira dehors. Bill était accroupi près
du Bakubi au visage dévasté.
-
Trouve
un truc pour le bâillonner et l’attacher et planque-le là-dedans.
Le
géant secoua la tête.
-
Pas
la peine, le bâillon… j’y suis allé un peu fort ; se réveillera plus
jamais.
Il
saisit le cadavre sous les aisselles et le traîna dans la case-prison, dont il
referma la porte. Puis il fonça vers le ruisseau à la suite de Bob qui tenait
Jeanne Favert par la main. Dans le village bakubi, les tambours et les chants
redoublaient d’intensité.
Ï
Quelque
part, une hyène poussa son ricanement ridicule et pourtant effrayant ; une
autre lui répondit, plus près…
Posé
sur une butte dominant une vaste portion de savane, le rocher se découpa sur
fond de nuit palpitante d’étoiles. Haut comme une maison de deux étages,
presque parfaitement rond avec une base en vague quadrilatère, il semblait tombé
du ciel, seul élément minéral aux environs, et évoquait immanquablement un
crâne humain, avec ses deux cavités à peine creusées figurant deux orbites,
l’une plus basse que l’autre.
Morane
en tête, Jeanne Favert derrière lui et Bill fermant la marche, les fuyards, au
sortir de la forêt dense, se dirigèrent
droit vers le lieu de rendez-vous avec M’Boli. Ils marchaient penchés dans
les hautes herbes qui bruissaient sous une légère brise, et seule leur tête dépassait
de cette mer de graminées, dont les vagues venaient battre la base du bloc de
basalte à la forme évocatrice. Ils l’atteignirent et en firent le tour, aux
aguets, sans découvrir la moindre trace du grand Balébélé. Bob consulta sa
montre et soliloqua :
-
Minuit
vingt… entre le moment où nous nous sommes séparés de M’Boli et celui où
nous avons quitté les abords du village bakubi, il s’est écoulé même pas
une heure. C’est peu comme retard.
-
Voulez
dire quoi, Commandant ?
-
Qu’avec
cinquante Aniotos aux trousses, M’Boli n’a pas pris le temps de contempler
le paysage ; il devrait donc être là. D’un autre côté, il a forcément
essayé de faire un crochet et de ruser pour les semer avant de revenir vers cet
endroit. Pas de quoi avoir trop d’inquiétude pour l’instant, donc.
Attendons…
Ils
s’assirent tous trois dans l’herbe, moins haute dans l’ombre du rocher-crâne.
De là, ils pouvaient balayer du regard un arc de 180° de brousse plus ou
moins dans la direction du ravin menant au village des Hommes-léopards. Il y
avait tout de même moins de probabilités que M’Boli arrive dans leur dos ;
s’il arrivait un jour…
Leur
fuite de l’antre des adorateurs de Juju s’était déroulée sans la moindre
difficulté. Ils avaient contourné le village dans l’autre sens, toujours
longeant le ruisseau, et s’en étaient éloignés sur un kilomètre environ.
Ils avaient ensuite estimé qu’il valait mieux faire le choix de la rapidité
que de la discrétion, et avaient quitté le cours d’eau pour se mettre à
courir entre les hautes parois du ravin qu’ils avaient surplombé en
approchant des lieux, guidés par les tambours, quelques heures plus tôt. Les
parois s’écartèrent rapidement, et cette gorge devait vue du ciel ressembler
parfaitement à un entonnoir. Ils s’étaient alors mis à suivre la falaise
filant sur leur gauche. S’en étaient suivies deux heures de progression
harassante à travers une sylve broussailleuse dont les milliers de bras épineux
semblaient vouloir les retenir, comme les tentacules d’une pieuvre végétale.
Ils
n’avaient pratiquement échangé aucune parole, entièrement concentrés sur
un seul objectif : s’éloigner le plus vite possible des Bakubis et de
leurs rites effroyables. Malgré une évidente fatigue, Jeanne Favert suivait
sans mal, aidée de temps en temps sur certains obstacles par un Bill Ballantine
à la fois secourable et admiratif.
Un
grand oiseau passa au-dessus d’eux dans un glissement soyeux. La nuit
africaine leur paraissait étonnamment paisible, surtout après les dernières
heures de furie qu’ils avaient vécues.
-
Si
vous nous racontiez, Jeanne ?, fit Bob.
La
journaliste se passa la main sur le visage et soupira.
-
Vous
vous souvenez, Monsieur Morane…
-
Bob,
glissa le Français.
-
Bob…
vous m’avez affirmé sur le vapeur que mon expédition chez les Dingaris ne
serait pas une promenade de santé… Je ne pensais pas que vos prédictions se
réaliseraient si vite ! Les choses se sont compliquées dès mon arrivée
au comptoir Epena. Le guide engagé par « Notre Epoque » avait été
tué deux jours plus tôt sur la N’Dolo par un hippopotame, et les cinq
porteurs qu’il avait réunis s’étaient aussitôt dispersés dans la nature.
Quant à remonter un safari au pied levé… j’ai donc pris une chambre à
l’« hôtel » du coin, et j’essayais de trouver une solution
lorsque j’ai reçu une visite pour le moins inattendue…
-
Birch ?,
fit Morane
Jeanne
Favert tourna la tête et fronça les sourcils.
-
Nous
avons trouvé son cadavre, expliqua le Français ; les autres aussi, ainsi
que votre sac à dos, marqué à votre nom. Ensuite, nous avons suivi les
tam-tams.
-
Un
sacré coup de bol pour vous, ajouta Ballantine.
La
reporter baissa la tête, visiblement ébranlée. Sans doute par des souvenirs pénibles,
mais aussi méditant à quel point sa vie n’avait effectivement tenu qu’à
« un sacré coup de bol ».
-
Birch,
en effet… pas rancunier pour deux sous. Lui et ses acolytes avaient échoué
à Epena un peu par hasard. D’après ce que j’ai compris, ils étaient
recherchés pour une histoire louche de trafic d’ivoire. Birch avait appris
que je n’avais plus de guide et il m’a proposé de le remplacer. Il disait
connaître assez bien le pays s’étendant entre les chutes de la Sangâh et
les terres des Dingaris.
-
Et
vous avez accepté, surtout après la tannée que vous lui aviez mise sur le
bateau ?, s’étonna Bill.
Jeanne
Favert sourit.
-
Les
« grands reporters », comme on dit, sont une race à part. Je
n’avais pas trop le choix, et Birch ne me faisait pas peur.
-
On
a vu, commenta l’Ecossais.
-
Et
puis, ce n’était pas un vrai méchant, au fond. Il avait une certaine notion
de… droiture, je dirais. Bref, j’ai accepté, moyennant bien sûr une somme
rondelette. Un seul de ses compagnons a accepté de venir avec nous, Birch a
recruté deux porteurs noirs, et le lendemain nous sommes partis.
-
Il
connaissait vraiment le coin ?, demanda Bob.
La
journaliste hocha la tête.
-
Oui,
il n’avait pas menti ; tout s’est bien passé, jusqu’à l’attaque
des Bakubis…
A
nouveau, elle garda un long moment le silence, avant de reprendre, la voix
sourde.
-
C’est
allé très vite… ils étaient une vingtaine, cachés dans les rochers. Il y a
eu une véritable pluie de sagaies ; Birch, Rafton et Bulayo sont morts
tout de suite. Je crois qu’ils m’ont épargnée volontairement. Moumba, lui,
a reçu une lance dans la cuisse, il est tombé et a perdu son arme ;
c’est sans doute pour çà qu’ils l’ont pris vivant lui aussi. Puis le
village, cette case couverte d’ossements… et la cérémonie. Je sais que je
suis tombée dans les pommes quand ils m’ont attachée au poteau, à côté de
Moumba.
Elle
se tourna à nouveau vers Morane.
-
Je
sais qu’il est mort, j’ai vu qu’il ne bougeait plus, quand ce Bakubi m’a
entraîné vers la case-prison ; il y avait du sang autour du poteau…
vous avez vu ce qui s’est passé ? J’espère qu’il n’a pas souffert ?
Ballantine
devança Bob :
-
Non,
tout s’est passé très vite, et il était complètement groggy lui aussi. Un
coup d’sagaie en plein cœur, je suis sûr qu’il n’a rien vu venir…
Jeanne
Favert sembla un peu soulagée, et Morane tira mentalement son chapeau à son
ami pour le naturel avec lequel il venait de mentir.
-
Et
vous, comment êtes-vous arrivés miraculeusement jusqu’à l’endroit où
nous avons été attaqués par les Bakubis ?
-
Nous
allons aussi chez les Dingaris, à la recherche d’un ami disparu, et de son épouse.
Le hic, c’est que…
Il
s’interrompit et étendit les bras en écartant les mains pour imposer le
silence à ses deux compagnons. Là-bas, à l’orée de la jungle, une
silhouette venait d’apparaître et de s’enfoncer furtivement parmi les
herbes à éléphant… trois minutes plus tard, son large visage marqué par
l’épuisement, M’Boli les rejoignait au pied du rocher en forme de crâne.
Ï
Lorsque
Bill et M’Boli se donnèrent l’accolade, Bob craignit un instant que ce choc
de titans n’écarte le sol sous leurs pieds comme Moise avait écarté les
eaux de la mer Rouge. Heureusement, la terre africaine en avait vu d’autres…
Mais
la joie de retrouver le Balébélé en vie fut de courte durée. Le géant noir
s’écarta du géant roux et secoua la tête d’un air découragé :
-
Bwana
Bob, M’Boli n’a pas réussi… les Aniotos sont derrière, à une
demi-heure, peut-être moins ! M’Boli a bien failli les perdre dans la
forêt, mais ils ont de bons pisteurs. Il faut fuir, vite !
Bob
Morane leva la tête et s’orienta aux étoiles. Puis il tendit le bras vers
l’arrière du rocher-crâne.
-
Le
nord est par là. M’Boli, le territoire des Dingaris est à quelle distance ?
Le
noir réfléchit un court instant.
-
Difficile
à dire, Bwana Bob ; Aboyo aurait pu savoir. Mais nous avons beaucoup avancé
chez les Bakubis… M’Boli croit trois ou quatre heures.
Bill
grimaça.
-
Trois
ou quatre heures de jungle avec les Hommes-léopards au train, dans l’état où
on est déjà, c’est pas gagné !
Le
Balébélé secoua la tête.
-
Pas
de jungle, par-là. Beaucoup de savane et de plus en plus de marécages, çà
M’Boli le sait.
-
Ça
change rien, insista Ballantine, les Bakubis aussi vont aller plus vite.
Morane
eut un geste d’impatience.
-
Si
tu as une autre solution, te gène pas ! On va pas les attendre ici, non ?
L’Ecossais
se renfrogna, mais il savait que son ami avait raison : ils n’avaient
d’autre choix que de recommencer à fuir. Ce qu’ils firent…
Comme
l’avait annoncé M’Boli, le nord du territoire Bakubi était essentiellement
constitué de savanes entrecoupées d’étendues marécageuses et de taches de
jungle. Les deux premières heures, il fut relativement aisé aux fugitifs de
contourner ces obstacles. La lune était pleine et jouait le rôle de
projecteur, baignant la brousse d’une lueur fantomatique.
A
plusieurs reprises, le grand Balébélé avait profité d’un monticule ou
d’un amoncellement de rochers pour s’élever au-dessus de l’herbe à éléphant
et essayer de repérer des signes des Bakubis qui les poursuivaient. Au début,
il avait à chaque fois rejoint ses compagnons avec un signe négatif de la tête
ou un pouce levé : tout était calme derrière eux ; ils en vinrent
à croire qu’ils avaient réussi à semer les Aniotos. Cependant, vers la fin
de la deuxième heure de progression, Bob et ses amis durent se rendre à l’évidence :
les Hommes-léopards étaient en fait toujours à leurs trousses, et se
rapprochaient inexorablement : par deux fois, M’Boli avaient aperçu des
silhouettes venant dans leur direction, courant d’une foulée ample, comme au
ralenti, et donnant une effrayante impression d’insensibilité à la fatigue.
Le
soleil ne se lèverait pas avant deux bonnes heures mais une fine ligne de clarté
annonçait vers l’est la fin de la nuit, lorsque M’Boli se laissa glisser au
bas d’un grand palmier et annonça :
-
Ils
seront là dans un quart d’heure…
Bob
serra les dents et observa les environs. Ils se trouvaient au bord d’un étroit
plateau herbeux descendant rapidement vers une étendue miroitante saupoudrée
de touffes de végétation lacustre, visiblement l’orée d’un grand marécage.
Ce dernier semblait bordé sur la gauche par une grande forêt. Le Français désigna
cette direction.
-
Il
n’est pas question de s’enfoncer dans les marais. Essayons de nous planquer
dans la jungle. Au moins, nous serons à couvert quand ils nous rejoindront.
Il
n’avait pas dit « s’ils nous rejoignent ». Bill posa une main
sur l’épaule de Jeanne Favert, qui commençait à montrer des signes de plus
en plus clairs d’épuisement.
-
Vous
tiendrez ?.
-
J’ai
le choix ?
-
Ben
non…
-
Bwana
Bob, intervint le grand Balébélé, M’Boli peut se cacher derrière les
premiers arbres et retenir les Aniotos un moment.
Morane
regarda le géant noir droit dans les yeux.
-
Pas
question. On s’en tire ensemble ou on y passe ensemble… allez, on dégage !
Ils
reprirent leur fuite, descendant au pas de course vers la forêt. Au fur et à
mesure de leur approche, les banians, ébènes, palmiers, surplombant un
fouillis de lianes et de buissons aux feuilles caoutchouteuses, semblaient s’élever,
sombres et menaçants sous la lumière lunaire.
-
Va
pas être de la tarte !, grogna Bill en ahanant et en tirant son
coupe-coupe de sa ceinture.
Ils
sautèrent littéralement au cœur de la sylve tropicale, taillant dans ses
tentacules verdâtres, comme si cet abri devait leur sauver la vie. Ils étaient
pourtant à peu près certains que ce morceau de jungle serait leur tombeau.
Chapitre
9
La
mort de Salim sous les crocs de la lionne avait choqué le futur Maître de
l’Ordre de l’Archange. Le caractère secret et mystique de l’Ordre
finissait par induire entre ses membres un véritable lien de parenté, et plus
encore du fait de l’importance de leur mission séculaire. La perte de l’un
d’entre eux était toujours ressentie comme un deuil irréparable, même
s’ils étaient formés à ne pas se laisser déstabiliser par ce genre d’événement ;
ceux d’entre eux qui tombaient étaient heureusement des martyrs promis au
paradis d’Allah.
Amir
Al Wallid savait fort bien les risques encourus par lui et ses hommes au cours
de cette chasse à travers un continent sauvage. Pourtant, ajouté au fait
qu’il n’avait toujours aucun élément lui indiquant que leur quête avait
encore une raison d’être, la perte de Salim le rappelait à la fragilité de
leurs forces.
Demain,
à l’aube, ils pénètreraient sur le territoire des Dingaris. Ceux qu’ils
poursuivaient y étaient-ils déjà ? Avaient-ils été retardés et se
trouvaient-ils derrière, encore en plein pays Bakubi, ou même chez les Balébélés ?
Vivaient-ils seulement encore ? Et s’ils étaient en terre Dingari, où
en étaient-ils de leur plan impie ?
Il
sembla au Syrien que le grésillement des insectes avait baissé d’un ton…
il se dressa sur son séant, et constata que la jungle, au sud de la petite
clairière où ils avaient établi leur campement se taisait peu à peu ;
au sud seulement…
-
Akbar !
Hussein !
Instantanément,
les deux hommes furent debout, fusil-mitrailleur pointé vers la lisière des
grands arbres. Il leur fallut tout leur sang-froid pour ne pas tirer quand un
coup de feu éclata, puis un autre, venant de la forêt ; ils avaient bien
enregistré que ces détonations provenaient d’une bonne
cinquantaine de mètres en arrière de l’orée
de la jungle, et qu’ils n’étaient donc pas visés. Ils s’écartèrent
l’un de l’autre, de quelques pas, de façon à offrir une cible moins évidente,
et chacun dirigea le canon de sa « kalash » sur un secteur différent,
pour balayer le plus largement possible. A présent, un bruit de branchages
fracassés leur parvenait…
Ï
Bob
et ses compagnons n’avaient gagné que quelques minutes sur les Hommes-léopards
en pénétrant dans la forêt ; le temps que leurs poursuivants repèrent
les lianes coupées montrant la voie empruntée par leur gibier.
Très
rapidement, les fuyards furent empêtrés dans la végétation exubérante, en
nage et la peau déchirée par des feuilles coupantes comme des rasoirs.
M’Boli et Ballantine allaient en tête, de front, sabrant avec une parfaite
synchronisation. Puis venait Jeanne Favert, Morane fermant la marche en se
retournant sans cesse pour protéger leurs arrières. Bien lui en prit, car ce
fut juste au moment où il faisait un tour sur lui-même tout en continuant à
marcher qu’il entrevit l’éclair d’une lame de sagaie filant vers lui
entre les lianes que Bill et M’Boli venaient de trancher. Il s’effaça
d’un retrait du corps, épaula sa winchester et tira sur la forme sombre, à
vingt mètres de lui. L’Anioto poussa un cri bref et disparu, comme avalé par
le feuillage.
-
Bill !,
cria-t-il, ils sont là ! Rapplique !
Laissant
le Balébélé ouvrir seul la voie, l’Ecossais rejoignit son ami, et les deux
hommes se mirent à reculer, fusils braqués sur la jungle. La main de Jeanne
Favert se posa soudain sur l’épaule de Morane.
-
Prenez-çà,
Bob, M’Boli n’en a pas besoin ; et donnez-moi votre arme.
La
journaliste lui tendait le lourd nitro-express. Morane s’en empara sans
discuter et donna la winchester à la jeune femme. Au même instant, Bill
faisait feu sur leur gauche, à travers la végétation. Assourdi par la déflagration
du Mosberg, Bob vit du coin de l’œil une silhouette humaine projetée en arrière
dans une gerbe écarlate : l’Homme-léopard n’était qu’à une
dizaine de mètres d’eux et se coulait comme un serpent entre les buissons
pourtant impénétrables lorsque Ballantine l’avait repéré.
-
Sont
partout, ces mangeurs de petits enfants !
-
Là !,
hurla Jeanne tout en écrasant la gâchette de la winchester.
Un
Bakubi tomba d’un arbre, presque à leurs pieds. Bob plaqua la crosse de son
fusil contre sa hanche et tira sur un Homme-léopard qui se ruait sur lui,
toutes griffes dehors. La balle à éléphant effaça comme par magie la tête
du guerrier noir, qui tournoya et s’écroula de côté ; un autre le
suivait, que Morane n’avait pas vu, et qui vint carrément heurter de la
poitrine la gueule du Purdey. Tandis que les griffes lacéraient la chemise du
Français, ce dernier fit cracher le deuxième canon du fusil, balançant
l’assaillant en arrière… le bruit caractéristique de la winchester que
Jeanne Favert rechargeait, une autre détonation, masquée par celle du Mosberg
de Bill, et deux Bakubis de plus s’en allèrent retrouver Juju. Au moment où
Bob ouvrait son arme et y introduisait deux nouvelles cartouches, un cri de rage
et de douleur dans son dos le fit se retourner, pour voir M’Boli, qui avait
pris trois mètres d’avance, tenter de se débarrasser d’un Homme-léopard
agrippé à ses épaules et qui tentait de lui déchirer la gorge… Jeanne
Favert bondit vers le géant noir, appuya le canon de son arme contre la nuque
du Bakubi et tira ; libéré de son fardeau, le Balébélé eut tout juste
le temps de frapper à droite, puis à gauche, faisant siffler son coupe-coupe
et éliminant deux nouveaux Aniotos.
-
« On
est foutus, pensa Bob »
M’Boli
s’était retourné, du sang coulant sur sa vaste poitrine, et Morane lut le même
sentiment dans les yeux noirs ; mais aussi l’allégresse du combat !
Tous
les quatre regroupés et s’attendant à l’assaut général qui allait mettre
fin à leurs vies, ils reculèrent encore, et franchirent la lisière de la
jungle. Ils ne virent pas les trois hommes debout au milieu de la clairière.
Ï
Amir
Al Wallid n’eut que quelques dixièmes de secondes pour décider…
Lorsqu’il
vit les deux blancs et la femme franchir à reculons le rideau de forêt en déchargeant
leurs fusils (le grand costaud noir, lui, agitait une machette en poussant des
rugissements de gorille), un automatisme aurait dû lui commander de les
abattre, comme tous ceux qui pouvaient avoir la moindre influence négative sur
leur mission. Akbar et Hussein se continrent, attendant que la première balle
sorte du canon de la kalachnikov de leur chef.
Bob
et ses compagnons ne surent jamais qu’ils devaient la vie à un Homme-léopard…
ce dernier jaillit de la jungle à une quinzaine de mètres sur la gauche des
fugitifs, sagaie brandie, prêt à embrocher Bill Ballantine, occupé à viser
deux autres Aniotos. Ce fut cette vision qui en quelque sorte força Amir Al
Wallid à faire un choix ; il reconnut sans mal le guerrier Bakubi, à ses
peintures rituelles, et appliqua immédiatement le vieil adage selon lequel
« L’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Pour l’instant, il
fallait faire cause commune avec les quatre inconnus contre la horde hurlante
des sectateurs de Juju. Ensuite, s’ils s’en tiraient, il serait temps
d’aviser…
D’une
courte rafale, Al Wallid coucha à terre l’Homme-léopard. Hussein fit de même,
éliminant deux autres noirs bondissant dans la clairière. Un des occidentaux,
un grand baraqué aux cheveux noirs drus, se retourna et regarda le groupe formé
par les trois arabes ; il avait l’air passablement stupéfait.
Ï
Le
staccato caractéristique de l’AK-47 dans son dos, masquant un court instant
les cris des Bakubis, fit sursauter Bob Morane. Il pivota sur lui-même, au
moment où M’Boli, à sa gauche, se fendait tel un mousquetaire pour passer sa
large lame au travers d’un Homme-léopard dont la sagaie entama la peau de
l’épaule du géant noir ; Ballantine venait pour sa part d’écraser la
crosse de son Mosberg sur le front d’un autre assaillant. Les yeux gris
d’acier du Français croisèrent ceux d’Amir Al Wallid, qui hocha simplement
la tête en signe d’alliance.
-
Bob !,
hurla Jeanne Favert.
Instinctivement,
Morane fléchit les jarrets et rentra la tête dans les épaules ; un
Anioto le heurta des jambes, bascula par-dessus son dos, se releva d’un bond,
et fut abattu par Akbar.
-
C’est
qui ces mecs ?, cria Bill.
Personne
ne lui répondit, et pour cause. Tranquillement, les trois arabes commencèrent
à battre en retraite vers la lisière opposée de la clairière, tirant de
courtes rafales meurtrières sur les Bakubis qui surgissaient en désordre de la
jungle. Bob, Bill, M’Boli et Jeanne foncèrent vers leurs providentiels alliés.
A l’instant où il arrivait à la hauteur de Hussein et faisait volte face
pour prendre place dans la ligne de feu, Morane entendit nettement le sifflement
d’une sagaie passant à quelques centimètres de sa tête pour venir se ficher
dans la gorge du jeune Syrien, qu’elle transperça de part en part ;
laissant tomber son arme, Hussein fit un tour sur lui-même et roula sur
l’herbe. Amir Al Wallid et Akbar, qui avaient vu la scène, déclenchèrent
alors un véritable tir de barrage sur la forêt, leurs « kalash »
fumantes éjectant les douilles qui rebondissaient sur le sol tout autour de
leurs pieds ; gagnés par une sorte de colère mêlée de peur, aussi bien
Jeanne Favert que Bob et Bill joignirent leurs armes à celles des deux arabes,
et pendant un instant la clairière devint un enfer de détonations, de fumée
et d’odeur de poudre.
Comme
s’ils en avaient reçu l’ordre, tous cessèrent le feu au même moment, et
le silence vint, seulement troublé par le bruit des branches tombant dans le
sous- bois, hachées par les balles.
-
A
l’abri !, lança Al Wallid en anglais.
Il
ne restait plus que quelques mètres pour parvenir à la limite de la jungle.
Ils s’y réfugièrent et prirent position derrière les troncs spongieux et
les lianes entrecroisées. Plus rien ne bougeait en face ; le mitraillage
avait sans doute fait des ravages parmi les rangs des Hommes-léopards et les
avait enfin incités à la prudence. Bill, qui avait posé le triple canon de
son fusil dans une fourche de deux branches, répéta en chuchotant :
-
Commandant,
c’est qui ces mecs ?
-
Des
mecs dont on a déjà entendu les armes, il y a quelques jours, dans la
savane… tu te souviens ? A part çà…
Pour
Morane, tout était possible, y compris que les trois inconnus soient les
responsables de l’enlèvement d’Alan Wood et de son épouse. Auquel cas, il
y aurait des comptes à demander et à régler… plus tard, et s’il restait
du monde pour régler quoi que ce soit.
Soudain,
de l’autre côté de la clairière, un son monta. Un cri poussé par des
dizaines de poitrines, une sorte de prière, commençant très bas pour aller
crescendo, s’arrêter, reprendre :
-
ooooooooOOH…
ooooooooOOH… ooooooooOOH…
Il
y avait quelque chose d’absolument terrifiant dans cette clameur, et pas
seulement parce qu’elle révélait qu’à l’évidence il restait encore là-bas
bien plus d’Aniotos que les armes à feu du petit groupe ne pourraient en
abattre lorsqu’ils se lanceraient à nouveau à l’assaut.
Dans
la pénombre, M’Boli sourit.
-
C’est
un hommage… c’est ainsi que les Bakubis saluent le courage de certains de
leurs ennemis avant de les massacrer. Quand ils s’arrêteront, ils viendront.
-
Si
j’avais ma cornemuse, commenta Ballantine, je leur montrerais comment les
highlanders font de même avec les leurs, d’ennemis !
En
arabe, langue que Bob comprenait fort bien, Akbar s’adressa à Amir Al Wallid.
-
Partez,
je vais les retenir un moment.
-
« Afrique,
terre des héros !, pensa Morane en se remémorant la proposition identique
de M’Boli, tantôt »
Contrairement
au Français, le futur Maître de l’Ordre de l’Archange se contenta d’un
signe de tête. Tout juste si ses yeux restèrent un moment rivés à ceux du
dernier de ses compagnons. Il savait que c’était leur unique chance de
prendre un peu d’avance ; une avance qui leur permettrait peut-être d’échapper
aux Hommes-léopards. Un court instant, il fut tenté de mitrailler à bout
portant ces inconnus qui avaient conduit les Aniotos jusqu’ici, causant la
mort d’Hussein, et bientôt celle d’Akbar… mais pour l’instant il avait
encore besoin d’eux. C’est pourquoi il s’adressa en anglais au grand type
aux cheveux noirs, qui à quelques signes infimes lui avait parut être leur
chef :
-
Partons.
Akbar va couvrir notre retraite.
-
Il
mérite bien son prénom, répondit Bob en arabe.
Le
grand Syrien se retourna, regarda Morane et eut un léger sourire, heureux de ce
qui était pourtant presque une oraison funèbre.
Les
Bakubis chantaient toujours. Les quatre hommes et la jeune femme s’enfoncèrent
dans la jungle…
Ils
marchèrent à peine une dizaine de minutes, avant de se retrouver sur le bord
d’une petite rivière, large de quelques mètres et peu profonde. Levant la tête,
Bob constata que le jour venait de se lever, à en juger par la couleur de la
bande de ciel visible à travers l’arche végétale des frondaisons qui se
rejoignaient par-dessus le cours d’eau. Sur l’autre rive, tous les dix mètres
environ, des poteaux étaient plantés, et au sommet de chacun d’eux était
posé un crâne humain…
-
On
s’croirait dans un roman d’aventure !, ricana Bill.
La
voix un peu rauque, M’Boli expliqua :
-
Les
Dingaris… là commencent leurs terres.
Soudain,
le chant de guerre des Bakubis, qui leur parvenait encore, assourdi, cessa net,
pour être remplacé par une grande clameur. Il y eut alors plusieurs rafales
d’arme automatique ; puis plus rien…
Amir
Al Wallid baissa la tête un court moment, puis s’avança dans l’eau, se
dirigeant résolument vers l’autre bord. Bob et ses amis le suivirent. Le Français
était à présent persuadé que cet homme savait exactement où il allait, et
que rien sauf la mort ne le détournerait de sa destination : le pays
dingari. Sans en être certain, Morane sentait que l’Arabe n’était pas
directement lié au rapt d’Alan et Leni ; il y avait autre chose, qui
compliquait singulièrement toute cette histoire.
A
nouveau, une fois franchie la rivière, ils prirent position à l’abri du
sous-bois, attendant les Hommes-léopards…
Bob
avait remarqué l’attitude de M’Boli lorsqu’il était passé entre deux
des poteaux macabres. Le grand Balébélé s’était tassé, roulant de droite
et de gauche des yeux inquiets.
Au
bout de quelques minutes, la rive qu’ils venaient de quitter se peupla de présences,
les feuillages s’écartèrent, et les Bakubis apparurent, un, deux, dix,
trente…
Morane
leva la main, demandant par là même à Jeanne Favert et à Bill de ne pas
tirer. Amir Al Wallid tenait le canon de son AK-47 levé vers la voûte des
arbres.
Silencieux,
les Aniotos observaient la jungle, avec la même expression apeurée qu’avait
eu M’Boli un instant plus tôt. Certains se balançaient d’une jambe sur
l’autre, indécis… Finalement, l’un d’eux, dont les peintures de guerre
paraissaient plus riches, leva sa sagaie et prononça quelques mots. Comme ils
semblaient être nés de la forêt tout à l’heure, les Hommes-léopards
disparurent en reculant, ne laissant que quelques mouvements de feuilles comme
trace de leur passage.
M’Boli
parla :
-
Le
chef a dit, en parlant de nous: « Rentrons. Ils sont pour la Bête ».
-
Sais
pas pourquoi, fit Bill, mais j’aurais préféré qu’ils agitent la main en
chantant « ce n’est qu’un au revoir »…
Chapitre
10
Un
changement d’attitude des Bakubis était peu probable, mais la prudence
commandait aux quatre hommes et à la jeune femme de profiter de ce répit pour
prendre du champ. Ils s’éloignèrent donc de la rivière et traversèrent une
étendue de jungle plane sur une centaine de mètres, avant de s’engager sur
une pente raide où la progression devint rapidement éprouvante, surtout pour
Morane et ses amis, qui eux n’avaient pas dormi de la nuit. S’accrochant aux
lianes et aux branches basses, ils ne cessaient de glisser sur l’épaisse
couche de végétaux en décomposition et plus d’une fois Ballantine partit
les quatre fers en l’air dans un bruit de broussailles écrasées et un
concert de jurons.
Finalement,
après une bonne heure d’efforts, ils parvinrent à la base d’une sorte de
calotte rocheuse d’origine
volcanique ressemblant à un énorme entassement de grosses cordes courant
d’est en ouest au-dessus de la forêt tropicale. Les coulées de lave brunâtres
figées depuis une éternité leur facilitèrent l’escalade, et en quelques
minutes ils prirent pied au sommet de la crête érodée. Immédiatement, Bob
repéra, loin sur leur gauche, nimbé de brume, le responsable de cette
formation éruptive : un cône sombre et comme tranché en son milieu,
faisant penser aux vieux géants endormis du Puy de Dôme.
Le
reste du paysage, à leurs pieds, était d’une beauté de début des temps :
à perte de vue, jungle sombre et marécages rosés sous le soleil levant se
disputaient une immense dépression surélevée par endroit de monts aux sommets
égueulés à l’évidence eux aussi d’origine volcanique. Le parallèle avec
la Chaîne des Puys était encore plus évident, et Bill ne put s’empêcher de
remarquer :
-
Manque
plus que les vaches et on s’croirait dans le Cantal !
Morane
ne répondit pas. Il observait leur nouveau compagnon du coin de l’œil. Avec
ses traits réguliers et sa courte barbe noire soigneusement taillée,
l’homme avait l’apparence d’un prince du désert.
Amir
Al Wallid avait tiré de son sac à dos une paire de jumelles et balayait
consciencieusement le panorama que leur offrait le pays dingari. Il resta un
instant fixé sur un point en direction d’un alignement de sept ou huit dômes,
puis rangea les jumelles et se tourna vers Bob. Jeanne Favert s’était assise
(laissée tomber plutôt) et reprenait son souffle, Bill aidait M’Boli à désinfecter
et panser les blessures que lui avait infligées tantôt l’Homme-léopard.
-
Donnez-moi
une bonne raison de ne pas vous abattre pour avoir attiré les Bakubis vers mes
hommes et moi, finit par dire le Syrien, en français.
Morane
se passa la main dans les cheveux avant de répondre, d’une voix aussi
conciliante que possible mais où perçait malgré tout une menace sourde.
-
Une
bonne raison ? J’en vois plusieurs… D’abord, nous n’y sommes pour
rien, nous ne connaissions même pas votre existence avant d’arriver dans
cette clairière. Ensuite, je ne suis pas persuadé que vous soyez un assassin ;
mais on peut toujours se tromper sur ce genre d’impression. Enfin, et c’est
la meilleure des motivations pour ne pas nous entretuer…
Il
laissa planer un instant de silence avant de continuer :
-
…
vous êtes seul désormais en territoire ennemi, et vous avez donc besoin de
nous pour continuer, quelle que soit la raison de votre présence en ces lieux
hostiles. Il se peut fort que nous
ayons également besoin de vous.
-
Y
a aussi le fait que si vous touchez à votre « kalash », je vous
remplis de trous, fit la voix vaguement railleuse de Ballantine.
Masqué
par M’Boli qu’il avait continué à faire semblant de soigner, l’Ecossais
avait délicatement fait glisser son fusil de l’épaule aux mains. Le Balébélé
venait de s’écarter légèrement, juste assez pour laisser pointer la triple
gueule agressive du Mosberg.
Amir
Al Wallid regarda le géant roux d’un œil indifférent et eut un léger
sourire.
-
Croyez-moi,
ceci ne m’arrêterait pas si je décidais de vous éliminer tous…
Puis
il se tourna à nouveau vers Bob.
-
Que
savez-vous de ma … « présence en ces lieux hostiles », comme vous
dites si joliment ?
Morane
secoua lentement la tête.
-
Absolument
rien ; mais on ne vient pas équipés d’armes de guerre chez les Dingaris
sans un motif puissant. Visiblement, la mort de vos hommes ne vous a pas fait
renoncer. Vous auriez pu tenter de vous échapper en longeant la rivière plutôt
que de pénétrer résolument sur ces terres interdites. C’est donc bien ici
votre destination ; et encore une fois, on n’y séjourne pas par plaisir.
Il
embrassa du regard le paysage fantastique. Des nuées d’oiseaux montaient
au-dessus de la canopée, saluant le matin. Il fallait montrer un signe de bonne
volonté pour tenter de débloquer la situation.
-
Nous
ne sommes pas non plus ici par hasard, reprit-il. Nous cherchons… des amis,
enlevés chez eux à Walobo ; un guide de safari, sans doute le meilleur
qui soit dans toute l’Afrique de l’ouest, et son épouse. Nous ne savons pas
qui les a kidnappés, ni pourquoi, mais nous avons eu la chance d’obtenir une
indication quant à leur destination…
Il
pointa de l’index la vallée aux volcans éteints.
-
Là...
Il
fit à nouveau face à l’Arabe.
-
Vous
avez le choix : vous continuez tout seul et nous poursuivons de notre côté,
ou bien nous faisons route ensemble.
Al
Wallid eut un geste vague de la main.
-
Vous
ne savez rien de ce qui vous attend là-bas (lui aussi désigna les terres des
Dingaris).
-
Vous
si ?
-
A
peu près…
-
Et
bien racontez-nous.
Le
Syrien sourit comme on sourit à un enfant incapable de comprendre un concept
trop abstrait. L’existence et la raison d’être de L’Ordre de l’Archange
étaient parmi les secrets de l’Histoire les mieux gardés.
-
Si
je vous « racontais », monsieur… monsieur ?
-
Morane.
-
Si
je vous racontais, monsieur Morane, je n’aurais alors pas besoin d’autre
raison pour vous tuer, vous et vos compagnons ; simplement parce que vous
« sauriez »…
-
Alors
nous voilà ennemis ; parce que nous allons descendre dans cette vallée,
et fouiller sous la moindre feuille tant que nous n’aurons pas découvert ceux
que nous cherchons ! Croyez-moi, si le moindre secret est dissimulé là,
nous le découvrirons !
Il
avait martelé ces phrases, les menaces de l’Arabe commençant à l’énerver.
Tout en discutant, Amir Al Wallid, lui, pesait le pour et le contre. Il ne
pouvait tout révéler à ces inconnus, mais il avait effectivement bien plus de
chance de réussir sa mission épaulé par ces types qui ne semblaient pas avoir
froid aux yeux.
-
Qu’est-ce
qui vous dit que vos amis ne sont pas morts ?, reprit-il.
-
Rien.
Mais rien ne nous dit qu’ils le sont, c’est pourquoi nous continuons.
-
Quand
on-t-ils étés enlevés ?
-
Il
y a cinq jours.
Amir
Al Wallid réfléchit un moment. Le timing concordait…
-
Il
y a disons neuf chances sur dix que je sache qui sont les ravisseurs, et
pourquoi ils ont fait çà.
-
Et
bien parlez !
-
Mettons-nous
d’accord, monsieur Morane : si nous faisons équipe, il faudra m’obéir
sans discuter, et je ne vous livrerai que les informations que je jugerai nécessaires.
Si j’estime que vous devenez une gêne pour ma mission, je vous abattrai. Si
j’estime que vous en savez trop, je vous abattrai aussi.
-
Ben
voyons !, ricana Bill qui tenait toujours le Syrien en joue.
Bob
lui fit signe de baisser son arme et dit :
-
Marchons
comme çà.
Amir
Al Wallid hocha la tête. Il gagnait un peu de temps ; mais il savait déjà
qu’à un moment ou à un autre il devrait essayer de se débarrasser des trois
hommes et de la jeune femme.
-
Votre
ami guide et son épouse ont certainement été enlevés par ceux que mes hommes
et moi poursuivons depuis plusieurs semaines. « Ils » avaient besoin
d’un guide pour les conduire jusqu’ici. Je suppose qu’il a refusé, à
cause du danger ; « ils » l’ont alors forcé à les
accompagner, sans doute en le menaçant de tuer sa compagne. Ceci dit, je suis
comme vous, incapable de savoir s’ils sont encore vivants ou morts quelque
part derrière nous.
Il
s’interrompit et contempla la vallée marécageuse.
-
Pourtant,
quelque chose me dit qu’ils ont réussi à passer, et qu’ils sont quelque
part, là-dedans…
-
Qui
sont ces hommes ?
-
Il
est inutile que vous le sachiez pour l’instant.
-
Que
viennent-ils faire ici ?
-
Une
erreur… une terrible erreur.
-
Et
vous, fit Ballantine que la discussion commençait à échauffer, à part faire
des cartons sur les Bakubis et éviter de répondre aux questions, vous foutez
quoi dans cette histoire ?
-
Nous
étions là, mes hommes et moi, pour empêcher justement cette erreur funeste de
se produire ; en tuant ceux qui ont l’intention de la commettre. C’est
toujours ma résolution si nous les retrouvons.
Morane
massa lentement sa mâchoire couverte d’un début de barbe sombre.
-
Vous
parlez décidément beaucoup de tuer monsieur… monsieur ?
-
Appelez-moi
Amir. C’est mon vrai prénom.
-
Amir…
Si nous retrouvons ceux que nous semblons tous poursuivre, prenez garde de ne
pas avoir la gâchette trop facile tant que nos amis ne seront pas à l’abri.
Le
Syrien ne répondit pas, et se saisit de son sac, donnant ainsi le signal du départ.
-
Une
dernière chose, Amir, fit encore Bob.
-
Oui ?
-
Vous
avez entendu parler de cette… « légende » balébélée concernant
un démon qui hanterait ces terres ?
Le
Français constata, étonné, que son vis à vis se troublait. Une ombre de peur
passa rapidement dans ses yeux.
-
Non,
monsieur Morane, je n’ai jamais entendu parler de cette légende.
Il
tourna le dos et s’engagea sur la pente de lave pétrifiée, descendant d’un
pas sûr vers le pays des Dingaris, les « Fantômes de la forêt ».
Ï
-
Mauvais
endroit, bwana Bob, très mauvais endroit…
Depuis
trois heures environ, sous un soleil qui avait depuis bien longtemps commencé
à cogner comme un boxeur fou, la petite troupe progressait peu à peu dans un
univers semi-aquatique, harcelée par les moustiques qui s’élevaient des
marais en véritables rideaux mouvants. Une odeur de décomposition végétale
prenait Morane et ses compagnons à la gorge, et il fallait sans cesse faire
attention aux serpents d’eau qui filaient en sinuant à leur approche. Par
chance, ils avaient jusqu’à présent réussi à se faufiler entre les étendues
marécageuses proprement dites, empruntant des secteurs plus ou moins émergés
mais où un fouillis inextricable d’arbres pourris aux longs cheveux de
mousse, de racines aériennes et de lianes visqueuses rendaient l’avance désespérément
lente et difficile. Jeanne Favert, que Bill secourait à chaque faux-pas,
endurait tant bien que mal l’épreuve, mais il était évident qu’elle ne
pourrait continuer longtemps ainsi. Bob, Ballantine et M’Boli eux-même, bien
que coulés dans le même acier, commençaient à donner des signes de fatigue.
Amir Al Wallid devait s’en rendre compte, et sans doute n’était-il lui
aussi plus très frais, car il acceptait sans discuter les pauses de plus en
plus fréquentes.
C’est
lors d’une de ces haltes, alors que les quatre hommes et la journaliste
avaient tant bien que mal pris place sur les branches d’un arbre au bois noir
et spongieux pour éviter de patauger dans la fange, que M’Boli avait laissé
tomber ces derniers mots, d’une voix à la fois inquiète et fataliste. Le
colosse noir avait fini par abandonner en route sa chemise, réduite à l’état
de charpie, et allait torse nu. Les moustiques, peut-être effrayés par son
torse de gorille, semblaient l’éviter.
Bill
acheva la rasade d’eau qu’il était en train d’ingurgiter, referma sa
gourde, et enchaîna :
-
Tu
l’as dis ! On en a connu, des coins faisandés, le Commandant et moi,
partout dans le monde et même ailleurs ; mais ici, j’y enverrais pas mon
pire ennemi !
-
Je
ne crois pas que M’Boli parle seulement de l’hostilité de la nature, dit
Morane; il y a autre chose…
Depuis
peu, ses sens aiguisés allumaient dans son cerveau de petits signaux
clignotants rouges, de plus en plus insistants. Il y avait ici autre chose
qu’une végétation presque digne de ce qu’il avait jadis vécu lors d’une
lointaine aventure, aventure que le biographe attitré du Français avait baptisé
du nom évocateur de « Terreur Verte ». Une autre terreur était à
l’œuvre dans cette partie de l’Afrique, il le sentait. Pour ajouter à son
malaise grandissant, il lui semblait par moment perdre un peu le fil de ses pensées,
et progresser comme dans un brouillard parcouru de luminescences étranges. Il
se demandait même si tout cela était bien réel, et si lui et ses compagnons
ne rêvaient pas. Cela aussi, il l’avait expérimenté à quelques occasions
dans son passé de bourlingueur.
-
« M’étonnerait
à moitié de voir apparaître des chauves-souris vampires géantes, ou un
dinosaure dans une brume verte ! »
Il
y eut un instant de silence, qu’il rompit, s’adressant à Al Wallid :
-
Vous
allez au hasard, ou vous avez une idée de la direction qu’auraient pu prendre
les ravisseurs d’Alan et Leni ?
A
l’aide d’un coutelas, le Syrien était occupé à détacher une sangsue de
son mollet.
-
Alan
et Leni ? Ce sont les prénoms de vos amis ?… Non, monsieur Morane,
je ne sais pas quelle direction ils ont prise ; je vous l’ai dit, je ne
sais même pas s’ils ont pu parvenir jusqu’ici. Mais ce matin, sur la crête,
j’ai repéré à la jumelle un endroit que j’essaye d’atteindre.
Bob
se souvint qu’en effet Amir s’était tantôt arrêté sur un point précis
en examinant la vallée.
-
Pourquoi
cet endroit ?
-
Construction
humaine, répondit laconiquement Al Wallid.
Le
Français n’insista pas plus. Pour le moment, l’Arabe tenait les rênes.
Tout à coup, Jeanne Favert poussa un cri ; une sorte de halètement effrayé
plutôt.
-
C’qu’y
a ?, demanda Bill.
La
journaliste fixait en fronçant les sourcils un point précis entre les tentures
de mousse pendant des branches tordues.
-
J’ai
vu… cru voir… une ombre passer, là-bas.
-
Une
ombre ?, fit Bob. Quel genre ?
Jeanne
secoua la tête doucement.
-
Sais
pas… quelques chose de rapide, pas très grand, entre les deux troncs, là. Un
animal peut-être ; ou un reflet de l’eau.
-
Ou
la fatigue, suggéra Ballantine.
-
Oui,
sans doute, admit la Française.
Mais
elle ne semblait pas convaincue. Pendant quelques minutes, tous restèrent aux
aguets, en attente du moindre son, du moindre mouvement suspect… Puis, comme
rien ne se passait, ils se levèrent et reprirent leur route. Ils venaient de
quitter leur perchoir pour s’enfoncer à nouveau jusqu’aux chevilles dans un
sol chuintant sous leur pas lorsque une autre ombre furtive se déplaça d’un
arbre à un autre, à une vingtaine de mètres ; dans leur dos, ce qui fit
que cette fois aucun d’entre eux ne la remarqua…
Ï
-
Y
a un problème, Commandant ?
Bob
s’était arrêté au beau milieu de ce qui avait dû être chemin assez large
taillé de main d’homme dans la jungle, mais que celle-ci avait peu a peu
reconquis, sans toutefois l’effacer tout à fait ; ce qui semblait
prouver que cette piste avait été très longtemps entretenue et empruntée.
L’après midi était bien avancée à présent, et le soleil qui filtrait à
travers les frondaisons se faisait plus doux. Après l’enfer du marais,
qu’ils avaient quitté depuis deux heures, ce lieu prenait des airs de havre
de paix. Il n’y manquait que des chants d’oiseaux pour que les cinq
explorateurs aient l’impression de se trouver dans une forêt de France ;
oiseaux dont l’absence totale était un élément de plus ajoutant à
l’ambiance étrange de l’endroit. Bill revint sur ses pas, s’approchant de
Morane, qui fermait la marche. L’Ecossais remarqua tout de suite les yeux gris
de son ami, fixes et légèrement dilatés. Le Français vacillait légèrement,
ses poings se crispant convulsivement sur la winchester qu’il tenait en
travers de la poitrine…
Le
géant roux posa la main sur l’épaule de Bob.
-
Commandant ?
Morane
s’ébroua, sortant péniblement de sa léthargie.
-
C’est
bon, Bill, ça va, articula-t-il d’une voix mal assurée.
-
Z’êtes
sûr ?
-
Mmm…
Il
grimaça et se passa la main dans les cheveux. Un peu plus loin sur le chemin a
demi gommé par la végétation exubérante, Jeanne Favert, M’Boli et Amir Al
Wallid s’étaient retournés et attendaient.
-
T’as
pas une drôle d’impression ?, demanda Bob.
Le
géant regarda autour de lui avant de répondre.
-
Ouais,
l’impression qu’on est dans la mouise jusqu’au cou !… Non, sans
rigoler, y m’semble que je pédale de plus en plus dans la semoule, depuis
quelques temps. Y a un truc qui va pas… On verrait apparaître le château de
la Belle au Bois Dormant au détour d’un bananier, que ça m’étonnerait pas
des masses. J’ai comme des absences.
-
Même
chose pour moi… J’étais pratiquement dans les pommes, à l’instant ;
comme si je m’apprêtais à pousser la porte d’un autre monde.
Bill
rit doucement.
-
Ah
non, pas encore un autre monde, ça suffit !… Mais z’avez raison, la réalité
se trouble, par moments. Bon, moi, j’pourrais dire que le Zat 77 me manque, ce
qui entre nous est le cas, mais vous !
-
Je
vais t’étonner, mais je m’en enverrais bien une rasade derrière la
cravate, de ta bibine.
-
Ma
quoi ?!
Ils
rejoignirent le groupe, et Bob expliqua ce qui venait de lui arriver, ainsi que
ce que lui avait confié Ballantine. Aucun de leurs compagnons ne fut surpris,
et chacun avoua avoir ressentit des troubles sensoriels à peu près équivalents.
M’Boli semblait le plus touché, affirmant entendre « des bruits »
qu’il ne reconnaissait pas. Jeanne Favert avait parfois la vision un peu
troublée, sans plus. Amir Al Wallid concéda à peine la sensation étrange
d’être observé ; en quoi il mentait par omission et minimisation…
Morane
s’adressa au Syrien :
-
Amir,
vous comprenez ce qui nous arrive ?
L’autre
hésita.
-
Pas
précisément… mais je vous l’ai déjà dit : vous n’avez aucune idée
de ce qui nous attend ici. Disons simplement que sur ces terres il est normal
que se produisent des évènements anormaux.
-
Voilà
qui a le mérite d’être clair, commenta Bill.
Sans
relever l’ironie, Al Wallid tourna le dos et repris sa marche. Ballantine jeta
à Bob un regard accompagné d’un léger mouvement de tête, le tout
signifiant à peu près : « On continue à le suivre ou je m’essuie
les pieds dessus ? ».
-
On
continue, répondit Morane.
Ils
marchèrent encore une bonne heure, avant de parvenir à la clairière… Là
aussi, la jungle reprenait ses droits sur ce qui avait visiblement été débroussaillé
et entretenu pendant fort longtemps…
Amir
Al Wallid laissa tomber à terre son sac et fit quelques pas avant de
s’immobiliser, bras croisés sur la poitrine.
-
Voilà
ce que j’avais cru voir ce matin, de la crête.
-
Mais,
balbutia Bill, on dirait…
Jeanne
Favert s’adossa à un vanillier embaumant les environs, et fourra les mains
dans ses poches.
-
Dire
que les Bakubis m’ont pris mon Leica !
Bob
Morane, lui, ne dit rien, tout simplement parce qu’il ne trouvait pas de mots.
Il s’assit en tailleur sur ce qui lui sembla être du blé sauvage en herbe,
posa les coudes sur ses cuisses, et logea son menton au creux de ses mains,
contemplant la vaste construction de pierres grises couvertes de mousses et
disjointes par les lianes. C’était un quadrilatère dont la partie gauche était
entièrement effondrée, et au-dessus duquel se dressait une tour surmontée
d’un reste de toiture pointue, faite de sortes de lauzes. A priori, tout
indiquait qu’il s’agissait là des ruines d’un monastère.
Chapitre
11
Ils
avaient parcouru l’édifice chrétien durant une demi-heure, encore sous le
choc de cette incroyable découverte. Le matériau utilisé, d’origine
volcanique, poreux, avait mal résisté aux outrages du temps, du climat humide,
et aux assauts incessants de la nature. Les toitures, en particulier, sans doute
suite au tassement et à l’écartement des murailles, étaient presque toutes
en partie écroulées. Partout d’épaisses racines s’insinuaient entre les
dalles, les soulevant, et écartelaient les parois, faisant éclater la pierre.
Dans un siècle, tout au plus, tout ceci ne serait plus qu’un champ de ruines.
Le
monastère était bâti sur un plan simpliste, on était bien loin des
merveilles de Cluny ou de Sénanque, mais comportait les habituels dortoir, réfectoire,
cellules et salle d’études. L’église, petite, était particulièrement en
mauvais état et semblait avoir été ravagée par un violent incendie, murs et
colonnes gardant encore des traces de suie. Le cloître, de trente mètres de côté
était envahi par des plantes aux grandes feuilles caoutchouteuses.
Si
Bob Morane et ses amis étaient ébahis par le spectacle d’une telle
construction en pleine forêt tropicale, Amir Al Wallid, bien qu’il ait
jusqu’alors semblé s’attendre à des évènements étranges sur les terres
des Dingaris, ne paraissait pas moins étonné. Un étonnement mêlé
visiblement d’une certaine satisfaction, comme si l’existence de ce monastère
confirmait certains des mystérieux secrets que le Syrien s’était refusé à
dévoiler pour le moment. A plusieurs reprises au cours de leur visite des
lieux, tenant sa Kalachnikov par le canon, il avait donné de légers coups de
crosse sur les dalles fendues, essayant selon toute vraisemblance de repérer
l’existence de cavités, souterrains ou cryptes ; apparemment sans succès.
Le
soir tombant rapidement, et suivant une suggestion de Morane, les quatre hommes
et la jeune femme s’installèrent pour la nuit dans une salle à demi-enterrée
donnant sur le cloître, sans doute le lieu dédié aux prières en commun. Après
un repas de manioc et de viande séchée, il y eut encore quelques questions
sans réponses, et des suppositions auxquelles Amir Al Wallid refusa
ostensiblement de participer ; puis, abrutis de fatigue, tous
s’endormirent en quelques secondes, mis à part Bob, qui avait proposé de
prendre le premier tour de garde.
Le
temps passa, dans un silence de tombeau seulement perturbé par quelques cris
d’animaux nocturnes, dans la forêt proche, et par les respirations paisibles
des dormeurs… Adossé à la muraille, la winchester posée en travers des
jambes, les yeux fixés sur l’ouverture outremer, précédée de quelques
marches, qui menait à la galerie du cloître, Morane tentait de résister au
sommeil et de rassembler ses esprits. Les énigmatiques sensations d’absence
et de mélange entre réalité et rêve qui l’avaient hanté depuis leur arrivée
en pays dingari s’étaient estompées, mais il avait toujours par moment
l’impression de ne pas être tout à fait présent ici. Il mettait cela sur le
compte de l’épuisement, et peut-être aussi de sa nature profonde :
enclin au rêve et doté d’une hyper-sensibilité au mystère, sans doute
l’aspect fantasmagorique de la région jouait des tours à son imagination.
Les
questions se bousculaient dans son esprit enfiévré. Et tout d’abord, qu’était-il
advenu d’Alan et Leni Wood ? Il devait l’admettre, au fond, il y avait
bien peu de chances que ceux-ci soient encore en vie. En gros, depuis leur
traversée mouvementée de la Gorge de Bunta, le Français et ses compagnons
d’aventure n’avaient plus eu le moindre indice confirmant que le guide et
son épouse n’étaient pas morts ; à peine cette histoire de meurtre
d’un guerrier Balébélé, peut-être l’œuvre des ravisseurs inconnus, dans
la mesure ou Amir avait affirmé que lui et ses hommes n’y étaient pour rien.
Encore fallait-il que l’Arabe dise la vérité, ce qui ne semblait pas être
sa principale qualité. Depuis, plus rien, et entre la frontière du royaume de
Bankutuh et cet incroyable monastère, tant de choses néfastes avaient pu se
produire !
Ensuite,
bien entendu, qui avait bien pu construire ici ce bâtiment ? L’Afrique
avait été de tous temps parcourue par les missionnaires chrétiens, mais
ceux-ci n’avaient jamais édifié autre chose que de vagues églises. Comment
imaginer qu’un quelconque ordre religieux ait pu, des siècles plus tôt,
envoyer dans cette région perdue et inhospitalière une communauté capable
d’une telle œuvre ? et dans quel but ? évangéliser les Dingaris ?
ce peuple n’était connu du reste du monde que depuis quelques dizaines
d’années. Plus il y songeait, plus Morane avait l’intuition que ceux qui
avaient érigé ce monastère avaient plutôt cherché à se soustraire du reste
de l’humanité, à se dissimuler dans l’un des endroits les plus
inaccessibles du monde ; du monde de leur époque, du moins.
Et
qui était exactement Amir, qui étaient ceux qu’il poursuivait avec tant
d’acharnement, quelle était cette terrible erreur qu’ils avaient
l’intention de commettre ?
Pourquoi,
qui, quoi ?…
Sans
qu’il puisse rien y faire, ses yeux se fermèrent et son menton se posa
doucement sur sa poitrine.
Ï
Bob
Morane rêvait… Il avait toujours été sujet à des cauchemars bizarres et
souvent prémonitoires, qui lui avaient à maintes reprises sauvé la vie.
Pourtant, cette fois, ses songes n’avaient rien d’absurde ; il n’était
pas poursuivi dans une jungle aux couleurs de kaléidoscope par un ecclésiastique
sans tête armé de griffes d’acier !
Il
y avait pourtant bien des moines en robe de bure, dans ce rêve, mais tous étaient
bien entiers, et s’ils étaient effectivement armés, c’était d’épées,
de haches et d’arbalètes. La vision du Français était d’une netteté stupéfiante,
et il n’en faisait pas partie lui-même, exactement comme s’il assistait
confortablement installé dans un fauteuil de cinéma à la projection d’une
superproduction en technicolor…
De
la jungle entourant le monastère, celui-là même où Bob et ses compagnons étaient
présentement endormis, des hommes sortaient, brandissant des sagaies et des
casse-tête. Noirs comme l’ébène, vêtus seulement de pagnes,
ils criaient et s’agitaient convulsivement, tout ceci dans un silence
total. Le film qui se déroulait devant Morane était muet.
L’espace
tout autour de l’édifice religieux était couvert de hautes céréales, orge,
millet, et même blé doré. Les noirs s’avancèrent en troupe compacte parmi
les épis gonflés, piétinant sans pitié la future récolte. Le monastère,
rajeuni par la magie du rêve, semblait un vaisseau minéral voguant sur une mer
jaune et qu’un raz-de-marée sombre s’apprêtait à engloutir. Les hautes
portes en ogive, de bois foncé bardé de ferrures, étaient closes, et les
silhouettes austères des moines se dressaient sur les toits et les
terrasses. Sans les voir, Bob savait que d’autres étaient postés aux meurtrières.
Le
cercle des guerriers noirs se resserra rapidement autour du bâtiment assiégé,
et dans une sorte de mouvement de caméra balayant les défenseurs, Morane
constata qu’il y avait là des hommes de toutes races : blancs, noirs,
arabes, et même deux ou trois asiatiques. Ceux qui étaient armés d’arbalètes
commencèrent à tirer sur la foule des assaillants, et une grêle de carreaux
en faucha des dizaines. Puis, la vague des Dingaris (car Bob avait su depuis le
début qui étaient les sauvages sortis de la forêt) atteignit les murailles,
et tandis que certains déposaient contre la porte un monceau de fagots, les
autres formèrent des sortes d’échelles humaines pyramidales, se grimpant sur
le dos pour atteindre les toits de l’édifice. Pendant que le feu, mis aux
fagots, commençait à dévorer la porte, une affreuse mêlée commença au faîte
de l’enceinte. Les épées et les haches des moines faisaient une moisson écarlate
de têtes et de membres, et très rapidement la base du monastère ressembla au
dernier cercle de l’Enfer. Les noirs glissaient dans le sang qui coulait en
ruisseaux des gargouilles, escaladaient les cadavres mutilés de leurs frères…
Pourtant, ils étaient si nombreux et si déterminés qu’ils finirent,
couverts par ceux qui, restés en bas, arrosaient de sagaies les défenseurs,
par prendre peu à peu pied sur les toits. Les moines alors reculèrent pied à
pied, perdant sous le nombre l’avantage de leurs armes d’acier ; et ce
fut au tour des massues et des couteaux d’os de prélever un tribut horrible.
La
porte du bâtiment s’abattit soudain dans un nuage d’étincelles, et les
Dingaris se ruèrent à l’intérieur de l’église, reversant les bancs de
bois et fracassant les rares statues de saints. Le feu s’étendit, tandis que
les guerriers à demi-nus se déversaient comme un torrent dans les couloirs,
les salles, le cloître, massacrant sur leur passage tous ceux qui portaient une
robe.
C’est
alors que Bob se réveilla en sursaut, absolument certain d’avoir au travers
de son cauchemar perçu un bruit anormal venant des profondeurs du monastère en
ruines.
Ï
Bob
quitta le cloître pour grimper les quelques marches brisées menant à l’église
en ruines. La lune n’en était qu’à son premier quartier et la pénombre était
épaisse, ce qui on le sait ne gênait pas outre mesure le Français.
Après
son réveil brutal, il était resté un long moment aux aguets, doutant peu à
peu de ses sens et encore fortement perturbé par son rêve, qui, il en avait
l’intuition, n’en était pas tout à fait un… Puis, à nouveau, un son
l’avait fait sursauter, un raclement léger mais qui avait résonné comme un
coup de gong dans le grand bâtiment vide. Cette fois, il n’y avait plus de
doute à avoir : quelqu’un ou quelque chose se déplaçait dans
l’ancien monastère. Morane s’était levé en silence, hésitant quelques
secondes à réveiller ses compagnons. Il avait décidé, sans doute un peu
imprudemment, qu’il serait toujours temps de les alerter en cas de danger, et
était sortit de la salle à pas de loup, pour gagner le cloître aux colonnes
poreuses rongées par le temps.
La
winchester braquée sur l’obscurité, il fit deux pas dans l’église entre
deux piliers portant encore de vagues traces de bas reliefs. Un faible halo
spectral tombait du ciel étoilé à travers le toit crevé, s’étalant en
flaque bleutée sur les dalles du sol et les restes de bancs en pierre. Le
silence était absolu, à tel point que Bob pouvait entendre son propre cœur
battre, un peu rapidement peut-être ; quelque chose le hérissait, et ce
n’était pas seulement la peur atavique de la nuit que chaque homme porte en
lui, même les plus grands héros…
Son
angoisse se matérialisa soudain, déversant dans son sang un torrent d’adrénaline.
Avec un synchronisme parfait, un hurlement de rage presque inhumain retenti sur
sa droite et un cri terrifié sur sa gauche :
-
Bob,
attention !!!
Instinctivement,
il fit face au danger potentiel et pivota vers la droite, prêt à faire feu. Il
n’en eut pas le temps : un choc violent lui arracha la carabine des mains
pour la projeter à travers la nef. Devant lui se dressait une haute silhouette
humaine, qui déjà lui portait de côté un nouveau coup de ce qui semblait être
une sorte de massue. Morane sauta de côté, et avec un ronflement lugubre
l’arme vint frapper une colonne, en faisant voler des éclats. Le Français
recula, trébucha sur une grosse pierre, et s’abattit sur le dos entre deux
bancs moussus. Déjà, son assaillant était sur lui, levant les deux bras
au-dessus de sa tête et s’apprêtant à l’écraser comme un insecte. Bob
effectua une roulade en arrière frénétique, se retrouva accroupi, et sentit
la massue de l’autre effleurer quelques mèches de ses cheveux avant de
heurter le sol. Poussant à fond sur les jarrets, Morane se projeta en avant,
bandant les muscles de son cou ; son crâne percuta son adversaire au creux
de l’estomac, faisant craquer les fausses côtes. Tandis que Bob reprenait son
équilibre, l’inconnu, titubant légèrement, leva à nouveau son casse-tête.
C’est alors seulement que le Français remarqua avec stupéfaction l’étrange
vêtement que portait son ennemi : une longue robe sombre dont le grand
capuchon était rabattu sur la tête ; un froc de moine… Se baissant,
Morane ramassa le morceau de roche volcanique, tombé sans doute d’une voûte,
qui tantôt l’avait fait trébucher, et de toutes ses forces le balança à la
tête de l’ecclésiastique pour le moins agressif. Ce dernier, percuté en
plein visage, laissa tomber la massue, battit l’air de ses grands bras, et
tomba en arrière d’une pièce. Sa tête heurta violemment le pied d’une
colonne, il y eut un craquement sourd, et il roula lentement sur le côté…
Bob
laissa passer quelques secondes pour s’assurer que son assaillant était bien
hors de combat, puis il fit volte-face, juste à temps pour recevoir dans les
bras une jeune femme aux cheveux blonds coupés courts qu’il reconnut sans mal :
il s’agissait de Leni Wood.
Ï
Assise
sur un banc, non loin de l’entrée de l’église en ruines, Leni Wood s’était
restaurée, et avait surtout avalé avec avidité la presque totalité d’une
gourde d’eau. L’épouse d’Alan était visiblement exténuée ; ses vêtements
sales et déchirés, son visage marqué d’ecchymoses témoignaient d’épreuves
qui avaient dû être pour le moins pénibles. Encore dans les bras de Bob, elle
avait voulu raconter son histoire, les mots se bousculant dans sa bouche, mais
le Français l’avait interrompue.
-
Plus
tard, Leni, plus tard ; reprend
quelques forces, tu nous expliqueras tout quand tu seras un peu reposée. Mais
dis-nous seulement : Alan est-il sain et sauf ?
-
Je
ne sais pas, Bob, je ne sais pas !, avait répondu Leni, fondant en larmes.
Laissant
la jeune femme aux bons soins de Jeanne Favert, Morane s’était accroupi auprès
de l’homme qu’il venait de mettre hors de combat. M’Boli, qui en
retrouvant celle qu’il considérait comme une sœur avait exprimé une joie
sans bornes, était posté sous le porche et gardait un œil braqué sur la lisière
de la forêt, au-delà d’un grand champ de millet sauvage, prêt à donner
l’alerte au moindre mouvement suspect.
Au
bout de quelques secondes, Bob s’était relevé.
-
C’est
grossièrement tissé, mais çà ressemble bien à la robe de bure d’un
moine…
-
Faut
avoir envie de se balader avec ce truc sur le dos, dans la région, commenta
Ballantine… En tout cas, l’avez bien arrangé, Commandant ; c’est pas
lui qui va nous expliquer ce que c’est que ce carnaval ! z’avez
toujours été bon au lancer de caillasse.
-
Sur
le moment, répondit Morane, je n’ai pas cherché à faire dans la dentelle.
L’étrange
moine s’était en effet brisé le crâne dans sa chute. C’était un noir de
haute taille, aux joues marquées de scarifications rituelles. Ses lèvres épaisses
étaient retroussées sur des dents taillées en pointes. Selon M’Boli, c’était
là une coutume des Dingaris, du moins était-ce ce que l’on racontait sur
eux.
Morane
chercha des yeux Amir Al Wallid, qui se tenait en retrait dans l’ombre de
l’ouverture menant au cloître.
-
Comme
vient de dire Bill, c’est quoi ce carnaval ? Je suis certain que vous en
avez une petite idée.
Le
Syrien hésita.
-
Monsieur
Morane, il y a beaucoup de choses que je découvre tout comme vous, depuis que
nous avons pénétré hier sur ces terres. Croyez-moi, ce monastère, ce Dingari
ainsi vêtu, je ne m’attendais pas à cela.
Al
Wallid garda le silence un moment, observant Leni Wood, qui s’était laissée
aller en arrière contre le dossier du banc de pierre. Cette femme allait bientôt
relater son périple, depuis leur enlèvement, à elle et son mari, à Walobo.
Que savait-elle, que les nouveaux compagnons de l’Arabe apprendraient donc très
bientôt ? Etait-il encore possible de leur cacher la vérité ?
D’un côté, Amir souhaitait que Leni Wood soit dans l’incapacité de dévoiler
quoi que ce soit ; pourtant, lui aussi était impatient de l’entendre,
impatient qu’il était d’obtenir des informations sur celui qu’il
poursuivait depuis Damas.
-
« Si
seulement elle pouvait être la seule survivante de l’expédition,
pensa-t-il… Il n’y aurait plus qu’à faire demi-tour sans rien révéler »
A
présent, Leni Wood s’apprêtait à leur relater les évènements qui
l’avaient amenée jusqu’à cette construction incongrue en pleine jungle.
-
Alors,
Leni, qu’est-ce qui s’est passé ?, demanda doucement Morane.
-
Tout
à commencé un soir, il y a un peu plus d’une semaine, à Walobo… le
lendemain de ton départ en brousse,
M’Boli. Alan et moi étions occupés à mettre au point l’organisation
d’un safari photo vers les chutes de la Sangâh. Le « National
Geographic » avait accepté le principe d’un reportage sur les derniers
pygmées Ayumbos, en voie d’extinction complète. Deux hommes sont arrivés,
deux blancs ; Français. L’un d’eux devait avoir dans les
cinquante-cinq ans, peut-être un peu moins ; grand, mince, élégant,
cheveux blancs assez longs, des yeux très vifs, un visage d’aristocrate, plutôt
séduisant. D’ailleurs, il se présenta sous le nom d’Alexandre de Beaujeu.
Elle
haussa les épaules.
-
Je
ne sais toujours pas si c’est son vrai nom.
-
C’est
son vrai nom, affirma tranquillement Amir Al Wallid.
Leni
lui jeta un regard intrigué, se demandant qui était cet homme aux allures de
seigneur du désert, puis continua.
-
L’autre
était plus jeune, très brun, petit, nerveux, fouinant partout du regard. Tout
ce que je sais de lui c’est son prénom : Lucas.
-
Lucas
Rheims, précisa Al Wallid.
-
De
Beaujeu s’est présenté comme un archéologue, ce que par la suite il m’a
semblé réellement être, et a demandé à Alan de le conduire chez les
Dingaris, affirmant avoir la preuve qu’une peuplade plus ancienne encore que
les « fantômes de la forêt » avait jadis construit en pleine forêt
une ville à côté de laquelle Zimbabwe ressemblerait à un hameau. Alan a
refusé, malgré la forte somme proposée. De Beaujeu a insisté, se faisant de
plus en plus pressant et ne cessant de faire grimper les enchères. Finalement,
Alan s’est un peu énervé, déclarant qu’il était hors de question qu’il
aille se faire transformer en pelote d’épingle chez un des peuples les plus
hostiles d’Afrique, sur un territoire où il n’avait jamais mis les pieds,
tout çà pour une nouvelle chimère archéologique ! Tu sais comment il
peut réagir quand on cherche à lui forcer la main, Bob…
Morane
sourit.
-
Je
sais, en effet.
-
L’autre,
Lucas, commençait à devenir agressif, mais De Beaujeu l’a calmé et ils sont
partis. Le lendemain après-midi, il a téléphoné. Alan était à Walobo, et
c’est moi qui ai répondu. De Beaujeu est allé jusqu’à offrir deux cent
mille dollars pour cette expédition, mais devant mon refus il est devenu menaçant ;
rien de précis, tout n’était qu’allusions, mais j’ai senti soudain que
cet homme était peut-être vraiment dangereux. Le soir…
Elle
s’interrompit et ferma les yeux, visiblement éprouvée par ses souvenirs.
-
Le
soir même, une heure environ avant qu’Alan ne revienne, De Beaujeu, Lucas et
quatre noirs ont fait irruption dans le bungalow… j’ai essayé de fuir, de résister,
mais ils m’ont maîtrisée, bâillonnée et ligotée. L’un des noirs, que je
connais d’ailleurs, une crapule vivant de petits boulots plus ou moins honnêtes,
m’a porté dans une des chambres. Quelques minutes plus tard, j’ai entendu
la Jeep d’Alan se garer dans le jardin, puis la porte d’entrée qui
s’ouvrait… Il y a eût tout de suite des éclats de voix, puis un bruit de
bagarre. J’étais terrorisée, malade à l’idée qu’Alan ne soit blessé
ou même tué par ces brutes ! Puis, le même homme qui m’avait amené
dans la chambre est revenu, m’a détaché les chevilles et m’a poussé dans
le salon. Alan était allongé par terre ; j’ai cru qu’il était mort,
avant de remarquer qu’il respirait et remuait faiblement…
A
nouveau, les yeux de Leni Wood se remplirent de larmes.
-
Appuyé
contre un mur, Lucas saignait du nez et jetait sur Alan des regards haineux.
Bob
se souvint des taches de sang trouvées sur le tapis du salon, à Walobo.
-
La
pièce était sans dessus dessous, Alan leur avait donné du fil à retordre,
continua la jeune femme avec fierté. De Beaujeu m’a rassurée, si on peut
dire, en déclarant qu’Alan allait bien et que s’il obéissait nous
n’avions rien à craindre. Peu après, Alan a repris conscience, et De Beaujeu
nous a exposé ses plans… En gros, j’étais l'otage, et Alan devait mener
l’expédition jusqu’au territoire des Dingaris, ou bien je serais exécutée.
Bien entendu, Alan a accepté. Les hommes de De Beaujeu nous ont alors fait
embarquer, moi dans notre propre Jeep et Alan dans la Land Rover qui avait amené
chez nous cette canaille ; puis nous sommes partis. Je ne savais pas encore
que nous allions vers la gorge de Bunta. Plus tard, Alan a pu me glisser
quelques mots, malgré l’étroite surveillance dont nous faisions l’objet,
pour me dire qu’il avait réussi pendant qu’il était allongé dans le salon
du bungalow à écrire quelques mots sur une feuille de son calepin sans que De
Beaujeu ni aucun de ces sbires remarquent quoi que ce soit. Je dois avouer
qu’avant qu’Alan ne me rappelle que toi et Bill deviez arriver le lendemain
de notre enlèvement, je vous avais complètement oubliés !
-
Merci,
ça fait plaisir !, commenta Ballantine en souriant.
-
A
la gorge de Bunta, De Beaujeu a ordonné d’abandonner les véhicules, en les
laissant à la garde d’un de ses hommes, et nous avons poursuivi à pied.
Quelque
part dans la forêt enserrant le monastère, un léopard feula, et un concert de
hurlements de singes lui répondit. Morane tourna instinctivement la tête vers
le porche, mais M’Boli lui fit signe que tout semblait normal dans les
environs.
-
Pourquoi
diable ce De Beaujeu t’a-t-il emmenée avec lui ?, demanda Bill. Il
aurait pu te laisser sous la garde d’un de ses hommes, dans une planque pas
loin de Walobo.
-
Je
ne sais pas. Peut-être qu’il ne voulait pas se priver d’un membre de son
safari.
-
Ou
alors, ajouta Bob, il se doutait que si tu n’étais pas avec lui, Alan ferait
des pieds et des mains pour s’échapper et retourner en arrière. Ce vieux Al
n’aurait eu aucun mal à paumer vos ravisseurs en pleine brousse, et aurait
fini par te retrouver avant que les autres soient seulement parvenus à
s’orienter !
-
Soyez
certains qu’Alexandre De Beaujeu n’avait aucune intention de laisser derrière
lui le moindre témoin, glissa Al Wallid. Il tenait donc à vous avoir tous les
deux à portée de main, pour constater de ses propres yeux votre élimination,
le moment venu.
A
nouveau, Leni Wood lança au Syrien un regard pénétrant.
-
Mais
qui êtes-vous ? Vous semblez en savoir long sur ces gens…
Bob
leva la main.
-
Monsieur
Al Wallid est un ami, du moins pour le moment. Je t’expliquerai après ;
continue, Leni.
-
Nous
avons traversé le royaume de Bankutuh, presque toujours en deux groupes séparés
par une cinquantaine de mètres : Alan, deux noirs et De Beaujeu devant ;
l’autre noir, Lucas et moi derrière. Ils voulaient limiter nos contacts au
maximum. De Beaujeu possède un plan de la région, visiblement la copie d’une
ancienne carte très grossière, mais sans Alan il aurait été incapable de
trouver son chemin et d’en déjouer les pièges. Il était assez prévenant,
s’inquiétant souvent de mon état. Mais dès le premier soir, alors que ses
boys installaient le bivouac, il a de nouveau montré son vrai visage : un
jeune guerrier Balébélé est arrivé, portant une petite antilope sur l’épaule.
Il était très méfiant, mais De Beaujeu l’a accueilli chaleureusement, et
l’a invité à s’asseoir pour boire du café.
Les
yeux fixes, Leni frissonna.
-
Puis
il a fait un signe de la tête à Lucas, celui-ci a dégainé son revolver et a
tiré une balle dans la nuque du Balébélé…
-
L’ordure !,
gronda Bill.
-
Nous
sommes repartis tout de suite ; De Beaujeu espérait que les hyènes se
chargeraient d’effacer les traces du meurtre, ce qui s’est certainement
produit.
-
Pas
vraiment, ne put s’empêcher de dire l’Ecossais.
-
Ensuite,
nous avons pénétré chez les Bakubis. Je pense qu’une guerre se prépare là-bas,
car nous avons pu passer sans faire de mauvaise rencontre ; la contrée était
déserte, et nous avons entendu les tambours d’une cérémonie sacrificielle,
dans les collines. Puis, nous sommes arrivés dans cet horrible endroit…
Leni
se tut, et but une longue rasade d’eau. Amir Al Wallid se pencha un peu vers
elle.
-
Miss
Wood, où sont-ils, maintenant ? De Beaujeu est-il toujours vivant ?
-
Hier
après-midi, j’ai réussi à m’enfuir, reprit la jeune femme. Nous avions
atteint ce monastère en fin de matinée, ce qui a eu pour effet d’exciter De
Beaujeu au plus haut point. Il a passé deux heures à explorer les bâtiments,
il murmurait tout seul, éclatait parfois de rire… il a sondé à plusieurs
reprises les dalles du sol, comme s’il cherchait une cache. Cet homme est
complètement fou, Bob !
Morane
regarda Al Wallid en coin.
-
Ce
n’est pas parce qu’on cogne sur le pavement d’un monastère perdu en plein
cœur de l’Afrique qu’on est fou, n’est-ce pas Amir ?… Et ensuite ?
-
A
deux heures d’ici, vers l’Est, il y a une autre étendue de marais. Alors
que nous progressions sur une portion au sec, sous les arbres, un python s’est
laissé tomber sur Lucas, qui marchait devant moi. Le noir qui me suivait
s’est précipité pour attaquer l’animal à coups de sabre de brousse.
J’en ai profité pour m’enfuir, et je crois qu’ils ont mis un certain
temps à s’en rendre compte. J’ai hésité à abandonner Alan, mais j’ai
pensé qu’il valait mieux que je sois libre pour essayer de l’aider à s’échapper
à son tour. Mais je me suis perdue très rapidement dans ce dédale de marécages…
A force de tourner en rond, j’ai fini par me retrouver ici, et j’ai voulu me
reposer à l’abri. C’est alors que je t’ai vu entrer dans l’église,
Bob.
Il
y eut un moment de silence, que Ballantine rompit en désignant le cadavre du
Dingari.
-
Et
lui ?
Leni
secoua la tête.
-
Depuis
que nous nous sommes enfoncés dans ce pays, nous avons tous éprouvé des
impressions étranges, des sortes de rêves éveillés, avec aussi le sentiment
d’être épiés. Tout à l’heure, juste avant d’arriver dans cette clairière,
il m’a semblé à plusieurs reprises entendre bouger dans les buissons derrière
moi… J’ai pensé à un animal.
Morane
posa une main sur l’épaule de l’épouse d’Alan.
-
Je
crois que tu as eu beaucoup de chance, dans ton malheur.
Puis,
il se releva et se tourna vers le Syrien.
-
Al
Wallid, fit-il d’une voix tendue, je crois qu’il va falloir cesser de jouer,
et nous dire ce que vous savez. Alan est quelque part, là-bas, seul aux prises
avec cette bande de crapules. Il doit être mort d’inquiétude pour Leni, et
il n’a plus aucune raison de composer avec eux ; il va donc à présent
prendre tous les risques pour se tirer de leurs griffes. Nous allons forcer
l’allure pour les rejoindre et la moindre information au sujet de cet
Alexandre De Beaujeu peut-être capitale… Parlez, Al Wallid, ou je vous jure
que vous allez passer un sale quart d’heure !
L’Arabe
sourit, comme s’il se moquait des menaces du Français, et demanda à brûle
pourpoint :
-
Vous
nous avez dit avoir été réveillé par du bruit provenant de cette église,
tout à l’heure. Avez-vous rêvé dans votre sommeil, Monsieur Morane ?
Un
peu désarçonné, Bob fronça les sourcils.
-
Oui…
s’il s’agissait bien d’un rêve.
-
Les
Dingaris attaquaient ce monastère, y pénétraient, massacraient les moines ?,
suggéra Amir Al Wallid.
-
C’est
bien çà ; vous avez donc eu la même… vision.
-
Moi
itou, intervint Bill. Même l’incendie de l’église y était. Comme au
cinoche !
-
Pareil
pour moi, ajouta Jeanne.
-
Je
vous ai déjà dit qu’ici, il est normal que se produisent des événements
anormaux, reprit Al Wallid.
Morane
se passa la main dans les cheveux.
-
Vous
voulez dire que ces songes étaient en fait une scène surgie du passé, un événement
qui s’est réellement produit ? Il a bien existé ici, en plein cœur de
l’Afrique, une communauté monastique, que les Dingaris ont fini par détruire ?
Il
regarda le Maître de l’Ordre de l’Archange droit dans les yeux. Celui-ci
hocha la tête.
-
Mais
d’où venaient ces moines, et que faisaient-ils dans ce coin perdu ?
Al Wallid hésitait encore. Pourtant, il sentait qu’il lui fallait coopérer avec Morane, au risque de s’en faire un ennemi, et le reste du groupe avec lui. Il parla donc, à voix presque basse…
Chapitre
12
La
nuit d’encre était griffée de lignes orangées qui dessinaient de gracieuses
et fugitives courbes éblouissantes avant de s’évanouir, ne laissant de leur
passage que des étincelles et une odeur de poix chaude. Puis, quelque part dans
la cité, une explosion sourde et une gerbe de flammes marquaient l’endroit où
s’était achevée l’une de ces trajectoires semblables à une comète. Une
maison prenait alors feu, une église s’effondrait, une muraille tanguait,
projetant dans le vide quelques vougiers et sergents.
On
était le 27 mai 1291, et St Jean d’Acre n’en avait plus que pour quelques
heures à résister aux Mamelouks. Demain, elle tomberait et avec elle le
dernier bastion chrétien en Terre Sainte. Accessoirement, cette disparition du
royaume de Jérusalem allait hâter celle des Templiers en les rendant
inutiles…
Depuis
trente neuf jours, les armées d’Al Mansour assiégeaient Acre, dans laquelle
résistaient les contingents Anglais et Vénitiens, et les cinq cent Templiers
de Guillaume de Beaujeu. Ce dernier faisait preuve d’un courage et d’une
intelligence militaire rare, et nul doute que sans sa présence à chaque brèche,
à chaque contre-attaque, la ville serait depuis longtemps aux mains de la
dynastie égyptienne qui allait régner sur l’Islam jusqu’en 1517, avant
d’être évincés par les Ottomans.
Le
Maître de l’Ordre se tenait pour l’heure au sommet de la Tour des Lions, au
sud de la cité, encadré de ses principaux aides de camp Gérard de Marcout et
Beaudouin de Périgord. Bras croisés sur son haubert de mailles, drapé dans
son manteau à la croix rouge sur l’épaule, il observait la plaine désertique
allant jusqu’à la mer qui miroitait, là-bas, sous la lune ; désertique du
moins en ce qui concernait la végétation, mais surpeuplée de soldats
musulmans, encombrée de tentes et d’oriflammes cousues de fil d’or, hérissée
de tours de sièges, de mangonneaux et de catapultes ! et c’était exactement
le même spectacle à l’est et au nord d’Acre. A l’ouest, c’était la Méditerranée
qui venait battre les murailles, y emprisonnant les défenseurs tout aussi bien
que les troupes d’Al Mansour. Sans relâche, les engins de sièges lançaient
vers la ville leurs projectiles enflammés qui passaient en ronflant au-dessus
des créneaux, faisant instinctivement baisser la tête aux archers Gallois et
aux arbalétriers. Des boulets de pierre de plus de cent kilos venaient s’écraser
contre les remparts, fendant la pierre, faisant vibrer le sol sous les pieds des
sentinelles. Parfois, l’un de ces énormes blocs emportait dans sa course le
faîte d’une courtine, réduisant en bouillie les
défenseurs qui y étaient postés.
Trois jours plus tôt, Guillaume de Beaujeu et une centaine de Templiers, au
cours d’une audacieuse sortie par la Porte d’Ascalon, avaient surpris les
musulmans et incendié nombre de ces armes qui réduisaient Acre en miettes, et
occis à l’occasion plus de trois cent servants et soldats ennemis. Le preux
Adhémar Pireilles avait été tué au cours de cette échauffourée, frappé
par un piquier Nubien… Les carcasses noircies de quelques béliers et trébuchets
étaient encore visibles de la Tour des Lions. Mais cela n’avait été qu’un
haut fait d’armes, les Mamelouks avaient remplacé les engins, remplacé
encore plus facilement les hommes, et le bombardement avait continué.
Un
Templier âgé d’une cinquantaine d’années, un vieillard pour l’époque,
au visage couturé de cicatrices et portant sur l’œil droit une bande de
tissu sale et maculée de sang surgit de l’escalier plongeant dans les
profondeurs de la tour. Il s’inclina devant le Maître de l’Ordre et dit
simplement :
-
Ils
sont prêts.
Guillaume
de Beaujeu baissa la tête, inspira profondément. Gérard de Marcout et
Beaudouin de Périgord se regardèrent et furent tentés une nouvelle fois de
raisonner le Maître, si raisonner était bien le mot juste. Ils restèrent
silencieux, justement parce que la décision qu’avait prise de Beaujeu, si
elle allait à coup sûr mettre fin au rêve de reconquérir la Terre Sainte,
allait sans doute aussi sauver leurs âmes à tous, et plus encore…
Guillaume, suivi par les trois hommes, s’engagea sur l’escalier menant au
principal chemin de ronde, qu’il longea à grands pas, distribuant des
encouragements aux miliciens qui aiguisaient leurs hachoirs ou aux guisarmiers
somnolant sur leurs longues hallebardes. Au-dessus d’eux, le ciel était
toujours parcouru d’énormes frelons de feu.
Ils
descendirent encore, dans l’obscurité du ventre de pierre des colossales
murailles d’Acre. Celles-ci palpitaient légèrement en rythme, et de Beaujeu
savait que c’était là le signe que les sapeurs arabes atteignaient les
fondations.
Ils
émergèrent au pied des remparts, et dirigèrent leur pas vers l’ouest de la
ville. Comme ils pénétraient dans les premières ruelles désertes, l’échoppe
d’un drapier, droit devant eux, fut comme soufflée par une étoile filante et
s’écroula en ruines embrasées sur les pavés. Il y eut des hurlements déchirants,
des silhouettes en feu s’agitèrent un instant dans les décombres, puis
s’effacèrent. Les quatre hommes durent prendre une autre venelle, mais
c’est sans encombres qu’ils finirent par atteindre le port d’Acre. Tous
les accès en étaient gardés par des chevaliers, et l’on aurait pu s’étonner
que cette tache ne soit point confiée à de simples soldats.
Guillaume de Beaujeu et ses compagnons s’avancèrent vers le quai. Une
puissante nef ventrue, aux voiles carguées, y était amarrée. Sur son pont et
son château se tenaient immobiles une trentaine d’hommes, portant tous la
croix du Temple. Une dizaine d’autres chevaliers attendaient sur l’embarcadère,
à la lueur de torches que le vent frais de cette approche d’aube couchait et
tordait. Un homme se détacha de ce groupe, fit deux pas et s’inclina. Il était
très grand, très maigre, et ses yeux bleus au-dessus de son nez en bec
d’aigle brillaient d’un feu étrange.
-
Nous
partons, Maître. A moins que…
De
Beaujeu leva une main gantée d’acier.
-
Non,
Messire de Trémaux, tout a déjà été dit et décidé. Allez, et que le
Seigneur vous assiste.
Jean
de Trémaux s’inclina à nouveau, tourna le dos et grimpa la passerelle de
bois menant au bateau. Il cria un ordre, les amarres furent larguées, et deux
barques halèrent le bâtiment pour l’éloigner du quai. Les voiles se déroulèrent,
et, très lentement, le lourd navire prit le chemin de la haute mer.
Guillaume
de Beaujeu regarda longtemps la forme sombre s’enfoncer dans la nuit, disparaître
enfin… Il tourna résolument les talons et quitta le port, suivi cette fois
par toutes les sentinelles, dont on avait désormais bien plus besoin sur les
remparts d’Acre. Demain, mais bien sûr le Maître de l’Ordre du Temple ne
le savait pas, les Mamelouks d’Al Mansour perceraient ces remparts en maints
endroits, et prendraient la ville. De Beaujeu, ainsi que ses cinq cent
Templiers, seraient tués en tentant une nouvelle sortie aussi héroïque
qu’inutile.
Le navire que commandait Jean de Trémaux approchait de la ligne des galères
arabes qui faisaient le blocus du port. Dans l’une de ses cales, il emportait
une caisse de fer bardée de serrures à combinaisons, de deux coudées de côté
environ. Le contenu de cette caisse aurait pu sauver Acre, le Royaume de Jérusalem,
et assurer à la Chrétienté une domination sans partage sur le monde. Il
aurait tout aussi bien pu détruire tout cela, ainsi que le reste de l’humanité.
C’est pour cette raison que Guillaume de Beaujeu avait choisi la voie du
sacrifice.
Ï
Le
St Georges (c’était le nom du navire des Templiers), se dirigeait droit vers
le large poussé par une bonne brise, et rapidement, sous un ciel pâlissant,
les formes sombres des galères musulmanes se découpèrent sur la ligne
d’horizon. Debout à la proue de la nef, De Trémaux, cheveux blonds au vent,
observait sereinement les bateaux ennemis à l’ancre, qui formaient une
formidable muraille de bois sur la mer. Le blocus était parfait, rien ne
pouvait sortir de la rade de St Jean d’Acre ou y entrer. Pourtant le St
Georges ne ralentit pas l’allure, et l’on aurait pu croire en le voyant
courir toutes voiles dehors droit vers les galères infidèles que son but était
de les éperonner pour tenter de s’échapper.
Jean
d’Esneux, chevalier des marches de Flandres, l’un des premiers volontaires
pour cette expédition hors du commun, s’approcha de Trémaux et posa une main
sur la lisse.
-
Regardez,
Messire Jean, ils s’écartent…
Sa
voix était teintée à la fois de soulagement et de ferveur.
-
Vous
en doutiez, Messire d’Esneux ?
-
Dieu
les éclaire.
De
Trémaux sourit tristement.
-
Dieu…
ou la peur. En tout cas, cela prouve que le Sultan Al Mansour a tenu parole.
Là-bas,
devant le St Georges, quatre galères mameloukes avaient en effet commencé à
manœuvrer, ouvrant peu à peu un passage dans la ligne du blocus. On percevait
de plus en plus nettement le bruit que produisaient les rames frappant l’eau
en rythme. Bientôt, le St Georges s’engouffra dans la brèche, frôlant
presque l’un des navires arabes. Aussitôt après son passage, les quatre galères
reprirent leur position.
-
Voici
les espions d’Al Mansour !, fit D’Esneux.
Le
St Georges, suivi comme son ombre par le boutre, cingla plein ouest, laissant
derrière lui la guerre, Acre et la Terre Sainte. Son équipage, quant à lui,
abandonnait tout espoir de retour.
Ï
Bob
Morane resta un moment les yeux dans le vague, après qu’Amir Al Wallid ait
fini de parler. Puis il fit, comme pour lui-même.
-
Il
y avait donc un accord entre Guillaume de Beaujeu et le Sultan Al Mansour pour
laisser sortir d’Acre le St Georges et sa cargaison… je suppose que la
mission du boutre était de s’assurer de la destination des Templiers.
Al
Wallid approuva de la tête.
-
Mais…Guillaume
de Beaujeu, murmura Morane… N’allez pas me dire que cet Alexandre est le
descendant du Maître de l’Ordre !
Le
Syrien haussa les épaules.
-
Il
le prétend, mais ce n’est là que la moindre manifestation de sa folle mégalomanie.
-
Et
ensuite ?… Jean de Trémaux et ses Templiers n’ont tout de même pas atteint
le golfe de Guinée et débarqué sur la côte africaine pour venir se perdre
ici avec leur secret ?
-
C’est
pourtant le cas… après des semaines et des semaines de navigation, ils se
sont échoués près de l’embouchure de la Sanaga, sur la côte de l’actuel
Cameroun. L’endroit leur a paru propice à leur but. Ils ont pénétré au cœur
de ce continent, complètement inconnu à leur époque… et y ont disparu.
-
Et
l’équipage du boutre ?, demanda Jeanne Favert.
Al
Wallid eut une hésitation, avant de se décider à répondre.
-
Leur
mission, comme l’a deviné Mr Morane, n’était que de s’assurer de la
destination des Templiers. Un groupe a débarqué et a suivi les chevaliers
jusqu’ici, sur les terres des Dingaris. Puis ils sont repartis vers la côte,
ont rembarqué et le navire a regagné Le Caire, capitale du sultanat.
-
Je
suppose, fit Bob, que ces marins ont laissé une trace écrite de leur périple,
et que c’est ainsi que le souvenir de cette traversée et de sa raison d’être
ont pu parvenir à Alexandre de Beaujeu… et à vous-même ?
Le
Syrien sourit.
-
Bien
plus qu’une trace écrite, Mr Morane… De retour au Caire, ces hommes, triés
sur le volet avant leur départ, ont formé un…ordre, chargé de s’assurer
que le secret des Templiers resterait bien enfoui dans les jungles de ce pays.
Cet ordre existe encore de nos jours, et assure toujours sa mission.
-
Et
vous êtes l’envoyé de cet « ordre », compléta Bob… C’est donc cela,
cette terrible erreur dont vous parliez hier juste après que nous ayons pénétré
sur les terres des Dingaris. De Beaujeu cherche à s’emparer de ce secret des
templiers, un de plus ! cette caisse hermétique… et vous craigniez qu’il
n’utilise son contenu.
-
Bon,
et c’est quoi ce secret, à la fin ?!, s’exclama Bill.
-
Il
reste encore une chance que vous n’ayez pas à le connaître.
-
Ce
qui vous obligerait à nous tuer, on sait, ricana l’Ecossais.
Morane
leva une main pour demander à son ami de se calmer.
-
Attends,
Bill… Amir, comment cet ordre dont vous nous parlez a-t-il pu surveiller ces
lieux et malgré tout ne rien connaître de ce qui s’y est passé depuis tout
ce temps !? A moins que vous ne nous mentiez sur l’étendue de ce que vous
savez…
-
L’Ordre
s’est contenté au fil des siècles de poster des gardiens tout autour du pays
Dingari, et de glaner tous les renseignements, de recueillir et de compiler
toutes les légendes, toutes les rumeurs de la brousse sur ceux que les tribus
avoisinantes nomment les « fantômes de la forêt ». Les hommes de Jean de Trémaux
n’ont pas choisi ce pays par hasard, au cours de leur exploration de la région.
Les Dingaris y étaient déjà ; leur isolement et leur sauvagerie convenaient
parfaitement aux Templiers. Mais les informations étaient infimes, et nous ne
savons pratiquement rien de ce qui s’est déroulé ici depuis la fin du 13eme
siècle.
Al
Wallid se pencha un peu en avant, plongeant ses yeux sombres dans ceux, gris
acier, de son vis à vis.
-
Cette
terre, Mr Morane, est en proie au mal le plus absolu, et interdite aux
croyants… Je suis le premier membre de l’Ordre à la fouler, et c’est
parce qu’Alexandre de Beaujeu y est venu que je l’ai suivi, quitte à finir
en enfer avec lui ! Je ne vous dirai jamais, m’entendez-vous, jamais, ce qui
se trouvait dans cette caisse scellée, et qui y est toujours, grâce à la miséricorde
d’Allah.
Bob
observa un instant le Syrien. Visiblement, il avait fallu un courage hors norme
à cet homme pour s’aventurer jusqu’ici et tenter de s’acquitter de sa
mission : stopper Alexandre de Beaujeu avant que celui-ci ne s’empare de la
mystérieuse cargaison du St Georges. Al Wallid était infiniment croyant, et
cette croyance était son glaive. Morane décida de ne plus essayer de
contraindre l’Arabe à révéler son dernier secret. Il y avait à l’évidence
derrière cette fantastique épopée remontant au moyen-âge des forces relevant
du domaine de la spiritualité et de la superstition, et lorsque l’âme
humaine puise dans ces forces, il arrive toujours un moment où la raison n’a
plus sa place.
Chapitre
13
Guidés
par Leni Wood, Morane et ses autres compagnons s’étaient enfoncés immédiatement
dans un marécage encore plus hostile et impénétrable que ceux qu’ils
avaient jusqu’alors traversés, pour tenter de suivre les traces de l’expédition
d’Alexandre de Beaujeu. « Traces » n’est qu’une façon de
parler, tant il était à l’évidence impossible dans ce labyrinthe aquatique
à l’odeur putride de retrouver quoi que ce soit. Ils se contentèrent donc de
se fier au sens de l’orientation de Leni, qui affirmait qu’au moment de son
évasion la petite troupe de ravisseurs progressait vers le nord-est.
Il
va sans dire que tous les regards étaient aux aguets et toutes les armes prêtes
à faire feu, dans l’éventualité d’une attaque des étranges moines
Dingaris. Les marcheurs n’oubliaient pas non plus la présence de pythons dans
cette fournaise gluante…
Tout
en pataugeant dans la fange, Morane tournait et retournait dans sa tête
l’incroyable histoire racontée
tantôt par Amir Al Wallid. Le voyage de ces Templiers, six siècles plus tôt,
enflammait son imagination. Pour sûr, cette épopée avait sa place entre la démente
expédition du conquistador Aguirre et l’Odyssée d’Ulysse !
Les
faits supposés connus étaient déjà en eux-même extraordinaires, mais ce qui
par la suite s’était passé ici posait un grand nombre de questions dont les
réponses seraient elles aussi stupéfiantes ; si réponses il y avait un
jour…
Et
tout d’abord, il semblait évident que les Templiers avaient réussi à
s’implanter en pays dingari, et à faire des « fantômes de la forêt »
des alliés, ou des sujets, voire à les convertir. Car sinon comment expliquer
la construction du monastère de la jungle ?
Cette entreprise folle avait
nécessité de la main d’œuvre et du temps. Les Templiers étaient trop peu
nombreux. D’autre part, encore une fois en raison de leur petit nombre, les
hommes de Trémaux n’avaient pas les moyens de s’imposer par la force. Il
fallait en conclure qu’au moins pour un temps, occidentaux et sauvages
guerriers africains avaient été alliés ; alliance qui avait prit fin
dans le sang, si on acceptait que le rêve que tous avaient fait la nuit précédente
était en fait une vision du passé. A un moment de l’histoire, les Dingaris
s’étaient révoltés, et avaient massacré leurs maîtres. Mais quand
exactement ?… Une chose tarabustait Bob dans ce fameux rêve collectif :
pourquoi les défenseurs du monastère n’étaient-ils pas tous des blancs ?
Il se souvenait parfaitement avoir « vu » sur les murailles du bâtiment
assiégé des noirs, des sémites, et même des asiatiques…
La
voix de Bill, qui allait en tête, le tira de ses réflexions.
-
Pas trop tôt ! Marre de c'te flotte ! Me demande si mes
guiboles ont pas fondu jusqu'aux genoux !
Morane leva la tête, pour voir son ami, suivi de Leni et
d'Al Wallid, sortir peu à peu de l'eau croupie et se laisser tomber sur ce qui
paraissait être l'amorce d’une forte pente. Bientôt, tous les six purent se
reposer, se restaurer et sacrifier à la corvée inévitable d’ôter les
sangsues collées à leurs jambes. C’était à peine le milieu de la matinée,
et la moiteur malsaine du marais, ajoutée à la fatigue, les plongeait dans une
sourde hébétude. Ils reprirent pourtant leur chemin, escaladant avec peine un
haut talus couvert d’herbes coupantes. En arrivant au sommet, ils
s’attendaient à redescendre de l’autre côté pour plonger à nouveau dans
le cloaque. C’est donc avec surprise et soulagement qu’ils constatèrent
avoir pris pied sur un plateau boisé et broussailleux, où l’avancée, bien
que malaisée, n’avait rien a voir avec l’enfer qu’ils venaient de
franchir. Ils marchaient depuis une heure environ sous le couvert des grands
arbres, lorsque Bob, enjambant une grosse branche morte, déboucha en plein
soleil sur ce qui était à l’évidence le reste d’une ancienne route pavée,
en grande partie effacée par la végétation. Il n’en restait plus qu’un
vague sentier…
-
Logique, fit-il quand ses compagnons l’eurent rejoint.
-
Quoi donc, Bob ?, demanda Leni.
Le Français désigna le chemin, dans la direction du sud
ouest.
-
Vu l’orientation, cette route doit conduire au monastère.
Nous ne l’avons pas trouvée là-bas parce qu’elle s’est certainement
perdue dans les marais, qui l’ont engloutie au fil du temps, depuis des siècles
peut-être. Ce qui est logique, c’est de trouver ici autre chose qu’un bâtiment
religieux. La première chose que font des colons, et les Templiers de Jean de
Trémaux en étaient après tout, ce n’est pas de construire ce genre d’édifice.
Amir Al Wallid hocha la tête.
-
En premier lieu, c’est un campement qu’on bâtit ;
puis un village.
-
Exact, approuva Bob. Un village, un lieu de vie, des
cultures, de l’élevage peut-être… Le monastère est sûrement venu bien
plus tard. Et la route pour aller du village au monastère…
-
Donc, c’est par là qu’çà s’passe, enchaîna
Ballantine en pointant un doigt épais comme une queue de pelle vers l’autre
extrémité du sentier.
-
Logique, répéta Bob.
Ï
Progressant avec une extrême prudence, ils s’avancèrent
dans la rue principale du village en ruines…
Comme l’avait deviné Bob, l’ancienne route pavée
les avait conduits jusqu’à ce qui restait d’une bourgade aux allures de décors
de cinéma abandonné. Les maisons, une trentaine environ, se blottissaient au
fond d’une étroite vallée cernée de hautes collines rocheuses. Une rivière
y serpentait paresseusement, enjambée aux deux extrémités du hameau par deux
ponts délabrés. Une désolation totale régnait sur le lieu, à l’évidence
déserté depuis fort longtemps ; sans doute aussi longtemps que le monastère
de la jungle. La plupart des bâtisses avaient jadis été construites en bois
et torchis et n’étaient plus que des amas informes. Certaines, en pierre
volcanique, avaient mieux résisté à l’écoulement des siècles, seuls leurs
toits de chaume ayant disparu, dévoilant le squelette de leurs charpentes.
Dominant l’ensemble, une église au clocher écroulé attestait s’il en était
besoin qu’il s’agissait là encore d’une trace du passage des Templiers de
Messire de Trémaux, ou de leurs successeurs.
Morane et ses compagnons traversèrent lentement le
village désolé, oppressés par un sentiment diffus de menace et d’irréalité.
A plusieurs reprises, Bob eut l’impression d’enregistrer des mouvements, à
la limite de son champ de vision ; mais à chaque fois qu’il tournait la
tête, il n’y avait rien. Leni Wood, elle, fit part aux autres de troubles
visuels différents : il lui semblait par moments que le paysage se déformait,
comme vu à travers un nuage de fumée ; sensation partagée par Jeanne
Favert.
C’est pourtant sans encombre qu’ils parvinrent à
l’extrémité opposée de la petite agglomération. Le chemin continuait, bordé
de prairies qui avaient peut-être jadis été des champs cultivés, puis il
disparaissait dans une forêt de hauts ébènes.
-
Et maintenant, Commandant ?, questionna Ballantine.
Je suppose qu’on continue par là ?
Bob allait répondre, lorsqu’il remarqua l’attitude
étrange de M’Boli. Celui-ci, la tête levée, humait doucement l’air. Avant
que le Français ait le temps de lui demander ce qui se passait, le grand Balébélé
dit :
-
Il y a une odeur de fumée, Bwana Bob.
-
Où ?
-
Pas loin.
Comme un épagneul sur la piste d’un lapin, M’Boli se
dirigea vers une masure proche, le nez au vent, et y pénétra. Les autres le
suivirent.
-
Là, fit le géant noir.
Contre le mur du fond, au centre d’un espace dégagé,
ils virent tout de suite au sol la tache noire des restes d’un feu de camp. Il
ne fumait plus, mais les sens aiguisés de M’Boli avaient tout de même capté
les effluves de bois brûlé. Morane s’accroupit, posa la main sur le foyer éteint.
-
C’est froid, depuis un bon moment.
-
Des Dingaris, peut-être, risqua Jeanne Favert.
-
M’étonnerait, répondit Bob en désignant une zone en
bordure de la surface grisâtre.
Dans la cendre, une empreinte était dessinée ;
celle laissée par le talon d’une chaussure de type pataugas ou ranger.
-
Ils sont passés ici, constata Morane en se relevant.
Il poussa un gémissement sourd et tituba, le cerveau
transpercé par une violente douleur. En même temps, il entendit Leni Wood
hurler…
Ï
Terrifiée, Jeanne Favert vit foncer sur elle un Dingari
à demi nu brandissant un casse-tête hérissé d’os taillés en pointe. Elle
se recroquevilla, protégeant sa tête avec ses bras, attendant un coup fatal
qui ne vint pas. Le guerrier noir avait pourtant frappé, de haut en bas, mais
ce faisant il avait continué d’avancer sur la journaliste et l’avait traversée…
Pivotant sur elle-même, Jeanne contempla son agresseur,
de dos, s’acharnant sur le corps d’un homme vêtu d’une cotte de lin et de
braies, allongé en travers du seuil de la pièce. La scène se déroulait dans
le silence le plus total, et la jeune femme comprit alors seulement qu’elle était
victime d’une nouvelle hallucination. Relevant la tête, elle chercha autour
d’elle ses compagnons d’aventure, et les découvrit sans peine :
Morane, tenant Leni Wood par la main en lui parlant ; Ballantine, planté
sur ses jambes musculeuses, bras croisés ; M’Boli, accroupi dans une
attitude effrayée ; Amir Al Wallid, le visage crispé, tenant malgré lui
sa kalashnikov pointée sur le vide. La chaumière en ruines, comme par
enchantement, avait retrouvé son aspect d’antan, avec sa cheminée dans
laquelle pendait une grande marmite accrochée à une chaîne, sa table et ses
tabourets mal équarris, ses paillasses contre le mur du fond. Par la porte
grande ouverte et les deux ouvertures de la façade, Jeanne avait une vue assez
complète de la rue principale de la bourgade moyenâgeuse.
Le village, comme par enchantement, avait retrouvé son
aspect d’antan, ses maisons bien campées sur leurs murs épais, les toits de
chaume soigneusement entretenus, des volailles et des chèvres dans leurs
enclos. Nulle paix cependant dans ce tableau champêtre, car plusieurs bâtisses
étaient la proie des flammes, et c’était une véritable bataille rangée
dans les ruelles. Ici comme au monastère de la jungle, les Dingaris déchaînés
affrontaient les colons de Jean de Trémaux, non plus des moines mais des
paysans, dont certains étaient eux aussi des noirs.
Remise de sa première terreur, et maintenant convaincue
d’assister à une scène du passé, Jeanne Favert retrouva son instinct de
journaliste et, tâtant le sol du pied, fit deux pas vers la sortie. Elle se
souvenait des moellons qui l’encombraient, avant. Effectivement, sa
chaussure rencontra un obstacle, qu’elle dut enjamber pour gagner l’extérieur.
Un obstacle qu’elle sentait mais ne voyait pas…
Une fois dehors, Jeanne Favert constata l’étendue du désastre.
Des cadavres d’hommes et de femmes (elle ne vit pas d’enfants morts et très
peu de guerriers noirs) jonchaient le sol, baignant dans leur sang. Elle aperçut
également cinq ou six hommes d’arme portant la croix rouge des Templiers et
maniant de lourdes épées. Celles-ci moissonnaient les assaillants à chaque
coup de taille, mais il en venait toujours plus, descendant des collines tel des
démons hurlant, toujours sans le moindre bruit. Rapidement, la reporter compris
que les défenseurs du village n’avaient pas la moindre chance. C’était
donc cela qui était arrivé ici jadis…
Posté sur un toit, un archer transperça la gorge d’un
Dingari lancé à la poursuite d’une jeune femme apparemment Arabe. Une deuxième
flèche abattit un autre guerrier et le jeta bras en croix sur un tas de foin.
Ce tir attira l’attention d’un groupe d’attaquants qui coururent vers la
chaumière et projetèrent leurs sagaies vers l’archer ; celui-ci roula
sur le toit et tomba à leurs pieds.
A présent, la majorité des maisons brûlaient, et le
ciel était voilé par de lourds panaches gris. Jeanne se retourna, et vit Bob
Morane et les autres, sortis à leur tour de la chaumière, qui contemplaient
cette scène de démence. Leni Wood se tenait contre le Français, qui avait
passé un bras autour de ses épaules. Devant ce qui semblait être l ‘échoppe
d’un tailleur, le dernier Templier succomba sous les assauts rageurs d’une
dizaine de Dingaris. Certains de ceux-ci, ivres de carnage et d’alcool de
palme, commençaient à danser en agitant leurs massues et leurs lances. Puis,
peu à peu, ces manifestations de joie cessèrent, et les vainqueurs
s’immobilisèrent, comme inquiets, levant les yeux par-dessus les maisons en
feu, cherchant à percer du regard les nuages de fumée…
A son tour, la journaliste regarda dans la même
direction, et se mit à avancer, comme attirée par un aimant. Il se passait
quelque chose là-bas, au faîte des toitures qui commençaient à s’effondrer
dans d’énormes gerbes d’étincelles. Elle entendit à peine la voix de
Ballantine:
-
Jeanne ! Revenez, c’est pas tout à fait du cinéma,
tout çà ! C’est peut-être dangereux !
Elle lui fit signe de la main de ne pas s’inquiéter,
sans se retourner ni cesser de marcher. Elle passa devant un groupe de Dingaris
qui bien entendu ne la virent pas, puisqu’ils n’existaient pas ; ou
qu’elle n’existait pas pour eux. La fumée au-dessus d’un pâté de
maisons virevoltait étrangement, changeait de couleur, devenait plus sombre, et
en même temps semblait retomber vers le sol, s’écrouler sur elle-même. La
journaliste avança encore, s’attendant un instant à ressentir la chaleur de
l’incendie, avant de réaliser que c’était bien sûr impossible.
Maintenant, la fumée étouffait la lueur des flammes, et en son cœur prenait
naissance une sorte de fleur pourpre, parcourue de scintillements violacés, et
d’autres mouvements presque organiques, des circonvolutions tentaculaires qui
lui donnèrent des frissons.
Avec un juron, Bill s’élança.
-
Pas vrai, c’te bonne femme, va falloir que je la ramène
sur mon dos !
Hypnotisée, Jeanne Favert fit encore deux pas vers le
grouillement de lumières sombres et de couleurs sur lesquelles elle
n’arrivait pas à mettre un nom. Elle ne remarqua pas que les Dingaris commençaient
à reculer, que certains tombaient à genoux et que d’autres, de plus en plus
nombreux, prenaient la fuite vers les collines boisées. Elle se pencha en
avant, et de la nuée qui enflait soudain démesurément émergea la face
convulsée de l’Horreur, les yeux tranchants du Chaos, les crocs avides du
Mal. Jeanne poussa une sorte de plainte implorante et s’écroula comme une
marionnette dont on aurait coupé les fils.
Bill, qui ne se trouvait plus qu’à quatre ou cinq mètres
de là, stoppa net et rugit de colère. Enveloppé tout à coup par l’immonde
nébulosité aux éclaboussures sanglantes, il se laissa tomber au sol, roulé
en boule, mu par un instinct de conservation plus fort que son désir de
secourir la reporter. Il n’apprit que plus tard que Bob et les autres avaient
eut la même réaction. Seul Amir Al Wallid avait réussi à observer quelques
secondes ce qui se passait d’un œil épouvanté.
Ce fut très court. Presque instantanément, la lumière
revint, voilée seulement par la fumée des foyers qui perdaient de leur
force… Le village était vide à présent. Les Dingaris étaient pourtant
toujours là ; mais réduits à l’état de bouillie de chair et d’os, déchirés,
brisés, lacérés, n’étant pour la plupart que des souvenirs d’êtres
humains. Des restes informes tachaient les murs noircis et les quelques toits de
chaume encore intacts.
Peu à peu, avec de lentes pulsations qui mélangeaient
présent et passé, la scène de terreur s’effaça et le village reprit
l’aspect désolé qu’il avait à l’arrivée de Morane et de ses
compagnons.
Ï
Leni Wood se redressa et secoua la tête d’un air
soucieux.
-
Elle est complètement choquée, je ne peux rien faire.
L’épouse d’Alan possédait des notions assez étendues
de médecine, acquises en grande partie sur le terrain car elle faisait un peu
office d’infirmière à Walobo et dans les villages de brousse alentour. Le
cas de Jeanne Favert dépassait visiblement ses compétences.
La journaliste avait été allongée dans l’une des
masures à demi-écroulées du village, et ses compagnons se tenaient debout
autour d’elle, la regardant sombrement. Elle était immobile, les yeux grands
ouverts, et ne réagissait plus a rien, comme si son esprit s’était replié
pour se protéger aux tréfonds d’elle-même. Ni les paroles, ni l’eau fraîche
dont on lui avait humecté le visage, ni même les légères gifles de Leni
destinées à la ranimer n’avaient eut le moindre effet.
-
C’est comme un état de catatonie profonde, commenta
Morane. Quelque chose dans ce nuage étrange l’a tellement impressionné que
son mental s’est bloqué.
-
Quelque chose, continua Ballantine… mais quoi ?
J’ai rien vu, seulement ce foutu machin qui se mettait à enfler d’un coup ;
sais pas pourquoi, mais j’ai eu la trouille de ma vie et j’ai plus pensé
qu’à une seule chose : me planquer ! J’m’en veux, Commandant,
j’aurai dû foncer et la récupérer.
Bob haussa les épaules.
-
Au moment où tu as cherché à te protéger, Jeanne était
déjà tombée. La récupérer n’aurait sans doute rien changé. Moi aussi,
j’aurais pu essayer de faire quelque chose ; mais tout comme toi, j’ai
été paralysé par la peur. Comme si ce qui se trouvait dans ce nuage était
pire que tout ce que j’ai connu jusqu’ici question danger !
-
Juju, souffla M’Boli d’une voix rauque.
De tous, le grand Balébélé semblait le plus atteint
par ce qui c’était passé, ou plutôt par la vision de ce qui s’était passé.
Il se tenait à l’écart, roulant des yeux comme des boules de billard, et ses
énormes biceps se contractaient convulsivement.
-
Seul Juju peut déchiqueter les hommes comme çà,
continua-t-il…
-
Ce n’était qu’une hallucination, intervint Leni
Wood. Tu sais très bien que ce que nous avons vu n’a peut-être jamais existé.
C’est ce sale pays qui nous joue des tours !
Bob eut un sourire sans joie.
-
Sauf que cette « vision » correspond en tout
point à ce que Bankûtûh nous a raconté, ces Aniotos massacrés voilà des
années après avoir pénétré sur le territoire des Dingaris, ainsi qu’aux légendes
courant sur un démon invoqué jadis par les « fantômes de la forêt ».
Bill fronça les sourcils.
-
C’est vrai, çà, Commandant, j’avais oublié ;
les Bakubis taillés en pièces… Mais… c’était quand ? Une dizaine
d’années, si j’me souviens bien ; alors que ce que nous venons de
voir, c’était y a des siècles !
Morane écarta les mains et dit :
-
Et bien il semble que ce qui a massacré les Dingaris
voilà plusieurs siècles était encore sur ces terres il y a dix ans…
Il y eut un long silence, chacun analysant les
perspectives peu rassurantes ouvertes par les paroles du Français. Ce dernier
se tourna vers Amir Al Wallid, et s’aperçut que le Syrien le regardait aussi,
comme s’il s’attendait à une réaction de sa part.
-
Il y a deux explications, Amir, fit Bob. La première :
ce pays est depuis toujours hanté par une…disons une entité d’origine
inconnue, et cette entité a exterminé les Templiers de Jean de Trémaux ou
leurs descendants en même temps que les Dingaris. Mais alors d’où venait le
« moine » qui nous a attaqués hier ? et pourquoi ne
s’est-elle pas encore manifestée « en vrai » ?…
-
Et la deuxième explication, Mr Morane ?
-
Cette entité ne s’en est prise qu’aux Dingaris révoltés
contre les hommes venus d’Acre et ceux qui avaient accepté de les aider dans
leur œuvre colonisatrice. Ce qui semble indiquer une force sous contrôle ;
une sorte d’arme ultime…
L’Arabe ne répondit pas mais baissa la tête.
-
C’était çà, ce qui se trouvait dans la caisse
transportée par le St George ?, continua Morane. Cette…chose, a été
amenée jusqu’ici par les Templiers. Il s’en sont servis pour se défendre
lorsque les Dingaris se sont soulevés. Et voilà dix ans elle était toujours
libre…
Al Wallid releva la tête.
-
Elle n’est pas libre, non, car alors le monde le
saurait ! Elle a été libérée, puis emprisonnée à nouveau, il y a dix
ans comme il y a des siècles.
-
Foutaises !, explosa Ballantine. Z’allez quand même
pas nous dire que des Templiers se baladaient encore en heaume et côte de
maille dans le coin y a une décennie, en tenant en laisse une… un… un
machin fait de fumée qui découpe tout le monde en rondelles quand on lui
ordonne « attaque », comme un vulgaire clébard !
Le Syrien eut un regard froid vers Bill.
-
Je n’ai rien dit de tel. Je n’ai aucune idée de ce
que sont devenus les Templiers, je ne sais pas quand s’est produite la scène
à laquelle nous avons assisté. Ce que je sais, c’est qu’au cours des âges,
et pour la dernière fois il y a onze ans exactement, les gardiens postés par
l’Ordre tout autour de ce pays ont eu vent de rumeurs faisant état de phénomènes
semblables ; des intrus sauvagement détruits par ce qui ne semblait être
ni animal ni humain. A chaque fois, les massacres ont prit fin, preuve que
quelqu’un avait le pouvoir d’en décider.
-
Vous ne m’avez pas répondu quant à la présence de
ce…démon ici, rappela Bob.
Al Wallid hocha la tête.
-
Vous avez en effet compris, Mr Morane. Cette entité,
comme vous dites, était la raison du voyage de Jean de Trémaux. D’un commun
accord, Guillaume de Beaujeu et le Sultan Al Mansour ont décidé jadis de
dissimuler ce terrible secret en ce lieu perdu.
-
Mais qu’est-ce que c’est que cette chose, Amir ?,
insista le Français. Quelle est sa nature ?
L’Arabe garda un moment les yeux dans le vague, se remémorant
d’anciennes légendes, qui n’en étaient sans doute pas. Puis :
-
De tout temps, ceux qui ont connu son existence l’ont
appelé « La Bête ».
Il balaya lentement l’air d’un mouvement circulaire
du bras.
-
Ici est son dernier refuge à ce jour. Un sanctuaire…
Le Sanctuaire de la Bête.
Chapitre 14
Ici, la voie empierrée édifiée autrefois par la
communauté des anciens Templiers était en meilleur état, n’ayant pas a
subir les outrages de la jungle. Elle filait entre les éminences arrondies,
dans une chaleur accablante et un silence oppressant.
En nage dans ce creuset où le soleil coulait comme de
l’argent en fusion, Bob, Bill et Amir marchaient en silence, restant aux
aguets malgré la fatigue. Ils avaient quitté le village moyenâgeux deux
heures plus tôt, et s’en étaient éloignés de huit à dix kilomètres.
C’est bien sûr à contrecœur que les trois hommes
avaient dû se résoudre à scinder le groupe en deux ; mais après une
nuit calme passée dans une chaumière un peu moins en ruines que les autres, et
dont surtout une partie du plancher supérieur avait résisté au temps, offrant
un abri contre un orage éventuel, il s’était avéré que Jeanne Favert ne
reprenait pas conscience. La journaliste était toujours en état de choc, bien
qu’il fût heureusement possible de lui faire absorber nourriture et eau. Elle
était un peu comme sous hypnose, obéissante mais incapable de reprendre
contact avec l’entourage. Il lui était donc impossible d’aller plus loin.
Dans la mesure où il n’était pas non plus question
pour Amir Al Wallid d’abandonner sa traque, ni pour les autres de laisser
tomber Alan Wood, la solution qui s’était imposée avait été de laisser
Jeanne aux bons soins de Leni et sous la garde de M’Boli. L’épouse d’Alan
avait bien entendu été dure à convaincre, voulant à tout prix participer à
la recherche de son mari, mais Morane l’avait convaincue que d’une part elle
était la plus qualifiée pour s’occuper de la malade, et d’autre part que
vu son épuisement croissant elle n’allait pas tarder à devenir elle-même un
fardeau. Quant à M’Boli, il savait que Al Wallid n’avait aucune raison de
s’arrêter pour les deux femmes. Concernant Morane et Ballantine, il avait dit
en leur touchant la poitrine de sa grande main :
-
Bwana Bob vaut deux guerriers ; Bwana Bill vaut deux
guerriers. Ensemble, bwana Bob et bwana Bill ne valent pas quatre guerriers mais
dix !… Ils doivent continuer à chercher Alan tous les deux.
Peut-être aussi, et cela se remarquait à certains de
ses regards, le géant noir avait-il désormais un peu peur. Depuis la veille,
il était persuadé que Juju était entré dans la danse, et pour le grand Balébélé
brave comme un vieux mâle solitaire aux défenses démesurées, il y avait
maintenant peu de chances que quiconque parmi eux s’en sorte vivant. Alors
autant partir en défendant sa sœur de cœur Leni.
La question s’était posée de décider si M’Boli et
ses protégées devaient rester dans ce lieu qui semblait être comme le monastère
le réceptacle de ces étranges visions, mais c’était cela ou la jungle.
Bob fit halte et décrocha la gourde de métal cabossée
qui pendait à sa ceinture. Il but une rasade et s’essuya les lèvres d’un
revers de main. Bill l’imita et fit :
-
Finalement, y a des cas où çà se laisse boire,
l’eau. On crève, vais finir par
regretter les marais ! J’espère qu’on va pas crapahuter comme ça
encore des plombes. Je m’inquiète pour Jeanne.
Sur un regard ironique de son ami, l’Ecossais ajouta.
-
Pour Leni et M’Boli aussi, bien sûr.
Un grand serpent brun traversa la vieille voie, à
quelques mètres devant eux. Bob lui jeta un regard indifférent.
-
Je ne pense pas qu’on soit loin de… quelque chose, je
ne sais pas, une autre trace de l’installation des Templiers de Trémaux.
-
Qu’est-ce qui vous fait dire cela, M. Morane ?
-
La distance, justement. Entre le monastère et le
village, il y avait quoi ? cinq ou six kilomètres, et encore nous avons
raté la route au début, et peut-être d’autres constructions. Entre le
village et ici, nous n’avons rien vu, et pourtant cette portion de chemin mène
bien quelque part ; pourquoi ce « quelque part » serait-il
encore très éloigné du village ?
Amir Al Wallid sembla sur le point d’émettre une
objection, mais se ravisa. La veille, après qu’il ait parlé de ce qu’il
avait appelé « le Sanctuaire de la Bête », il n’avait plus été
possible de lui soutirer une quelconque précision. Formé depuis son plus jeune
âge au secret absolu par l’Ordre de l’Archange, il lui était mentalement
presque impossible de révéler tout ce qu’il connaissait du fond de cette
histoire. Il estimait en avoir déjà bien trop dit. Pour lui, Morane se
trompait. Il était possible que leur prochaine étape, quelle qu’elle soit,
soit encore éloignée. Si la Bête était là-bas, il était tout à fait
logique que cet endroit soit à l’écart du reste de la communauté installée
jadis ici… Si le Syrien ne faisait pas erreur, ils se dirigeaient tous trois
vers une sorte de sanctuaire dans le Sanctuaire.
Pour Morane, les choses étaient un peu plus claires.
Alexandre de Beaujeu était bien ici pour s’emparer de l’être effroyable
dont la seule vision avait plongé Jeanne Favert dans une semi-inconscience. Vu
les ravages qu’avait pu faire cette créature sur les Dingaris, il était en
effet hors de question que l’archéologue dévoyé réussisse à en prendre le
contrôle. Quant à savoir en quoi consistait ce contrôle… Bob songea à l’étrange
malédiction qui le mettait sans arrêt sur la route de mégalomanes prêts à
tout pour s’approprier un moyen quelconque de dominer leurs semblables. Mais
au fond, n’était-ce pas l’histoire même de l’Humanité ?
La grande question était bien entendu la nature de
« la Bête », mais la réponse, elle, restait pour l’instant
dissimulée dans l’esprit d’Amir Al Wallid.
Tandis que Morane se creusait ainsi les méninges, ses
compagnons et lui avaient entamé l’ascension d’une série de lacets que
faisait l’antique route en montant à l’assaut d’une colline dont tout le
sommet était recouvert d’une véritable forêt d’acacias. L’ombre y était
malgré tout bien rare, et tout ce à quoi servaient les arbres décharnés,
c’était à empêcher le peu de brise de venir rafraîchir les marcheurs. La
voie aux pavés brûlants s’insinuait dans ce bois envahi d’insectes agaçants ;
les hommes avançaient comme des brutes, dans une touffeur d’étuve.
Ce fut Bill le premier, marchant alors entre Amir et Bob,
qui fronça les narines et grimaça :
-
Trouvez pas que ça commence à schlinguer vaguement le
fauve, dans le coin ?
-
Des lions ?, demanda Al Wallid en dégageant son
arme de l’épaule d’un mouvement sec du torse.
Ballantine secoua la tête.
-
« Le fauve », c’était une image, mal
choisie vu l’endroit, je reconnais. Je voulais dire que selon moi ça cocotte
la viande avariée. Et de plus en plus, d’ailleurs…
-
T’as raison, Bill. Y a de la charogne pas loin. Faisons
gaffe, s’agirait pas de tomber nez à nez avec une bande de hyènes.
-
Je sens aussi, ajouta le Syrien.
Ils arrivèrent au somment de l’élévation, et comme
si un jardinier avait tracé là une limite au cordeau, les arbres disparurent.
La piste de pierre filait sur leur gauche, empruntant une crête pelée sur deux
ou trois kilomètres, avant d’obliquer et de grimper une seconde arrête
rocheuse étroite, en direction du sommet d’un ancien grand volcan. Ce dernier
dominait un paysage de dômes tachés de bosquets et de vallées vibrantes de
chaleur.
Juste au virage formé par la route séculaire, il y
avait une grande butte surmontée de trois hautes potences rudimentaires, faites
de troncs d’arbres tordus ; deux de ces potences étaient « occupées »
par des cadavres… Il s’agissait de deux noirs, vêtus à l’occidentale de
shorts en toile et de tee-shirts. Mains liées derrière le dos, ils se balançaient
doucement, répandant alentour l’odeur affreuse de la mort.
Mais Bob et ses compagnons n’eurent pour l’instant
qu’un regard pour les malheureux pendus. Leurs yeux étaient bien plus attirés
par la pente du vieux volcan où aboutissait la piste qu’ils suivaient depuis
deux jours. Une puissante forteresse se dressait là-bas, avec tours, créneaux
et donjon, comme sortie d’un conte de fée… d’ailleurs, Bill ne put
s’empêcher de demander :
-
Si on entre là dedans, risque pas que j’approche de la
moindre quenouille ! Pas envie de roupiller dans ce trou en attendant le
Prince Charmant.
-
De toute façon,
répondit Bob sur le même ton, même s’il vient un jour, je serais surpris
qu’il ait le courage de t’embrasser sur la bouche…
Ï
-
Ce qui est à peu près certain, commenta Bill en
observant les pendus, c’est qu’ils se sont pas suicidés.
-
Ton sens de l’observation me surprendra toujours. Ces
pauvres gars ont été exécutés, c’est certain, depuis deux ou trois jours ;
et ils ne sont pas les premiers à y passer sur ce gibet…
Il désignait le sol au pied des potences, où traînait
un crâne humain, très ancien apparemment à en juger par son état.
-
Le Montfaucon local, quoi, reprit l’Ecossais. C’est
qui, d’après vous ?
Ce fut Amir Al Wallid qui répondit.
-
Les derniers complices de Beaujeu, sans aucun doute. Il
ne doit pas y avoir beaucoup de noirs habillés comme cela par ici.
-
Les derniers ?, fit Ballantine.
Bob passa une main sur sa barbe rêche et fit, pensif.
-
Ils étaient quatre hommes de main, selon Leni. Nous en
avons éliminé un à la gorge de Bunta, un autre a vraisemblablement péri dans
les marais, tué par le python… restait deux.
-
Reste zéro, compléta Bill d’une voix morne. C’était
donc des salopards, mais c’est quand même pas une raison.
Morane regarda longtemps le paysage autour d’eux, à la
recherche d’un signe de vie, hostile ou autre. Mais à par ce château d’un
autre âge, non loin, il n’y avait rien d’autre qu’une brousse rebutante
d’épineux poussant entre des rochers sombres.
-
Qui a fait çà et pourquoi ?, murmura-t-il… et
que sont devenus les trois blancs, si du moins ils étaient avec ces pauvres
diables ?
-
Je pense que la réponse est en partie dans la question,
Mr Morane. Ce n’est sans doute pas pour rien que les Africains accompagnant De
Beaujeu ont été exécutés. Les blancs ont sans doute été capturés ;
justement parce qu’ils étaient blancs.
-
Mais par qui ?, demanda Ballantine. Les Dingaris ?
Bob tendit le bras vers la forteresse médiévale.
-
La réponse est sûrement là-bas. Allons la chercher !
Il fit claquer le levier de sa winchester.
-
Si
quelqu’un a fait de Leni une veuve, je vous jure que ce continent ne sera pas
assez vaste pour qu’il s’y cache !
-
Calmez-vous,
Bob, c’est déjà un bon signe que nous ne trouvions pas ici les corps de
Beaujeu, Rheims et votre ami.
-
« Nous
voilà copains, remarqua le Français en entendant Al Wallid l’appeler pour la
première fois par son prénom »
-
Mais,
continuait le Syrien, s’il est à peu près certain que bien des réponses se
trouvent dans cette citadelle, c’est aussi là-bas que les pires dangers
doivent nous guetter ; nous devons redoubler de prudence.
Bill
Ballantine envoya d’une pichenette valser à l’autre bout de la terre une
grosse mouche qui venait de se poser sur son épaule.
-
Quels
dangers, Amir ?, demanda-t-il. Votre fameuse Bête ? Pour l’instant,
à part la séance de ciné en 3D d’hier, on en a pas vu la queue !
-
Allah
fasse que vous n’en ayez jamais l’occasion, Mr Ballantine.
Morane
observait intensément la forteresse. Malgré la distance, elle semblait vaste,
désolée, menaçante…
-
Sacré
boulot, apprécia-t-il. Je ne pense pas que Jean de Trémaux ait vécu assez
longtemps pour voir cette œuvre achevée.
-
Qu’est-ce
qui vous fait dire ça Commandant ?
-
Tu
as vu l’engin ?… Même avec des instruments de levage et une armée
d’ouvriers, la construction d’un château de cette taille prenait des décennies
en occident ; alors ici, avec ce climat débilitant, le manque de main d’œuvre
qualifiée, les matériaux pas adaptés… Il a fallu former les ouvriers, des
Dingaris sans doute, qui n’ont sans doute pas tous accepté de bonne grâce ;
tailler la roche avec des outils rudimentaires, fabriquer des treuils, des
palans… Non, franchement, cette citadelle prouve que les Templiers ont fait
souche pour de bon par ici, et y ont créé de toutes pièces une véritable
civilisation. Ce qui concorde avec ce que nous avons vu aussi bien dans nos rêves
au monastère qu’hier dans le village.
-
C’est
à dire, Bob ?
-
Des
femmes blanches, des gosses blancs, des défenseurs de toutes les races sur les
murailles du monastère… cela prouve non seulement que la communauté fondée
par les hommes de Trémaux a duré, mais aussi qu’elle a duré des siècles !
Sinon, d’où seraient venus ces gens ?
Il
se tourna vers Al Wallid, dans l’attente d’une réponse qui ne vint pas. Après
un instant de silence, Morane s’avança sur l’ancienne route pavée,
tournant le dos au gibet et à son macabre fardeau.
-
Allons
chercher Alan.
Amir
lui emboîta le pas. Bill jeta encore un regard sombre vers les deux pendus,
inspira assez d’air pour gonfler un zeppelin, et suivit.
Les
sept Dingaris revêtus de grossières défroques de moines, dissimulés parmi
les acacias, se concertèrent des
yeux, et laissèrent les trois blancs s’éloigner sans encombres vers la
forteresse.
Ï
Suivant
toujours l’étroite voie empierrée, les trois hommes approchaient de la
citadelle des Templiers. Celle-ci, peu à peu, dévoilait son architecture en même
temps que son état de délabrement. Elle était sise sur un colossal épaulement
de basalte à flanc de volcan, non loin de l’ancienne gueule d’un cratère
secondaire, et sa surface au sol devait être de cinq à six mille mètres carrés,
suivant une approximation de Morane. Les murailles lézardées, faites de blocs
d’un rouge sang, s’élevaient jusqu’à une trentaine de mètres de
hauteur. Six tours, dont quatre étaient en partie effondrées, étaient disposées
sur le périmètre de l’enceinte. Au-dessus du faîte crénelé de cette dernière,
on voyait le donjon, quadrangulaire, haut d’une cinquantaine de mètres et
apparemment encore bien conservé. Il n’y avait ni douves ni a fortiori
pont-levis ; les constructeurs de la forteresse avaient sans doute jugé à
raison que la difficulté naturelle d’accès rendait ce dispositif de défense
inutile.
Le
silence et la solitude des lieux étaient complets, nul signe de vie sur les
chemins de ronde, nulle arbalète pointée aux meurtrières ; ce qui somme
toute était normal, mais depuis leur arrivée en pays dingari, les trois
compagnons finissaient par trouver étrange l’absence d’anormalité.
Bob
s’arrêta à une trentaine de mètres du château, imité par Ballantine et
Amir Al Wallid. Des rafales de vent couchaient l’herbe sèche au bord de la
piste aux dalles brisées.
Une
ouverture en ogive d’à peu près cinq mètres de hauteur, s’ouvrant dans
une barbacane que le temps avait quasiment fendue en deux, leur faisait face, à
demi close d’une herse qui partait
en morceaux sous l’action de la rouille.
-
C’est
ouvert, commenta Morane.
-
Vous
semblez déçu, remarqua Al Wallid.
-
Disons
que ça semble exclure l’idée que j’avais qu’Alan et les deux autres
malades pouvaient être prisonniers ici.
-
C’est
pas « ouvert », Commandant, c’est démoli en fait. Tout ce machin
est une nouvelle ruine. J’ai bien l’impression que plus personne n’est
passé ici depuis des siècles !
Bob
haussa les épaules.
-
Tu
as peut-être raison, mais on va quand même jeter un coup d’œil.
Ce
disant, le Français remarqua soudain l’étrange attitude d’Al Wallid. La
respiration de celui-ci s’était faite plus forte et plus courte, des gouttes
de sueur perlaient sur son front mat et ses phalanges blanchissaient à force de
serrer la « kalash ».
-
Vous
avez peur, Amir ?
L’Arabe
fit visiblement un effort violent pour redevenir quelque peu maître de lui-même.
-
Je
n’ai pas peur, Bob, je suis terrifié. Il y a quelque chose là-dedans…
Entrons, vite !
Morane
en tête, ils franchirent les derniers mètres les séparant de la forteresse et
durent se courber pour passer sous la herse. La cour, où des arbustes
rachitiques s’insinuaient entre des pavés grossièrement taillés, était en
grande partie occupée par un bâtiment d’une vingtaine de mètres de hauteur,
érigé autour de la base du donjon. Etrangement, cet édifice
était dépourvu d’ouvertures, mis à part une ligne de meurtrières
située juste sous son toit de lauzes et une porte basse, à l’unique battant
entre-ouvert. Il y avait des vestiges de constructions en bois contre les
murailles externes de la citadelle, peut-être d’anciennes remises ou enclos
pour des animaux.
-
On
a du bol d’être en plein jour, crâna Bill pour dissiper le malaise qu’il
sentait s’insinuer en lui, sinon j’aurais la trouille de voir Dracula me
tomber sur le poil du haut de ce donjon, les canines au vent !
Sans
répondre, Bob, qui depuis quelques secondes devait faire de sérieux efforts
pour ne pas tourner les talons et s’enfuir au galop, se dirigea vers la porte
de ce qui était à coup sûr le corps de logis du château, et l’ouvrit,
presque surpris qu’aucune goule grimaçante ne lui sautât au visage. La seule
chose qui l’assaillit fut une odeur de moisi et d’antique poussière. Il fit
trois pas sur de larges dalles polies, suivant le triangle de lumière qu’il
venait lui-même de dessiner sur le sol en ouvrant le battant. Il eut
l’impression qu’autour de lui l’obscurité attendait patiemment depuis des
éons…
Ï
Ils
allumèrent leurs lampes électriques, dévoilant dans le halo blanc les murs de
pierre taillée d’une sorte d’antichambre d’une vingtaine de mètres carrés,
percée d’une ouverture sombre dans
chaque paroi. Constatant l’absence de tout support de torches, Bob fronça les
sourcils, sans plus.
-
On
va par où ?, demanda Bill à voix basse.
-
Autant
aller dans la direction du donjon, répondit le Français.
Le
passage en face d’eux fut franchi ; un couloir de cinq mètres environ,
puis une pièce, petite, vide, munie de trois autres ouvertures. Ils sursautèrent
alors. Derrière eux, un bruit de tonnerre venait de se répercuter à
l’infini dans le grand bâtiment et le sol avait légèrement tremblé. Ils
firent demi-tour, pour trouver le corridor emprunté à l’instant fermé hermétiquement
par une porte de pierre. Etait-elle tombée du plafond, à la manière d’une
herse, ou avait-elle coulissé en sortant d’une paroi ? A en juger par le
vacarme produit, la première solution paraissait la plus vraisemblable.
Ballantine
se jeta de tout son poids contre l’obstacle, une fois, deux fois, trois fois,
puis renonça.
-
Piégés !,
rugit-il ; comme des bleus !
-
Tu
l’as dis… au moins, on sait qu’on est attendu.
-
A
moins qu’il ne s’agisse d’un mécanisme automatique, objecta Al Wallid.
-
Si
c’est le cas, répondit Bob d’une vois morne, on est sérieusement dans le pétrin…Bien,
puisqu’il nous est interdit de revenir en arrière, allons de l’avant.
Il
leur fallut à peine quelques minutes pour se perdre dans le dédale de
pierre…
Lorsque
Bob, empruntant un étroit couloir, était venu buter sur une muraille maçonnée
qui n’avait aucune raison de se trouver là, il avait compris et s’était
retourné vers ses compagnons.
-
C’est
un labyrinthe… Je me demandais pourquoi il n’y avait pas de support de
torches. Le lieu n’est pas prévu pour être éclairé. Ceux qui s’y
retrouvent coincés finissent par tourner en rond dans le noir.
-
C’est
pas vrai, explosa Ballantine, on est trop stupide ! Personne a pensé à
marquer le chemin !
Morane
haussa les épaules.
-
Et
pour retourner où ? Je te rappelle que la sortie est bloquée. Il faut
continuer à chercher une issue.
Peine
perdue. Une heure plus tard, ils erraient toujours dans l’édifice, n’ayant
réussi qu’à s’élever au deuxième étage, sous le toit, après être passés
du rez-de-chaussée au premier par un escalier en colimaçon.
Encore cette dernière élévation était-elle tout à fait fortuite, car
ils avaient par hasard trouvé une portion de mur effondrée et avaient pu
escalader les gravas jusqu’à un trou dans le plafond.
Ce
dernier étage était entièrement différent, bien que tout aussi désert et
silencieux, mis à part de temps à autre le léger hululement d’un souffle de
vent. Il s’agissait là du véritable corps de logis, constitué de petites pièces
semblant avoir été des chambres, et d’autres plus vastes, réfectoire ou
corps de garde. Les pinceaux lumineux des trois lampes faisaient apparaître des
vestiges de meubles : cadres de lits vermoulus portant encore des restes de
paillasses, lutrins brisés, fauteuils partant en morceaux… Les cloisons étaient
faites d’un bois noir dur comme le fer, et les portes, presque toutes
ouvertes, bardées de ferrures.
-
J’ai
l’impression de visiter l’épave du Titanic, la flotte en moins !,
avait remarqué Ballantine.
-
Ce
qui doit te convenir, avait rétorqué Morane.
De
la lumière filtrait chichement des meurtrières donnant sur l’extérieur,
mais on devait jadis vivre ici à la lueur des torches, même en plein jour.
Bill
tapa du pied dans l’épaisse couche de poussière recouvrant le sol.
-
En
tout cas, c’est du costaud ! on va avoir du mal à sortir de là.
Remarquez, on est quand même mieux ici qu’en dessous ; j’avais la
sensation désagréable d’être enfermé dans une pyramide égyptienne.
-
C’est
guère mieux, répliqua Morane en faisant la grimace. A moins d’élargir une
de ces meurtrières et de trouver de quoi tresser une corde, c’est pas encore
qu’on redescend. En tout cas, on comprend mieux l’absence de fenêtres aux
deux premiers niveaux.
-
Pour
empêcher les intrus de sortir, compléta Al Wallid.
-
Tout
autant que d’entrer. Cette construction est principalement une sorte de
gigantesque blockhaus. Il doit exister un chemin, un seul, qui mène de la porte
d’entrée jusqu’à l’endroit où nous nous trouvons. Ceux qui ne le
connaissent pas n’ont aucune chance d’arriver au dernier étage, et pas plus
de chance de ressortir à l’air libre.
-
Et
ce blockhaus défend quoi, selon vous ?, questionna Ballantine. Et contre
qui ?
Morane
laissa passer un instant.
-
Je
dirais que le labyrinthe protège le donjon, sans trop de risque de me tromper.
Sans doute les Templiers de Trémaux ont-ils prévu un soulèvement des
Dingaris, ou peut-être une guerre avec un peuple voisin, Bakubis ou autres…
Il
secoua la tête.
-
Rien
à faire, c’est le donjon le centre du problème. Il faut trouver l’accès.
Si comme nous le pensons Alan et ses ravisseurs ont été capturés, il y a des
chances pour qu’ils aient été conduits dans l’endroit le plus reculé de
la forteresse.
-
Qui
nous dit que l’entrée de ce donjon n’est pas en dessous ?
Bob
secoua la tête.
-
Pas
au rez-de-chaussée en tout cas, sinon pourquoi un deuxième labyrinthe au
premier ? et je doute qu’il ait été nécessaire de descendre dans le dédale
pour se rendre au donjon.
Il
écarta les deux bras :
-
C’est
ici que vivaient les Templiers, c’est ici que doit se trouver le passage.
Ils
continuèrent donc leur exploration, tentant de trouver un signe quelconque du
passage récent d’êtres humains, mais c’était particulièrement difficile
dans ces ténèbres. Pourtant, cela aurait été le meilleur moyen de trouver
une sortie. A moins qu’ « on » ait effacé toute trace…
Finalement,
ils firent halte, au beau milieu de ce qui paraissait être une ancienne
cuisine, avec sa grande pile de pierre brisée et son four à pain à la gueule
noire de suie. Un courant d’air murmurait des menaces incompréhensibles dans
la cheminée. Bob examina soigneusement murs et plafond, avant de soupirer.
-
Rien
à faire, on pourrait tourner encore des siècles sans rien découvrir. On
dirait qu’il n’y a rien eu ici de vivant depuis des années. Il n’y a même
pas la moindre toile d’araignée.
-
Tiens,
c’est marrant, c’que vous dites, Commandant, c’est vrai qu’y a pas
d’araignée. Tant mieux, remarquez, vous savez que ces bestioles me font peur.
Mais c’est pas par égard pour moi qu’elles se sont barrées, je suppose.
Le
Français se passa la main dans les cheveux.
-
Barrées,
ou jamais installées.
Il
promena le rayon de sa lampe sur les jarres de terre cuite en morceaux et les
marmites transformées en dentelle de fer.
-
Si
ces charmants arthropodes ont ressenti ce que je ressens moi-même en ce moment,
pas étonnant qu’ils ne se soient pas approchés d’ici… Comme disait Amir
tout à l’heure, il y a quelque chose ici. Une menace, et pas des
moindres…
Un
silence pesant fit suite à ces paroles. Puis Morane reprit :
-
Bon,
il nous reste de l’eau et de la viande séchée pour deux jours, en se
rationnant. Je propose de tenter notre chance par là-haut –il désigna le
plafond de bois, à trois mètres au-dessus de leurs têtes-. Essayons de
trouver de quoi nous confectionner une sorte d’estrade, démolissons une porte
pour récupérer les ferrures et débrouillons-nous pour nous ménager un trou.
-
Et
après ?, fit Bill. Sais pas voler, moi. Une fois perchés sur…
-
Après,
coupa le Français, c’est après !
Ils
se mirent à la recherche de ce que Morane venait d’énumérer. C’est en débouchant
dans une nouvelle pièce encombrée de paniers moisis et d’outils mangés par
la rouille que l’attaque se produisit. Bob eut à peine le temps d’entrevoir
une silhouette vêtue d’une tunique sombre, du cuir peut-être, avant de
recevoir sur le crâne un coup qui l’envoya presque instantanément au pays
des songes. Tout juste s’il entendit Bill pousser des jurons retentissants en
gaélique.
Chapitre
15
Ce
paysage formidablement beau de par son hostilité, Morane ne l’enregistra que
presque inconsciemment, car d’autres éléments, complètement incongrus
ceux-là, avaient tout de suite attiré son attention ; mais en fait, étaient-ils
plus incongrus que lui-même, planté dans ce décor inhumain ?…
Ils
étaient six hommes en tout, disposés en un cercle parfait, espacés les uns
des autres de trois mètres environ. En partant vers la gauche, il y avait Bill
Ballantine, puis Amir Al Wallid ; juste en face de Bob se tenait Alan Wood,
grand, très mince, presque ascétique, le visage tanné, vêtu d’un short
kaki et d’une chemise de toile beige qui avait connu des jours meilleurs.
Puis, en continuant, un inconnu plutôt petit, au museau de furet et aux yeux
rapprochés, les cheveux très noirs collés en mèches sales sur le front ;
Morane l’identifia comme étant Lucas Rheims, l’âme damnée d’Alexandre
de Beaujeu. Enfin, De Beaujeu lui-même, à la droite du Français… L’archéologue
était très grand, presque autant que Ballantine, mais mince et d’allure
sportive. Ses cheveux argentés, mi-longs, étaient soigneusement peignés, et
son visage bronzé n’était pas dénué de noblesse ; une noblesse
qu’une bouche trop grande aux commissures tombantes tempérait d’une perpétuelle
expression méprisante.
Bob
voulu parler, s’élancer vers Alan, le soulever de terre en riant, le rassurer
sur le sort de Leni, mais il ne put rien faire de tout cela, car il était comme
muet et paralysé. Il commença alors à comprendre que tout n’était que rêve
ou hallucination, encore une fois ; sur les terres maudites des Dingaris, réalité
et fantasmes ne cessaient de s’entremêler.
Ses
yeux s’abaissèrent (mais ce n’était encore qu’une impression) vers le
centre du cercle formé par lui-même et les cinq autres hommes. Posé sur le
sable, il y avait un objet qu’il ne parvenait pas tout à fait à identifier :
c’était apparemment une sorte de statuette, d’une cinquantaine de centimètres
de haut, taillée dans une roche brune aux circonvolutions faisant penser à de
la lave refroidie. La figurine était entourée d’un halo encore translucide
mais qui s’épaississait peu à peu. Elle-même paraissait vibrer, se déformer,
se liquéfier par moment, changeant sans arrêt de forme et de couleur ;
Bob était incapable de mettre un nom sur certaines de ces couleurs, dont
pourtant il avait l’intime conviction qu’elles en étaient bien… Dans ses
rares moments de stabilité, l’irréelle sculpture représentait un être
effrayant, et bien plus encore ; là aussi, Morane avait dans l’esprit
des adjectifs horrifiques qu’il ne comprenait pourtant pas, comme si
quelqu’un ou quelque chose lui soufflait des mots dans une langue inconnue
mais avec une intonation qui laissait deviner une signification immonde…
Impossible de décrire précisément l’entité que la statue était censée
figurer : un chaos de griffes avides, un enchevêtrement de crocs furieux,
un tumulte d’ailes humides, un grouillement d’yeux impatients…
La
nébulosité moutonneuse et
palpitante dont la chose s’entourait rappela immanquablement au Français la
scène vécue dans le village en ruine, la veille (ou des siècles plus tôt ?),
cette fumée enflant comme une nuée ardente et engloutissant Jeanne Favert, qui
y avait vu une horreur capable de bloquer son esprit comme on arrêtait jadis
une pendule dans la chambre d’un mort ; aussi, lorsque la vibration
parcourue d’éclairs carmins et d’éclatements aveuglants lança vers lui
une sorte de membre boursouflé, Bob sentit la peur écraser son cœur,
s’attendant lui aussi à contempler le visage de l’abîme… En même temps,
il enregistra que les cinq hommes qui l’entouraient étaient eux-aussi
happés par la créature, par la Bête.
Ï
Tout
d’abord, Morane ne vit rien d’autre que ce kaléidoscope de lueurs et de
formes aberrantes, pareilles au ballet des galaxies dans l’infini glacial de
l’espace… Puis vinrent les images, fonçant vers lui telles des comètes,
images qu’il avait l’impression d’essayer de saisir au vol alors
qu’elles le frôlaient pour s’évanouir au fond de son crâne. Il lui
semblait qu’un gamin farceur lui jetait au visage et à pleines poignées, les
pièces de plusieurs puzzles, mélangées, qu’il reconstituait adroitement, à
la vitesse de la pensée.
Il
comprit rapidement que chacun de ces puzzles n’était autre que les mémoires,
les vies de ses compagnons dispersées dans ce maelström onirique…
L’enfance
de Lucas Rheims, la cité de béton en banlieue de Lyon, première moto volée,
le père et son nerf de bœuf, la première agression au couteau, le premier
homme qui tombe dans un terrain vague, la vertigineuse jouissance de donner la
mort…
L’enfance
d’Alan Wood, la savane, le grand Balébélé borgne qui le portait pendant des
heures sur son dos luisant, le léopard qui tombe d’un acacia et lui déchire
l’épaule, le fusil de son père qui tonne à ses oreilles, les gâteaux à
l’orange de sa mère qui lui sourit du fond de la véranda…
L’enfance
d’Amir Al Wallid, la grande maison de Damas, devant la Mosquée, son père qui
pose sur lui ses yeux noirs à la fois aimants et exigeants, les centaines de
livres et de parchemins, le savoir universel, leur odeur de vieux cuir, et très
tôt cette envie de savoir et cette terreur de ce qui pourrait advenir si lui,
Amir, n’était pas à la hauteur…
L’enfance
de Bill Ballantine aussi, la maison cossue du centre d’Inverness, les grandes
réunions de famille, les oncles qui lui font des grimaces et les tantes qui le
bourrent de sucreries, l’adolescence, des tas de copains avec qui commencer à
se faire le palais et des tas de filles avec qui danser la gigue, et puis la
fugue, le bateau qui part pour la Nouvelle-Guinée, et le petit rouquin planqué
dans la cale, jusqu’à Calais seulement…
L’enfance
d’Alexandre de Beaujeu, Beyrouth, la Suisse du Moyen Orient, le père archéologue
au costume poussiéreux, la mère mal mariée, mal aimée, mal vivante, qui un
jour de tempête disparaît sur la corniche, et l’absolue conviction que ce
n’était pas un accident, et cette haine de tous ceux qui ont de l’argent,
des maisons secondaires dans la Bekaa, ceux qui vous regardent de haut, ou qui
ne vous regardent même pas, les études, les nuits entières à lire, à découvrir,
a comprendre et à forger les armes de la connaissance pour la vengeance…
L’enfance
de Bob Morane… lui la connaissait, et il sut que les cinq autres la découvraient
en même temps qu’il découvrait les leurs.
Lucas
Rheims est adulte à présent et il y a bien longtemps qu’il ne se souvient
plus des visages de tous les hommes et de toutes les femmes qu’il a tués ;
c’est dans un tripot d’Amman qu’il rencontre Alexandre de Beaujeu, Lucas y
sirote un thé brûlant, il n’y a pas une heure qu’il vient d’étrangler
une jeune fille un peu trop légère aux goûts de sa famille, et De Beaujeu est
là, il émane de lui une telle rage, une telle force, que Lucas sait qu’il va
travailler pour cet homme, fidèlement…
Alan
Wood est adulte à présent et sa vie n’est que chasses, explorations et amitiés
viriles ; puis Leni Hetzel arrive à Walobo, et la vie d’Alan se recouvre
de miel, malgré les Aniotos, les aventuriers sans foi ni loi et même les
monstres tombés de l’espace, toujours, il y a Leni, et Bob, son ami, mais
surtout Leni…
Il
y eut un étrange vacillement autour de Morane et il lui sembla que la nuée
vorace se repliait, refluait, en même temps qu’il percevait une sorte de
grondement rageur. Quelque chose contrariait la Bête, quelque chose de clair et
limpide, qui venait de l’endroit où se tenait Alan Wood. Un autre morceau de
puzzle, Alan et Leni enlacés, et une telle aura de bonheur que Bob comprit :
son ami venait à cet instant de « voir » son épouse dans les pensées
du Français, ou de Bill, ou d’Amir, et d’apprendre qu’elle était sauve.
Puis, la Bête reprit le dessus ; elle en avait tellement vaincu, de ce que
les hommes appellent « amour » !
Amir
Al Wallid est adulte à présent, c’est un homme fort, dur, le futur Maître
de l’Ordre de l’Archange, son père a vieilli et vient ce jour funeste, ce
matin où père et fils, ensemble, découvrent les deux gardes égorgés, devant
la porte de la bibliothèque secrète, le Livre disparu, la carte volée, et le
regard affolé et implorant de Muhammad Al Wallid, le départ précipité pour
l’aéroport, avec ce compte à rebours dans la tête, à la poursuite de celui
par qui la fin des temps peut arriver…
Bill
Ballantine est adulte à présent, et Bob est son frère, son double, Bob qui
pilote son « spit » au-dessus de la manche, sa jaguar sur les routes
en lacets, qui pilote tout ce qui roule, vole et vogue, Bob qui tombe de ce pont
de lianes, tué par Ming, et cette saleté de papillon qui mord Bill, et Bill
qui tente de tuer son ami, et tous ces ports, ces villes, ces jungles, et
Graigh, Sophia, et tous ces grands méchants qu’il faut courser à travers
l’espace et le temps ; Eileen aussi, la Femme, et ce virage à la sortie
d’un village des Grampians, Eileen qui conduit trop vite comme toujours, parce
qu’elle vient retrouver Bill, et ce petit cimetière sous une pluie battante,
Bob qui est là mais n’ose pas s’approcher, et, depuis, cette blessure à
jamais ouverte que le géant rigolard et soiffard tente d’oublier justement en
rigolant et en buvant…
Alexandre
de Beaujeu est adulte à présent, et il a trouvé, seul, contre tous, il connaît
le secret des Templiers, une vie entière consacrée à percer le grand mystère,
il a découvert la trace de la Bête, il a les preuves de son immense pouvoir,
il sait où se trouve son dernier refuge, son sanctuaire, il a été facile de
berner ces soi-disant gardiens, l’Ordre de l’Archange, obscurs et
superstitieux défenseurs d’une vérité qui les dépasse…
Bob
aussi est adulte à présent, et il comprend que quelque chose va se produire,
maintenant que les six hommes sont intimement liés par leurs pensées et leurs
souvenirs, les puzzles de leurs vies reconstitués.
Tout
s’estompe d’un coup, la vapeur aux couleurs vénéneuses se dissout, et
Morane se retrouve seul, dans l’obscurité… Quand la lueur vacillante de
plusieurs torches commence à faire trembloter l’intérieur d’une petite
grotte ornée de draperies de calcaire, il constate en l’absence de bruits et
de toute autre sensation, que la vision n’est pas encore achevée.
Ï
Bob
ne sent plus la présence de Bill, d’Alan, d’Amir… Les âmes haineuses
d’Alexandre de Beaujeu et de Lucas Rheims sont aussi déconnectées de la
sienne. Pourquoi ?… Le Français est
terriblement seul et vulnérable. Seul ?… Pas tout à fait ;
il y a un autre esprit avec lui, humain, superposé à celui de la Bête, et qui
semble lutter contre elle.
Morane
voit…cinq hommes s’avancent entre les stalagmites et les piliers luisants
d’humidité. Le premier est vêtu d’un simple pagne de coton ou de chanvre
et va pieds nus. Avec sa barbe et ses cheveux et longs et sales, emmêlés et
couleur d’aile de corbeau, Morane le prend tout d’abord pour un de ces sadhus
Indiens. Pourtant, son type
ethnique est plus sémite qu’aryen, et Bob en a confirmation en « observant »
ceux qui suivent le nouveau venu. Ce sont à l’évidence quatre
soldats, brandissant chacun une torche fumante et une courte épée de bronze.
Une cuirasse rudimentaire de cuir bouilli, une sorte de longue jupe brune, des
sandales et un casque rond très simple complètent leur équipement. Tous
portent la barbe, mais la leur est soigneusement taillée au carré, très frisée,
sans doute autant artificiellement que naturellement. A la ceinture du dernier
pend un sac de toile et Morane sait déjà qu’il contient des tablettes
d’argile frais et un calame, un roseau taillé pour l’écriture.
-
« Sumériens ?…Assyriens ?…Akkadiens
peut-être ?, pense Bob »
L’arme
de celui qui suit directement l’homme à demi-nu est pointée à
l’horizontale, ce qui ne laisse guère de doute sur le fait qu’il s’agit là
d’un prisonnier et de ses quatre gardiens.
Ils
passent si près de l’endroit où se tient Morane (mais ce dernier sait
qu’il ne se tient en réalité nulle part, ou plutôt à des milliers de kilomètres
et d’années), que celui-ci craint un instant d’être brûlé par le
flambeau du deuxième homme. Ils s’arrêtent au centre de la grotte, là où
six colonnes de calcaire disposées en cercle parfait par la nature délimitent
une surface de roc plane.
La
vision se trouble, en même temps que Bob ressent une immense fatigue. Il songe
que cette hypnose étrange a peut-être un effet dangereux sur son organisme et
en particulier sur son cœur, un peu comme l’état de vibration qu’il a
utilisé lors de ses missions pour la Patrouille du Temps ; avec la différence
que dans le cas présent, il n’a aucun moyen de mettre fin à cette expérience.
Tout
redevient net. Le prisonnier est à présent agenouillé dans le cercle de
piliers stalagmitiques, et les soldats se tiennent juste à l’extérieur. En même
temps que Morane revient en quelque sorte dans la vision, une évidence
s’impose à son esprit sans qu’il sache par laquelle des deux forces
qu’il entrevoit toujours s’opposer sans vraiment s’affronter en arrière
plan de sa conscience elle est suggérée. Cette évidence concerne les
personnages de cette scène ainsi que l’époque et le lieu auxquels elle se déroule :
vingt-troisième siècle avant JC, environs d’Ebla, Empire d’Akkad…
L’homme
à genoux se nomme Aqqi, et il a eu le tort de vouloir marchander avec le Roi
Sargon. Aqqi voulait obtenir de fabuleuses richesses, du pouvoir aussi, en échange
d’un grand secret. Emprisonné, torturé, Aqqi a été contraint de révéler
l’emplacement de sa découverte, et d’y conduire ses bourreaux ; car
Aqqi sait très bien qu’une fois qu’il aura donné aux soldats du Roi ce
qu’ils veulent, sa tête roulera dans la poussière. Aqqi a néanmoins un
atout : lui connaît la puissance de cette statuette devant laquelle il
s’est agenouillé. Il s’est engagé à leur faire une démonstration du
pouvoir emprisonné dans l’effigie, afin qu’ils puissent la rapporter en
triomphateurs à la cour de Sargon ? Pauvre fous !…
Morane
découvre alors seulement la figurine, et la reconnaît. Même matière tordue,
même immonde mélange de tout ce que l’enfer et l’espace ont pu produire
comme créatures démoniaques, même difficulté à identifier une forme précise.
Aqqi
baisse la tête, ferme les yeux, pose une main sur la sculpture et semble se
recueillir ; à nouveau, un halo nébuleux commence à se former
lentement…
Ï
La
dernière torche crachote et ne répand plus qu’une vague luminescence bleutée,
mais elle est suffisante pour Morane. Encore terrifié par le massacre auquel il
vient d’assister, il observe Aqqi. Il y a eu un autre basculement bref dans
l’esprit du Français, qui a compris que le temps de la vision s’était accéléré
avant de reprendre un cours normal.
Aqqi
sent la mort venir… ses forces s’épuisent, malgré la nourriture prodiguée
par les lambeaux des quatre soldats de Sargon. Comme il l’avait prévu, la Bête
les a déchiquetés avant qu’ils n’aient eu le temps de comprendre ce qui
leur arrivait. Aqqi s’est délecté de ce spectacle. Mais la Bête, dans son déchaînement
d’avidité, et avant de réintégrer
de son plein gré son carcan quasi minéral, a également provoqué
l’effondrement d’une partie de la caverne, murant pour des millénaires Aqqi
et son secret.
Aqqi
a très vite compris qu’il ne sortirait jamais d’ici. Alors, à l’aide du
calame récupéré sur la dépouille en pièces du soldat scribe chargé de
consigner le récit de la mission, il
a entamé la rédaction d’une sorte de testament, qu’il grave sur les
tablettes d’argile. Bob n’est pas en position pour lire cette histoire, et
le serait-il qu’il n’y comprendrait rien ; Aqqi écrit en eblaïte,
langue morte que sans doute le professeur Clairembart pourrait déchiffrer, mais
pas Morane. Pourtant, ce dernier connaît déjà le contenu du texte, avant même
qu’il ne soit achevé.
Aqqi
raconte sa découverte de l’effrayante effigie, et l’étrange lien qui
s’est établi entre lui et l’entité qui l’habite…
La
créature a traversé l’espace, chassée de son monde lointain par une autre
race, à la suite d’une guerre dont les humains ne peuvent même pas imaginer
la fureur apocalyptique. Les forces de l’Univers l’ont amené sur la Terre,
à une époque ou seuls d’énormes lézards l’arpentaient. Son métabolisme
et ses rythmes vitaux se sont adaptés, et une convulsion géologique l’a
emprisonnée dans cette caverne, bien à l’abri dans son cocon, cuirasse à
son image, faite de matière vivante et changeante. Des millions d’années
plus tard, un tremblement de terre a ouvert la faille par laquelle Aqqi est
parvenu jusqu’à la Bête.
Ce
qui tient lieu d’esprit à la Bête a senti la présence de l’homme, et a décelé
les étincelles d’une intelligence. L’homme est arrivé au bon moment, car
la Bête s’affaiblissait, et avait désespérément besoin de reprendre des
forces. Elle a donc déployé les filaments immatériels qui lui ont permis de
communiquer avec Aqqi.
S’en
sont suivies pour Aqqi de longues années d’apprentissage et d’émerveillement.
La petite grotte perdue dans le désert de la future Syrie est devenue son
refuge, sa maison, son temple. Lentement, patiemment, il a appris le langage de
la Bête, puis sa fabuleuse histoire, en même temps qu’il entrevoyait de plus
en plus clairement l’immense pouvoir qu’elle lui offrait en échange de sa
survie.
La
Bête avait eu largement le temps de prendre la mesure de la planète sur
laquelle elle était exilée. Il lui avait fallu en comprendre, en éprouver non
seulement les composantes atomiques, mais aussi et surtout les forces
invisibles, le magnétisme, l’influence des vents cosmiques et des ondes
radios qui la parcouraient. Elle en était venue à la conclusion que jamais
elle ne pourrait quitter sa carapace protectrice et parcourir ce monde en maîtresse
absolue.
L’apparition
d’Aqqi changea les données du problème, et la Bête entreprit de faire de
l’homme son allié. Pour le moment, elle était condamné à de brèves matérialisations,
protégée de l’agression de cette planète par le bouclier d’un esprit
suffisamment puissant, dévoué et prédateur tout comme elle : un esprit
humain.
Ï
Aqqi
est mort à présent, et son corps se dessèche lentement dans la caverne. Dans
une obscurité de caveau, Bob pourtant voit les siècles défiler en accéléré,
les draperies calcaires se déployer, les concrétions pousser et devenir des
colonnes… Puis, le temps ralentit à nouveau, et par un puits de lumière, un
homme descend dans la grotte, le long d’une corde. Il porte une cotte de
maille et sur sa cape sale, à l’épaule, est cousue une croix rouge. Il se
nomme Renaud de Brantes, est venu de France guerroyer en Terre Sainte, et est
membre de l’Ordre du Temple. Sous lui, au beau milieu du cercle aveuglant
dessiné au sol par le soleil de midi, la statuette semble l’attendre. Non
loin, éparpillées autour de la momie racornie de ce qui fut Aqqi, il y a
plusieurs plaques d’argile gravées d’une antique écriture. Renaud de
Brantes ne les lira pas, et n’en aura de toute façon pas besoin. La Bête a
perçu a nouveau la présence d’un Humain, ce mélange d’intelligence, de
violence et d’ambition ; elle va lui révéler tout ce qu’Aqqi savait ;
et que Bob Morane sait également, grâce à l’aide mentale d’un allié
qu’il ne connaît pas encore.
Ï
Bob
ouvrit les yeux, et immédiatement se demanda s’il « était »
encore dans la grotte en compagnie de la Bête. L’obscurité était en effet
totale, et le silence épais comme de la poix. Il attendit un long moment, à
l’affût de la moindre nouveauté dans son environnement sensoriel, ou plus
simplement dans son esprit en ébullition… Rien ne se passa, et il se rendit
compte que seule son extrême fatigue, l’engourdissement de tous ses sens,
faisait barrière à une vague panique qui commençait à s’emparer de lui.
Pour autant qu’il puisse en juger, il aurait tout aussi bien pu être mort, ou
perdu à jamais dans une autre dimension, ou encore replié sur son propre
subconscient, insensible au monde extérieur ; peut-être était-ce cela,
l’état dans lequel se trouvait Jeanne Favert ?
Morane
était littéralement épuisé, mentalement vidé, et sur le plan physique il
avait l’impression d’avoir participé à un marathon avec un sac à dos
plein de pierres. S’il n’avait pas été allongé, sans doute se serait-il
écroulé au sol ; allongé ?… Durant toute la vision, alors qu’il
était connecté avec les cinq autres hommes, avec Aqqi, avec la Bête,
avec…qui d’autre encore ? Durant
toute la vision, donc, il n’avait aucune conscience de son corps. A présent,
il était évident qu’il était allongé, sur une surface ferme et malgré
tout souple.
Il
tourna lentement la tête vers la droite, et il y eut un bruissement contre son
oreille, comme un froissement de feuilles mortes. Il envoya son bras droit en
exploration au-dessus de lui, puis à l’horizontale, et acheva cet arc de
cercle en posant la main environ cinquante centimètres en dessous de la surface
sur laquelle il était couché, sur ce qui était à l’évidence une pierre,
froide. Sa main décrivit un cercle, frottant cette pierre polie, qui finalement
ressemblait plutôt à une dalle, et rencontra un morceau de bois mal taillé,
qu’elle grimpa pour parvenir à un mince matelas de toile rugueuse.
Bob
ramena son bras sur sa poitrine, et patienta encore un moment, faisant refluer
sa peur. Ses sens ne l’avaient pas déserté, il n’était ni dans les limbes
ni fou ; il était couché sur un lit
grossier, dans une pièce obscure, sans plus.
Il
se souvint alors de ce qui s’était produit après leur arrivée dans la
forteresse des Templiers. L’étrange corps de logis et son double labyrinthe,
leur recherche du passage vers le donjon, l’attaque alors qu’ils cherchaient
de quoi confectionner un échafaudage pour atteindre le toit… Puis il y avait
eu les visions.
-
« Retour
à la normalité, pensa-t-il. Me voilà sans doute enfermé dans une cellule
tout ce qu’il y a de plus basique. Enfin, jusqu’à preuve du contraire, et
si on peut considérer comme normal le fait d’être prisonnier au vingtième
siècle dans un château Templier en plein milieu de l’Afrique, après avoir
été assommé par des noirs fringués comme au moyen-âge ! »
Il
agrippa les montants du lit, tira sur les bras et se retrouva assis. Pivotant
sur les fesses, il posa les pieds sur le dallage. Etourdi, il patienta une
minute. Il ne s’était pas trompé en songeant que la phase d’hypnose
qu’il avait traversé mettait son organisme à rude épreuve. Consultant sa
montre, il lut huit heures vingt… Ils avaient été capturés au soleil
couchant ; son inconscience avait donc duré au minimum une nuit.
Il
se leva, lentement, constatant avec satisfaction que sa robuste constitution
reprenait vite le dessus, et demeura ainsi, debout dans le noir, s’apprêtant
à partir à tâtons explorer son « domaine ». Il n’eut pas à le
faire : sur sa gauche, il y eut le bruit caractéristique d’une lourde
traverse de bois que l’on manœuvre, et une porte basse s’ouvrit. Il cligna
des yeux, un peu aveuglé par la lumière subite, qui pourtant ne provenait que
de torches. Il eut le temps de constater que sa geôle ne faisait pas plus de
sept ou huit mètres carrés, avant d’être encadré
par deux noirs habillés de justaucorps en cuir et armés de casse-têtes.
Sur le seuil, un autre Dingari le visait avec son arbalète.
Sans
faire preuve d’agressivité, mais fermement, les deux noirs poussèrent Morane
vers la sortie, tandis que l’arbalétrier reculait pour dégager le passage,
sans cesser de viser le prisonnier. Bob dut baisser la tête pour passer le
linteau, et se retrouva dans une petite rotonde apparemment creusée dans la
roche volcanique, et dans les parois de laquelle s’ouvraient d’autres
portes. L’endroit n’était pas éclairé, seules la lueur orangée des
torches des guerriers noirs palpitait sur les murs. Au centre, un grand pilier
maçonné semblait soutenir l’ensemble, mais en le contournant, le Français
constata qu’il s’agissait en fait de la cage circulaire d’un escalier en
colimaçon. Précédé par un Dingari et suivi par les deux autres, Bob grimpa
les degrés, quittant ce qui ne pouvait être qu’une prison souterraine. Il
tenta bien de questionner les gardes sur le sort des ses compagnons, mais ne reçut
en retour que des regards inexpressifs.
Il
compta une trentaine de marches avant que le Dingari qui le précédait écartât
une sorte de tenture couleur sang de bœuf. Les quatre hommes prirent alors pied
dans une grande salle carrée, vide, vaguement éclairée par une unique torche
fixée au mur. Morane fut poussé vers un escalier de bois, simple échelle de
meunier, menant au premier étage. Les dimensions de ce lieu ainsi que sa forme
ne laissaient aucun doute dans son esprit : il entamait l’ascension du
donjon.
Il
passèrent trois niveaux aussi déserts, vides et obscurs que le rez-de-chaussée,
puis quatre autres, éclairés cette fois par des meurtrières.
Le dernier était aménagé de meubles rudimentaires, lits, tables,
chaises ; un corps de garde, peut-être, juste avant le sommet du donjon.
Enfin,
après une dernière volée de marches, ils pénétrèrent dans une petite
antichambre, le Dingari qui allait en tête tira un nouveau rideau, et ils
s’avancèrent dans une salle où, Bob le sentait au tréfonds de son être,
les fils de cette aventure éprouvante allaient se dénouer…
Ï
Les
Dingaris qui l’avaient mené jusqu’ici ressortirent, et leurs pas décrurent
dans l’escalier de bois. Il se retrouva seul, dans une pièce d’une
soixantaine de mètres carrés, richement meublée.
Des
peaux de zèbres et de lions recouvraient le sol et des tapisseries qui lui
rappelèrent celle de Bayeux étaient tendues sur les murs. Contre ces mêmes
murs, des coffres et des bahuts d’ébène, patinés par les siècles, allumèrent
un peu de convoitise dans les yeux gris de Morane, collectionneur
passionné. Récemment, il s’était rendu acquéreur d’une bastide du
dix-neuvième siècle perdue dans le sud de la France, entre Ventoux et Luberon,
et il songea que ces meubles d’une facture ô combien originale feraient de
l’effet dans le salon chaulé de ce refuge de vieilles pierres mangées par le
soleil.
Il
y avait aussi un fauteuil à haut dossier, derrière une table au plateau
incrusté d’ivoire et dont les pieds étaient constitués de quatre défenses
d’éléphant. Une porte, fermée, dans la cloison du fond, lui confirma
l’existence d’une autre salle ; celle où il se tenait ne couvrait
visiblement pas la surface totale d’un étage.
-
Bien,
murmura-t-il, il n’y à plus qu’à attendre le bon vouloir du maître de céans.
On ne m’a tout de même pas amené ici pour admirer les lieux. Quoique…
Les
tapisseries aux couleurs délavées l’attiraient comme un aimant. Il était somme
toute logique de trouver de tels ornements dans ce qui était certainement la citadelle
érigée par les Templiers de Jean de Trémaux, qui avaient sans doute éprouvé
le besoin de reconstituer un cadre familier pour lutter contre les affres de leur
exil sur ces terres lointaines et sauvages. Mais le parallèle avec le chef-d’œuvre
retraçant l’expédition de Guillaume le Conquérant lui fit se demander ce que
pouvaient bien raconter ces tentures.
Il
s’approcha d’un des coins de la pièce et sursauta, son regard se mettant à
parcourir les images à toute vitesse, picorant des scènes de ci de là… Au premier
coup d’œil, il venait de comprendre : là, il voyait nettement une comète,
tombant sur une chaîne de collines ; ici, un homme à demi nu, agenouillé
devant une statuette aux formes tourmentées, qu’il reconnut sans peine ;
plus loin, un chevalier brandissait la même effigie face à la forêt de lances
d’une armée de guerriers Arabes…
Fébrilement, Bob se mit à parcourir la chronique de la Bête.
Chapitre
16
La
Bête… Un être tombé sur terre, venu des confins de l’Univers, comme le
lui avait déjà révélé la « lecture » du testament laissé par
Aqqi. Une créature puissante, mais dans ce cas pourtant fragile, incapable de
survivre sur cette planète inhospitalière sans l’aide de l’un des
habitants de ce monde, le plus intelligent et le plus malfaisant : un
Humain. Une entité monstrueuse, immatérielle et pourtant capable de prendre
forme et d’anéantir des armées entières.
Un monstre de l’espace ; à cette pensée, et en réalisant que
les terres des Balébélés n’étaient après tout pas très éloignées
d’ici, Morane esquissa un sourire amer.
Bien
entendu, Bob devait reconstituer les informations livrées par la tapisserie,
les traduire en probabilités et en certitudes, d’autant plus qu’il n’y
avait aucun texte pour éclairer les zones d’ombres, seulement quelques noms
de personnages et de lieux, quelques dates clés aussi. Les choses pourtant étaient
claires, et les évènements décrits suffisamment parlants. Sur le coup, le
Français ne se demanda pas pourquoi même les intentions et les pensées des
personnages brodés sur le tissu défraîchi lui étaient évidentes. De même,
comment venait-il de comprendre que la Bête lui était connue depuis bien
longtemps sous un autre nom ? Il ne pouvait bien sûr pas savoir que son
allié inconnu, le même qu’il avait perçu à ses côtés pendant son
« rêve », lui avait donné les éléments manquants, les avaient en
quelque sorte inscrits dans son cerveau pour qu’il les utilise le moment
venu…
Renaud
de Brantes avait découvert par hasard la grotte dans laquelle la Bête
attendait, à côté de la dépouille racornie d’Aqqi. Le Templier était un
des proches du Grand Maître de l’Ordre du Temple Thomas Béraud. Ce dernier
n’avait pas la tache facile : à cette époque, les états chrétiens
d’Orient étaient acculés par les armées du sultan mamelouk Baybars.
Quelques mois plus tôt, le huit février 1271, celui-ci s’était emparé du
Krak des Chevaliers, qui plus est en faisant
parvenir à ses défenseurs une fausse missive leur enjoignant de se rendre et
prétendument signée de la main même de Thomas Béraud ! Renaud de
Brantes faisait partie des restes de la garnison qui fut autorisée par les
musulmans à se replier sur Acre, et le Templier en conserva une haine brûlante
pour les « infidèles ».
La
Bête ne pouvait pas trouver meilleur allié… Qui sait même si elle ne guida
pas Renaud de Brantes vers la prison de roche où elle se languissait ? Le
chevalier rôdait alors, seul, insouciant du danger, dans les parages du Krak,
à la recherche d’un passage secret dont un Hospitalier lui avait parlé lors
du siège de la citadelle. L’étroite crevasse lui sembla un indice, et il
s’y introduisit…
Renaud
passa six jours dans la caverne, assis devant l’effigie. Le Templier était
profondément chrétien ; la Bête s’adapta à cette croyance, et elle
n’eut aucun mal à persuader l’homme, qui ne se demanda même pas si la
nature de ce pouvoir n’était pas plus diabolique que divine.
Puis,
le chevalier regagna Acre, la statuette dissimulée sous sa cape. Six années
passèrent, au cours desquelles Renaud apprit de la Bête… En 1277, alors que
Baybars venait de mourir empoisonné et que l’orient chrétien se délitait de
plus en plus, Renaud de Brantes révéla son grand secret au Grand Maître
Guillaume de Beaujeu, successeur de Thomas Béraud. Selon Renaud, c’était un
ange du Seigneur qui se trouvait emprisonné dans cette sculpture effrayante, un
ange qui allait selon lui dévorer les guerriers musulmans et amener enfin la
victoire des Armées du Christ.
Guillaume
de Beaujeu et quelques dignitaires de l’Ordre, emmené par Renaud dans le désert
à quelques lieues d’Acre, assistèrent, horrifiés, au massacre par la Bête
d’une cinquantaine de soldats mamelouks en mission de reconnaissance. Bob
avait frissonné en contemplant les dessins représentant des morceaux de corps
éparpillés sur le sol et la représentation malhabile de la créature à l’œuvre.
Guillaume
de Beaujeu était un sage, autant qu’un valeureux combattant. Ce qu’il
venait de voir n’avait rien de divin, et représentait plus une menace pour
l’humanité qu’une chance pour le Royaume de Jérusalem. Dès son retour à
Acre, le Grand Maître convoqua Renaud de Brantes en audience privée et, alors
que le serviteur de la Bête s’inclinait pour saluer, un des fidèles de
Beaujeu lui planta une dague dans la nuque…
L’effigie
de la Bête fut placée dans une chapelle privée des appartements de Guillaume,
dans la forteresse d’Acre. En présence des crucifix et des ciboires, la
statuette ne se mit pas à pousser des cris d’orfraie, pas plus que les
ornements sacerdotaux ne partirent en fumée ; ce qui n’étonna guère le
Grand Maître pour qui foi et superstition avaient toujours été choses bien
distinctes.
Guillaume
de Beaujeu devint le nouveau vecteur de la créature sur terre. Mais
contrairement à Aqqi et Renaud de Brantes, cet homme là était sage, on l’a
déjà dit, mais aussi humaniste et bon, autant qu’on pouvait l’être ici,
dans ce siècle et quand on exerce de telles fonctions. La Bête sentit que les
choses se compliquaient : cet humain serait plus difficile à contrôler,
ce serait plus long ; mais le temps n’avait pas grande signification pour
la Bête.
Guillaume
ne pouvait ni ne voulait faire exécuter tous les Templiers présents lors de la
« démonstration » de Renaud de Brantes, au risque de décapiter
l’Ordre lui-même. Il décida donc que le secret serait mieux préservé par
la création d’une sorte de société secrète informelle, dont le but serait
d’étudier ce qui était enfermé dans l’effigie, de comprendre ce
terrifiant pouvoir, et éventuellement de l’utiliser contre les ennemis de la
vraie foi. De Beaujeu, en fait, avait commencé à dialoguer avec la Bête, et
ce qu’il découvrait le confortait dans l’idée que cet être était bien
trop puissant pour lui permettre une autre fois de se manifester. La créature,
elle, n’était pas pressée, elle venait de se nourrir abondamment, et sentait
ses forces croître…
Les
années passèrent, et Guillaume de Beaujeu, avec terreur, sentit que la Bête
s’agitait dans sa prison minérale. Parfois, le Grand Maître était traversé
de pensées terribles, des rêves de puissance, des océans de sang dans
lesquels se noyaient les ennemis de la foi, des délires de richesses immenses
et de règne sans partage. Il reprenait toujours le dessus, mais comprenait que
son âme était souillée par la Bête, un peu plus chaque jour.
Le
secret de la statuette était difficile à garder. Il y avait des rumeurs parmi
les Templiers, des légendes se formaient à propos d’une mystérieuse divinité
païenne que le Grand Maître et les dignitaires de l’ordre adoreraient en
secret, et qui au moment venu amènerait la victoire de la Croix sur le
Croissant. Ces fables arrangeaient Guillaume, car elles tissaient un voile
masquant la réalité.
Puis
vint la fin du rêve d’orient de la chevalerie occidentale… En 1289, le comté
de Tripoli était conquis par les mamelouks, et en 1291, ils étaient devant
Acre. Plusieurs des proches de Guillaume le pressèrent de libérer la Bête. Il
mentit, prétendant n’avoir pas découvert le secret de Renaud de Brantes.
Depuis
l’été 1290, le Grand Maître était en pourparlers secrets avec le Sultan Al
Mansour. Après les massacres de civils Arabes perpétrés par les croisés dans
les rues même d’Acre, et le refus du Roi Henry de livrer au Sultan les
assassins, la trêve avait été rompue. Il était évident pour Guillaume
qu’Al Mansour allait marcher sur la cité ; il était tout aussi évident
que le courage des défenseurs n’y ferait rien, les musulmans seraient
vainqueurs. Cacher la statuette pour éviter que la Bête trouve un nouvel allié,
plus faible et à l’esprit moins pur que le sien, était devenu une obsession
pour le Grand Maître. Bien sûr, il aurait été possible de perdre l’effigie
dans le désert, de la jeter dans un gouffre, ou même au fond de la mer ;
mais quelle était la garantie que dans dix ans, cent ans, mille ans elle ne
revoit pas le jour et fasse à nouveau peser sa menace sur l’Humanité ?
De Beaujeu ne voyait qu’une solution : isoler la Bête, certes, mais tout
en la surveillant, lui donner en quelque sorte une garde. Il prit contact avec
Al Mansour, et un messager qui n’était autre que le propre fils du Sultan se
présenta en grand secret. Guillaume, pour la première et dernière fois,
montra au jeune homme ce dont la Bête était capable, la lâchant sur deux
criminels condamnés à mort, dans les cachots de la citadelle… quelques jours
plus tard, Al Mansour, que le récit horrifié de son fils avait atterré
acceptait la proposition de Guillaume : il ne pourrait sursoir à
l’encerclement d’Acre, au risque d’y perdre son trône et sa tête par la
même occasion, mais garantissait que la ville ne serait pas prise avant que la
créature n’en soit évacuée.
Sur
l’avant-dernière partie de la tapisserie que Bob venait de « lire »,
on voyait un navire croisé s’insinuer sans combat dans une ligne de galères
musulmanes.
On
le sait, Guillaume de Beaujeu mourut lors du siège d’Acre, et la chute de la
cité marqua la perte définitive de la Terre Sainte. Les Templiers survivants
rentrèrent en France pour s’installer dans leurs commanderies, après un
passage par Chypre. Ils ramenaient de leur grande aventure longue de deux siècles
de fabuleuses richesses et une puissance militaire qui n’allait pas tarder à
attiser la convoitise et la jalousie de Philippe le Bel et amener la destruction
de l’ordre du Temple et l’exécution sur le bûcher du Grand Maître Jacques
de Molay. Ils ramenaient aussi la reproduction d’une statuette effrayante, à
laquelle ils vouaient un culte étrange et malsain ; l’adoration blasphématoire
de cette effigie fut une des accusations les plus graves lancées contre eux.
Peut-être était-ce là la vengeance de la Bête contre Guillaume de Beaujeu ;
la Bête que les Templiers adoraient sous le nom de Baphomet.
Ï
Bob
se dressa d’un bond, les poings faits, en entendant la porte du fond
s’ouvrir dans son dos. Amir Al Wallid se tenait dans l’encadrement…
-
Amir !
Vous allez bien ? Des nouvelles des autres ?
Le
Syrien hocha la tête.
-
Je
vais bien, Bob. Monsieur Ballantine et Alan Wood sont également saufs, encore
inconscients dans une cellule.
Morane
poussa un soupir de soulagement. Ainsi, confirmation était donnée qu’Alan était
bien dans les murs de ce château. Puis, il fronça les sourcils et regarda
fixement Al Wallid.
-
Vous
étiez avec eux ?
-
Non.
Mais je sais qu’ils vont bien.
-
Et
vous le savez comment ?
L’Arabe
ne répondit pas. Il jeta un long regard dans la pièce sur le seuil de laquelle
il était demeuré, puis fit un signe de la main à Bob.
-
Suivez-moi…
Morane
obtempéra, et pénétra à la suite d’Amir dans ce qui était selon toute
vraisemblance une chambre. Une unique fenêtre étroite éclairait faiblement
une armoire, un petit bureau et sa chaise, une grande bibliothèque chargée de
très vieux volumes reliés, et un lit. Al Wallid se dirigea vers ce dernier,
Bob dans ses pas. Allongé sur une simple paillasse, un homme tourna la tête
vers eux.
C’était
un noir de haute taille, au crâne rasé, au regard fiévreux et pénétrant ;
un regard qui s’attacha tout de suite à celui de Bob, lui faisant passer un
étrange frisson dans la nuque. Ces yeux là paraissaient avoir contemplé des
mystères hors des limites humaines, hors du temps, de l’espace et de la
raison. Il y passait autant de folie que de sagesse, une connaissance
incommensurable et une superstition digne des premiers âges de l’Homme, un
courage de héros et la frayeur d’un enfant. Il était très difficile de lui
donner un âge et, chose étrange, suivant l’angle sous lequel on
l’observait, il paraissait être dans la trentaine ou avoir largement dépassé
les soixante ans. Il était vêtu d’une tunique de lin blanche, et était à
moitié enveloppé dans une cape de même couleur, ornée de la croix pattée de
l’Ordre du Temple.
-
« Bon
Dieu !, pensa Morane, est-ce que je serais en présence du dernier Templier ?! »
Puis,
en anglais, il demanda, tendu.
-
Qu’avez-vous
fait de mes amis ?
Il
ne doutait guère en effet d’être en présence du maître des lieux et donc
du responsable de l’attaque dans le corps de logis du château. L’inconnu répondit,
d’une voix lente et lasse, dans un français à peine hésitant.
-
Votre
première question, Robert Morane est conforme à ce que vous êtes… Alan Wood
et William Ballantine sont sains et saufs, encore inconscients, dans les
souterrains de ce donjon. Je n’avais pas besoin de leur présence ici.
Amir
se tourna vers Bob et pencha la tête de côté, d’un air de dire « vous
voyez ? ».
-
De
Beaujeu et son complice ?, ajouta Morane.
-
Lucas
Rheims est dans la cour ; vous pouvez l’apercevoir par cette fenêtre.
Morane
fronça les sourcils et s’avança vers l’ouverture en ogive que désignait
le mystérieux Templier. Ecartant un rideau arachnéen qui faisait peut-être
office de moustiquaire, il jeta un regard cinquante mètres plus bas. Eclairé
par le soleil s’élevant derrière le grand volcan servant d’assise à la
forteresse, Lucas Rheims était pendu par une longue corde à l’une des six
tours d’angle…
Morane
serra les dents, tandis que le grand noir continuait.
-
La
présence de celui-là non plus n’était pas nécessaire.
Bob
se retourna, l’air sombre.
-
Décidément,
la pendaison doit être une de vos marottes ; nous avons vu votre gibet, en
arrivant ici… Il y a donc des êtres humains qui selon vous méritent de vivre
et d’autres pas. Mais qui êtes-vous donc ?
-
Je
me nomme Makanta…Dernier des Templiers, et pour un temps encore, maître de la
Bête…si peu !… Pour les mercenaires de Beaujeu, les Dingaris se sont
laissé aller à leurs instincts, je n’y suis pour rien ;
et il n’est nullement question de mériter ou pas de vivre, bien que
cet homme là dehors ait passé sa vie à tuer contre paiement, vous le savez
aussi bien que moi. Depuis des siècles, beaucoup sont venus sur les terres des
Dingaris. Ceux qui représentaient un danger quelconque pour le Sanctuaire ont
été éliminés.
La
voix était faible, douloureuse.
-
Je
suppose que De Beaujeu a subi un sort similaire ?
Mantaka
observa quelques secondes de silence.
-
Il
est encore en vie, bien que j’aie ordonné il y a quelques heures a deux de
mes gardes de l’occire. Cela n’a pas été possible…
-
Pourquoi ?
Il s’est enfui ?
-
Non,
il est toujours dans un cachot, an dehors de l’enceinte. La Bête n’a pas
permis qu’on le tue . Les deux Dingaris que j’ai envoyé ont été déchirés
devant la porte du cachot. A présent, il n’est même plus possible
d’approcher de l’endroit où il est détenu…
-
La
Bête ne l’a pas permis ? Mais… j’ai vu les draperies, à côté, et
je croyais que…
Matanka
leva la main.
-
Nous
n’avons pas le temps, Robert Morane…Vous voyez ces livres ? Si Dieu
vous aide, vous aurez le loisir d’y prendre connaissance des évènements qui
se sont produits sur ces terres, depuis l’arrivée de Jean de Trémaux et de
ses hommes. Vous comprendrez mieux. Pour le moment, vous devez nous aider.
-
Vous
aider à quoi ?
Le
Templier ferma les paupières, inspira profondément, rouvrit les yeux
-
Comme
vous le savez, Amir Al Wallid a échoué dans
sa mission, qui était d’arrêter De Beaujeu avant qu’il ne parvienne
jusqu’ici.
Le
Syrien baissa la tête. Matanka poursuivit :
-
C’est
l’Ordre de l’Archange qui a cette fois échoué, complètement. Cet échec
sonne le glas de l’Ordre. De toute manière, je crains qu’il ne soit désormais
inutile.
-
Mais,
intervint Bob, vous connaissez Amir, son père, l’Ordre ? Je croyais que
cet endroit était coupé du monde depuis des siècles, seulement surveillé par
les sentinelles de l’Ordre ?
Matanka
posa sur le Français son regard magnétique.
-
Robert
Morane… Vous connaissez pourtant la réponse à votre question.
Bob
eut un semblant de rire et se passa la main dans les cheveux.
-
Je
suis bête… bien sûr, c’est votre présence que j’ai ressentie à dans
mon esprit, pendant ces… visions. Nous étions tous les six reliés
mentalement, mais vous l’étiez à nous tous. Vous avez donc tout appris de
nos vies et de ce que nous sommes.
Matanka
hocha la tête.
-
En
effet, je vous connais, vous Robert Morane tout particulièrement, sans doute
mieux encore que vous-même.
-
Pourquoi
moi « tout particulièrement » ?
-
Parce
que vous êtes le seul que la Bête ait tenté de faire périr pendant la
vision. Je me suis donc concentré sur vous, tout en vous protégeant.
-
La
Bête veut donc ma peau ?! Encore une fois, pourquoi moi ?
Le
Templier noir plissa les yeux comme pour un effort de concentration, se mit à
trembler, et la sueur perla sur son front… Cela dura une dizaine de secondes,
puis il reprit le dessus.
-
Vous
pourriez être l’ultime rempart, celui qui rétablira l’équilibre et
reprendra le contrôle, et peut-être plus encore.
-
Le
contrôle de la Bête !?, s’exclama Bob. Moi ?
Matanka
acquiesça. Amir Al Wallid émit une sorte de gémissement et lança, d’une
voix angoissée :
-
Que
signifient ces paroles, au nom d’Allah le Miséricordieux ?! Vous ne
m’avez pas tout dit ?
Matanka
fixa le syrien et dit, très lentement, détachant chaque mot :
-
Croyez-vous
qu’une simple fièvre me terrasse ? Je suis en train de
perdre la bataille, et la Bête sera bientôt totalement libre !
Elle a sentit De Beaujeu depuis qu’il est entré sur les terres des Dingaris.
Elle l’a sondé pendant les rêves qu’elle a provoqués, et dans lesquels
j’ai eu le plus grand mal à me glisser. Elle veut cet homme pour maître, et
pour ce faire elle a entreprit depuis quelques heures de me faire périr !…
Je lutte à chaque seconde pour retarder l’échéance.
-
Pourquoi
De Beaujeu ?, demanda encore Bob.
-
De
tous les humains qui ont approché cette créature, il est celui dont l’âme
noire et l’ambition démesurée peuvent servir le mieux ses desseins. Il ne
faudra pas longtemps pour qu’elle soit détachée de toute entrave, naviguant
sur les bas instincts de cet homme.
Al
Wallid ferma les yeux et baissa la tête, anéanti par ces paroles, avant de
demander dans un souffle :
-
Que
pouvons nous faire ?
Le
Templier noir tendit une main tremblante vers Bob.
-
Vous
devez prendre ma place, Robert Morane… La Bête a toujours eu besoin du mal
pour acquérir des forces et finalement se libérer. Depuis Guillaume de
Beaujeu, ses maîtres successifs ont été choisis parmi ceux dont le cœur était
pur.
Il
ricana dans un souffle.
-
Il
faut croire que le mien ne l’est pas tant, ou que celui d’Alexandre de
Beaujeu est particulièrement impur,
pour avoir provoqué cette avidité de la Bête.
Il
fixa à nouveau Morane.
-
Vous
êtes l’inverse de cet homme, peut-être même êtes-vous celui qui pourra
enfin vaincre la créature… Robert Morane, vous devez être l’Archange, vous
devez devenir le nouveau maître de la Bête, et la renvoyer au néant !
Chapitre
17
Il
se tourna vers Amir Al Wallid.
-
L’Archange ?
-
L’Ordre
de l’Archange a pris jadis ce nom, car contrairement à Guillaume de Beaujeu,
les musulmans pensaient, et pensent toujours, que la Bête est de nature démoniaque,
et une légende a toujours prédit la venue d’un sauveur, l’Archange, qui
vaincra la Bête.
-
St
Michel terrassant le Dragon, murmura Morane… St Robert, en l’occurrence. Après
tout, c’est bien un St Robert qui fonda Cîteaux et jeta les bases de
l’Ordre Cistercien ; les choses se tiennent !
Puis :
-
Matanka,
pourquoi la Bête me choisirait-elle comme Maître à votre place ?… Et
pourquoi pas De Beaujeu, puisque c’est lui qu’elle veut ? Elle a essayé
de me tuer pendant la vision, et elle ferait de moi son allié ?
Le
noir eut une nouvelle crispation douloureuse du visage.
-
Elle…Elle
n’aura sans doute pas le choix ; peut-être… Lorsque le Maître meurt,
la créature s’en cherche un autre. De tout temps, celui qui est le plus
proche de l’effigie a été élu ; nul
jusqu’à ce jour n’en connaît la raison. Guillaume de Beaujeu
l’avait déjà compris, c’est pourquoi Jean de Trémaux gardait la statuette
dans sa cabine, sur le St Georges. Le lendemain du départ d’Acre, à
l’instant ou le Grand Maître de l’Ordre du Temple mourrait à la bataille,
De Trémaux fut choisi par la Bête. Quand ma vie s’arrêtera, vous devrez être
à côté de l’effigie. Rien n’est certain, malheureusement, car la présence
dans les parages d’Alexandre de Beaujeu perturbe la Bête et la rend imprévisible.
Si vous devenez son… messager, elle ne tentera pas tout de suite de vous faire
mourir ; elle a trop besoin d’un Maître. Elle se donnera le temps de
vous…étudier mieux ; je crois… Il vous faudra mettre ce temps à
profit pour éliminer De Beaujeu.
Bob
se passa la main dans les cheveux.
-
Ouais…
Vous semblez parler d’un toutou qui a désespérément besoin d’affection !
Mais pourquoi ne pas envoyer quelques-uns de vos Dingaris en pleine jungle
balancer cette statuette dans un marécage ! Si j’ai bien compris, le
« rayon d’action » de ce monstre est limité, puisqu’il a passé
des siècles sans pouvoir se trouver un allié Humain, après la mort d’Aqqi !
Matanka
secoua la tête.
-
Souvenez-vous,
Robert Morane, Guillaume de Beaujeu se posait la même question. Il vaut mieux
essayer de contrôler la Bête, de composer avec elle, de trouver le moyen de
l’anéantir, que de tenter de l’oublier. Il y aura toujours un homme pour la
retrouver…
Il
se redressa sur les coudes, grinçant des dents sous l’effort :
-
Devenez
son Maître, combattez-là, et soyez vainqueur !
Bob
prit une profonde inspiration. Dire que tout cela ne lui plaisait guère serait
un euphémisme. L’idée de se livrer en quelque sorte pieds et poings liées
à cette horreur, de la laisser insinuer dans son esprit ses filaments immatériels,
prendre en partie possession de lui, le révulsait littéralement, et il crânait
pour se donner une contenance. Pourtant, pouvait-il refuser ? Matanka
s’affaiblissait à vue d’œil, De Beaujeu était désormais inaccessible,
protégé, comme mis de côté par la Bête pour une utilisation future ;
si la créature extraterrestre parvenait à faire de l’archéologue son allié,
combien de temps lui faudrait-il pour se libérer définitivement et ravager la
terre ?
Pourtant…
s’il perdait cette bataille contre un être dont il ne connaissait presque
rien, qu’adviendrait-il de lui ? Serait-ce la mort, une simple
destruction, ou quelque chose de bien pire ? Et même s’il était
vainqueur, quelle serait cette victoire et ses conséquences ?
Trouverait-il un moyen d’annihiler cette menace, ou serait-ce un simple retour
à l’équilibre, qui l’obligerait jusqu’à sa mort à vivre reclus, ici même
peut-être, avec pour seule raison d’être d’empêcher la Bête de prendre
le dessus sur son âme ? Cette victoire ne serait-elle pas pire que la défaite ?
Il
regarda Matanka dans les yeux, des yeux qui vacillaient déjà au bord d’un
gouffre dont rien ni personne n’est jamais revenu, et dit :
-
C’est
bien ; j’accepte.
Ï
En
face du battant, resté ouvert, reliant la chambre de Matanka à la salle aux
tapisseries, il y avait dans le mur une porte de fer, en ogive, haute de deux mètres,
large d’à peine cinquante centimètres, et que Bob n’avait pas
jusqu’alors remarqué. Elle était simplement équipée d’une poignée, sans
serrure ni verrou d’aucune sorte. D’un regard, le Templier noir fit signe à
Amir al Wallid de l’ouvrir. Ce dernier s’exécuta, d’une main tremblante.
Ce
n’était qu’un placard, mais il contenait, posée dans une niche maçonnée,
l’effigie de la Bête, son cocon, son image instable et parcourue de vapeurs
iridescentes, la redoutable idole des anciens Templiers, le Baphomet…
Bob
eut un mouvement de recul involontaire. Il aurait un instant juré se retrouver
à nouveau projeté en pleine fantasmagorie, lorsqu’il avait pour la première
fois, en songe, vu la statuette. Là encore, et bien que ce qu’il avait sous
les yeux était la réalité, il aurait été incapable de décrire avec précision
ce qu’il contemplait… La matière était brune, ou noire, ou pourpre,
suivant les angles et les moments ; il y avait comme des côtes saillantes,
ou des griffes, luisantes, qui semblaient se soulever doucement au rythme
d’une respiration ; une gueule peut-être aussi, qu’il croyait voir de
face et de profil à la fois, un mufle de gargouille tout en dents et en yeux ;
dans un moutonnement transparent, tel la formation d’un orage filmé en accéléré,
des battements d’ailes, sans doute…
-
Amir,
ordonna Matanka dans un gémissement, quittez cette pièce !
-
Mais…
-
Obéissez,
Amir ! Laissez-nous seul avec la Bête.
Le
Syrien se retira, marchant à reculons, regardant intensément Bob qui crut bon
de lancer :
-
Ne
vous inquiétez pas, je trouverai bien un moyen de régler son compte à cet épouvantail !
Bien
entendu, il n’en pensait pas un mot et était en fait tout près de fuir à
l’autre bout du monde, de mettre le plus de distance possible entre lui et
cette chose.
Matanka
porta une main malhabile à sa ceinture de cuir orné de pièces d’ivoire, et
en ramena une dague, de facture apparemment très ancienne.
-
Touchez
l’effigie, Robert Morane, fit-il en posant la pointe de la lame sur sa
poitrine, à hauteur du cœur.
Alors
seulement Morane comprit comment le Templier comptait rendre la Bête orpheline
et la forcer à se choisir un nouveau Maître, tout de suite. Il fit un pas vers
le mourant.
-
Ne
faites pas çà, Matanka !
Le
noir sourit, sans joie ni tristesse, paisiblement.
-
C’est
la seule solution, il ne faut pas attendre le bon vouloir de la Bête. Vous le
savez, au fond de vous, Robert Morane…
Le
Français allait répondre, argumenter, tenter de convaincre Matanka. Il ne
pouvait se résoudre à ce qu’un homme se donne la mort, là, devant ses yeux,
quelle qu’en soit la raison. Il n’en eut pas le temps…
De
l’un des étages du donjon, en dessous, monta soudain un rugissement
terrifiant, un cri de rage et de haine semblant sortir du gosier d’un damné.
Morane frissonna en l’entendant. A côté de ce hurlement, l’appel des dacoïts
faisait figure de berceuse ! Puis il y eut un tumulte dans les escaliers,
d’autres appels, des bruits de lutte, des coups sourds et des râles.
Matanka
s’écria :
-
Il
arrive ! Vite, prenez l’effigie !
Les
yeux de Bob allèrent du Templier à la statuette, qui paraissait soudain
s’animer, le redoutable nuage annonciateur de carnage prenant rapidement forme
dans la petite niche ; puis, une nouvelle clameur éclata à ses oreilles,
provenant de la salle sur les murs de laquelle s’étalait la chronique de la Bête :
-
Moraaane !!!
Il
fit volte face. Là-bas, par delà la grande table aux pieds d’ivoire, juste
devant le rideau voilant l’accès à l’antichambre, Alexandre de Beaujeu se
tenait, jambes légèrement écartées, le visant avec une arbalète…
L’archéologue
avait moins fière allure que dans la vision du Français, mais ceci était
compensé par l’incroyable aura de colère et de volonté qui l’entourait
d’un halo pareil à celui qui enveloppait à présent l’image de la Bête.
Ses cheveux gris étaient emmêlés, sa chemise de toile déchirée sur la
poitrine et maculée de sang frais. Tel qu’il se présentait, il faisait
songer à une divinité barbare avide de carnage, le pire apporteur de mort que
Morane ait jusqu’alors affronté ; et Bob comprit avec une clarté
douloureuse qu’il allait mourir, que rien ne pourrait empêcher cet homme
(mais en était-ce encore un ?) de le tuer, puis de devenir le Maître de
la Bête, jusqu’à ce que celle-ci s’en affranchisse et n’établisse son règne
sur la terre. L’échec était consommé…
Avec
un glapissement de triomphe, De Beaujeu déclencha le tir de son arme. Le
carreau jaillit, filant droit vers le cœur de Bob, mais Amir al Wallid,
que l’archéologue, tendu tout entier vers son but, n’avait pas vu dans le
coin de la salle, s’interposa… Avec un choc sourd, le projectile de bois
transperça la poitrine du Syrien, ressortant dans son dos accompagné de fines
gouttelettes écarlates.
-
L’effigie !,
hurla encore Matanka.
Tandis
qu’Al Wallid roulait au sol, Alexandre de Beaujeu se précipita en grinçant
des dents vers Morane. Celui-ci se retourna, referma ses deux mains sur la
repoussante statuette, qui lui sembla glaciale. Du coin de l’œil, il vit
Matanka se plonger la dague dans le cœur, et il eut l’impression de filer
tout à coup vers les étoiles…
Ï
L’esprit
de Bob flottait, quelque part ; nulle part…
-
C’est
donc çà, la mort ?, se demanda-t-il.
Un
état d’apesanteur, comme une sortie dans l’espace, mais sans scaphandre ;
et pourquoi un scaphandre, puisqu’il n’y avait pas de corps à mettre dedans ?
-
J’aurais
quand même aimé savoir si j’ai réussi.
Réussi
quoi ? Il n’avait rien fait, rien tenté.
-
Réussi
ma vie, au moins.
Vaste
question, qu’il est rare de se poser après sa mort. Il est vrai que durant
son existence, Bob n’avait pas vraiment eu le temps d’y réfléchir.
-
J’espère
que Bill s’en est tiré sans mal.
Quoique,
égoïstement, il se disait que ce serait sympa, si son ami était mort aussi,
avec lui.
-
C’est
d’autant plus égoïste que le coin a l’air plutôt pauvre en troquets.
Tiens, c’est quoi ce truc ?
Sans
doute était-il immobile, comme tout bon pur esprit qui se respecte, mais il
avait l’impression d’avancer dans une obscurité presque solide ;
devant, une lueur naissait.
-
C’était
donc vrai cette histoire de tunnel… En tout cas, ça a de la gueule !
Il
plongeait maintenant vers un kaléidoscope de couleurs et de lumières, toutes
les couleurs de toutes les planètes et toutes les lumières de tous les
soleils. Tout cela tournoyait, jaillissait, se contorsionnait, et Bob eut peur,
car le spectacle était trop merveilleux, tant de beauté ne pouvait que receler
un grand mal.
-
Bien
une réaction humaine, tiens ! Toujours méfiant.
Un
mot lui vint :
-
Source.
La
source même de la vie ? Là où l’Univers a commencé son expansion, et
ce qui continue à l’abreuver ? ou bien l’origine de la Bête ?
Il
était maintenant au cœur de ce maelström, qui déversait en lui ses flots
incandescents. Il continuait à tomber, si tant est que la notion de haut et de
bas ait un sens. Il eut envie de rire.
-
C’est
la chute de cette histoire !
Il
« toucha » en douceur un sol souple, et parcourut du regard le
paysage alentour : des prairies vertes et grasses, foulées par des animaux
paisibles, gazelles et lions côte à côte ; s’agitant doucement sous la
brise, de grands arbres couverts d’oiseaux multicolores ; une rivière
claire bondissant entre des rochers moussus avant de se jeter dans une mer bordée
de plages blanches elles-mêmes ourlées de cocotiers…
-
Je
savais bien que j’irais au Paradis.
-
Tu
es où je veux que tu pense être, c’est tout, fit une voix de femme.
Bob
regarda la créature. Elle était belle au delà de toute expression, portait
bien peu de voiles, et était bien à sa place au Paradis.
-
Et
pourquoi veux-tu que je pense être ici ?, demanda Morane.
-
Tu
préfères çà ?
En
un éclair, les prairies se changèrent en roche en fusion, les animaux se
couvrirent d’écailles et de tentacules, la rivière se mit à charrier des débris
en décomposition dans une mer de souffre liquide. La créature ne portait plus
aucun voile sur son enveloppe chitineuse, et ses mâchoires de tyrannosaure
claquèrent convulsivement.
-
J’aime
autant la première version, si c’est possible.
Le
décors redevint idyllique.
-
Je
ne voulais pas te faire peur, c’était seulement ce que vous les Humains
appelez « humour ».
-
On
est où, exactement ?
-
Exactement,
nulle part… Disons en terrain neutre. Il m’a semblé que cet endroit te réconforterait.
C’est intéressant de communiquer avec toi.
-
Encore
de l’humour ?
La
créature secoua la tête, faisant voler ses longs cheveux.
-
Non,
tu es tellement différent des autres. Tu crois pouvoir me vaincre ?
-
La
vrai question, c’est : « Est-ce que toi tu
crois pouvoir me vaincre ? ».
La
créature se renfrogna, et le paysage se modifia légèrement, avant de
reprendre son aspect de tableau impressionniste.
-
Je
n’ai jamais été vaincue par un Humain !
-
Tu
l’as toujours été.
-
Ils
m’ont servi.
-
Alors
pourquoi as-tu besoin d’eux ? Tu ne peux pas survivre sans un maître,
c’est dans ta nature.
La
créature eut un rire rauque, jurant un peu avec son aspect enchanteur.
-
Que
sais-tu de ma nature ? Ce que j’ai bien voulu dévoiler au cours de vos
millénaires. Tu me connais si peu !
-
Suffisamment
pour savoir que tu es une prisonnière. Tu ne peux exister et te nourrir que si
ton maître te le permet.
La
créature émit une sorte de ronronnement.
-
Ils
me l’ont toujours permis, c’est aussi dans leur nature.
-
Tu
as dit « aussi » ; c’est donc que tu acceptes mes paroles sur
ta propre nature d’esclave ?
L’infernal
environnement reparut, plus nettement et plus longtemps cette fois. La Bête était
quelque peu susceptible.
-
J’étais
en train de me libérer de Matanka…
-
…qui
s’est tué pour te rendre une nouvelle fois orpheline, continua Bob.
La
créature sourit.
-
Mais
non ; tu es avec moi, maintenant.
-
La
belle affaire ! Tu as compris pourquoi tous tes maîtres depuis des siècles
n’ont eu qu’une obsession : t’empêcher de
te libérer, tout en essayant de trouver un moyen de t’anéantir ?
Nouveau
sourire.
-
La
peur.
-
C’est
par peur que Guillaume de Beaujeu t’a exilée ?
-
Oui.
-
C’est
par peur que Jean de Trémaux et ses successeurs sont restés cachés aux yeux
du monde ?
La
créature hésita.
-
Oui…
-
C’est
par peur que Matanka s’est donné la mort ?
-
…
-
C’est
par peur que j’ai accepté de te combattre ?
-
Quoi
d’autre ?
-
Pourquoi
as-tu voulu me tuer, moi, quand nous étions en contact mental ?
La
créature tourna le dos, présentant à Bob une chair noirâtre et luisante.
-
Pourquoi
moi ?, répéta le Français.
La
Bête fit volte face. Ses yeux s’étaient agrandis et rougeoyaient.
-
Parce
que tu es différent, je te l’ai dit !, jeta-t-elle.
-
En
quoi ?
La
Bête rugit et secoua sa crinière. Elle cracha, d’une voix d’airain.
-
Aucune
ambition ! Aucune envie de pouvoir ! Aucun violence gratuite !
Pas de cruauté ! Justice, bonté, amitié, amour !
-
Tu
as peur de moi.
-
Oui…
Non !
-
Il
y a dans le fond de chaque être Humain la même chose que ce que tu vois en
moi. Tu le sais. Cette étincelle qui fait qu’après des millénaires tu es
toujours prisonnière, et que tu le resteras, avec moi et après moi. Le pouvoir
que tu promets aux hommes les dépasse tellement que même le plus avide de
puissance finira toujours par tout tenter pour te détruire. Ta « grandeur »
est la raison même de ta défaite.
-
Tu
oublies une chose, Humain. J’ai à présent un autre allié…
La
créature avait repris son apparence féminine.
-
Ah
oui… Je me demandais pourquoi il n’était pas avec nous.
-
Il
est là.
Alexandre
de Beaujeu apparut soudain. Calme, serein, bien différent de l’enragé qui
avait tué Amir.
La
créature pencha la tête de côté, étudiant Bob.
-
Maintenant,
je crois que je vais te faire mourir, lui dit-elle. Tu n’es pas ce que je
recherche.
Elle
désigna l’archéologue.
-
Il
me veut tellement qu’il est parvenu à se glisser entre toi et moi. C’est la
première fois que j’ai le choix entre deux Humains. C’est très agréable !
Lui est ce que je recherche.
-
Tu
crois vraiment ?, fit Morane. Même Hitler n’était pas ce que tu
recherches.
Il
tourna la tête, ou plutôt eu l’impression de la tourner, vers De Beaujeu.
-
Alexandre,
vous vous souvenez de votre mère ?
La
Bête gronda.
-
Arrête
tout de suite !
-
Alexandre,
votre mère…
-
Oui…je…elle…
-
Oui…Vous
l’aimiez tant, et elle vous aimait tant. Elle est morte à présent, mais son
souvenir est finalement ce qu’il y a de plus important dans votre vie. Je le
sais, j’étais avec vous, vous vous souvenez ?
L’image
de l’archéologue se mit a trembloter, reprenant par instants l’apparence
qu’il avait lorsqu’il brandissait son arbalète, sur le seuil de la salle
aux tapisseries. Bob se sentit faiblir, et une grande douleur le vrilla. La Bête
le fixait intensément de ses yeux carmin.
-
Vous…n’allez
pas laisser…cette créature… salir ce souvenir…faire de vous…le
destructeur de…
Il
fit un effort surhumain, puisa dans ses dernières parcelles de vie.
-
Alexandre,
souvenez-vous… Beyrouth…votre mère et vous…dans le parc… Elle est
toujours avec vous…
L’esprit
de l’archéologue se mit à pleurer, et son image se redressa.
-
Non,
je ne la laisserai jamais se libérer ! hurla-t-il
Dans
le chaos de son monde natal, qui venait de reprendre forme autour d’eux, la Bête
se dépouilla de ses artifices, et se dressa, dominant la conscience de Morane
de sa masse grouillante. Bob eut le sentiment de se concentrer sur son être
profond, de se condenser, et en même temps d’ouvrir toutes les portes de son
âme, d’étaler sous les multiples yeux de la Bête la moindre de ses pensées,
ce qui était l’essence même de sa nature d’Homme… Alors la Bête poussa
un long cri de désespoir, qui brisa le cœur de Bob, et sa tristesse pour la créature
vaincue paracheva sa destruction.
L’esprit
de Bob se remit à flotter, quelque part ; nulle part…
Alexandre
de Beaujeu baissa la tête, lui tourna le dos, regagna la salle aux tapisseries.
Il s’agenouilla auprès du corps d’Amir al Wallid et murmura quelques mots
que Bob ne comprit pas. Puis il se releva et sortit. Son pas lent décrut dans
les profondeurs du donjon…
Morane
passa une main tremblante dans ses cheveux, contempla le Syrien qui en se
sacrifiant lui avait sauvé la vie et bien plus que ça.
-
Dors
bien, Amir, je suis certain que tu sais et que tu es en paix maintenant…
Il
s’approcha de la bibliothèque des gardiens du Sanctuaire de la Bête.
Ï
Un
sac de cuir, découvert dans les affaires de Matanka, en bandoulière, Morane
descendit à pas feutrés l’escalier menant à l’étage inférieur. Il y découvrit
deux Dingaris effroyablement mutilés, comme si un fauve s’était acharné sur
eux. Avec un frisson horrifié, il récupéra sur ce qui restait de l’un
d’eux une dague et une rudimentaire massue à ailettes. Puis, prenant garde de
ne pas glisser dans le sang répandu, il gagna l’étage du dessous. Ici,
encore deux Dingaris : l’un avait été tué d’un coup d’arbalète ;
la tête de l’autre avait roulé à l’autre bout de la salle.
Alors
seulement Bob comprit à quoi il avait échappé. La Bête avait réussi à libérer
Alexandre de Beaujeu et à le conduire jusqu’à elle, lui insufflant un peu de
son effroyable puissance. C’était lui (ou elle ?) qui avait ainsi
massacré les hommes de Matanka. Pourquoi l’archéologue possédé par la créature
avait-il seulement utilisé l’arbalète pour tenter de tuer son rival ?
Morane ne le saurait jamais. Le cadavre du Dingari abattu par un carreau
semblait indiquer que De Beaujeu était alors encore par moment humain ; ou
la Bête craignait-elle d’utiliser ses pouvoirs trop près de sa propre
effigie, au risque d’en subir les conséquences ?
Il
continua sa descente sans rencontrer de nouvelle trace macabre du passage de
l’archéologue et parvint au rez-de-chaussée, là où s’amorçaient les
degrés de pierre menant aux cellules. Il récupéra la torche fichée dans la
muraille, écarta la tenture, et parvint rapidement aux fondations du donjon. La
première chose qu’il remarqua fut une ouverture sombre dans un pan de mur nu,
juste à droite, au débouché de la cage d’escalier. Il s’approcha, sur ses
gardes… un air frais aux relents de moisi le fit grimacer. Il hocha la tête
et fit à haute voix :
-
Un
souterrain… De Beaujeu est passé par là, guidé par la Bête. C’est
logique ; l’accès au donjon ne pouvait se faire par le corps de logis ou
le labyrinthe ; il y aurait eu un risque.
Tout le bâtiment était un leurre pour attirer les assaillants éventuels
dans le dédale, mais le véritable accès est là.
Une
voix s’éleva, venant de derrière une des portes basses.
-
Commandant !
Arrêtez de causer tout seul, vous allez finir avec une camisole ! Venez
plutôt nous tirer de là !
Bob
sourit et s’empressa de manœuvrer la traverse fermant ladite porte. Bill et
Alan Wood lui tombèrent littéralement dessus et les trois hommes formèrent
une sorte de mêlée en miniature, si la présence de Bill quelque part pouvait
donner lieu à l’emploi de ce qualificatif… De vigoureuses tapes dans le dos
résonnèrent dans le souterrain. Morane fêta avec un enthousiasme particulier
ses retrouvailles avec Alan. Celui-ci était un peu amaigri, mais il n’avait
jamais été très épais. Avec ses joues creuses mal rasées, son regard
d’aigle et son hâle, il aurait pu passer pour un seigneur du désert, n’eut
été ses vêtements de coureur de brousse.
-
On
en est où, Commandant ?
Le
Français resta un instant silencieux avant de répondre :
-
C’est
fini… je vous raconterai. La priorité maintenant c’est de rejoindre
dare-dare Leni, Jeanne et M’Boli. Ils ne sont pas à l’abri d’une attaque
des Dingaris.
Alan
ne put qu’approuver, mais objecta :
-
Et
les gardes ?
Morane
grimaça.
-
Doit
pas en rester beaucoup.
Il
désigna le souterrain.
-
J’espère
que ce passage nous évitera d’en croiser dans la cour de la citadelle. De
toute façon, je pense que ceux qui seraient éventuellement encore en vie ont
fui.
-
Fui
quoi, Commandant ?
Bob
hésita.
-
La
Bête, en fait…
Les
trois hommes se dirigèrent vers l’amorce du passage secret. Ballantine émit
un grognement de dégoût.
-
Nid
à fantômes, ce truc !
Il
s’arrêta net et Morane crut que réellement il ne voulait pas s’engager
dans le boyau. Mais l’Ecossais s’exclama :
-
Et
Al Wallid ?
Les
yeux de Bob se firent rêveurs.
-
Mort…
Bill
jura à voix basse avant de secouer la tête.
-
C’est
moche.
-
Pas
tellement, quand on y réfléchit bien. Je t’expliquerai ; allez, on
fonce !
-
Attendez !
et De Beaujeu, on risque plus de tomber sur lui et l’aut’malade ?
-
L’autre
malade, il est définitivement guéri ; quant à De Beaujeu… il est
parti. Je ne crois pas qu’on ait un jour de ses nouvelles. Il a beaucoup de
choses à régler, désormais ; beaucoup… Comment, çà c’est à lui de
voir.
Au
même moment, à deux kilomètres de là, Alexandre de Beaujeu se tenait au pied
du gibet auquel se balançaient encore les restes de ses complices. Il se
recueillit un moment devant les corps qui tournaient doucement dans la brise…
Puis sans un regard vers le château des derniers Templiers, il se mit à
descendre entre les roches volcaniques et l’herbe sèche, négligeant le
sentier par lequel il était arrivé trois jours plus tôt, le même que Bob
Morane et ses amis avaient emprunté à sa poursuite. Il filait vers le nord,
vers le grand vide, là où les atlas ne comportaient encore que de vastes
taches blanches. Il éprouvait un désir irrépressible de retrouver la terre de
son enfance, caressée par un soleil plus doux et baignée par la Méditerranée.
Sans doute n’y parviendrait-il jamais. Il le savait, mais il lui fallait faire
ce chemin, tel un pénitent. Il se confiait au bon vouloir d’un monde qu’il
avait tellement voulu posséder qu’il avait faillit le détruire.
Ï
Grimpant
les degrés d’un vieil escalier, Bob prit pied dans la pénombre d’un petit
bâtiment en piteux état : toiture crevée, murs aux larges lézardes
laissant passer la lumière du jour, dalles réduites à un puzzle de pierre…
Contre un pilier de guingois, une statue se dressait, semblant se liquéfier peu
à peu tant elle était déformée et défigurée par le temps. Bill et Alan le
rejoignirent. L’Ecossais s’épousseta, chassant en râlant quelques araignées
suspendues à ses mèches rousses.
-
Pas
trop tôt ! J’ai pas la vocation pour jouer les taupes !
-
On
dirait une chapelle, fit Wood en étudiant du regard la petite construction.
-
Sans
doute, répondit Morane en se dirigeant vers la sortie, ouverture ogivale dépourvue
depuis longtemps de battant.
Leur
cheminement dans le silence et la noirceur oppressante du souterrain avait été
court ; une quinzaine de minutes tout au plus, et la lumière glauque de
l’intérieur de la chapelle les avait guidés jusqu’à ces quelques marches,
donnant devant un autel effondré.
Ils
sortirent, et la chaleur de midi leur tomba dessus comme un léopard sur une
gazelle. La chapelle en ruines était érigée au creux du repli d’une
ancienne coulée de lave. Un acacia avait insinué ses racines sous le seuil, le
soulevant et le brisant. Sur leur droite, ils purent voir, à cinq cent mètres
de là environ, le château des Templiers.
-
Là-bas,
le gibet, fit Alan Wood d’une voix altérée.
Effectivement,
presque en face d’eux, à un kilomètre tout au plus, sur la crête, les
potences dressaient leurs branches porteuses de fruits macabres. Combien
faudrait-il de temps encore pour que tout ceci, citadelle comprise, retourne au
néant ?
-
C’était
bien les hommes de Beaujeu ?, demanda Bob pour la forme.
Alan
acquiesça.
-
Les
Dingaris nous sont tombés dessus de l’autre côté de la colline, alors que
nous montions. Arrivé ici, ils ont pendu ces pauvres types, sans autre forme de
procès. C’était horrible…
-
Pauvres
types, pauvres types, objecta Ballantine, vous ont quand même kidnappés, toi
et Leni, et entraînés dans ce coin charmant !
Le
guide haussa les épaules.
-
Il
y a tellement peu de façon de survivre, en Afrique, pour tous ceux qui ont
quitté la brousse et l’entraide de la tribu. La plupart finissent alcooliques
ou voyous. Le plus souvent les deux ensemble.
-
Ouais,
laissa tomber Bill, ben pour moi ça fait quand même deux voyous de moins ;
même si c’est pas des manières. Qu’est-ce qu’on fait, Commandant ?
Bob
désigna le gibet.
-
On
va par là, on rejoint le chemin, et on dégage vite fait.
L’Ecossais
balaya lentement les alentours du regard.
-
Pas
de signe des Dingaris pour l’instant. Tant mieux parce qu’apparemment
z’avez pas récupéré nos flingues. Pourquoi ?
-
J’ai
pensé que pour se nourrir ce serait plus sportif de chasser la gazelle avec des
bâtons… et que si les Aniotos nous cherchent des noises, on rigolerait bien
en se défendant à coups de godasses !
Bill
regarda son ami d’un air maussade.
-
D’après
votre ton légèrement sarcastique, dois-je en conclure que ma question était
idiote ?
-
J’emploierais
un mot plus fort, mais je crains pour tes chastes oreilles.
A
l’évidence, les deux hommes avaient besoin de décompresser, usant de leurs
bonnes vieilles joutes oratoires. Ils s’étaient mis en marche, en direction
des potences.
-
Z’avez
quoi dans votre besace ?
-
Un
livre.
-
Pouvez
pas vous empêcher de chiner, même dans les endroits les plus improbables !
Un livre qui raconte quoi ?
Bob
leva le bras et fit un mouvement circulaire, l’index tendu.
- L’histoire de cet endroit…
Chapitre
19
De
l’autre côté de la grande table en rotin, Leni Wood lui sourit.
-
Il
n’y aurait pas un trou dans le fond ?, demanda-t-elle d’un air
innocent.
-
Me
demande, Leni, me demande…
Alan,
les talons de ses pieds nus posés sur la rambarde de la galerie, jeta négligemment
une cacahouète à un ouistiti qui s’empressa de retourner dans son magnolia
avec le butin.
-
Alors,
Bob, ne nous fait plus languir !
Morane
reposa son verre de citronnade à côté du livre. C’était un volume épais
de deux centimètres, pas plus, relié assez grossièrement, à la couverture de
cuir très abîmée. Visiblement, l’ouvrage était âgé de plusieurs siècles.
-
Loin
de moi cette idée, Alan. J’essaye de rassembler mes idées. Je n’ai fini
d’étudier ce texte que ce matin… Vous m’avez demandé un résumé, il
faut au moins que ce résumé soit complet.
-
Je
peux prendre des notes ?, demanda Jeanne Favert.
Bob
reprit un air des plus sérieux.
-
Pour
en faire quoi ?… Jeanne, nous étions tous d’accord pour…
-
Je
plaisantais, Bob, coupa la journaliste en se penchant un peu en avant vers le
Français. Je n’ai aucune intention de raconter notre histoire à qui que ce
soit. J’écrirai sans doute un article sur mon expédition chez les Bakubis,
et sur mon sauvetage par de fringants aventuriers ! La version officielle
sera que vous, Bill et M’Boli m’avez ramené à Walobo. Pour le reste… je
n’ai pas envie de m’entendre traiter de folle, et encore moins qu’une
horde d’historiens et d’anthropologues envahissent le pays Dingari à la
recherche des vestiges du dernier établissement Templier !
-
Bien
dit, Jeanne, approuva Ballantine d’une voix qu’il s’efforçait de rendre
charmeuse.
La
Française lui sourit des lèvres et des yeux.
Cela
faisait à présent une semaine que les cinq compagnons d’aventure se
trouvaient à Walobo, chez Alan et Leni Wood… Ils se remettaient plus ou moins
rapidement de leurs épreuves, physiques et morales.
M’Boli,
lui, avait souhaité rester quelques temps avec ses frères Balébélés. Le géant
noir avait été profondément troublé, son esprit et ses croyances perturbés
par ce qu’il avait vécu sur les terres des Dingaris comme une manifestation
de Juju. Au fond, vivant depuis des années au contact étroit de blancs ou de
noirs dits « civilisés », peut-être avait-il perdu une grande
partie de ses convictions animistes, ce que d’aucun qualifient de
superstitions ; tout cela était brusquement remonté en lui, et il avait
sans doute besoin de retrouver ses racines, une protection contre le mal que
seule sa tribu d’origine pouvait lui offrir. Alan et Leni, le cœur serré, se
disaient que peut-être M’Boli ne reviendrait jamais vivre avec eux.
Le
retour de Bob, Bill et Alan vers le village en ruines où M’Boli veillait sur
Leni et Jeanne s’était fait sans encombre, malgré la présence de Dingaris.
Ceux-ci se montraient de temps en temps, seuls ou en petits groupes de quatre ou
cinq. Jamais ils ne firent preuve d’hostilité, se contentant d’observer les
trois hommes avant de s’enfoncer dans la forêt. Morane finit par en conclure
qu’il devait exister un lien psychique entre la Bête, Matanka et les sauvages
gardiens du Sanctuaire. Le dernier Templier mort, et le Baphomet détruit (ou
parti ?), les Dingaris devaient se retrouver comme orphelins. Bob ne
pouvait s’empêcher de les plaindre, peuple isolé et primitif qui n’avait
rien demandé à personne, et que le destin avait choisi pour protéger un
terrible secret ; une mission qu’ils avaient menée à bien durant des siècles,
et qui allait certainement provoquer leur disparition définitive.
Une
fois rejoints M’Boli et les deux femmes, qui n’avaient pas eu à subir
d’attaque, la joie des retrouvailles d’Alan Wood et de son épouse fut à
peine supérieure à celle que Bob et Bill (Bill surtout) éprouvèrent en
constatant que Jeanne Favert était en leur absence sortie de son état
catatonique. La reporter rouquine était encore faible et ses nuits troublées
par de terribles cauchemars, mais tout cela finirait sans doute par rentrer dans
l’ordre avec du repos et un soutient médical, peut-être également
psychologique.
Sans
perdre de temps, ils avaient ensuite gagné le monastère de la jungle, et de là
la frontière du pays Bakubi. Chose étrange, le territoire Dingari était
subtilement différent de ce qu’ils avaient connu quelques jours plus tôt.
Plus de vision de carnage, bien sûr, mais aussi une atmosphère apaisée :
il suffisait d’entendre dans les arbres des oiseaux chanter et des singes
piailler pour s’en rendre compte. La malédiction que faisait peser la Bête
sur les lieux avait prit fin.
Puis
il y eut la traversée de la terre des Aniotos… Elle s’effectua en deux
nuits, les voyageurs restant soigneusement cachés durant le jour. Ils ne virent
aucun guerrier aux gantelets armés de griffes. La seule manifestation des
sectateurs de Juju fut le son lointain d’un tam-tam, la deuxième nuit, ce qui
provoqua une crise d’angoisse chez Jeanne Fravert.
Enfin,
ils foulèrent les hautes herbes à éléphants du royaume de Bankûtûh, et
rejoignirent le village de ce dernier, exténués mais respirant à pleins
poumons la joie d’être sauvés. Le roi des Balébélés les accueillit en hôtes
de marque, et il y eut trois jours (et pour Bill et M’boli trois nuits) de
chants, de danses, de ripaille et de beuverie. On célébra à la fois le retour
des héros, la mort de l’assassin du jeune guerrier Balébélé, et la fin du
démon hantant les terres des Dingaris. Bob et ses amis ne s’appesantirent guère
sur la nature de ce démon et sur ce qui s’était réellement passé là-bas.
On but aussi beaucoup de koudoukou pour le repos de l’esprit d’Aboyo…
-
Quand
même, murmura Bob ce soir là, j’aimerais bien savoir quel est l’animal qui
rôde par là-bas, cette sorte de grande autruche que tu as entrevue…
-
Ah
non, Commandant, cette fois ce s’ra sans moi !
Puis,
comme Morane souriait, les yeux perdus dans le grand feu allumé sur la place du
village et autour duquel dansaient les jeunes guerriers noirs :
-
Bon,
vous rentrez avec nous à Walobo ou vous repartez tout de suite sur la piste du
poulet géant ?
Il
fallut quitter les Balébélés, quitter aussi M’Boli, qui s’éclipsa avant
la séance des adieux. Une forte escorte de guerriers accompagna les trois
hommes et les deux femmes jusqu’à la gorge de Bunta. Un pont de lianes
rudimentaire avait été jeté là par les hommes de Bankûtûh qui,
s’il ne voulait pas que son peuple soit envahi et souillé par les
blancs, ne voulait pas non plus les condamner longtemps à un isolement forcé.
La Jeep et la Land Rover étaient toujours sur l’autre rive, dissimulées dans
le bois d’acacias. Les promeneurs étaient rares dans le coin, et les véhicules
auraient pu y passer des mois sans rien risquer…
Dès
le lendemain de leur arrivée à Walobo, Bob s’était plongé dans l’étude
du livre récupéré parmi les ouvrages de la bibliothèque de Matanka. Il
l’avait choisi simplement sur son titre, gravé au stylet sur la couverture de
cuir : « Très Merveilleuse Histoire des Maîtres de La Bête ».
Il constata dès les premières lignes, rédigées en vieux français mêlé de
latin, que c’était Jean de Trémaux lui-même qui avait entreprit la rédaction
de cette chronique. Par la suite, ses successeurs avaient poursuivi, consignant
au fil des siècles dans une langue qui évoluait l’histoire de la colonie
moyenâgeuse en terre d’Afrique. Il y avait de longues périodes sans le
moindre ajout au texte, particulièrement au cours des dix-septième et dix-
huitième siècles. Matanka, quant à lui, n’avait écrit que quelques pages,
à une vingtaine d’année d’écart l’une de l’autre.
C’était
la fin de l’après-midi, et entre les grands arbres du jardin des Wood, le
ciel rosissait. Bob Morane se passa une main dans les cheveux, avant de
commencer :
-
Alan,
Leni, je vous ai déjà raconté en chemin tout ce qui s’était passé entre
le moment où nous avons quitté cet endroit à votre recherche, et celui où
nous nous sommes retrouvés tous ensemble, dans le village médiéval en ruines.
Nous en savons donc tous autant sur cette histoire.
-
Sauf
que vous, vous avez lu le bouquin, glissa Ballantine.
-
J’y
viens. Je passerai sur la première partie du récit de Jean de Trémaux,
racontant le voyage du St Georges jusqu’au golfe de Guinée, puis le
cheminement vers le pays Dingari. Le Templier est d’ailleurs très laconique là-dessus ;
c’était plus un guerrier qu’un érudit. En tout cas les Dingaris ont accepté
sans réticences la cohabitation avec les hommes de Trémaux. Ils ont réagi un
peu comme les Incas lors de la conquête de l’Amérique du sud par les
conquistadores : ils ont été fascinés par les nouveaux venus, et les ont
pris pour des Dieux. A mots couverts, de Trémaux avoue avoir impressionné
(terrorisé serait un mot plus approprié) les noirs en lâchant la Bête sur
une petite tribu voisine.
-
Sympathique
l’individu, commenta Alan Wood en grimaçant.
-
La
responsabilité qui pesait sur ses épaules passait avant toute autre considération,
répondit Bob. N’oublions pas qu’il avait pour mission rien moins que de se
tailler un royaume dans ce pays sauvage et d’en faire un sanctuaire inviolable
pour la Bête à laquelle il était lié.
Bill
se resservit un verre et dit, plus pour masquer le glou-glou sonore que pour
faire avancer le débat :
-
‘videmment,
vu comme ça…
-
Ils
ont d’abord bâti le village, un moulin, des fermes, bref de quoi
s’installer. Petite précision : il y avait une vingtaine de femmes sur
le St Georges. Sans doute des prostituées ou des condamnées… C’est là que
le récit de Trémaux s’achève, avec sa mort, qui est datée par son
successeur, le nouveau Maître de la Bête, un certain Balian Gibeau. Jean de Trémaux
est mort en 1379, à peu près à l’âge de cent vingt ans…
Ballantine
toussa, se retournant vivement pour éviter d’inonder Leni Wood de Zat 77. Il
émit un son se situant entre le barrissement du brontosaure et le moteur de
B17, et, le visage violet, s’adressa à Morane :
-
C’est
un plan pour m’empêcher de me rincer le gosier ?
C’est pas malin, Commandant, et surtout
c’est du gaspillage ! Cent vingt ans, et puis quoi encore ?!
Imperturbablement,
Morane poursuivit.
-
Balian
Gibeau est mort jeune, la quarantaine, peu de temps après. Un accident
apparemment, mais je ne sais pas quoi exactement. Il y a eu ensuite une période
trouble de trente ans environ, qui a correspondu à la construction du monastère.
Le suivant à avoir apporté sa contribution à la rédaction de la « Très
Merveilleuse Histoire des Maîtres de La Bête », s’appelait…
s’appelait…
Il
sortit de sa poche poitrine un petit calepin à couverture de cuir noir et en
feuilleta quelques pages.
-
…
Guccio Delvini. Il est resté Maître de la Bête et de la colonie jusqu’à
l’âge de cent trente deux ans et est mort en… 1542.
Un
silence pesant s’était abattu sous la galerie a colonnades du bungalow.
Jeanne Favert, observant d’un air absent les jeux d’un couple de perruches
sur les branches fleuries d’un dragonnier, finit par dire :
-
Il
y avait quelques avantages à la cohabitation avec cette créature
extraterrestre…
-
Longévité
remarquable, ajouta Alan.
-
Qui
au fil du temps s’est étendue aux Dingaris, un peu comme une tache d’huile,
compléta Bob. C’est du moins ce qu’écrit Delvini, vers 1500… il écrit
en italien.
Le
Français se tut, attendant une réaction. Qui vint de Bill.
-
Y
a un truc qui me turlupine depuis le début, Commandant, c’est comment les Maîtres
pouvaient lâcher la Bête sur un ennemi, puis la…
-
Attends, Bill attends !, coupa Leni Wood. Bob, ce Delvini écrivait en italien ?
-
Avec
un nom pareil, c’est normal, non ?, fit Alan.
Bob
sourit.
-
En
italien, oui… et un rapide calcul nous indique sa date de naissance
approximative : 1412, soit plus d’un siècle après l’arrivé en
Afrique des Templiers…
-
S’il
était né sur place, pourquoi écrivait-il en italien ?, continua Leni. Je
suppose que le français mâtiné de latin était la langue de la colonie… Tu
as une explication et tu joues avec nous au chat et à la souris, Bob !
Morane
rit franchement.
-
Touché,
Leni !… Delvini était Italien. Né à San Gemignano, près de Sienne, en
1412 donc. Il est le premier à évoquer le fait que des étrangers, européens
et arabes surtout, ont été incorporés à la communauté. Retenus prisonniers
serait d’ailleurs plus exact. Oh, pas beaucoup, il y avait peu de touristes
dans le coin, mais quelques-uns, aventuriers portugais, marchands d’esclaves
arabes. Il y a même eu des raids vers le nord pour capturer des étrangers.
C’est de cette époque que date la réputation redoutable des « fantômes
de la forêt ». Bill, Jeanne, souvenez-vous de notre rêve, dans le monastère :
les défenseurs, les moines guerriers, n’étaient pas que des blancs.
Ballantine
s’était fait songeur, un verre à nouveau plein à la main.
-
Voilà
qui explique la durée de cette communauté, sur plusieurs siècles, malgré
l’hostilité de l’environnement… Un apport extérieur et une longévité
exceptionnelle.
-
Tu
as compris, Bill. Des générations plus « durables » apportent plus
de stabilité. Les éléments rapportés évitent une sclérose génétique.
-
Et
personne n’est jamais sorti du pays Dingari pour raconter ce qui s’y passait ?,
s’étonna Alan.
-
Peut-être…mais
visiblement aucun n’a été cru, ou bien si cela a été le cas, ceux qui ont
cherché à savoir ont au mieux fini eux aussi prisonniers des Templiers. Ou
convertis à leur mode de vie. Après tout, participer à la sauvegarde de
l’humanité, ça peut être tentant…
Alan
se leva, disparut un instant dans le bungalow, et revint porteur d’un plateau
de sandwiches.
-
Heureuse
initiative !, apprécia Bill.
…qui
poursuivi, la bouche pleine :
-
Et
donc, le truc c’est quoi, pour la Bête ?
-
Quel
truc ?
-
Ben,
pour la libérer. Suffisait pas de dire « attaque, kss, kss ! »,
non ?
-
Presque…
simple effort de volonté. Une transe, une sorte de concentration extrême. Jean
de Trémaux décrit le processus comme la disparition par couches, progressive,
de la conscience. Le Maître, à ce moment, est un peu pareil à un somnambule.
Un
instant, Bob se retrouva très, très loin, en un lieu à la fois paradisiaque
et infernal, en compagnie du Mal lui-même… La voix de Leni le tira de ses
songes.
-
Tu
en étais à la construction du monastère…
-
Oui.
Une fois la communauté installée et stabilisée, on est environ en 1380, les
descendants des premiers Templiers ont voulu asseoir leur pouvoir sur les civils
et sur les Dingaris, qu’ils avaient converti à un christianisme mélangé à
de l’animisme et un culte de la Bête. Le but était de perpétuer une caste
de moines-guerriers, à la fois guides spirituels et défenseurs du Sanctuaire.
La mention de la forteresse, elle, n’apparaît que sous Delvini, au début du
seizième siècle. C’est d’ailleurs sa construction, ajoutée à plusieurs
mauvaises récoltes, des épidémies et une guerre avec une tribu venue du nord,
guerre dont Bankûtûh nous a parlé, si tu te souviens, Bill, qui a déclenché
la révolte des Dingaris. Delvini a été obligé de lâcher la Bête pour
sauvegarder le Sanctuaire… et a eu bien du mal à en reprendre le contrôle.
La créature a fini par cesser de massacrer les Dingaris, mais ceux-ci étaient
pratiquement décimés. La plupart s’est retirée dans les profondeurs des
marais, certains ont formé une sorte de secte, portant ces étranges frocs
imitant ceux des moines, se livrant à des sacrifices humains pour apaiser le
« démon ».
-
Ils
devaient bien se douter que ça allait se passer mal, leur révolte, non ?
s’étonna Bill.
-
N’oublie
pas qu’à cette époque, tous les Dingaris qui avaient vu de leurs yeux les
ravages de la créature étaient morts depuis longtemps. La Bête n’était
qu’une légende pour leurs descendants. Toujours est-il qu’à partir du
seizième siècle, la communauté ne s’est plus développée. La Bête était
rassasiée et pouvait utiliser ses forces pour
prendre le dessus sur ses différents Maîtres, jusqu’à Matanka. Elle
avait tout le temps. Le reste de l’histoire est flou pendant plus de deux siècles.
Apparemment, il s’est établi un équilibre subtil entre les Dingaris et les
Maîtres de la Bête. Les premiers savaient que les seconds pouvaient les détruire,
et se tenaient à l’écart. Ils ne doivent plus à présent être que moins de
cinq cent. Ils versaient un tribut : des hommes pour former la garde des Maîtres,
des femmes, de la nourriture… Il existe encore un village occupé par des
familles de « colons », sans doute largement métissés, mais je
n’ai pas compris où exactement. Matanka était d’ailleurs lui-même un pur
Dingari.
Morane
se tut, et chacun autour de la table semblait plongé dans un rêve fabuleux…
Le regard du Français parcourut le parc odorant, caressa la cime des bananiers
qui semblaient eux-même chanter tellement ils étaient chargés d’oiseaux.
Au-delà, dans le ciel outremer, une étoile venait de s’allumer. Bob
frissonna légèrement… Quelque part, là-haut, une intelligence avide ne
regardait-elle pas en ce même instant en direction d’une petite planète
bleue ?
Ses yeux se portèrent à nouveau sur ses amis, et il constata un léger changement, qui fit se dessiner un sourire sur son visage tanné : Jeanne Favert avait glissé sa main dans celle de Bill, et ces deux-là se trouvaient visiblement bien plus loin encore que l’étoile solitaire dans le firmament Africain…
Epilogue
Bob
Morane referma derrière lui la porte séculaire du palais. La nuit était tombée,
et la Grande Mosquée des Omeyyades était illuminée de centaines de lampes à
huiles et d’ampoules électriques. Le souk Al Hamidiyeh résonnait de milles
bruits, marteaux des orfèvres travaillant le cuivre, machines à coudre des
cordonniers, rires des marchands de safran et de piments autour d’un verre de
thé à la menthe… Bob connaissait peu Damas, et il s’enfonça avec délice
dans le dédale de ruelles parfumées. Dans quelques jours, il partirait vers la
Jordanie, Pétra, Aqaba peut-être, où voilà quelques temps il avait fêté
son plus étrange anniversaire.
Au
premier étage du palais, Muhammad Al Wallid referma à clef la pièce dans
laquelle il venait de ranger un très ancien livre, cadeau de son visiteur français.
Le vieil homme se dirigea vers une fenêtre à moucharabieh, passant à côté
d’une fontaine de faïence qui ne coulait plus depuis des lustres, et regarda
en direction du souk, juste à temps pour voir Bob Morane y disparaître.
Puis,
Muhammad Al Wallid leva les yeux vers la Grande Mosquée, et adressa une prière
à Allah. Ce soir, il ne priait plus pour que la Bête reste prisonnière de son
sanctuaire. Il priait pour le repos de son fils Amir, qui avait donné sa vie
pour aider cet homme aux yeux gris à vaincre la Bête.
FIN