Bob Morane aventure HC06  

                    LE SANCTUAIRE DE LA BÊTE

                                              

                                                              Christian BLANCHARD

                                                     D’après les personnages créés par Henri VERNES.

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

 

                                                                                                                                      

 

 

L’« African King » remontait la rivière N’Dolo, crachant dans le ciel outremer veiné  d’orangé un énorme panache de fumée sombre. La nuit centre-africaine tombait comme un couperet, et l’unique et puissante lampe à acétylène du vapeur venait de s’allumer ; elle perçait l’ombre déjà épaisse qui s’était abattue sur le paisible cours d’eau, telle l’œil unique d’un monstre antédiluvien à la recherche d’une proie.

L’«African King » jaugeait un peu moins de sept cent tonneaux, et assurait depuis trente ans déjà la liaison entre Bangui et les quelques comptoirs disséminés sur haut cours de la N’Dolo. Trente ans de bons et loyaux services, qui avaient laissé des traces sur le vapeur. Son propriétaire, un Belge, véritable sosie de Peter Ustinov dans le rôle d’Hercule Poirot, avait beau être un génie de la mécanique et un as du pinceau, l’« African King » ressemblait plus à une pantoufle flottante qu’à un navire. Pantoufle motorisée, quand même, et le moins que l’on pouvait dire, c’est que le diesel qui équipait ce tas de ferraille ne risquait pas de tomber en panne sans qu’on s’en aperçoive : on devait l’entendre jusqu’en Egypte ! Si on y ajoutait les trépidations de la coque à la couleur inconnue sur terre, ainsi que les vibrations de la cheminée maintenue en place par une toile d’araignée de câbles, il était stupéfiant que la jungle alentour ne soit pas depuis longtemps vidée de ses occupants; à croire que panthères et perroquets s’étaient habitués au passage de cette antiquité nautique.

Sur le pont avant du vapeur, recouvert d’une sorte de grande bâche faisant office de parapluie, du moins à condition de se tenir ailleurs que sous les trous, deux hommes étaient accoudés à la lisse, malgré le risque que cela représentait, et regardaient défiler, lentement (très lentement même), la muraille vert sombre de la jungle bruissante déjà de l’immense stridulation des insectes nocturnes. Les feuilles d’un grand wengué s’agitèrent, et trois ou quatre bonobos sautèrent de branches en branches. C’est la nuit que la forêt africaine explose de vie.

-          Fait soif, affirma l’un des deux hommes.

Il avait énoncé ces mots comme s’il s’agissait d’une des vérités fondamentales de l’univers. C’était une sorte d’armoire normande, en plus large, avec une tignasse en bataille de cheveux presque rouges, et un visage d’une couleur approchante, à cause en partie de la chaleur ambiante.

L’autre homme, un costaud genre nonchalant mais chatouilleux, aux cheveux noirs coupés en brosse et aux yeux gris clairs, hocha la tête.

-          T’as raison, Bill, fait soif. Je te paye un soda ?

Le dénommé Bill, Ballantine de son nom de baptême, regarda son compagnon d’un air horrifié.

-          Ce truc que vous buvez depuis trois jours, avec des bulles et du citron ? bon pour les malades, çà, et moi je suis pas malade. ‘fin, pas encore, et vous savez pourquoi ?

-          Oui ; grâce à tout le whisky que tu t’envoie derrière la cravate.

L’Ecossais leva un doigt épais comme un jeune arbre.

-          Exactement ! et ce depuis le berceau, ou presque.

L’autre (Bob Morane, on l’aura deviné) ricana.

-          Toi, au berceau ; qu’est ce que je donnerais pour voir çà ! Un de ces jours je vais demander à Graigh de m’organiser un petit saut dans le temps jusqu’au jour de ta naissance, histoire de vérifier.

Bill coula vers son ami un coup d’œil méfiant.

-          Vérifier quoi ?

-          La taille de la barrique qui te servait de berceau.

Ballantine haussa ses épaules d’hercule, ce qui fit légèrement tanguer l’ « African king », et ne trouva rien à répondre. Un perroquet bleu fila comme une flèche au-dessus du vapeur, au risque de tomber asphyxié par la fumée du diesel.

Bob se redressa, essuya d’un revers de main la sueur qui perlait sur son front, et consulta sa montre.

-          Presque dix-neuf heures… Je te concède qu’un verre de n’importe quoi me conviendrait à moi aussi.

-          Ah !, triompha l’Ecossais, voyez…

-          Descendons au « restau »…

Les deux amis se dirigèrent vers l’escalier d’accès aux cabines et à la salle commune. Il faisait maintenant nuit noire et de grands papillons bruns venaient cogner sans relâche contre le verre fêlé de la grosse lampe-phare du vapeur. 

 

        Ï

 

La salle commune de l’ « African king » était un rectangle d’une cinquantaine de mètres carrés à peine, situé à la poupe et chichement éclairée par deux ampoules nues pendant à leur fils. Elle était meublée de six tables et d’une vingtaine de chaises, le tout plaqué en formica écorné de couleurs variées et aussi rayé qu’un 78 tours. Dans le fond, derrière un bar en bois mal équarri, visiblement produit de l’artisanat local, quelques bouteilles, dont certaines aux étiquettes plus que décolorées, étaient posées sur des étagères de récupération.

Assis à l’une des tables, recouverte celle-là d’une nappe presque transparente à force d’usure, Bob Morane et Bill Ballantine attendaient sagement leur repas. Une seule autre table était occupée, par cinq hommes s’exprimant bruyamment en anglais. Accoudée au bar devant un soda, une jeune femme en jean et chemisette rouge, cheveux roux très courts, prenait des notes sur un calepin. Mis à part un couple de belges ayant bien dépassé la soixantaine, qui pour l’instant devaient être dans leur cabine, c’étaient là les seuls compagnons de voyage de Morane et Ballantine.

L’Ecossais en était à son troisième apéro, un alcool local au nom évocateur de « Boum Boum » peut-être à base de venin de mamba et titrant sans doute dans les 180 degrés. Il fit claper sa langue et dit :

-          C’est léger, ce truc, finalement ; çà passe bien…

Ce qui ne l’empêcha pas de défaire un quatrième bouton à sa chemise de lin beige, preuve qu’un léger coup de chaleur accompagnait l’absorption du liquide verdâtre.

-          Me demande ce qu’on va grailler ce soir, reprit-il, 

-          Poulet et manioc, répondit Bob distraitement.

-          Encore ?

-          Quand on a déjà pris cinq repas au même endroit et qu’on a mangé cinq fois du poulet et du manioc, la loi des probabilités oblige à penser que le sixième repas sera composé de…?

-          Okay, okay, poulet et manioc. Vivement qu’on arrive à Walobo.

-          Où Leni nous aura préparé un excellent poulet au manioc !

Bill soupira, manquant de décoiffer son compagnon. A cet instant, une porte type saloon, à droite du bar, s’ouvrit pour laisser passer le cuisinier-serveur de l’« African King ». C’était l’un des deux noirs constituant l’équipage du vapeur, l’autre étant préposé à la mécanique et aux multiples réparations et rafistolages. Côte à côte, ont les aurait pris pour Laurel et Hardy, en plus sombres. Le nouveau venu, c’était Laurel, et il répondait au doux nom d’Hippolyte Sembé. Il portait sur chaque main une assiette fumante et était vêtu d’une veste blanche que l’unique bouton restant fermait sur une peau couleur de charbon, car il n’avait pas de chemise.

Il traversa le « restaurant » et vint poser avec grâce le repas devant Bob et Bill, en annonçant fièrement :

-          Poulet manioc !

Il tourna le dos, leva une main pour signaler à Ballantine qu’il l’avait entendu demander « Un aut’ « Boum Boum » pour moi ! », et se dirigea vers le bar. Il allait l’atteindre lorsque l’un des anglophones attablés plus loin se leva et se mit en travers de son chemin. C’était un grand maigre en short et chemise kakis, coiffé d’un chapeau de brousse orné d’une bande en peau de léopard ; bref, une caricature de chasseur blanc.

-           Hey, Hippolyte, aboya-t-il ; avant de servir ce monsieur, tu vas te grouiller de nous apporter nos assiettes ! On commence à perdre patience.

Bob vit en même temps Hippolyte Sembé se recroqueviller sur lui-même en bredouillant des excuses, Bill pivoter lentement sur sa chaise en faisant craquer les articulations des battoirs qui lui servaient de mains, et la jeune femme du comptoir refermer son calepin et se retourner légèrement pour faire face au petit groupe.

-          « Et c’est parti pour une corrida !, pensa le Français »

Combien de fois s’étaient-ils retrouvés dans ce genre de situation, Ballantine et lui ? Cela se terminait effectivement toujours en corrida, avec les deux amis dans le rôle des toréadors.

Là-bas, l’Anglais avait attrapé le serveur par l’épaule et avait commencé à le reconduire manu-militari vers sa cuisine.

-          Tu la fermes, Hippolyte, et tu vas chercher la bouffe ! Si t’es pas de retour dans une minute, je te fais avaler ta belle veste !

Bill commença à se lever, mais la jeune femme à la chemisette rouge prit les devants ; elle fit un pas et dit d’une voix sourde :

-          Foutez-lui la paix, Birch.

Le dénommé Birch lâcha le noir, qui s’empressa de trouver refuge derrière le bar, et croisa les bras en faisant face à la rouquine.

-           Elle a un problème, la scribouilleuse ?

Bob repoussa sa chaise et contourna la table, dépassant Bill qui achevait de se lever. Il lui murmura au passage :

-          Je m’occupe de l’escogriffe, tu contrôle les quatre autres.

-          Miam !, répondit l’Ecossais, pas fâché de la distribution des cartes. 

Morane s’avança tranquillement vers Birch et la « scribouilleuse », tandis que Ballantine lançait à la tablée des Anglais un sourire éclatant mais pas franchement rassurant. L’homme au chapeau de brousse tourna légèrement la tête vers le Français lorsqu’il arriva à sa hauteur en lançant :

-          Agressif avec le cuisinier du bord, malpoli avec les passagères, vous manquez d’éducation, Monsieur Birch !

-          Je t’ai sonné, le redresseur de torts ?, répondit l’Anglais en levant le menton.

Bob  entendit Bill rire doucement.

-          Y vous connaît ou quoi ?

A ce stade, tout ce qui restait à faire à Morane, c’était de balancer son poing au bon endroit, et l’ « African King » retrouverait la paix de la nuit africaine. Il s’y apprêtait, lorsque la jeune femme en rouge lui grilla la politesse : avec un grognement non dénué de charme, elle asséna à Birch un direct du droit à l’angle de la mâchoire. L’individu en perdit son chapeau, la face, et toute agressivité ; il piqua du nez, tituba et alla s’écrouler sur la table de ses camarades, renversant les verres, avant de rouler au sol, proprement sonné.

Une escadrille d’anges passa…

 

        Ï

 

Bill Ballantine attaquait sa deuxième assiette de poulet au manioc. Pour la nième fois, il lorgna en direction de la jeune femme au punch dévastateur et se mit à rigoler en silence. Il était visiblement impressionné.

Le calme était revenu dans la salle commune du vapeur. Ses compagnons avaient emmené le dénommé Birch dans sa cabine, et aucun n’était revenu. Le couple de vieux Belges était arrivé et avait pris place à une table ; ils semblaient se disputer à voix basse. On entendait de temps à autre des bribes de discussion :

-          C’était en mille neuf cent cinquante trois, je te dis, Marieke !

-          Cinquante quatre, Jeff, cinquante quatre !

Sur l’invitation de Bob, la boxeuse rouquine avait avec un peu de réticence accepté de venir s’attabler avec ceux qui avaient failli être ses sauveurs. Elle sirotait son soda, reposant son verre de temps en temps pour se masser les articulations de la main droite. Plutôt jolie, un visage triangulaire orné de grands yeux marrons et d’une bouche étroite. Elle avait déclaré s’appeler Jeanne Favert, Française de Nantes.

-          Vous avez mal ?, demanda Morane pour dire quelque chose.

Bill reposa sa fourchette.

-          Tu parles, un gnon pareil, çà laisse des traces !

La jeune femme sourit comme pour s’excuser.

-          J’étais mal placée ; s’il ne s’était pas tourné vers vous…

-          Désolé, fit Bob en souriant, la prochaine fois je vous laisserai faire. Et…çà vous arrive souvent de faire le coup de poing avec des plus grands que vous ?

-          Non, non. Mais je déteste ce genre de type ; et puis dans mon métier, il faut savoir se débrouiller. Je suis rarement dans des endroits de tout repos.

-          Et c’est quoi, comme job ?, intervint Ballantine tout en faisant signe à Hippolyte  Sembé de lui apporter une troisième assiette.

Jeanne Favert se tourna légèrement vers l’Ecossais.

-          Grand reporter, comme on dit.

-          Une rouquine reporter, Commandant ! Elle est bien bonne !

La jeune femme sembla se rouler en boule comme un hérisson, et fit d’une voix un peu moins avenante :

-          Il y a quelque chose d’amusant ?

Bob leva les deux mains en signe de conciliation.

-          Ne cognez pas, mademoiselle Favert, mon ami évoque une de nos connaissances ; il n’y a rien d’insultant.

Le poulet manioc arriva, privant l’Ecossais de la parole pour un instant.

-          Commandant ?, interrogea Jeanne Favert. Commandant de quoi, monsieur Morane ?

-          De rien du tout. Je ne commande plus rien du tout…Mais Bill l’oublie parfois.

-          Et vous êtes dans ce charmant coin de jungle en touristes ?

Bob sourit et finit son soda d’un trait.

-          Vous êtes curieuse comme…comme une journaliste.

Jeanne Favert baissa la tête en soupirant.

-          Veuillez m’excuser, monsieur Morane, déformation professionnelle.

-          Pas d’mal, intervint Ballantine en interrompant sa mastication, on est effectivement ici en touristes. Enfin, jusqu’à présent (il jeta un à Morane un regard soupçonneux). Et vous ?

-          Le boulot. Je suis chargée par le mensuel « Notre Epoque » de faire un reportage sur une des dernières tribus isolées d’Afrique Centrale, les Dingaris.

Morane grimaça.

-          Vous allez devoir rejoindre en safari la région des chutes de la Sangah, passer le territoire des Balébélés, puis celui des Bakubis… pas vraiment une promenade de santé. Quant aux Dingaris, « isolés » est un euphémisme ! Les rares blancs qui les ont approchés  ne gardent pas le souvenir d’un accueil chaleureux.

-          Voire, fit Bill. Une marmite d’eau bouillante, on peut appeler çà un accueil chaleureux !

Jeanne Favert s’accouda à la table et posa son menton dans ses mains.

-          Vous semblez bien connaître la région.

Bob hocha la tête.

-          Pas mal… j’y ai déjà fait un peu de… tourisme.

-          Vous débarquez sans doute demain à Walobo ?

-          Devez être forte en devinettes, ironisa Bill.

La journaliste haussa les épaules.

-          Walobo est le dernier comptoir sur la N’Dolo où l’on puisse trouver des guides, des porteurs et du matériel pour une escapade en brousse.

-          Effectivement nous débarquons demain, acquiesça Morane. Nous allons passer quelques jours chez un ami, justement guide à Walobo. Si vous avez besoin de lui, je pourrai vous le présenter, bien qu’il serait étonnant qu’il accepte de se risquer par là-bas.

Jeanne Favert secoua la tête.

-          Merci, monsieur Morane, mais c’est inutile. Je poursuis jusqu’à Epena. Le guide engagé par « Notre Epoque » m’y attend.

Elle consulta sa montre-bracelet.

-          Mais il se fait tard messieurs ; je vais prendre congé. Les prochains jours risquent d’être éprouvants ! Merci encore d’être intervenus.

Bob et Bill se levèrent pour serrer la main de la journaliste.

-          De rien, Mademoiselle Favert, fit Morane, nous n’avons vraiment pas fait grand chose.

-          C’est l’intention qui compte, répondit-elle en souriant. Au revoir, peut-être ?

-          Il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas, dit Bill qui ne voulait pas être en reste de proverbe.

La jeune femme disparut dans la coursive qui menait aux cabines et les deux amis reprirent place à la table.

-          Sacrée nana !, commenta Ballantine.

Puis, après un bâillement à faire fuir un lion affamé :

-          Un dernier « Boum Boum », et au lit. Suis vanné moi aussi.

 

Chapitre 2

 

Un de ces orages subits dont les régions tropicales ont le secret venait d’éclater à quelques deux cent kilomètres à l’ouest de la N’Dolo, en pleine forêt, au moment même où Bob Morane et Bill Ballantine, à bord de l’ « African King », se laissaient tomber sur leurs couchettes.

Très rapidement, le roulement sourd et incessant du tonnerre, ponctué à intervalles très rapprochés par les titanesques craquements d’éclairs immenses, étendit au-dessus des collines de Mabutu une nappe sonore digne des moments les plus puissants d’une œuvre wagnérienne. La nuit, qui quelques minutes plus tôt était impénétrable, devint bleu électrique ; les arbres géants de la forêt pluviale, découpés par flash en silhouettes échevelées, s’agitaient convulsivement comme dans le spectacle d’ombres chinoises d’un artiste fou.

La pluie, milliards de grosses gouttes lourdes et chaudes, criblait la canopée, hachant menu les grandes feuilles caoutchouteuses et jusqu’à des branches épaisses comme un doigt d’homme. En quelques minutes, la piste traversant les Mabutu entre le Cameroun et le Congo et menant entre autres à Walobo, fut changée en torrent d’eau et de boue charriant des débris végétaux.

La Land-Rover grise qui escaladait les lacets entre les deux falaises végétales de la forêt primaire se mit à patiner et à tanguer comme une barcasse prise dans un typhon, et il fallut toute l’habileté de son conducteur pour la maintenir en ligne. Les quatre phares blancs n’éclairaient plus qu’une véritable paroi liquide, et les essuie-glaces emballés n’arrivaient plus à évacuer l’eau qui ruisselait sur le pare-brise. Dans l’habitacle, instinctivement et bien que cela ne serve pas à grand chose, le pilote et l’homme assis à sa droite s’étaient penchés en avant, essayant de percer le voile scintillant devant le nez carré du tout-terrain. A l’arrière, sous la bâche transformée en tambour par la pluie violente, deux autres hommes ballottaient comme des pantins, agrippés aux arceaux de sécurité.

Les quatre voyageurs pris dans cet enfer de bruit et de lumière ne semblaient pourtant pas inquiets. Ils étaient même d’un stoïcisme étonnant, tout à fait comme s’ils étaient depuis longtemps rompus à tous les dangers, quelle que soit leur nature. Ils étaient tous quatre très bruns, la peau mate, leurs yeux noirs étincelant dans la pénombre. Chose étrange, mis à part  leur calme olympien, ils portaient bien en évidence sur leurs chemises blanches un médaillon argenté, de deux centimètres de diamètre, pendu à une chaîne. En fait, leur tenue toute entière paraissait être une sorte d’uniforme.

-          Voilà le sommet, fit le conducteur en criant presque pour dominer le vacarme de la nature en folie.

-          Tu vas t’y arrêter, Salim, répondit le passager à sa droite, çà ne durera pas.

Sa voix grave et sûre, autant que l’ordre donné, indiquait qu’il s’agissait certainement du chef de ce petit groupe.

La Land Rover franchit en patinant un dos d’âne ressemblant à une cataracte et se retrouva sur une courte portion de chemin plat, d’une dizaine de mètres à peine. La pluie se calmant un peu, on pouvait voir au-delà de cet espace que la piste plongeait de l’autre côté du col, vers la vallée de Nyanga. Le chauffeur freina en douceur, mais avant que le véhicule ne s’immobilise, il sembla que là-haut quelqu’un avait fermé un robinet et rallumé la lumière : la trombe d’eau se transforma en fine averse, et la lune ronde perça entre les nuages, balayant la forêt trempée de sa lueur spectrale. Salim jeta un regard interrogateur à son voisin, qui se contenta de hocher la tête. Faisant craquer la première, le conducteur relança la voiture qui s’engagea lentement sur la pente transformée en bourbier.

Pendant une dizaine de minutes, la descente se poursuivit, sous la lumière blanche de l’astre nocturne, la Rover faisant des embardées brusques malgré sa faible allure et la maîtrise de Salim. Puis, au détour d’un virage en épingle à cheveux, le conducteur freina à nouveau, un peu brusquement cette fois, au point que le véhicule chassa de droite et de gauche avant de s’immobiliser ; à une vingtaine de mètres, dans le faisceau des phares, devant une camionnette  Dodge et une sorte de barrière de douane, cinq noirs se tenaient, braquant des Kalashnikov… Pas tout à fait cinq hommes, car deux d’entre eux étaient en fait à peine des adolescents. Autant qu’on pouvait en juger, ils étaient vêtus d’uniformes dépareillés et de morceaux de toile cirée en guise d’imperméables.

L’un des noirs leva la main, tout en redressant le canon de son arme, dans un geste tout à fait explicite. Dans la Rover, celui qui paraissait être le chef murmura, d’une voix sans trace d’émotion :

-          Rebelles Mafusis. Ils vont essayer de nous tuer.

A l’arrière, les deux passagers bougèrent légèrement. Là-bas, trois des rebelles s’avancèrent, les deux plus jeunes restant près de la barrière. Les gueules des « Kalash » étaient maintenant résolument pointées sur la Land.

-          Ils ne vont pas tirer avant que nous soyons sortis. Ils veulent la voiture en bon état.

Deux Mafusis vinrent se poster de chaque côté du véhicule. L’autre le contourna pour prendre position derrière. Celui qui se tenait à la hauteur de Salim ordonna, en français :

-          Contrôle des papiers. Descendez.

Le chauffeur s’exécuta, en même temps que le passager. Ce dernier savait que c’était là le moment le plus dangereux. Si les nouveaux venus étaient persuadés que Salim et lui étaient seuls, ils allaient tirer. Il fut soulagé en remarquant le coup d’œil interrogateur du noir qui lui faisait face vers celui qui se trouvait derrière la Rover.

-          « Ils ont l’habitude, pensa-t-il ; heureusement. »

Le « rebelle » reporta son regard sur le passager du 4x4. Un regard sans expression, totalement impénétrable, un vrai regard de tueur. Ses pommettes portaient des marques de scarifications tribales.

Tout s’enchaîna alors très vite : le Mafusi qui venait du canon de son arme d’écarter prudemment la bâche de la Land Rover bascula en arrière en gargouillant et en lâchant une rafale vers le ciel ; le sang giclant de sa gorge ouverte d’une oreille à l’autre dessina une sorte de rosace barbare dans la lumière nocturne. L’homme qui tenait le passager de la voiture en respect eût un mouvement de la tête et de la kalashnikov vers la scène de meurtre, mouvement qui lui fut fatal : sa victime virtuelle fut sur lui en une fraction de seconde, repoussant l’arme d’une main et de l’autre lui enfonçant dans le cœur une longue dague apparue comme par miracle. Le noir mourut, les yeux rivés à ceux de son bourreau, qui l’accompagna dans une étrange étreinte faisant penser à celle d’un vampire pour sa proie. Il ne s’agissait pourtant pas de se nourrir du sang du Mafusi, mais plus prosaïquement de récupérer la « kalash », ce qui fut fait en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Près de la Dodge, l’un des deux jeunes rebelles avait épaulé son arme, faisant preuve de sang froid mais aussi d’inexpérience : mieux aurait valu arroser la scène sans chercher à faire propre. Le tir du passager de la Rover l’envoya pirouetter  par-dessus la barrière improvisée. L’autre jeune tourna les talons et plongea littéralement dans les buissons qui bordaient la piste. Tournant la tête en direction de Salim, le passager constata que ce dernier avait éliminé l’avant dernier Mafusi d’un coup de dague en plein front. Il lui fit un geste de la main ; Salim partit comme une flèche et s’enfonça à son tour entres les géants végétaux qui montaient la garde au bord du chemin…

Trois ou quatre minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles les trois passagers de la Rover transportèrent les cadavres des quatre Mafusis tués dans la camionnette Dodge.

-          Akbar, fit alors le chef, mets une mèche dans le réservoir. Toi, Hussein, jette cette barrière dans les fourrés.

Un long cri d’agonie monta de la jungle, qui sembla se figer, alors que l’arrêt de la pluie l’avait rendue à nouveau piailleuse et caquetante...  Les trois Arabes (leurs prénoms ne prêtaient guère à confusion) s’immobilisèrent un instant, le temps d’identifier la voix déformée par la terreur, puis reprirent leur besogne. Quelques minutes plus tard, Salim creva le rideau sombre longeant la piste, et s’avança vers la Dodge, portant en travers des épaules le cadavre du dernier rebelle… Le jeune noir fut jeté à l’arrière de la camionnette, et le dénommé Akbar, un géant à l’énorme barbe poivre et sel s’adressa au chef du groupe :

-          J’y vais, Amir ?

Amir hocha la tête. Akbar ouvrit un zippo d’un coup de pouce et mit le feu à la mèche qui disparaissait dans le réservoir de la Dodge. Les quatre Arabes s’éloignèrent tranquillement vers leur voiture. Ils venaient d’y reprendre place lorsque le véhicule des Mafusis explosa dans une gerbe de flammes qui roussit les arbres proches, et prit feu.

Salim démarra et enclencha la première. La Land Rover passa au ralentit à côté du brasier où les corps des cinq rebelles se consumaient, et accéléra sur la piste, en direction de Walobo.

 

        Ï 

 

Bob Morane laissa tomber son vieux sac à dos sur le wharf de planches vermoulues, aussitôt imité par Bill Ballantine, qui commença à râler :

-          Parlez d’un accueil ! çà plombe comme dans un haut-fourneau, et pas un chat pour nous passer des colliers de fleurs autour du cou !

-          C’est à Tahiti, les colliers de fleurs, ici c’est l’Afrique Centrale…des colliers de bananes, peut-être ?

-          Pas plus mal, le petit dej’ était léger, sur ce sabot.

-          Tu as englouti huit tartines, six oeufs au bacon, au moins quinze litres de thé, et tu as demandé s’il restait du poulet d’hier pour te faire un sandwich !

-          Et y en avait plus, c’est bien pour çà que j’ai un creux, affirma le géant avec force.

Derrière eux, l’ « African King » émit un long sifflement de grosse bouilloire. Les deux amis se retournèrent. Deux noirs avaient retiré les amarres qui retenaient le vapeur au quai et les balançaient par-dessus la lisse, où l’équipage (Hippolyte Sembé et son alter ego Hardy) les réceptionnèrent. Le bateau rouillé, dans le staccato sourd de son diesel, s’éloigna lentement du bord. Sur le pont, le vieux couple de Belges faisait « au revoir » de la main, sans se rendre compte que tous ceux qui se trouvaient sur le quai s’en moquaient éperdument. Bob et Bill leur répondirent de la même manière et les deux retraités redoublèrent d’efforts pour les saluer. Jeanne Favert était là aussi, et agita également sa dextre. Puis, tout le monde baissa le bras, sauf Bill occupé à adresser un coucou amical à Birch et à ses compagnons, eux aussi se tenant sous la bâche trouée du rafiot. Ils semblèrent apprécier…

-          J’espère que ces types ne feront pas de misères à la petite, s’inquiéta l’Ecossais.

Morane écarta les mains en signe d’impuissance.

-          On peut quand même pas continuer jusqu’à Epena pour veiller sur elle, Alan nous attend ; et puis elle a l’air très capable de se défendre toute seule.

-          C’est sûr, on l’a remarqué hier soir !…

Ballantine regarda autour de lui.

-          Quant à dire qu’Alan nous attend, c’est un peu exagéré, si vous voulez mon avis, Commandant…

L’ « African King » leur présenta sa poupe en tanguant et se dirigea vers le milieu de la N’Dolo. Quelques gosses nus comme des vers nageaient et plongeaient autour du bateau en riant de toutes leurs dents blanches. Puis, le vapeur entreprit courageusement de continuer sa remonté de la rivière, lançant encore un « toooot » aigu, auquel répondirent des nuées de perroquets planqués dans les grands arbres.

Bob reporta son regard sur le quai : trente mètres sur dix de plancher posé sur pilotis ; des rouleaux de corde moisie, des sacs de jute et des caisses empilées qui venaient d’être déchargées du vapeur; deux baraques en bois vaguement peintes, aux toits de tôle ondulée et munies de fenêtres comportant bien plus de carreaux cassés qu’entiers… 

Quelques minutes plus tôt, l’endroit grouillait de noirs de tous âges venus au spectacle de l’arrivée du « King », comme on l’appelait ici. En plus du spectacle, la plupart espérait tirer quelques pièces des providentiels blancs qui auraient la bonne idée de descendre à Walobo. Bob et Bill, seuls « clients » possibles, avaient dû faire face à l’assaut en règles de gamins quémandant une obole, de vieux fripés exhibant leurs malformations, et de rabatteurs proposant des chambres « very cheap, very clean » dans l’inévitable « Silver Star Hôtel » du comptoir. Il avait fallut assez peu de temps pour que la horde hurlante comprenne, roulement d’yeux féroces de Bill à l’appui, que ces deux là n’avaient pas le style du pigeon occidental de base. Chacun s’en était alors retourné à ses occupations, certains se remettant illico à pécher ou à dormir à l’ombre d’un tas de ferraille qui avait été une grue voilà quelques millénaires…

Comme l’avait dit Bill, çà « plombait » pas mal, malgré qu’il ne soit qu’un peu plus de neuf heures, et un remugle de vase venant de dessous le wharf partit à l’assaut des narines des deux amis. Le silence retomba, troublé par un aboiement et des caquètements de volaille non loin. Le comptoir Walobo retournait à sa torpeur.

Morane passa une main en peigne dans ses cheveux drus.

-          C’est quand même bizarre.

-          Quoi donc, Commandant ?

-          Que ni Alan, ni Leni, ni même M’Boli ne soit venu nous accueillir.

-          Z’êtes sûr que c’est la bonne date ?

Un gamin plongea dans la rivière, juste derrière eux, et éclaboussa légèrement le pantalon blanc de Bill. Ce dernier se retourna et cria :

-          Derrière ! Un croco !

Le petit se précipita hors de l’eau, affolé, tandis que l’Ecossais partait d’un grand rire. Bob lui jeta un regard sévère.

-          J’aime pas qu’on m’éclabousse, expliqua Ballantine.

Le Français ramassa son sac à dos, ce sac de toile beige qui avait baroudé presque autant que lui.

-          Bon, inutile de poireauter ici, allons-y. J’espère que rien de grave n’est arrivé.

De l’autre côté de la N’Dolo aux eaux gris-marron, le cri terrifié d’un singe hurleur sembla ponctuer ces paroles et les fit résonner comme un mauvais présage. Mais l’un des deux amis n’était pas superstitieux, et l’autre ne fit pas le rapprochement.

 

        Ï

 

Walobo, jusqu’à la deuxième guerre mondiale, avait été un de ces comptoirs florissants, à la fois base de départ des expéditions occidentales partant à la découverte du continent noir et lieu privilégié du contact entre blancs et Africains. Aux grandes aventures emmenées par des explorateurs d’exception comme Burton ou Brazza avaient succédé des entreprises nettement moins désintéressées, et le pillage de l’Afrique avait commencé, sous toutes les formes possibles et imaginables. L’or, les pierres précieuses, l’ivoire, les trophées de chasse, les âmes même des natifs, tout était bon à prendre, en échange de colifichets.

En cette deuxième moitié du vingtième siècle, Walobo n’était plus que l’ombre de cette époque où les défenses d’éléphant et les plumes d’autruche s’entassaient dans les hangars, où des safaris de plusieurs centaines de porteurs s’enfonçaient vers les territoires alors inviolés des Balébélés ou des Mafusis. Le comptoir survivait malgré tout, sous l’impulsion de quelques vrais amoureux de l’Afrique qui s’y accrochaient et y avaient fait leur vie, profitant du développement bien qu’encore modeste du tourisme. Alan Wood était de ceux-là, et c’était toujours avec un plaisir intact que Bob Morane retrouvait son ami guide, ici, sur ce qui était depuis longtemps devenu sa terre. De son contact permanent avec la nature sauvage et les hommes de la brousse ou de la forêt, Wood s’était forgé un caractère silencieux, paisible et observateur, qui gagnait rapidement ceux qui le côtoyaient, et passer deux ou trois semaines à Walobo avec lui était pour Morane une promesse de vraies vacances.

Bob et Bill, donc, traversaient pour l’heure le comptoir pour se rendre au bungalow qu’Alan Wood habitait avec son épouse Leni, la fille du célèbre professeur Hetzel. C’était au cours d’une aventure particulièrement mouvementée, des années plus tôt, que Wood et Leni Hetzel s’étaient rencontrés, et ils savaient bien que cette rencontre n’aurait pas eut lieu, ou en tout cas n’aurait pas si bien tourné, sans Bob. Une amitié particulière les unissait donc tous les trois.

-          Entre la rivière et ici, maugréa Bill, j’ai du perdre six tailles de pantalon avec c’te chaleur !

-          Tu as quelque chose dessous, j’espère ?

Walobo avait un peu l’allure d’une ville de western, les chevaux remplacés par quelques tout- terrains et camions qui auraient dû se trouver depuis longtemps dans un musée. Le long d’une vague rue principale, quelques maisons en bois s’alignaient, la plupart dotées d’une terrasse couverte à colonnades dans le plus pur style colonial. Rien ne manquait, ni le poste de police d’où l’on s’attendait à voir sortir John Wayne, ni le « magasin général » vendant tout, du fusil 500 express aux vieux magazines américains spécialisés dans la photo de créatures peu frileuses.

Passé ce cœur « moderne », les deux amis s’enfoncèrent dans un labyrinthe de cases indigènes, où des gosses cavalaient au milieu des poules et des chèvres, séparées par des bosquets de magnolias et d’arbres à pain. Ils longèrent une minuscule place, scrutés attentivement par quelques vieillards chenus assis dans la poussière sous un « arbre à palabres ». Puis, ils prirent une étroite sente montant raide au sein d’une végétation dense et odorante, pour bientôt déboucher au bas d’un jardin paradisiaque explosant d’héliconias oranges, de tulipiers pourpres, d’orchidées de toutes formes et couleurs, répandus entre les fûts sombres de bananiers et de flamboyants. A une cinquantaine de mètres se dressait un bungalow blanc, dans un écrin de fleurs multicolores.

Bill poussa un sifflement.

-          Faut reconnaître que vous aviez raison, commandant, c’est la grande classe !

Alan Wood avait fait bâtir cette demeure deux ou trois ans plus tôt, et Bob avait alors été invité à une pendaison de crémaillère mémorable. Ballantine, lui, n’avait pu venir en raison d’une obscure histoire de poulets enrhumés.

-          Et la décoration intérieure de Leni est à l’avenant, répondit Morane.

Les deux hommes montèrent vers le bungalow dans une symphonie de chants d’oiseaux et de cris de macaques. Ils escaladèrent les trois marches menant à la terrasse couverte et Bob actionna le petit heurtoir de cuivre à tête de lion de la porte. Ils patientèrent deux minutes, puis le Français renouvela l’opération, sans plus de résultat. Il frappa à la porte, insistant un peu… toujours pas le moindre signe de vie.

-          Décidément, soupira Bill, on est pas vernis aujourd’hui.

Morane tourna lentement sur lui-même, examinant la maison et le jardin. Son visage s’était fait sombre.

-          Là, fit-il en secouant la tête, çà n’est plus bizarre, c’est inquiétant. Il y a un truc qui cloche.

Ballantine s’avança, tourna la poignée et poussa. La porte s’entrebâilla, dévoilant un hall tout de bois ciré, sombre et silencieux.

-          Y a Quelqu’un ?

Seul un écho discret lui répondit.

Interdits, les deux amis demeurèrent là, ne sachant que faire, pendant une minute ; jusqu’à ce qu’un grand cri les fasse sursauter et se retourner d’un bloc :

-          Bwana Bob !!!

Au coin du bungalow venait d’apparaître un noir colossal, peut-être un peu moins grand que Bill Ballantine, mais encore plus large d’épaules. Il portait un short vert olive et une chemise blanche ouverte sur un poitrail de gorille, bien que glabre. Sous sa peau d’anthracite roulaient des muscles d’hercule.

-          M’Boli !, s’écria Morane.

Il se mit à rire en descendant les marches vers le jardin, mais se figea en voyant l’expression grave, presque affolée, du nouveau venu.

-          Qu’est-ce qu’il y a, M’Boli ?

Le grand noir s’immobilisa à un mètre du Français.

-          Leni et Alan… Ils ont disparu.


Chapitre 3

 

 

Les dents serrées, Bob Morane tournait et retournait entre ses doigts déformés par la pratique du karaté la feuille de papier froissée visiblement détachée à la hâte d’un petit calepin. D’un regard où passaient à la fois colère et inquiétude, il examinait la vaste salle de séjour du bungalow. Ce n’étaient pas les anciens trophées de chasse, têtes de léopard ou d’antilope aux yeux de verre, qui interpellaient Le Français ; pas non plus les statuettes primitives d’ébène et d’ivoire dressées de place en place dans une éternité grimaçante ; ni la vingtaine de fusils aux canons bleutés luisant dans la pénombre, Winchesters à lunette ou 500 express Holland-Holland.

Ce que Bob observait avec l’air des mauvais jours, c’était le vase de terre cuite brisé sur le parquet, le fauteuil de bambou d’Alan renversé, l’aquarelle peinte par Leni de guingois et son verre fendu sur le mur blanc…

-          On s’est battu, ici, affirma Bill avec un certain sens de l’observation.

Puis il tendit sa main large comme un gant de base-ball.

-          Faites voir, Commandant.

Bob lui tendit le bout de papier et le géant lu à voix haute, fronçant ses sourcils broussailleux:

-          « Bunta »… C’est quoi c’te bête ?

Morane ne répondit pas. Il venait de se baisser pour toucher du doigt une série de tâches brunes sur le tapis de toile écrue.

-          Du sang ?, demanda l’Ecossais.

Bob hocha la tête.

-          On dirait… C’est sec en tout cas.

Il se releva et se tourna vers M’Boli.

-          Quand as-tu trouvé ce papier, M’Boli ?

-          Ce matin, à l’aube. M’Boli était parti en brousse pour cinq jours, dans son village. Le papier était froissé sous le buffet, là. Manque deux fusils au râtelier de Bwana Alan… la Jeep aussi.

A l’époque où Bob avait connu le colosse noir, ce dernier maîtrisait difficilement la syntaxe anglaise et s’exprimait plutôt en « petit nègre » (ce qui vu son gabarit était comique). Quelques années plus tard, il avait fait d’énormes progrès, mais continuait à parler de lui à la troisième personne et à donner du « bwana » à tous les blancs. Il continua :

-          M’Boli allé vous chercher au bateau, mais vous déjà débarqué. M’Boli revenu.

Morane reprit en main le morceau de feuille.

-          C’est bien l’écriture d’Alan…Bunta, ça ne serait pas la Gorge de Bunta ?

-          Sans doute çà.

-          C’est où, Commandant ?

-          A environ deux cent kilomètres vers l’est. C’est en fait une boucle de la Sangah, qui forme un rapide entre de hautes falaises. Un coin sauvage, superbe. Accessoirement, c’est aussi un des points d’entrée sur le territoire des Balébélés. M’Boli, tu es sûr qu’il n’y a aucun autre indice dans le bungalow ?

Le noir secoua la tête lentement.

-          M’Boli tout fouillé, Bwana Bob. Rien trouvé. Seulement ces tâches de sang.

Le Français resta un moment silencieux, puis :

-          Tout semble indiquer qu’Alan et Leni ont été kidnappés. Si on les avait tués pour les voler, on n’aurait sûrement pas pris la peine de dissimuler leurs corps. Et puis pourquoi ne pas prendre toutes ces armes, qui valent une fortune ?… Et surtout, il y a ce mot, à l’évidence un indice laissé par Alan.

Bill Ballantine venait négligemment de récupérer sur une table basse une bouteille de Zat 77, qu’il montra à Bob tout en la débouchant.

-          En tout cas, on était attendus ; enfin, surtout moi… A moins que nos deux amis se soient mis à boire de l’alcool, ce qui m’étonnerait.

La réflexion anodine de l’Ecossais fit réfléchir Morane quelques instants.

-          Alan savait que nous arrivions, reprit-il comme pour lui-même… Ce message nous est destiné.

Il frappa soudain du poing droit dans sa main gauche ouverte.

-          M’Boli, tu peux trouver un véhicule ? Quelque chose de bien, pas une poubelle, on va foncer à la Gorge de Bunta !

Bill écarta les bras, sans lâcher sa bouteille.

-          Holà, Commandant, on pourrait peut-être alerter les autorités avant ? Il y a un poste de police a Walobo.

M’Boli intervint.

-          Piet Declerc, le garde, a reçu un coup de couteau dans une bagarre, il y a deux semaines. Plus de police à Walobo… Et M’Boli peut trouver un bon Dodge.  

-          Et par radio, on peut joindre Djambala, la préfecture, insista l’Ecossais.

-          Tu parles, s’exclama Bob, ils vont mettre trois jours à réagir et trois autres pour venir, s’ils viennent ; d’ici là… Non, Bill, si le message d’Alan veut bien dire ce qu’il semble vouloir dire, il faut agir vite et par nous même. M’Boli nous a dit qu’il était resté cinq jours en brousse. Au pire, si le rapt a eu lieu juste après son départ, les ravisseurs ont donc cinq jours d’avance. C’est énorme dans cette région ou des safaris entiers se sont volatilisés ! D’ici à la Gorge de Bunta, il y a une bonne journée de piste  en bagnole, c’est çà M’Boli ?

-          Oui, bwana Bob. La route est mauvaise.

-          Bon ; même si Alan et Leni ont été emmenés là-bas, il est très possible qu’ils n’y soient déjà plus. De toute façon, on a pas le choix. On y va.

Morane semblait soudain chargé comme une pile atomique.

-          Bill, toi et moi on va rassembler un minimum de matériel. M’Boli, tu peux nous amener ce Dodge quand ?

Le colosse noir gratta ses cheveux crépus et ras, puis agita horizontalement un battoir presque aussi large que ceux de Ballantine

-          Deux heures.

-          Bien, rendez-vous ici dans deux heures.

Bill s’approcha du râtelier d’armes et s’empara d’un gros drilling Mosberg a trois canons.

-          Bon, au moins, on a de quoi faire face à la situation…

 

        Ï

 

L’appel du muezzin s’évanouit lentement dans l’air matinal nimbé d’or par les premiers rayons du soleil. Le haut minaret de pierre blanche de la Grande Mosquée des Omeyyades, le minaret de Jésus,  se tut, et le silence retomba sur Damas. Silence relatif car les ruelles commençaient à retentir des milles bruits de la grande cité syrienne, klaxons des camions chargés de tuyaux ou de sacs de ciments, pétarades de mobylettes sur lesquelles s’entassaient trois ou quatre passagers, piaillements des enfants allant à l’école.

La demeure de Muhammad Al Wallid se trouvait tout au bout du souk Al Hamidiyeh, et l’une de ses façades donnait justement sur la grande mosquée. Le souk lui-même s’animait, les marchands ouvraient leurs échoppes et étalaient à leurs devantures les paniers d’épices, les fioles de santal et de jasmin, les narguilés de cuivre ouvragés.

Dans la bibliothèque de la maison, Muhammad Al Wallid se redressa lentement, s’inclina une dernière fois vers la Mecque, puis entreprit de rouler le petit tapis à prières avant de le ranger dans un placard prévu à cet effet. Il remit machinalement de l’ordre dans sa tenue, lissant son caftan de ses vieilles mains noueuses et ridées, en s’approchant de la petite fenêtre en ogive, aux carreaux plombés jaunâtres. Au-delà, l’immense quadrilatère de quinze mille mètres carrés de la Grande Mosquée semblait sereinement veiller depuis le début du huitième siècle sur les croyants de cette ville, l’une des plus anciennes du monde, et au-delà sur tous les musulmans, passés, présents et à venir. De cela, Muhammad Al Wallid était certain.

C’était un très vieil homme, il approchait les quatre vingt dix ans, et avait toujours vécu ici, dans l’ombre de l’immense édifice, avec lequel il avait développé une étrange relation ; après tout, il portait le même nom que le bâtisseur de ce qui était longtemps resté la plus grande construction du monde arabe. Encore une fois, la vue de ces trois minarets et de ces murailles colossales le rassurèrent. L’histoire lui donnait raison : les croisés avaient assiégé Damas, mais ne l’avaient jamais prise, alors que la grande Jérusalem elle-même était tombée devant les infidèles.

Muhammad Al Wallid se retourna et regagna le bureau en bois de rose incrusté de nacre qui trônait au centre exact de la bibliothèque. Oui, il se sentait vieux, particulièrement depuis quelques semaines ; aussi vieux que les murs de sa demeure, aussi vieux que les centaines de livres qui montaient une garde silencieuse autour de lui : poésies d’Omar Khayyâm, vie du prophète de Muhammad Ibn Ishaq, traductions du Coran en latin, en italien, en français… toute une vie d’études et de méditation.

Le vieillard baissa la tête et observa une nouvelle fois le document étalé sur le bureau. Machinalement, il lissa sa grande barbe blanche, et murmura :

-          Où sont-ils, maintenant ?

Sa main tachée aux veines saillantes, légèrement tremblante, effleura le parchemin séculaire. C’était une carte, dessinée au sépia. On y reconnaissait sans trop de mal la côte de l’Afrique du nord, de la Libye jusqu’à Tanger, puis l’Afrique de l’ouest, le golfe de Guinée… un trait sinueux de pointillés d’un rouge bruni par le temps longeait ces côtes, passait au nord de Sao Tomé-et-Principe, et aboutissait à l’embouchure d’un grand fleuve de l’actuel Cameroun. Ce fleuve n’était pas nommé, mais Muhammad Al Wallid savait qu’il s’agissait de la Sanaga. La route maritime (car bien entendu ces pointillés décrivaient le cheminement d’un navire) se terminait là, mais le tracé presque effacé s’enfonçait ensuite au cœur du continent noir, sur six ou sept cent kilomètres. Il se terminait enfin, au milieu de nulle part, et une main avait écrit là, en arabe « Pays des Dingaris ».

Rien n’indiquait que celui qui avait tracé cette carte était ensuite revenu. Mais le vieil homme savait, lui, que c’était le cas. Car cet homme avait fondé l’Ordre de l’Archange, dont lui-même était depuis plus de trente ans le Maître.

Al Wallid n’avait jamais beaucoup dormi, le sommeil représentant surtout des heures enlevées à la réflexion et à l’acquisition du savoir. Mais depuis quelques temps, il ne trouvait plus du tout le repos. Tout autre que lui aurait sans doute considéré comme injuste qu’après des siècles de relative inactivité, L’Ordre de l’Archange acquière la justification de son existence justement à ce moment, tout autre que lui se serait dit, devant la responsabilité terrifiante : « Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ». Mais Muhammad Al Wallid ne raisonnait pas ainsi. C’était lui que Dieu avait choisi pour mener la première vraie bataille de l’Ordre, c’était sa voie, et se serait son honneur. Qu’il porte le nom du bâtisseur de la Grande Mosquée et le prénom du Prophète était peut-être signe de victoire ?

-          Allah’u Akbar, wa Muhammad rasul Allah !, souffla-t-il (1).

Puis, les yeux toujours braqués sur la vieille carte.

-          Trouve le, Amir ; trouve cet infidèle, mon fils, et détruit-le…avant qu’il ne nous détruise tous…

Amir Al Wallid, fils aîné et successeur de son père en tant que Maître de l’Ordre de l’Archange,  roulait à cet instant même à bord d’une Land Rover sur une piste en plein cœur de L’Afrique centrale et n’allait pas tarder à être arrêté, très provisoirement, par un groupe de rebelles Mafusis.

 

(1)  Allah est grand et Mahomet est son prophète.

 

        Ï

 

La savane s’étendait jusqu’à l’horizon, venant buter de tous côtés contre une ligne bleutée de collines basses ; de place en place, un baobab décoré de vautours ou un acacia dont une ou deux girafes extrayaient délicatement les feuilles entre les épines acérées…

Sur la piste de latérite à peine tracée, soulevant un nuage de poussière rousse, le Dodge semblait voguer sur un océan en furie de hautes graminées agitées par un vent annonciateur d’orage : de l’ouest arrivait en se bousculant une troupe de nuages sombres.

Le camion vert olive à plateau, sur le capot duquel on distinguait encore la trace d’une étoile blanche, tressautait en geignant de tous ses amortisseurs sur les bosses et les nids de poule, ballottant ses trois occupants comme des mannequins de « crash test ». Accroché de toute sa force à la grosse roue de secours fixée sur le marche-pied, Bill Ballantine, quasiment emboîté dans le siège baquet métallique, pesta pour la centième fois peut-être:

-          Tout terrain ! Tout terrain comme ma tante Cathy, qui se déplace avec un déambulateur  !

Il faut reconnaître qu’à chacune de ses malédictions contre le malheureux Dodge, l’Ecossais avait su renouveler ses comparaisons. Il faut reconnaître aussi que M’Boli, qui stoïquement se retenait à l’arrière là où il pouvait, au milieu du barda jeté là hâtivement quelques heures plus tôt, avait été contraint à l’improvisation en matière de véhicule. Il avait bien déniché un Dodge, comme promis, mais pas celui qu’il escomptait et que le propriétaire était pour l’heure occupé à essayer de sortir du fond de la N’Dolo. Le colosse noir s’était donc rabattu sur un modèle 44 qui avait pas mal vécu.

Néanmoins, tout avait été fait dans les temps, et l’inconfort comptait peu lorsqu’il s’agissait de porter secours à Alan et Leni Wood. Les trois hommes avaient donc entassé à l’arrière armes, munitions, bidons d’eau et jerrycans de gas-oil, pharmacie approximative, boussoles, bref un matériel minimal de safari léger.

L’œil sombre, Bill observa un couple de lions dont seule la tête dépassait de l’ « herbe à éléphants ». Il lui sembla que les fauves regardaient passer le 4X4 avec gourmandise. Le soleil couchant sombrait rapidement et ses rayons rougeâtres se glissaient sous les nuages de pluie, venant balayer la plaine, découpant à quelques kilomètres sur la gauche, en ombres chinoises, un petit groupe de rhinocéros.

-          Commandant, ça va flotter !

Bob, mâchoires crispées, les mains douloureuses à force d’essayer de maintenir en ligne le camion, jeta un coup d’œil vers l’Ouest.

-          Ouais… ça va pas arranger notre moyenne !

Ils roulaient à tombeau ouvert (toute proportion gardée) depuis quatre heures environ, s’étant seulement arrêtés cinq minutes pour se déplier un peu, il y avait de cela un peu plus d’une heure et demi. Morane avait prit le volant à cette occasion. Suivant son habitude, le Français avait enfoncé la pédale des gaz comme s’il avait voulu la faire passer à travers le plancher, mais il n’était pas à bord de sa Jaguar E, et çà se sentait.

Il était dix-huit heures, et ils n’avaient parcouru que cent vingt kilomètres, les premiers cinquante s’étant égrainés à une allure de tortue sur une portion de piste à demi inondée par une récente crue : debout sur les pédales, à moitié à l’extérieur du Dodge, Bill avait négocié cette portion tout en finesse, en rigolant :

-          On se croirait dans « Le Salaire de la Peur », la nitro en moins !

La partie du chemin qu’ils parcouraient à présent à toute allure était la plus praticable, M’Boli l’avait confirmé. Bientôt, et sur soixante à quatre-vingt kilomètres, ils allaient s’enfoncer dans les collines d’Arubu, au creux desquelles coulait la rivière Bunta, dont les gorges étaient le but de ce périple.

Les premières grosses gouttes frappèrent les trois compagnons, qui enfilèrent des capotes grises de l’armée. Bob ne prit même pas la peine de s’arrêter.

 

        Ï

 

Depuis près de trois heures, se relayant de plus en plus souvent à cause de la fatigue qui s’accumulait, Bob, Bill et M’Boli multipliaient les risques et les prouesses pour s’acharner à faire progresser le Dodge à travers le massif d’Arubu. Il tombait des cordes, la nuit était opaque, et pour arranger les choses un bloc de roche détaché par le ruissellement était venu dès la première escalade de colline heurter l’avant du camion, l’éborgnant de son phare gauche. L’unique faisceau lumineux balayait donc tant bien que mal un environnement de  rocaille et d’arbres tordus, faisant luire par moment l’œil vert d’une hyène en alerte. C’était un paysage lunaire de monts grisâtres et érodés, de plateaux tranchés par des failles vertigineuses, un paysage incongru dans cette partie de l’Afrique. Peut-être cela tenait-il au fait que toute la région était constituée d’un soulèvement qui avait ramené à la surface des roches primaires aussi vieilles que le monde.

Il n’y avait plus de piste depuis belle lurette, et dans ce labyrinthe minéral la boussole ne servait pas à grand chose, tant il était impossible de garder un cap : le terrain décidait la plupart du temps de la direction à prendre. M’Boli, qui non seulement connaissait le coin presque aussi bien qu’Allan Wood, mais de plus possédait l’instinct et l’expérience du pisteur, faisait donc office de guide, occupant systématiquement le siège à côté du conducteur lorsqu’il ne pilotait pas lui-même.

Malgré leurs capotes, les trois hommes étaient depuis longtemps trempés jusqu’aux os. Ballantine était au volant, ne cessant de se passer une main sur le visage pour chasser l’eau qui l’aveuglait.

A l’issue d’une nouvelle ascension à flanc de colline, à moins de dix à l’heure, les pneus passablement lisses patinant dans la boue et la pierraille, le Dodge pointa sa calandre cabossée en forme de grille vers un bosquet d’arbrisseaux faisant barrage. L’Ecossais accéléra légèrement, enfonçant le nez du véhicule dans la végétation, l’écrasant de sa tonne de ferraille. Tous trois rentrèrent la tête dans les épaules, fouettés par les branchages.

-          Ne nous plante pas, Bill !

-          C’est bon, Commandant, on sort.

Le camion venait de franchir l’obstacle et filait maintenant sur un plateau creusé de cuvettes profondes ; l’endroit ressemblait à un de ces champs de bataille de la première guerre mondiale parsemé d’anciens trous d’obus. Il fallait sans arrêt slalomer entre ces pièges pour éviter d’y verser. M’Boli tendit l’index vers le pare brise, droit devant.

-          La Gorge de Bunta est là-bas, au bout, à cinq cent mètres !

A cet instant, le moteur du Dodge résonna d’un grand claquement métallique, suivit d’un cliquetis inquiétant. Ballantine poussa un juron gaélique intraduisible.

-          Le ventilo !

A l’arrière, Bob cria :

-          Tant pis, on est arrivé ! Le moulin tiendra bien cinq cent mètres ! Au besoin on finira à pied.

Bill se contenta de répondre par un grognement, l’œil rivé à l’aiguille de température, qui commençait allègrement à monter.

Les minutes passèrent, crispantes. L’Ecossais avait levé le pied, mais le moteur commençait à se plaindre sérieusement, et un peu de vapeur montait du radiateur, de plus en plus dense.

-          Sont passés, les cinq cent mètres, fit le géant en plissant les yeux pour essayer d’y voir quelque chose à travers la pluie.

-          Stop !!!, hurla M’Boli.

Ballantine écrasa la pédale du frein et le camion s’immobilisa violemment, surprenant Bob qui vint heurter le dos de son ami. Il eut l’impression d’avoir tenté de bousculer un chêne millénaire.

M’Boli enjamba la roue de secours et sauta à terre. Il fit quelques pas pour contourner le véhicule, et se campa devant, le dos tourné. Puis il fit volte face.

-          C’est là.

Bill coupa le contact avec soulagement. En amoureux de la mécanique, il supportait mal d’entendre souffrir le moteur. Alors seulement Morane perçut le sourd grondement qui s’imposait par-dessus le crépitement de la pluie, qui par ailleurs avait l’air de vouloir se calmer. Le Français se redressa et sauta du plateau, pour rejoindre M’Boli au bord d’une falaise. L’unique phare du Dodge éclairait de façon très imprécise une gorge large apparemment d’une cinquantaine de mètres.  La rumeur sourde provenait du fond de la faille, noyé par une obscurité impénétrable. Bob siffla entre ses dents.

-          On a bien failli la voir de très près, la Gorge de Bunta ! Si tu n’avais pas prévenu Bill…

M’Boli sourit de toutes ses dents, et ce fut comme si un projecteur venait de s’allumer.

-          C’est vrai, Bwana Bob, c’était moins une !

Ballantine, qui les avait rejoint, se pencha au-dessus du vide, sans pouvoir distinguer quoi que ce soit d’autre qu’une faible luminescence mouvante.

-          Avec ce qui vient de tomber, doit y avoir un sacré débit là-dessous !…y a quelle hauteur ?

-          Cent mètres, répondit M’Boli.

-          Ah quand même !

Morane inspecta les environs. La trombe d’eau se transformait peu à peu en une pluie fine, et les nuages s’effilochaient, laissant passer quelques rayons de lune. Les abords de la Gorge de Bunta étaient un peu moins sauvage, plus boisés, que le reste de collines d’Arubu. Un oiseau nocturne émit un grincement désagréable. A part cela, les trois hommes auraient pu se trouver sur une autre planète, vide de toute vie. Pas un son…

-          Bill, fit Bob en baissant la voix d’un ton, tu devrais éteindre le phare ; on doit être aussi visible qu’une mouche dans un verre de lait.

-          Croyez qu’on nous observe, Commandant ?

Le Français haussa les épaules.

-          Nous sommes en tout cas au lieu indiqué par Alan, et jusqu’à présent nous avons supposé que lui et Leni ont été amenés ici par leurs ravisseurs. De là à penser qu’il nous faut être discrets…

L’Ecossais s’exécuta. Les yeux de Morane s’habituèrent très rapidement à l’ombre dense, et ils se mit à examiner avec attention un point situé à une centaine de mètres vers l’amont de la gorge.

-          Qu’est-ce qu’il y a là-bas, un pont on dirait ? dit-il en tendant le bras.

-          Oui, bwana Bob, c’est le passage vers le territoire des Balébélés.

-          La dernière fois que je suis venu, c’était une simple passerelle de lianes. Celui-là m’a l’air en dur.

-          C’est pour les voitures, bwana Bob.

-          Bankutuh a renoncé à son isolement ?

-          Le roi des Balébélés vieillit. Les jeunes guerriers l’ont poussé à évoluer, et il a accepté ce pont.

Bill, qui s’était mis à farfouiller à l’arrière du Dodge, revint porteur de trois fusils et de torches électriques.

-          Evoluer, évoluer, partis comme çà, les Balébélés feront bientôt les guignols devant des touristes armés d’appareils photo ! Parlez d’une évolution !

Puis, il lança à Morane une Winchester et à M’Boli un nitro express Purdey.

-          Bon, on va fouiner ?

Bob hocha la tête.

-          Allons-y. Ouvrez l’œil.

Les trois hommes  se mirent en marche vers le pont, jetant sans arrêt des coups d’œil circonspects autour d’eux. En deux minutes, ils atteignirent leur but. A cinquante mètres environ sur leur gauche, faisant face à l’amorce du passage permettant d’accéder au territoire des Balébélés, il y avait un grand bois d’acacias.

A quelques pas du vide, Bill Ballantine fit passer son Mosberg triple à l’épaule.

-          M’est avis que c’est pas par là qu’Alan et Leni ont été emmenés.

Le pont sur la Sangah était constitué de gros madriers de bois noir, semblables à des traverses de chemin de fer, et muni d’une rambarde formée de trois câbles d’acier. Du moins devait-il ressembler à cela avant que toute sa partie gauche ne s’effondre... Il ne restait plus de l’ouvrage qu’un morceau étroit de tablier, toujours muni de son garde-fou. 

M’Boli émit une hypothèse :

-          Peut-être « ils » ont détruit le pont après être passés ?

Bob braqua sa lampe torche et désigna les ruines d’un mouvement du menton.

-          C’est ancien… regarde les cassures du bois, on voit bien qu’elles ne sont pas fraîches. Non, aucun véhicule n’a pu passer ce pont depuis des semaines.

-          Alors ?, demanda Bill.

Morane soupira.

-          Alors le message d’Alan n’était peut-être pas une indication de l’endroit vers lequel « on » les conduisait. A moins que la Gorge de Bunta ait été un lieu de rendez-vous et qu’on les ait ensuite entraînés ailleurs…

Il sembla prendre une décision.

-          Nous allons fouiller tous les environs. Si un véhicule est passé par ici, nous trouverons bien des traces.

-          Avec cette pluie, doit pas en rester lourd, des traces !

A cet instant, Bob regardait en direction du bois d’acacias. Il y eut comme une légère lueur bleutée. Le Français plissa les yeux, et cria :

-          A terre !

…au moment où une fleur jaune s’ouvrait dans l’ombre des grands arbres, accompagnée d’une détonation.

Les trois hommes s’aplatirent au sol, Bill poussant un grognement de douleur. Le tireur embusqué fit à nouveau feu, et une balle miaula au-dessus de la tête de Morane ; ce dernier, à plat ventre, riposta, au jugé, manœuvrant le levier de la Winchester à toute allure. Il perçut nettement, à la quatrième et dernière balle du magasin, un cri de douleur, dans le bois.

Le silence retomba, troublé seulement par le fracas de la Sangah, derrière eux…

-          Bill, çà va ?, souffla Bob.

-          J’en ai pris une, Commandant, à l’épaule… çà brûle, mais c’est qu’une éraflure. J’crois que vous l’avez eu, c’t’ordure.

-          Mmm…on va voir. M’Boli, pas de mal ?

-          Non, Bwana Bob.

Le Français rechargea son arme, et commença à s’accroupir lentement, prêt à replonger… Aucune nouvelle détonation ne retentit.

-          Bill, tu peux marcher ?

-          Cavaler même, s’il faut !

-          Alors on va cavaler. Tu fonces à gauche, toi M’Boli à droite, moi je pars droit devant… Prêts ?…Go !

Les trois hommes se relevèrent d’un bond, et foncèrent en éventail vers le bosquet d’acacias. Morane y pénétra le premier, son arme pointée, à la hanche. Immédiatement, il vit la Land Rover et la Jeep, garées côte à côte, dissimulées sous les branches basses. Assis contre à la roue arrière gauche de la Land, un noir vêtu d’une chemise et d’un pantalon sombres dodelinait de la tête, les deux mains sur la poitrine, un fusil en travers des jambes. Une large tache sombre s’étalait jusqu’entre ses jambes, et Bob n’eut pas besoin de s’approcher pour constater que l’homme n’en avait plus pour très longtemps.

 

Chapitre 4

 

 

 

 

A l’ouest, en direction de la terre des Balébélés, le soleil se levait lentement dans un ciel pâle teinté de rose et vidé de toute nuée. La terre gorgée d’eau se mit à fumer. Les arbres s’animaient de peluches bondissantes et de plumes ébouriffées. De l’autre côté de la Gorge de Bunta, un grand plateau semblait s’étendre jusqu’à l’horizon, mais en fait descendait rapidement, donnant cette impression d’infini. Un lion poussa là-bas son rugissement caverneux. Rien qu’à l’entendre, on s’imaginait être englouti par cette gueule énorme.

Bob Morane et M’Boli se tenaient côte à côte face au pont en ruines. A la lumière du jour naissant, l’ouvrage apparaissait encore plus abîmé. Le reste de tablier semblait branlant et le garde-fou constitué de câbles n’inspirait pas plus confiance. Sur l’autre bord de la gorge, à une trentaine de mètres, demeurait encore une bonne portion intacte, avec ses traverses reposant sur des piliers plantés dans la falaise. Au fond, les eaux de la Sangah mugissaient en se précipitant sur des rochers luisants.

Bill Ballantine sortit du bois d’acacias et s’approcha d’un pas nonchalant. Il tenait une petite pelle vert olive pliante, qui ressemblait à un jouet de plage dans sa main. Son épaule gauche était ornée d’un grand pansement. Il était torse nu et la transpiration sur ses muscles le faisait ressembler à un gladiateur avant de rentrer dans l’arène.

-          C’est fait, dit-il en rejoignant ses compagnons. C’était coton, avec toute cette caillasse. Suis pas sûr du résultat, mais après tout, suis pas sûr non plus que ce gars en aurait fait de même pour l’un de nous.

-          Il était bon pour les hyènes et les vautours, si M’Boli avait été seul !, répliqua le grand noir.

Bob ne commenta pas l’enterrement de l’homme qui avait la veille essayé de les tuer. C’était pourtant lui qui avait insisté pour que cela soit fait. Il continua à regarder la savane qui s’éclaircissait, au-delà de la gorge.

-          Deux jours, fit-il enfin… C’est beaucoup.

Ils avaient passé la nuit sous les arbres, installés tant bien que mal dans les deux voitures, après avoir déplacé un peu plus loin le cadavre du noir. Bill avait essayé de faire redémarrer le Dodge pour le cacher au même endroit, mais le vieux camion semblait avoir définitivement rendu l’âme. Ils avaient donc transbahuté leur matériel pour le mettre à l’abri près d’eux, avaient mangé quelques conserves, et s’étaient couchés.

Ils n’avaient pas tiré grand chose de la part du mourant, qui avait reçu deux balles dans la poitrine. Juste quelques mots, soufflés à l’oreille de M’Boli.

A la question : « Où est le couple de blancs ? », l’homme avait répondu « Dingaris » ; à la question « Depuis quand ont-ils traversé ? », il avait râlé « Deux jours ». Puis il était mort, et encore une fois Bob avait ressenti ce léger vide qu’il connaissait bien et qui s’emparait de lui chaque fois qu’il était obligé de mettre fin à une vie humaine, fut-elle la plus méprisable.

Quoi qu’il en soit, preuve était faite à présent que le papier trouvé à Walobo chez les Wood était bien une piste laissée par Alan. M’Boli avait reconnu la Jeep dans le bosquet, c’était bien celle du guide. La Land Rover devait être celle des ravisseurs. Visiblement, ceux-ci n’avaient pas prévu que le pont sur la Sangah ne serait plus praticable. Ils s’étaient retrouvés bloqués ici, et avaient décidé de continuer à pied, laissant un homme à la garde des véhicules. Cela c’était donc passé deux jours plus tôt…

Quant à leur destination, le mot « Dingaris » était clair.

-          J’ai déjà entendu ce nom y a pas longtemps, Commandant, avait dit Bill.

-          Tu te souviens de la boxeuse rouquine de l’« African king » ?

L’Ecossais s’était frappé le front du plat de la main.

-          Ouais, c’est çà ! Notre copine cogneuse devait essayer de gagner le territoire de cette tribu pour le moins mystérieuse.

M’Boli, lui, avait grimacé.

-          Mauvais… Très mauvais. Personne n’est jamais revenu de chez les Dingaris. Et avant les Dingaris, il y a les Bakubis !

Bill replia la pelle et la glissa dans un des trois sacs à dos déposés au bord de la falaise. Puis il se servit de sa chemise pour s’essuyer le torse ; après quoi enfila à nouveau le vêtement trempé et froissé, se donnant immédiatement une allure de clochard.

-          Mais qu’est-ce qu’ « ils » vont faire dans cette galère ?, se demanda Bob en paraphrasant une réplique célèbre. Et pourquoi ont-ils besoin d’Alan et Leni ?

-          On le saura quand on les aura rattrapés, assura Ballantine, toujours optimiste.

Il ramassa son sac à dos en le soulevant de l’index et du majeur, alors qu’un homme « normal » aurait eu besoin d’un palan.

-          Bon, on y va ? Je passe devant ; si çà tient, c’est que çà tiendra encore des siècles !

-          Fais gaffe, Bill.

-          Vous m’connaissez, Commandant, répondit le géant avec un clin d’œil.

-          Justement…

Bill s’avança à pas comptés sur le reste de tablier, se tenant de la main droite aux câbles détendus du garde-fou, le bras gauche à l’horizontale, tel un funambule. Il progressa, s’immobilisant à chaque craquement de la structure fragilisée. Il arriva ainsi bientôt au milieu de l’ancien pont.

-          Faut se méfier, c’est carrément pou…

Il ne put finir sa phrase : son pied gauche venait de se poser sur un reste de traverse, qui s’était brisée net. M’Boli poussa un cri rauque, et Bob s’élança instinctivement en avant, agrippant la main courante. Bill avait perdu l’équilibre et était tombé sur un genou, faisant vibrer tout le pont, son autre jambe dans le vide. Les câbles se relâchèrent, et l’Ecossais commença à basculer vers le précipice. Il balança sa main libre vers le madrier le plus proche, stoppant sa chute, et resta ainsi, figé, essayant de porter tout son poids à l’opposé du gouffre où bouillonnait la Sangah…

-          Avancez plus Commandant, j’me débrouille !

A regret, Morane recula lentement. Peu à peu, avec d’infinies précautions, Bill rampait sur le reste de tablier, reprenant son assise…il finit par se remettre debout et resta un instant sans bouger, tête baissée, cherchant visiblement à reprendre le contrôle de son cœur emballé. Dos tourné à ses deux compagnons, il leva la main gauche.

-          C’est bon…je disais : faut se méfier, c’est pourri.

Il reprit sa progression. Comme il a été dit plus haut, en arrivant de l’autre côté de la gorge, il restait quelques mètres de pont à peu près intact. L’Ecossais y parvint sans nouvel incident, et prit pied sur la « terre ferme ». Il se retourna et son rire se répercuta sur les falaises sombres au-dessus du maelström.

-          Allez-y, c’t’une promenade de santé.

-          A toi, M’Boli, et prends garde, fit Morane en tapant sur l’épaule du colosse noir.

M’Boli traversa sans encombre, reçu de l’autre côté par un Bill Ballantine souriant et aux deux pouces levés.

-          A vous, Commandant, et n’essayez pas de traverser en marchant sur le fil !

-          Tu me connais.

-          Justement !

Bob s’engagea résolument sur le pont en ruine, regardant soigneusement où il mettait ses rangers. Il constata bien vite que le garde fou avait plus une vertu psychologique que réellement sécurisante : les câbles s’étaient encore détendus sous le poids de Ballantine, et Morane se demandait si une autre traction un peu forte ne les ferait pas définitivement céder. A une centaine de mètres sous les pieds du Français, les eaux écumantes de la Sangah faisaient penser à un troupeau de buffles affolés galopant dans un défilé. Assurément, celui qui tomberait là dedans serait tout aussi laminé ! Une fraîcheur de tombeau montait de cet enfer liquide.

Lorsque l’ensemble de madriers brisés et de traverses vermoulues se mit à osciller, Bob n’avait fait qu’une dizaine de mètres. Il eut soudain l’impression d’être pris dans un tremblement de terre. De l’autre côté, Bill hurla :

-          Bougez plus, Commandant ! Nom de Dieu !

Morane regarda son ami, dont les yeux s’étaient écarquillés, s’accrocha des deux mains à l’un des câbles garde-fou, et constata avec un certain détachement que le bord de la falaise, en face, semblait soudain s’élever comme sous une poussée tectonique. Le pont sur la Gorge de Bunta s’effondra sous lui dans un grand craquement sourd…

 

        Ï

 

Miraculeusement, Bob n’avait pas été heurté dans sa chute par les morceaux de madriers et de traverses précipités dans la Sangah. La plupart étaient certes sous lui au moment de l’effondrement du pont, mais quelques-uns uns étaient passés à moins d’un mètre en ronflant au milieu d’une pluie de débris. Agrippé au câble du garde-fou, le Français eut d’autres raisons de remercier Dame Chance : le filin d’acier cassa derrière lui avec un claquement sec, alors que la portion de tablier sur laquelle il se trouvait avait déjà fait une dizaine de mètres vers le fond de la gorge. Le câble, qui tenait toujours du côté du précipice où se trouvait Bill et M’Boli se tendit ; les poteaux de bois le reliant au tablier tinrent le coup, et Morane se retrouva accroupi sur une sorte de plate-forme de deux mètres carrés, effectuant un mouvement de pendule vers la falaise.

-          « Je vais me briser les os !, pensa-t-il en un éclair de vague lucidité »

Au dernier moment, Bob poussa sur les cuisses pour que son perchoir encaisse le maximum du choc et l’amortisse. A la vitesse d’une locomotive, l’amas de bois heurta la paroi de calcaire et explosa littéralement. Définitivement réduit en miette, le morceau de pont se délita sous les pieds du Français, qui se retrouva suspendu comme une araignée à son fil, les mains meurtries. Rapidement, il enroula sa jambe gauche autour du câble pour soulager ses bras.

-          Commandant !, appela Ballantine.

L’Ecossais s’était jeté à quatre pattes au bord de la falaise, mais un léger surplomb lui cachait son ami.

-          Suis toujours là, Bill, répondit Morane

Il entendit un grand cri de joie.

-          Vous bilez pas, on va vous hisser en moins de deux avec M’Boli ! Tenez bon !

Aussitôt, Bob se sentit remonter lentement, sans à-coup, et la muraille se mit à défiler devant lui, à moins de cinquante centimètres de son visage. Il leva la tête pour l’examiner, cherchant à repérer une protubérance qui risquerait de le gêner. Un léger mouvement, dans une petite anfractuosité de la roche, attira soudain son attention…

Il fallut une seconde pour que l’information enregistrée par ses yeux soit clairement interprétée par son cerveau. Aussitôt, il ressentit comme un vide se former au creux de son estomac, et des picotements parcourir son épiderme.

-          Stop, s’écria-t-il. Plus un mouvement, Bill !

Le temps pour Ballantine et M’Boli de réagir et de cesser de hâler leur compagnon, et celui-ci avait encore progressé d’un mètre, juste ce qu’il fallait pour se retrouver face à un trou aux bords déchiquetés de la taille d’une roue de voiture, orné d’un petit arbuste épineux et occupé par un gros serpent gris métallique…

Le reptile, certainement dérangé dans son sommeil par l’effondrement du pont, était dressé, cou aplati un peu à la manière d’un cobra, et émettait une sorte de souffle strident ; sa langue bifide s’agitait en tout sens. Il devait mesurer plus de trois mètres, autant que pouvait en juger Bob, et ce dernier frissonna en voyant l’intérieur sombre de la gueule ouverte.

-          « Un mamba noir ! »

Le plus grand des serpents d’Afrique, l’un des plus rapides au monde, et surtout l’un des plus venimeux. Si l’ophidien mordait Morane, celui-ci ferait tout aussi bien de se laisser tomber dans les rapides bouillonnants de la Gorge de Bunta : sans soins rapides et appropriés, les toxines inoculées par le mamba provoqueraient une mort terrible par suffocation.

Bill appela :

-          Commandant ?… Commandant ?, qu’est-ce qui se passe ?

Bob, les yeux fixés sur le reptile, qui visiblement n’était pas disposé à reculer devant l’intrus, se garda de répondre. A ce stade, tout mouvement, tout son, pourrait provoquer l’attaque.

-          « Ne fait rien, Bill, pensait-il, surtout ne fait plus rien… »

Il était au moins certain d’une chose, c’est que les deux colosses qui là-haut tenaient sa vie entre leurs mains ne risquaient pas de fatiguer de si tôt. Restait le principal problème : quand le serpent se détendrait pour mordre, Morane aurait quelques fractions de secondes pour agir, et sa propre rapidité ferait la différence entre la vie et la mort. Car il entrevoyait la seule solution qui lui restait, et s’apprêtait à la mettre en œuvre.

Avec une lenteur infinie, il déplia les doigts de sa main droite crispée sur le filin d’acier jusqu’à le lâcher complètement. En même temps, il affermit encore la prise de sa main gauche. Le grand reptile se balançait maintenant d’avant en arrière, de plus en plus excité. Bob, dont les muscles se tétanisaient peu à peu, savait qu’il ne pouvait laisser la situation s’éterniser, au risque d’être obligé de bouger involontairement. Il décida donc de précipiter les choses. Il cria :

-          Attaque !

Avec un sifflement rageur, le mamba lui sauta au visage, gueule grande ouverte. Morane entrevit les longs crochets aux pointes desquels perlaient une goutte de venin ; sa main libre se détendit, frappant violemment le corps musculeux juste derrière la tête. Le serpent tournoya, sa queue fouetta le bras de Bob, et il plongea dans le vide en se tortillant. Morane le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la rivière…

-          Remontez-moi !, hurla-t-il d’une voix rauque.

En arrivant au sommet de la paroi, où Bill et M’Boli le hissèrent par les épaules, il constata qu’il claquait légèrement des dents. Il se laissa tomber par terre, la tête entre les jambes.

-          C’était quoi, le problème ?, demanda Ballantine.

-          Un problème ?, articula le Français. Quel problème ?M’Boli retira du feu une petite branche et en porta le bout incandescent à son visage. Le rougeoiement cuivra sa face sombre, accusant ses pommettes hautes et ses lèvres épaisses. Les scarifications rituelles sur ses joues parurent s’animer. Il tira deux ou trois fois sur le gros cigare qu’il venait de se confectionner avec des plantes sèches ramassées en route, et sa tête s’enveloppa d’une fumée épaisse à l’odeur puissante. Bill Ballantine, assis en tailleur à côté du grand Balébélé, toussa ostensiblement.

-          C’est quoi, ce machin ?… Qu’est-ce que çà pue ! 

Pour toute réponse, M’Boli tendit son cigare à l’Ecossais, qui le prit comme s’il allait lui exploser entre les doigts.

-          Fais gaffe, Bill, t’as pas l’habitude, prévint Morane, debout à quelques mètres du foyer.

Il contemplait la plaine immense, à ses pieds, sous la lumière de l’énorme pleine lune suspendue dans un ciel éclatant d’étoiles. Le regard portait à des kilomètres, des kilomètres de savane plate comme une table, où les pachydermes somnolents étaient les seules collines. Quelques arbres se dressaient, comme jetés au hasard par un jardinier las d’entretenir une telle vastitude. Des rugissements de fauves et des ricanements de hyènes formaient la bande sonore de cette superproduction sur écran géant. Bob avait l’impression d’avoir été projeté à l’aube de l’humanité.

Ce sentiment était accentué par le lieu qu’ils avaient choisi comme campement, au sommet d’une éminence boisée, sous une plate-forme rocheuse formant toit.  Une sorte de grotte peu profonde, qui avait provoqué le commentaire suivant de Bill :

-          Chouette, on va jouer les néandertaliens !

Par moment, le géant tendait le bâton pour se faire battre, sans doute volontairement. C’est donc sans surprise qu’il avait entendu son ami rétorquer :

-          T’auras même pas besoin de maquillage !

Tandis que Ballantine et M’Boli confectionnaient un feu, Morane s’était enfoncé dans la brousse, pour revenir une trentaine de minutes plus tard porteur de deux gigots d’antilope. A présent, il n’en restait pas grand chose ; des gabarits comme l’Ecossais et le Balébélé, une fois affamés, ne se contentaient pas de grignoter !

Bob se retourna, s’avança vers le feu crépitant. La chaleur écrasante du jour faisait place à une fraîcheur saisissante. Bill, les larmes aux yeux, une main sur la gorge, rendait de l’autre, tremblante, son cigare à M’Boli.

-          Aaargh !, râla-t-il, Faut dire que c’est plutôt du tabac d’homme !

-          A l’odeur, ricana Morane, çà me rappelle autre chose que du tabac. D’ici à ce que tu te mettes à voir des éléphants multicolores !

Tout le jour, les trois hommes avaient progressé d’un bon pas, s’enfonçant toujours plus avant sur le territoire des Balébélés. Ils avaient ainsi parcouru environ vingt-cinq kilomètres lorsque le soleil avait plongé sur l’horizon. Aucun incident notable n’était venu perturber leur marche, mis à part un rhinocéros un peu trop agressif qu’il avait fallut effrayer d’une décharge d’express tirée en l’air.

Ils avaient peu parlé, concentrés sur l’effort, et, pour ce qui est des deux blancs du moins, émerveillés par le spectacle de la grande plaine africaine. Ce n’était pas la première fois, loin s’en faut, que Bob Morane et Bill Ballantine foulaient les immensités sauvages de ce vieux continent qui avait donné naissance à l’espèce humaine. Cette terre des mystères, des rivages du désert libyen aux mines d’or du Witwatersrand, en passant par les jungles terrifiantes du Congo, était faite pour des hommes comme eux, avides de confrontation avec la beauté et la redoutable puissance de la nature encore inviolée. Malgré leur inquiétude pour leurs amis enlevés et peut-être en danger de mort, ils se sentaient exaltés, comme à chaque fois que le monde leur offrait ce qu’il avait de plus beau.

Bob était retourné s’asseoir devant le feu de camp et lui présentait ses mains. M’Boli finissait son cigare artisanal, et ses yeux noirs brillaient un peu plus que d’habitude. Bill avait cessé de se racler la gorge et son visage perdait peu à peu la couleur de l’aubergine.

-          Demain dans la journée, dit M’Boli, nous serons chez Bankutuh.

Morane hocha la tête.

-          Espérons qu’il aura quelques informations pour nous.

-          Vous pensez que ceux que nous poursuivons se sont fait annoncer par un orchestre, Commandant ?, railla Bill.

-          Non. Mais le royaume de Bankutuh a beau être grand, ses hommes le parcourent de long en large, ne serait-ce que pour chasser. Et puis les kidnappeurs de Leni et Alan se rendent chez les Dingaris, et ils vont donc être obligés de traverser la frontière entre le pays Balébélé et le territoire des Bakubis. Les guerriers de Bankutuh surveillent en permanence cette limite, les deux tribus sont en guerre plus ou moins ouverte depuis la nuit des temps !

M’Boli cracha dans le feu, qui grésilla.

-          Bakubis ! Tous des Hommes-léopards !

Ballantine fronça les sourcils.

-          Les Hommes-léopards ? C’est pas encore fini, c’te mascarade ?

-          Jamais fini, répondit le colosse noir, le regard plongé dans les flammes. C’est l’Afrique…

Il avait prononcé ces derniers mots avec un accent de fierté et de nostalgie. Peut-être au fond de lui n’avait-il aucune envie de voir disparaître la secte des Aniotos, malgré ses meurtres rituels qui régulièrement ensanglantaient les villages de la brousse. Les superstitions ne sont-elles pas la preuve qu’un peuple, un pays, résiste à la mortelle banalisation du « progrès » ?

-          C’est bien ce qui m’inquiète le plus dans toute cette histoire, reprit Morane ; pénétrer chez les Bakubis, c’est comme plonger dans un aquarium plein de « grands blancs » avec une blessure ouverte… J’en ai déjà fait l’expérience. Si on ne les rattrape pas avant, les choses vont singulièrement se compliquer.

Pendant un long moment, il n’y eut plus que le bruit des insectes nocturnes, dont beaucoup dansaient autour du feu de camp ; puis, Bill bailla, et même les insectes se turent, effrayés…

-          Espérons alors que Bankutuh nous donnera une escorte en plus de renseignements, fit l’Ecossais.

M’Boli secoua la tête.

-          Le roi respecte Bwana Alan, et Leni. Il respecte aussi Bwana Bob… Mais il ne commencera pas une guerre avec les Bakubis pour sauver des blancs. Je vous l’ai dis, Bankutuh vieilli, et de jeunes guerriers veulent revenir aux anciens temps, quand les Balébélés n’avaient aucun contact avec les occidentaux.

-          C’est quand même le roi, non ? protesta Ballantine. Va pas se laisser marcher sur les pieds par des jeunots ?

M’Boli rit silencieusement.

-          Chez nous, si un guerrier provoque le roi en duel et le tue, il devient roi. Bankutuh doit éviter d’être provoqué. Il a déjà…

Le grand noir s’interrompit, et leva lentement la tête, figé, dans une attitude d’intense attention.

-          Qu’est-ce que…, commença Bill.

La main de Morane se tendit vers la Winchester posée juste à côté. Plus tard, il devait remercier les Dieux de n’avoir pas eu le temps de s’en emparer. Les fourrés autour de leur abri s’animèrent, et une vingtaine de formes humaines sortirent de la nuit, coiffées de plumes ondoyantes et brandissant des sagaies aux fers luisants.

 

        Ï

 

Amir Al Wallid leva la main, et Salim appuya sur la pédale de frein, immobilisant la Land Rover grise à un mètre du bord de la falaise. Le chauffeur resta au volant, laissant tourner le moteur, et enclencha la commande du treuil avant dont le tambour se mit à ronronner. Le fin câble d’acier se déroula, et Hussein, le plus jeune et le plus frêle des quatre arabes, s’en saisit, le guidant soigneusement pour éviter qu’il ne s’emmêle. Au bout d’une minute, Salim stoppa le treuil. Akbar, le géant barbu, fouilla à l’arrière du véhicule et en tira un fusil ressemblant à un lance harpon de plongée. Il l’ouvrit, l’arma d’une grosse cartouche brune de la taille d’une fusée de détresse, et le referma d’un coup sec. Puis il introduisit dans le canon une tige d’acier munie d’une boucle et d’une tête de grappin. Il fixa l’extrémité du câble à la boucle, et s’approcha du gouffre. Une poussière de gouttelettes irisée montait de la Sangah.

Akbar épaula, visa la portion de pont qui restait intacte, sur l’autre rive, et pressa la détente. Il y eut une détonation sourde, un peu de fumée, et le harpon fila vers son objectif, dans le bois duquel il s’enfonça profondément. Puis, Akbar posa le fusil sur le capot du 4x4, et Salim fit à nouveau démarrer le treuil, en sens inverse, enroulant le filin. Amir Al Wallid observait les opérations, bras croisés ; le médaillon d’argent sur sa poitrine accrocha un rayon de soleil matinal.

-          Stop !, fit Akbar de sa voix de basse.

Salim arrêta le treuil, coupa le contact et descendit de la Land.

-          A toi Hussein, ordonna Al Wallid.

Le jeune arabe attacha rapidement une corde à sa taille et se laissa couler en souplesse le long du câble. Accroché par les mains et les jambes, agile comme un ouistiti, il traversa sans à coup, au-dessus du précipice grondant. Lorsqu’il prit pied sur l’amorce de la passerelle effondrée, Salim et Akbar venaient de finir d’attacher quatre sacs à dos à la corde, un tous les trente mètres environ. Il suffit alors de les suspendre au filin d’acier par une bretelle, et Hussein les hâla.

Un quart d’heure plus tard, seul Akbar restait auprès du tout-terrain. Il y pénétra, s’installa à l’arrière sous la bâche, et s’affaira quelques instants. Puis il traversa à son tour et rejoignit ses compagnons. Trois minutes s’écoulèrent… Soudain, dans une déflagration qui fit résonner toute la Gorge de Bunta, la Land Rover explosa, projetant alentour de morceaux de ferraille déchiquetée. La charge de dynamite était placée sous l’essieu arrière, et sa puissance était calculée soigneusement. Le 4x4 se dressa à la verticale sur son capot, resta un court instant en équilibre, et bascula dans le précipice, pour s’abîmer dans les flots furieux de la Sangah, qui l’engloutirent voracement. Seul un panache de fumée bleutée demeura suspendu entre les deux parois rocheuses…

Le jeune Hussein grimaça, et Amir Al Wallid lui sourit.

-          Aucune trace de notre passage, dit-il. De toute manière, nous ne serions pas revenus par cette voie.

Le futur Maître de l’Ordre de l’Archange ne continua pas à exprimer sa pensée, mais les trois autres la connaissaient : il y avait de grandes probabilités pour qu’ils ne reviennent ni par cette voie, ni par une autre ; de grandes probabilités pour qu’ils ne reviennent pas du tout…

Al Wallid ouvrit son sac, et en tira ce qui s’avéra être une fois dépliée une carte de la région, très précise, malgré les taches blanches qui marquaient des zones inexplorées ; parmi celles-ci, le territoire des Dingaris ressortait, presque entièrement vierge. Une ligne rouge sinuait sur la carte, partant de Walobo pour rejoindre la Gorge de Bunta, puis pénétrant les terres des Balébélés, des Bakubis, et s’achevant en plein cœur du vide marquant le pays Dingari.

Un observateur averti aurait remarqué que ce tracé était rigoureusement identique à celui dessiné sur une autre carte, vieille celle-ci de plusieurs siècles, et conservée dans sa demeure de Damas par Muhammad Al Wallid, le père d’Amir.

Ce dernier se repéra rapidement à la position du soleil, fit un geste de la main, et les quatre arabes s’engagèrent entre les hautes graminées. Ils suivaient désormais à pied l’ancien chemin relevé jadis par les tout premiers membres de l’Ordre. Loin devant, avec un jour et demi d’avance, Bob Morane, Bill Ballantine et M’Boli progressaient aussi sur cette piste mystérieuse, mais ils ne le savaient pas. Et plus loin encore, les kidnappeurs d’Alan Wood et de son épouse… Eux possédaient une copie de la carte de Muhammad Al Wallid et mettaient aussi leurs pas dans ceux des hommes qui étaient jadis venus de si loin pour gagner le cœur du continent noir.


Chapitre 5

 

 

 

 

-          Balébélés, avait murmuré M’Boli avant de se lever lentement, imité par Bob Morane et Bill Ballantine.

Les guerriers noirs s’approchèrent de la petite grotte, sagaie brandie, formant peu à peu un demi-cercle qui bientôt s’avéra destiné à prévenir toute fuite des trois hommes groupés autour du feu.

Ils étaient vêtus de pagnes en peau d’antilope tannée et de sandales artisanales, et portaient autour du cou des colliers ornés de dents de fauves et de perles de bois. Leurs coiffes étaient faites d’un bandeau de joncs tressés dans lequel étaient piquées de grandes plumes blanches et noires, plus ou moins nombreuses, sans doute en fonction d’un rang social ou d’exploits passés. Leur peau couleur d’anthracite reflétait doucement la lueur des flammes. Certains étaient marqués au visage des scarifications réservées à ceux qui avaient déjà tué un ennemi au combat.

Ils s’immobilisèrent… C’était un spectacle sauvage et impressionnant que ces hommes silencieux, aux yeux luisants, au bras prêt à se détendre pour projeter la mort, au couvre-chef s’agitant dans la brise. Visiblement, si leur intention première n’était pas de tuer, ils étaient prêts à le faire au moindre geste suspect de Bob et de ses amis. C’est donc avec une infinie prudence que M’Boli leva la main pour les saluer. Il s’adressa au guerrier se tenant au centre du demi-cercle, apparemment le chef à en juger par la hauteur de sa coiffe de plumes.

-          Je te vois, Impo, toi dont la valeur est connue loin au-delà de la Sangah !

Le dénommé Impo, un géant dont la maigreur était trompeuse, car sous sa peau les muscles étaient tendus comme des câbles, pencha la tête de côté et observa son vis-à-vis.

-          Qui es-tu, toi qui as choisi de trahir ton peuple et de porter les vêtements du blanc ?

Bob, qui comprenait assez bien le lingala, la langue véhiculaire des tribus de l’Afrique centrale, vit M’Boli frémir sous l’insulte.

-          Je suis M’Boli, et Bankutuh me connaît bien. Bankutuh ne considère pas M’Boli comme un traître, mais comme un ami. Ces deux blancs sont aussi des amis de Bankutuh. Mais peut-être Bankutuh a-t-il moins de sagesse qu’Impo ?…

Les lèvres du guerrier se retroussèrent sur des dents taillées en pointe.

-          « Un partout, la balle au centre, pensa Bob. Espérons que personne ne va s’énerver »

-          M’Boli ne sait-il pas que le territoire des Balébélés est interdit aux étrangers, et par-dessus tout aux blancs ?

-          M’Boli le sait. Nous sommes venus en paix pour rencontrer le roi et lui demander de l’aide.

Impo sourit, mais ce sourire n’avait rien d’amical.

-          Demander de l’aide, fit-il comme pour lui-même. Oui, de l’aide…

Puis son visage redevint dur.

-          Tu mens, cracha-t-il ! Je devrais vous tuer maintenant, toi et tes amis blancs ; mais je ne le ferai pas. Je vais vous conduire au village de Bankutuh, puisque c’est ce que vous voulez… mais pas pour y rencontrer, le roi, non ; pour y être mis à mort !

-          Pourquoi ?, s’écria Bob.

L’un des Balébélés leva le bras, prêt à frapper Morane de sa sagaie. Visiblement, un blanc risquait sa vie en adressant la parole à Impo. Ce dernier fit un geste pour arrêter son guerrier et s’adressa à M’Boli.

-          Dis à ton « ami » que j’aurai plaisir plus tard à lui ouvrir le ventre… Vous savez pourquoi vous avez mérité la mort !

-          Non, répondit M’Boli. Et tu devras nous accuser publiquement, si tu veux prendre notre vie ! C’est la coutume !

Impo ricana.

-          La coutume sera respectée, sois tranquille. Vous pourrez même devant les anciens nier avoir tué un Balébélé, hier, à une demi-journée de marche de ce lieu ! Vous pourrez vous défendre… avant d’être tués !

M’Boli allait rétorquer qu’hier lui et ses compagnons étaient encore hors du territoire balébélé, mais Impo donna un ordre à ses guerriers, qui pointèrent leurs armes et s’approchèrent.

Bill n’avait pas compris l’échange de paroles, mais saisit assez bien ce qui se passait.

-          On leur fait bouffer leurs plumes, Commandant ?

-          Pas envie d’être changé en porc-épic… on courbe le dos pour l’instant.

Sans résister, les trois hommes se laissèrent donc désarmer et lier les mains dans le dos. L’un des guerriers noirs étouffa le feu en y jetant de la terre, puis une colonne se forma avec Bob, Bill et M’Boli au centre. Les Balébélés et leurs captifs s’enfoncèrent dans la nuit.

 

        Ï

 

Poussés sans ménagement par leurs geôliers, piqués cruellement de la pointe d’une sagaie lorsqu’ils trébuchaient, Bob et ses compagnons progressèrent une bonne partie de la nuit, à un train d’enfer. La savane avait fait rapidement place à la forêt dense, et la marche était devenue un véritable calvaire. Certes, c’était la nuit et il ne faisait pas trop chaud, mais en contrepartie ils avançaient dans une pénombre profonde malgré la lune ronde, dont la faible lueur ne parvenait pas jusqu’au sol spongieux.

Même la nyctalopie de Bob ne lui était à peu près d’aucun secours, car les Balébélés ne leur laissaient de toute manière pas le temps de prendre garde aux embûches.

Les vêtements et la peau déchirés par les épines acérées, chutant lourdement lorsqu’ils se prenaient les pieds dans des racines traîtresses, bloqués voire étranglés par des lianes tendues en travers du vague sentier qu’ils suivaient, ils finirent au bout de deux heures par mettre machinalement un pied devant l’autre sans plus chercher à éviter les multiples pièges de la jungle. Et encore n’étaient-ils pas en tête de la colonne, où deux guerriers noirs ouvraient la voie à coup de machette.

Dans son dos, Morane entendait de temps en temps Bill pousser des jurons sonores, et insulter les Balébélés dans des termes fleuris. A un moment, il y eut un grand remue ménage indiquant le début d’une échauffourée, et le Français interpella son ami, tout en essayant de conserver son équilibre au passage d’une profonde flaque boueuse :

-          Du calme, Bill !

-          Z’en avez de bonnes, Commandant ! Y a un de ces cannibales qui prend ma couenne pour de la viande à attendrir ! Aïe ! Nom de… Prends çà, ordure !

Un cri de douleur dans le dos de Bob prouva que la riposte de l’Ecossais avait fait mouche, mais un grand bruit de feuillages remués indiqua également que le géant, mains liées, ne faisait pas le poids contre plusieurs guerriers.

Ils finirent par émerger de la zone de forêt, et le périple continua. Pendant encore deux bonnes heures, la troupe pénétra de plus en plus avant dans une région de collines basses couvertes de bois d’acacias et de vanilliers. Les Balébélés, imposant toujours à leurs captifs une allure soutenue, entonnèrent un chant rythmé, frappant par moment leur poitrine du plat de la main.

Bob, malgré son extrême résistance, commençait à être ivre de fatigue. Il savait heureusement que l’épreuve touchait à sa fin, car M’Boli lui avait annoncé que le village de Bankutuh n’était plus très loin. Le Français avait d’ailleurs l’impression de reconnaître les lieux.

La marche étant désormais plus aisée sur les monts où poussait une herbe rase, Morane put se concentrer sur les questions qui le taraudaient depuis leur capture, et tout d’abord sur celle-ci : Pourquoi Impo était-il si sûr de lui quand il les accusait du meurtre d’un Balébélé au moment où ils se trouvaient encore sur la piste entre Walobo et la Gorge de Bunta ? Etait-ce un simple prétexte pour s’offrir la tête de deux blancs ? Il lui aurait suffit de les larder de coups de sagaie en pleine brousse, inutile d’inventer cette histoire de crime. De plus, c’était bien vers le village où Bankutuh avait sa cour qu’Impo menait ses prisonniers, comme il l’avait dit pour y subir une sorte de procès sommaire avant d’être mis à mort. L’assassinat qu’on voulait leur imputer était donc très certainement bien réel. Et s’il n’y avait pas de doute dans l’esprit d’Impo sur leur culpabilité, c’était sans doute que les circonstances du meurtre impliquaient la participation d’occidentaux.

-          « Les armes !, pensa soudain Morane tout en franchissant d’un bond un large ruisseau ».

Ce devait être çà. Le Balébélé avait sans doute été tué par balles. Les sujets de Bankutuh ne possédaient pas d’armes à feu, symboles pour eux de l’agression du monde blanc, et de plus armes de lâche, tuant à grande distance sans aucun risque. Mais alors, quels autres hommes blancs se trouvaient l’avant-veille dans les environs ?… La réponse était évidente, et éclairait d’un jour nouveau le rapt d’Alan Wood et de son épouse. Il y avait en effet peu de chances pour que beaucoup d’occidentaux se trouvent dans les parages en même temps. Ce qui devait signifier que les auteurs de l’enlèvement étaient des blancs. Cette mésaventure avait donc au moins le mérite de confirmer que Bob et ses amis se trouvaient toujours sur la piste des ravisseurs. Raison de plus pour ne pas ralentir la traque à cause des fausses assertions d’Impo.

Morane était inquiet, bien entendu ; qui ne le serait pas à l’idée d’être livré à une tribu de guerriers Africains à demi sauvages ? Mais il ne doutait pas que Bankutuh leur accorderait non seulement le bénéfice du doute, mais de plus les aiderait dès qu’il connaîtrait les circonstances de leur présence sur ses terres.

A l’est, la nuit pâlissait déjà, et une bande étroite de clarté se dessinait au-dessus des collines. Droit devant, dans l’obscurité moins dense, se dressa peu à peu ce qui semblait être un grand plateau tabulaire, semblable aux tepuys d’Amérique du sud. Là, Bob le savait, se trouvait le but de leur course harassante : le village balébélé.  Au fur et à mesure de l’approche, l’imposante formation granitique les écrasa de sa hauteur vertigineuse, supérieure à trois cent mètres. Ils parvinrent bientôt à sa base, et purent contempler le formidable flanc de ce géant de pierre. Une faille étroite fendait cette falaise du haut en bas, et les guerriers qui allaient en tête s’y engouffrèrent, suivis par les prisonniers et l’arrière-garde. Au-delà de l’immense portail naturel, un sentier seulement assez large pour laisser passer trois ou quatre hommes grimpait à quarante cinq degrés vers le sommet du plateau. C’était là le seul chemin d’accès, et Bob, tout en titubant dans la caillasse, ne pouvait encore une fois qu’être impressionné  par la quasi-inviolabilité du lieu : un ennemi, même largement supérieur en nombre, n’avait pratiquement aucune chance de prendre d’assaut le centre névralgique du territoire des Balébélés. Il suffisait de quelques défenseurs postés en haut du sentier pour le tenir indéfiniment, projetant sagaies et rochers sur les assaillants.

Au terme d’une montée qui les acheva littéralement, Morane, Ballantine et M’Boli prirent pied au sommet, alors que le premier rayon du soleil balayait la surface presque parfaitement plane du plateau. Des hommes montaient la garde, assis autour d’un feu dont il ne restait que des braises. Sans doute était-ce pareil chaque nuit. Ils regardèrent passer la troupe d’un regard  indifférent, sauf  lorsqu’il se posait sur l’un des captifs : alors, la haine faisait étinceler leurs yeux. Apparemment, le « télégraphe de brousse » avait fonctionné, et les soit disant meurtriers étaient attendus de pied ferme.

Cette impression fut très vite confirmée, quand les hommes d’Impo et leurs prisonniers pénétrèrent dans le grand village, situé au centre du plateau, près d’un lac de dimensions respectables. Même si les Balébélés n’avaient pas pour habitude de faire la grasse matinée, il était inhabituel qu’une telle foule soit amassée entre les cases de branchages de si bonne heure. Hommes en pagnes, femmes souvent nues jusqu’à la ceinture, gamins au ventre rebondi, tous dévisageaient les captifs aux vêtements déchirés et aux visages égratignés, et une colère sourde émanait de ce rassemblement. Au moment où Bob et ses amis, bousculés par les guerriers emplumés, passaient à proximité de l’énorme baobab central, une pierre atteignit le Français à l’épaule. Ce fut le signal d’un déchaînement de violence : une pluie de projectiles s’abattit sur les trois hommes, qui durent baisser la tête et se courber pour essayer d’éviter la lapidation. Impo réussit à ramener le calme, à grands coups de la hampe de sa sagaie, et la foule cessa de les bombarder, se contentant de les insulter.

Les captifs furent alors conduits vers la périphérie du village, jusqu’à une case. La portière en cuir de buffle qui la fermait fut soulevée, et ils furent jetés à l’intérieur sans ménagement. Bill s’embroncha et roula sur le sol de terre battue. Avant que leur cellule ne soit refermée, Morane prit le risque de se retourner pour lancer en lingala :

-          Nous voulons comparaître devant Bankutuh, Impo ! Maintenant !

Impo écarta de la main l’homme qui maintenait la porte de cuir. Il sourit de toutes ses dents de fauve.

-          Bankutuh ?… Il est quelque part, en chasse lui aussi. Il cherche ceux qui ont tué notre frère. Mais Bankutuh est vieux, et Impo est jeune… Impo vous a trouvé. Il reste assez d’anciens ici pour décider de votre mort. Quand le roi reviendra, les vautours auront déjà bien entamé vos carcasses…

La portière de la case retomba, plongeant Bob et ses compagnons dans la pénombre. Bill, resté assis par terre, résuma la situation.

-          J’ai l’impression que ça commence à sentir le gaz, Commandant…

 

        Ï

 

Trois heures environ s’étaient écoulées ; de l’extérieur leurs parvenaient les milles bruits du village balébélé : bêlements de chèvres, caquètements de volailles, cris et rires des marmots…

Bill se racla la gorge et fit craquer ses jointures. Quelques minutes à peine après leur enfermement dans la case-prison, il avait fait une démonstration surprenante de sa force en brisant la liane qui liait ses poignets, tel un hercule de foire. Il avait ensuite libéré ses compagnons. Pour la centième fois peut-être, il gronda :

-          Fait soif ; et faim…

Puis :

-          Là, y a pas loin pour que je foute en l’air ce tas de branches pour aller boire un coup dans le lac et m’envoyer un poulet, cru et avec les plumes ! C’est pas humain de nous laisser la soute vide après nous avoir fait crapahuter à travers toute l’Afrique !

-     Tu boirais de l’eau ?, répliqua Morane. La situation est vraiment désespérée…

Sans relever le sarcasme, l’Ecossais se dirigea vers la porte de cuir de leur cellule, et Bob vit venir le moment où effectivement le géant allait sortir et dévaster la moitié du village. Ce qui aurait pour conséquence de hâter sa mort.

Bill n’eut cependant pas le temps d’aller jusqu’au bout de ses intentions belliqueuses. La portière s’écarta, et plusieurs guerriers noirs pénétrèrent dans la case, sagaies pointées. Bob distingua Impo se tenant à l’extérieur. Les trois prisonniers furent bousculés, poussés dehors, dans la lumière crue du soleil. Le visage d’Impo se crispa sous l’effet de la colère, et il s’écria :

-          Qui les a libérés ? Qui ?

Entrant dans une crise de rage, l’échalas se mit à frapper les hommes qui l’entouraient, en accusant les uns et les autres d’avoir ôté les liens des prisonniers. Ce qui bien entendu fit naître un grand sourire sur la face de Ballantine. C’est donc les mains libres que ce dernier et ses deux amis furent conduits à travers un dédale de cases et de jardinets, encadrés par une dizaine de gardiens sur le qui-vive.

Il n’y eut cette fois aucune agression physique de la part des Balébélés, juste des regards hostiles.

Bientôt, le petit groupe parvint en lisière du village et se dirigea vers un grand bois d’immenses fromagers, sous les frondaisons desquels il s’engagea. Une minute plus tard, ils s’avancèrent dans une clairière où régnait un calme et un silence de cathédrale. Au centre de l’espace dégagé se dressait une grande case, longue d’une trentaine de mètres, au toit de branches presque noir. Le bâtiment était ceint d’une barrière de bois aux très longs poteaux peints de couleurs vives et décorés de milliers de gris-gris. Bob, qui se doutait depuis un moment de leur destination, reconnut la case royale, à la fois demeure de Bankutuh, siège du gouvernement, lieu de culte, tribunal…

Impo en tête, ils pénétrèrent dans le bâtiment, accueillis par une relative fraîcheur et une pénombre profonde. Passé un vestibule aux  parois de torchis ornées de crânes d’animaux et fermé par une portière de joncs tressés, ils se retrouvèrent dans la salle du trône…

Prenant le jour par un trou dans la toiture destiné également à évacuer la fumée d’une dizaine de torches accrochées aux murs, la pièce, d’une centaine de mètres carrés, n’était meublée que de bancs de bois sur le pourtour. Deux poteaux soutenaient la charpente ; au fond, sur une estrade, un grand siège d’ébène à haut dossier, sans le moindre ornement.

Sur le trône de Bankutuh était assis un vieillard rabougri, vêtu d’une tunique de lin blanche. Affalé serait plutôt le mot juste, tant il était recroquevillé sur lui-même. A sa gauche et à sa droite, sur l’estrade mais en contrebas, se tenaient quatre autres vieux Balébélés. Tous regardèrent les prisonniers et leurs gardes prendre place au centre de la salle, alors qu’Impo s’arrêtait juste au pied de l’estrade, faisant face au trône.

-          Je te vois, Sambayo, sage parmi les sages !, déclama-t-il. Ces étrangers et ce renégat sont les coupables du meurtre de notre frère Imala. Impo les a trouvés, capturés, et traînés devant ce tribunal, pour que leur crime soit puni selon nos coutumes. Que le conseil juge…

Il baissa la tête et recula d’un pas, mais tout dans son attitude témoignait du peu de respect qu’il éprouvait pour les cinq vieillards. Le dénommé Sambayo parut se recroqueviller encore un peu plus sur le fauteuil d’ébène trop grand pour lui, dans tous les sens du terme. Il chevrota :

-          En l’absence de Bankutuh…

-          En l’absence de Bankutuh, interrompit Impo d’une voix tranchante, c’est toi qui règne, Ô Sambayo. C’est donc à toi de condamner ces blancs ; et leur châtiment ne peut-être que la mort !

Morane et Ballantine échangèrent un regard entendu. Il s’agissait bien là d’un tribunal fantoche réuni pour appliquer à leur encontre la plus expéditive des justices. Rien ne servirait de protester, les dés étaient pipés depuis le début. Ne leur restait plus qu’à saisir la moindre occasion pour se servir de leurs poings et tenter de fuir.

Aux dernières paroles d’Impo, le vieux Sambayo s’était mis à trembler. Il faisait réellement pitié, pris entre sa peur de l’échalas et celle de commettre un crime de lèse-majesté en n’attendant pas le retour du roi pour juger les hommes accusés du meurtre d’Imala. Le seul fait d’avoir osé s’asseoir à la place de Bankutuh devait le terroriser.

Brisant le silence pesant qui s’était installé, Impo s’écria :

-          Condamne ces chiens ! Maintenant !

Le vieillard leva une main tremblante et s’apprêtait sans doute à obéir, lorsque le bruit produit par la portière de joncs violemment écartée fit se retourner Impo et ses hommes,  ainsi que Bob et ses compagnons…

Un gigantesque Balébélé s’avança dans la salle du trône, suivi par plusieurs guerriers aux coiffes de plumes. Aussi grand que Bill Ballantine, mais pesant sans doute près de deux fois plus, il était vêtu d’un pagne en peau de panthère, et sur ses épaules colossales était posée une cape confectionnée avec la crinière de quatre ou cinq lions. Il tenait dans sa main formidable une sagaie à sa mesure, et sous sa peau sombre, luisante de sueur, roulaient des muscles massifs, à peine enrobés de graisse malgré l’âge. Il avait sans doute dépassé la soixantaine, mais dans son visage rond aux joues gonflées, les yeux étaient vifs, attentifs, et pour l’heure pleins de colère.

Bankutuh, roi des Balébélés, marqua un instant de surprise en reconnaissant Morane. Il ne s’adressa pourtant pas à lui et reporta son attention sur le groupe formé par Impo, Sambayo et les quatre autres sages. Il fit quelques pas vers son trône, et il était étonnant que sa marche ne fasse pas trembler la terre… Sambayo, gris de peur, sauta littéralement du siège d’ébène, et les cinq vieillards se fondirent dans la pénombre derrière l’estrade. Impo courba l’échine.

-          Je te vois, Grand Roi Bankutuh, puissant taureau aux mille épouses, père de tous les Balébélés !

Le roi ne répondit pas par la formule de salutation consacrée, ce qui était déjà une marque d’hostilité.

-          Impo, mon fils… Est-ce toi qui a nommé Sambayo pour me succéder sur le trône ?, fit-il d’une calme voix de basse. Je ne suis pourtant pas encore mort…

-          Te succéder ? Impo n’a convoqué les sages que pour juger ces blancs, coupables du meurtre d’Imala.

-          Impo ment !, fit Bob. Nous n’avons tué personne, nous n’étions même pas sur le territoire des Balébélés quand ce meurtre a été commis ! 

L’échalas jeta sur le Français un regard haineux, et sa main se crispa sur la hampe de sa sagaie. Il se contint à grand peine, sachant très bien que cet endroit était sacré et que celui qui y répandrait le sang, mis à par le roi lui-même, serait immédiatement condamné à mort. Il se tourna à nouveau vers Bankutuh.

-          Voit, Grand Roi, s’écria-t-il, voit comme cet étranger te manque de respect en osant prendre la parole sans que tu l’y ai autorisé !

-          Je connais cet « étranger », répliqua Bankutuh, et j’ai confiance en lui. Il ne tue jamais sans raison, et si un homme peut parler sans ma permission, c’est bien lui ! Quant à Impo, il n’est pas le mieux placé pour évoquer le respect qui est dû au roi des Balébélés.

Les yeux d’Impo roulèrent de droite et de gauche, cherchant le soutient de ses guerriers, mais ceux-ci détournèrent le regard, et plusieurs firent quelques pas pour s’éloigner furtivement de lui.

-          Que veut dire Bankutuh ?, demanda-t-il d’une voix sourde.

-          Il y a bien trop longtemps qu’Impo attend l’heure de défier Bankutuh pour lui ravir le trône… Peut-être Impo devrait-il aujourd’hui se décider, puisque les sages sont réunis.

Il n’y eût pratiquement aucun signe dans l’attitude de l’échalas laissant paraître son intention. Un infime changement chez le guerrier qui se tenait à cinq ou six de lui dut pourtant alerter Bankutuh. Avec une rapidité et une souplesse confondantes pour un homme aussi massif, il fit un saut de côté, tandis que son bras épais comme un python se détendait. La sagaie projetée traîtreusement par Impo le frôla et alla en vibrant se ficher dans un des poteaux soutenant la toiture de la case. L’arme de Bankutuh, elle, frappa le guerrier en pleine poitrine, le transperçant de part en part avec un bruit écœurant de côtes brisées. Impo fut projeté en arrière et tomba sur le côté, les jambes agitées de soubresauts…

Bankutuh, sans un regard pour son ennemi abattu, grimpa tranquillement les marches menant au trône, sur lequel il prit place en ramenant sa cape sur ses genoux. De l’index, il désigna Bob et ses compagnons.

-          Sachez, et faites savoir a tous que ces hommes sont mes invités, et les amis des Balébélés ; mes amis… Celui qui s’en prendra à eux deviendra l’ennemi de Bankutuh. Vous venez à nouveau de voir ce qu’il en coûte d’être l’ennemi de Bankutuh. Maintenant, sortez tous, mes enfants ; et que le corps d’Impo soit livré aux charognards, en exemple.

Les guerriers et les vieux sages s’en furent dans de multiples inclinaisons du buste, et seuls demeurèrent dans la case royale Bob, Bill, M’Boli et le roi. Ce dernier se leva alors et descendit de l’estrade en souriant de toutes ses dents.

-          Comme on dit chez les blancs, « voilà une bonne chose de faite »… Bob, mon frère, dis-moi ce qui vous amène, toi et tes amis, chez les Balébélés.

-          C’est une longue histoire, Grand Roi, une longue histoire…

 

Chapitre 6

 

 

 

 

Assis en tailleur sur des peaux de zèbres autour d’un plateau de deux mètres de diamètre servant d’assiette commune, dans la grande pièce de réception de la case royale, le roi des Balébélés et ses hôtes achevaient un substantiel repas (cuissot d’antilope, ragoût de cochon sauvage, ignames et manioc, le tout arrosé d’eau et de koutoukou, l’alcool de palme). Bankutuh avait mangé comme quatre, et Bill comme trois.

Bob venait de terminer le récit détaillé des circonstances qui les avaient amenés jusqu’ici. Il s’empara d’une des calebasses d’eau et but une grande rasade, puis s’essuya les lèvres du revers de la main. Bankutuh tapota son ventre en barrique, lâcha un rot titanesque et secoua lentement la tête.

-          Ce que tu me dis m’inquiète, Bob. Pas seulement parce qu’Alan et Leni ont été enlevés, mais surtout à cause de l’endroit où ils sont emmenés…

-          Où ils semblent être emmenés, du moins, répondit Ballantine en tendant une main avide vers la calebasse de koutoukou. Après tout, le seul élément qu’on a, c’est un mot lâché par un malfrat agonisant, au pont de Bunta.

-          Il y a autre chose…, fit Bankutuh.

-          Cet homme qui a été assassiné, cet Imala, demanda Morane… On l’a retrouvé où ?

Deux très jeunes filles entrèrent en silence dans la salle et soulevèrent le plateau à présent presque vide. Sans doute deux des épouses du roi. Ce dernier sourit.

-          Ta question prouve que tu suis mon raisonnement… Imala a été tué de trois balles, avant-hier, vers le nord-est, à moins d’une heure de marche du territoire des Bakubis. Il faisait partie de mes gardes-frontière. Des guetteurs sont postés en permanence le long de la Maramba, qui délimite les terres des Balébélés de celles des Bakubis. Nos deux peuples sont en guerre plus ou moins ouverte depuis toujours, tu le sais.

-          Et les Balébélés ont toujours vaincu, ajouta M’Boli avec fierté.

-          Et ils auraient sans doute été noyés dans leur sang si M’Boli vivait encore parmi nous, ajouta le roi.

M’Boli inclina la tête, ému par le compliment. Bob reprit, sombrement.

-          Tout concorde. « Ils » avaient deux journées d’avance sur nous. Les deux journées nécessaires pour traverser ton royaume du sud au nord. Quand nous étions encore au pont, ils étaient presque déjà chez les Bakubis. Imala les a sans doute repérés, pistés peut-être, et ils l’ont tué. Ils vont bien chez les Dingaris. Dans un sens, Impo nous a rendu service en nous conduisant ici à marche forcée.

-          Pourquoi ?, demanda Bill.

-          Je doute que les autres marchent la nuit ; ils ne savent pas que nous les suivons. Nous avons donc gagné des heures précieuses.

-          Ouais, à part que j’ai les semelles de mes godasses usées jusqu’aux genoux !

Il y eut un silence, chacun ruminant des pensées pessimistes. Puis Bankutuh reprit :

-          Vous ne les rattraperez pas avant qu’ils n’entrent chez les Dingaris, à moins que les Bakubis ne les interceptent ;  et alors…

-          Et alors il y aura beaucoup de veuves et d’orphelins au-delà de la Maramba, acheva M’Boli en montrant les dents.

Bob soupira et se passa la main dans les cheveux.

-          Espérons qu’« ils » passeront sans encombre.

-          Et nous aussi, ajouta Bill en reprenant un gobelet de koutoukou.

-          Parle-nous de ces Dingaris, Bankutuh. On en sait à peu près autant sur eux que sur les plus reculées des tribus papoues.

Le roi grimaça, ce qui lui donna un air particulièrement féroce.

-          Ceux qui vivent non loin de leur territoire ne les connaissent pas non plus. On les surnomme « les fantômes de la forêt » ! Leur pays est couvert de jungle et de marais, il est presque impénétrable. Ils n’ont aucun contact avec l’extérieur ; les plus vieux des Balébélés comme Somoya n’ont jamais vu un Dingari. Les Bakubis eux-même les craignent. On dit que c’est un peuple très ancien, peut-être le plus ancien d’Afrique.

Il fit une pause avant de continuer, un peu hésitant.

-          Il existe des légendes sur les Dingaris…

Bob sourit.

-          Nous sommes sur le continent des légendes. Chaque peuple a les siennes.

Bankutuh secoua lentement la tête.

-          Celles des Dingaris sont différentes ; aucune n’est poétique, parlant d’amour ou de faits d’arme héroïques… Il n’y a que de la terreur et du sang à leur sujet dans nos traditions orales. On dit que voilà des siècles, il y eut une guerre entre les Dingaris et des nomades musulmans venus du nord, là où se trouve maintenant le Tchad. Les Dingaris étaient envahis, presque vaincus… Ils auraient alors invoqué un puissant démon, plus puissant encore que Juju, et les assaillants auraient tous été anéantis par ce démon.

Morane haussa doucement les épaules.

-          Voilà qui reste assez traditionnel, comme légende.

-           Peut-être… mais… il y a une dizaine d’années, au cours de l’une des plus dures guerres avec les Bakubis, j’ai pénétré leur territoire à la tête d’une armée. Ils ont reculé, jour après jour, tout en nous harcelant.

Le regard de Bankutuh s’était soudain perdu dans le vague de ses souvenirs.

-          La nuit, leurs hommes-léopards déchiraient mes guerriers. Le jour, nous tombions sous leurs flèches empoisonnées ou dans des pièges garnis de pieux ; mais toujours ils reculaient. Nous avons fini par arriver à la frontière du pays Dingari, en bordure d’un immense marécage. Là, les Bakubis ont cessé de reculer. Pas par peur de s’enliser, non, mais ils préféraient mourir en nous combattant (nous étions cinq fois plus nombreux qu’eux) que de s’aventurer chez les fantômes de la forêt. Nous avons massacré les Bakubis, presque tous, jusqu’à la tombée du jour. Une dizaine a fini par tenter sa chance dans les marais…

Les yeux de M’Boli brillaient. Il vivait visiblement la scène et regrettait de ne pas avoir pris part à cette bataille. Bob et Bill écoutaient, eux-aussi fascinés par ces images d’un autre monde.

-          Nous étions épuisés, poursuivait Bankutuh, et nous avons établi là notre camp et fêté la victoire. Et puis, vers l’aube…

Stupéfait, Morane vit l’immense roi frissonner légèrement ; et ce n’était pas de froid !

-          On a entendu des hurlements, assez loin, venant des marécages ; les hurlements de plusieurs êtres humains, et pourtant…jamais je n’ai entendu un homme hurler de cette manière, même sous les plus terribles supplices ! Mais ce n’était pas tout… il y avait aussi ce bruit, ce grondement… rauque, caverneux ; comme une bête… sans doute énorme…ou un démon.

Le roi se tut, apparemment encore terrorisé par cette ancienne nuit. Bob suggéra, a voix presque basse tant l’ambiance dans la salle était devenue oppressante.

-          Les Bakubis auront été attaqués par des lions, ou des crocodiles…

-          Non, Bob. Quand le soleil a été haut, un guerrier Balébélé plus courageux que les autres a pénétré chez les Dingaris. Il a suivi la piste des Bakubis pendant deux heures.  Le marécage n’était pas très grand. Finalement, ce guerrier a pris pied sur la terre ferme, et là, il a trouvé les Bakubis… ils n’avaient pas été dévorés par un quelconque animal. Ils étaient… broyés ! Membres arrachés, têtes écrasées, et aucune marque de coupe-coupe ou de couteau. Le guerrier alors a perdu tout courage et a pris la fuite, revenant vers notre camp.

Bill prit la parole.

-          Peut-être cet homme a-t-il été tellement impressionné qu’il a halluciné ? Ou peut-être qu’il a finalement eut trop peur pour continuer et qu’il a raconté cette histoire pour se faire passer pour un héros ?

Bankutuh sourit.

-          Ce guerrier, Monsieur Ballantine, c’était moi…

L’Ecossais ne put que bredouiller.

-          Ah…’videment, ça change tout.

Après un long moment de gène, Bob se secoua et dit.

-          Quoi que ce soit qui nous attende chez ces mystérieux fantômes de la forêt, il n’est pas question d’abandonner Alan et Leni. Nous allons nous reposer deux heures, et reprendre notre route vers le territoire des Bakubis. Grand Roi, peux-tu nous aider en nous faisant accompagner par quelques-uns de tes hommes ?

Bankutuh parut soudain désolé.

-          C’est impossible, Bob. Les Balébélés sont en paix avec les Bakubis depuis des mois. Envoyer des hommes chez eux serait une déclaration de guerre. Même pour vous, même pour sauver Alan et Leni, je ne peux pas risquer de faire couler le sang de dizaines de guerriers. Mais je vais vous fournir un guide, le meilleur. Je suis désolé, Bob, vraiment…

Bob Morane leva la main.

-          Nous comprenons, Bankutuh, nous comprenons. Tu es roi et ton premier devoir est envers ton peuple. C’est tout à ton honneur de vouloir le préserver de la guerre. Il y en a déjà tellement sur ce malheureux continent…

Bill frappa dans ses mains.

-          Bon, nous reste plus qu’a aller nous faire massacrer chez les Bakubis ou déchiqueter chez les Dingaris… Vous savez quoi ? Mes prochaines vacances, c’est pas dans le coin que je les passerai !

 

        Ï

 

 

Amir Al Wallid laissa doucement retomber le rideau de feuillage, sans cesser de regarder, à environ trois cent mètres de leur cachette, la file de Balébélés qui s’éloignaient. Ils étaient une dizaine et leurs coiffes de plumes ondoyaient au-dessus des hautes herbes à éléphant au rythme de leur course ample. Ils disparurent derrière un bouquet de flamboyants.

Ce n’était pas le premier parti de guerriers noirs qu’Al Wallid et ses hommes apercevaient depuis qu’ils avaient traversé la gorge de Bunta, la veille. Il semblait que toute la région était en ébullition, et que quelque chose s’y était produit. Amir Al Wallid connaissait bien le territoire des Balébélés, pour y être venu à plusieurs reprises depuis qu’il avait atteint l’âge adulte, une dizaine d’années plus tôt ; et c’était bien  la première fois qu’il était à ce point obligé de se dissimuler pour éviter les autochtones. D’habitude, il ne rencontrait que quelques chasseurs, faciles à éviter pour un homme tel que lui. Il lui était même arrivé de séjourner plusieurs jours dans les parages sans rencontrer âme qui vive. Peut-être une nouvelle guerre avec les Bakubis ? Amir Al Wallid ne pouvait pas savoir que les groupes de guerriers noirs que lui et ses hommes avaient croisés cherchaient activement le ou les assassins d’un certain Imala, dont le meurtre allait conduire Bob Morane, Bill Ballantine et M’Boli dans une bien périlleuse situation.

Al Wallid se tourna vers le jeune Hussein à sa gauche et lui fit un signe de la main. L’Arabe baissa lentement le canon de sa kalachnikov. Le géant Akbar, à droite, fit de même.

-          Reposons-nous un peu, fit Al Wallid. Nous repartirons dans une heure. Salim, tu prends la garde.

Laissant le chauffeur en lisière du bosquet d’épineux, les trois hommes se coulèrent entre les branches entremêlées et s’allongèrent à même le sol, sur un lit d’herbe sèche malodorante; il s’agissait à coup sûr de la bauge d’un phacochère parti en vadrouille. L’animal ne les attaquerait certainement pas s’il revenait, et si c’était le cas, ce serait tant pis pour lui.

Les quatre hommes avaient marché toute la journée précédente, et toute la nuit, ne s’accordant que de brefs instants de repos. Ce faisant, ajouté au fait qu’ils prenaient le chemin le plus court vers les terres des Bakubis, ils avaient en partie comblé leur retard sur Bob et ses compagnons, mais cela aussi, bien entendu, ils l’ignoraient. Cette marche forcée aurait pourtant plus tard des conséquences décisives sur la suite des évènements…

Quelques secondes plus tard, Akbar et Hussein dormaient, en silence. Une des multiples facettes de l’entraînement spartiate que l’Ordre de l’Archange leur avait dispensé était la capacité à récupérer n’importe quand, n’importe où, et en peu de temps.

Amir Al Wallid resta éveillé quelques minutes. Il espérait que l’agitation dont faisaient preuve les Balébélés n’était pas le résultat d’un nouveau conflit avec leurs turbulents voisins. Les Bakubis en guerre ouverte avec les hommes de Bankutuh, cela signifiait des batailles, des patrouilles, les hommes-léopards se répandant dans la savane comme des fauves en chasse, bref cent fois plus de risques de se faire repérer et écharper.

Demain dans la journée, ils parviendraient à la frontière des terres de Dabakala Juju, le « Roi-Sorcier » des Bakubis, « celui-qui-déchire-les-hommes », maître incontesté de la secte des Aniotos. S’il s’avérait que la région était en paix, contrairement à ses craintes, la traversée du pays Bakubis ne devrait pas poser de problème particulier. Il avait déjà parcouru la piste qu’ils suivaient depuis Bunta, jusqu’à la limite du territoire des Dingaris. En fait, il connaissait presque par cœur toutes les contrées entourant le repaire des mystérieux « fantômes de la forêt ». Il y avait accédé par le Cameroun à l’ouest, le Tchad au nord, le haut cours de la N’Dolo à l’est. La route du sud, par Walobo, était la moins impénétrable, et c’est pour cela que « les autres » l’avaient choisie. Depuis des siècles, tous les futurs Grand Maître de l’Ordre de l’Archange avaient, comme lui, exploré de fond en comble ces régions, se préparant à la mission qui venait d’échoir à Amir Al Wallid.

La carte, dans le sac entre ses jambes, ne lui était donc que de peu d’utilité. Elle servirait surtout à ses hommes si lui-même venait à être tué avant qu’ils soient parvenus au terme de leur expédition.

Peut-être tout ce périple était-il inutile, au fond ? Il était possible, et c’était d’ailleurs le plus souhaitable, que ceux qu’ils pistaient soient déjà morts, tués par les Balébélés, les Bakubis, un troupeau d’éléphants, tués par la savane, par la forêt ; il y a mille manières de mourir dans ces lieux sauvages. Dans tous les cas, tant qu’il n’en aurait pas la preuve, Al Wallid devrait considérer que leur gibier était toujours en vie et en route pour les terres horrifiantes des Dingaris.

Ce que le Syrien redoutait par-dessus tout, peut-être même plus encore que l’échec, c’était de mourir sans savoir. Il n’imaginait rien de plus affreux que de fermer les yeux pour toujours avec dans l’esprit cette terrible question : la Bête est-elle libre ?


Ï

 

Le guide mis par Bankutuh au service de Bob Morane et de ses deux compagnons s’appelait Aboyo. Il ne mesurait même pas 1m50, ce qui pour un Balébélé était pratiquement du nanisme. Très noir de peau, ses membres secs et noueux ressemblaient à des sarments de vigne. Il avait une grosse tête au crane chauve et plissé comme un genou. Pour tout vêtement, il ne portait qu’un pagne crasseux, et pour toute arme une vieille baïonnette de l’armée française, une « rosalie ». Il allait pieds nus, toujours en tête du groupe, un court bâton orné de plumes de huppe blanches et noires à la main. Cet ustensile lui servait à écarter le feuillage, retourner les pierres à la recherche de larves (qui constituaient le principal de ses repas), et à menacer quiconque faisait mine de ne pas être d’accord avec lui sur n’importe quel point de détail.

Mis à part cela, Aboyo possédait trois caractéristiques étonnantes.

La première était son incroyable connaissance de la nature, qu’il lisait à livre ouvert. Très rapidement après leur départ du village, Bob, Bill et M’Boli avait admis que le petit Balébélé devait être, comme l’avait affirmé Bankutuh, le meilleur pisteur qui soit. Chaque trace animale, chaque odeur imperceptible pour un blanc, chaque chant d’oiseau était enregistré, analysé, et traduit en prévision météo, perspective de nourriture, signe de danger. Aboyo était une base de données sur deux jambes. Cette parfaite interactivité avec l’environnement se révèlerait à coup sûr précieuse lorsqu’ils devraient traverser le pays Bakubi.

Peu avare d’explications sur les méthodes qu’il employait pour se tailler un chemin dans le labyrinthe des collines boisées s’élevant vers la limite du territoire des Balébélés, Aboyo parlait, parlait, parlait… C’était là sa deuxième caractéristique : il était proprement saoulant. A voix très basse, une voix aiguë et aigre, il babillait sans arrêt. Au début, M’Boli, qui seul comprenait ce bavardage incessant, avait bien essayé de répondre, du moins quand Aboyo semblait s’adresser à lui, mais le géant noir s’était vite rendu compte que le petit homme se moquait éperdument qu’on entretienne ou pas la conversation. Il parlait donc tout seul, élevant parfois la voix comme s’il se disputait avec lui-même. Bill avait bien sûr exprimé son avis sur la question en se frappant la tempe du bout de l’index.

On l’a déjà dit plus haut, Aboyo marchait en tête, ce qui pour un guide est assez normal. Ce qui par contre aurait étonné un observateur attentif, c’est qu’au bout de deux heures de marche le petit Balébélé avait pris une avance confortable sur Ballantine, qui allait en deuxième position. Nul doute que sur un très long trajet, aussi bien l’Ecossais que Bob auraient malgré leur résistance été semés par le pisteur. Mais après seulement deux heures… L’explication en était la troisième caractéristique d’Aboyo. Bill, à la première manifestation suffocante de cette particularité physiologique, s’était exclamé :

-          Pouah, c’t’infection ! Qu’est-ce qu’y balance, le bougre !  On trouve pourtant pas de cassoulet dans le coin !

Puis, à la deuxième :

-          Ah non, vais me plaindre à la Ligue des Droits de l’Homme ! C’est pas tenable ! Va finir par pulvériser son pagne !

Et à la troisième :

-          Ras l’bol, Commandant, je prends du champ ! Je préfère encore me paumer dans la brousse que de supporter çà ! Je sais pas si c’est le meilleur guide, mais c’est à coup sûr le plus puant !

Par malheur, le petit Balébélé, prenant son rôle à cœur et ayant remarqué le peu d’entrain de Bill, Bob et M’Boli à rester collés à ses basques, finissait toujours par s’arrêter quand ils décrochaient, et les attendait et tapant du pied et en les invectivant. Ils finirent donc par suivre sagement, et prirent l’habitude de respirer par la bouche…

Les flatulences redoutables d’Aboyo perdirent de leur efficacité lorsque le petit groupe attaqua un sentier raide, sur le flanc d’une falaise de grès rouge que des strates de teintes multiples faisaient ressembler à un mille-feuilles géologique. En s’élevant, ils bénéficièrent rapidement d’une brise salvatrice pour leur odorat. L’ascension, après près de sept heures de progression dans la chaleur suffocante de la plaine, les épuisa, et c’est avec soulagement qu’ils prirent pied sur un plateau à l’herbe rase, balayé par un vent presque frais. A l’est, des nuages sombres approchaient, changeant continuellement de forme.

Soudain, poussant un cri qui fit croire à ses compagnons qu’il s’était blessé, Aboyo se pencha en avant, ce qui fit faire à Bill un bond préventif de côté, ramassa quelque chose parmi les pierres, et se retourna en brandissant sa trouvaille et en baragouinant de plus belle. La lueur du soleil qui baissait rapidement fit étinceler un minuscule cylindre de cuivre. Bob s’approcha et tendit la main. Le guide y laissa tomber la douille. Morane l’examina.

-          Petit calibre, pour la chasse au gibier courant… pas la moindre corrosion. Elle n’est pas là depuis longtemps.

Aboyo s’était mis à tourner en rond autour de M’Boli et des deux blancs, en cercles de plus en plus large, suivant la technique de recherche dite de « l’escargot ».

-          Qu’est ce qu’il fait, le pétomane des savanes ?, demanda Bill.

-          Il cherche d’autres traces, répondit Bob. Celui qui a tiré l’a forcément fait sur quelque chose; ou quelqu’un.

-          Si ce quelque chose ou ce quelqu’un a été touché, assura M’Boli, Aboyo trouvera.

De fait, au bout de quelques minutes, le petit Balébélé s’arrêta, à une trentaine de mètre d’eux, et leur fit signe. Ils approchèrent au pas de course, et rejoignirent le guide, à présent accroupi. Sur une pierre plate s’étalait une tache brune de quatre ou cinq centimètres à peine de diamètre. Aboyo la gratta de l’ongle, et porta les miettes recueillies à sa bouche. Il réfléchit un instant, et laissa tomber quelques mots.

-          C’est du sang de gazelle, expliqua M’Boli. Vieux de deux ou trois jours.  

Morane se passa la main dans les cheveux, regardant autour de lui. Puis il poussa un soupir de soulagement.

-          Voilà qui prouve au moins que les ravisseurs d’Allan et Leni ont réussi à traverser les terres des Balébélés sans que les guerriers de Bankutuh les retrouvent. Après le meurtre d’Imala, je craignais qu’un gars du genre d’Impo ne les massacre sans autre forme de procès.

Il regarda vers le nord.

-          Le pays Bakubi est tout proche. Ils doivent y être, maintenant…

-          C’est pas franchement plus rassurant, fit Ballantine.

Bob haussa les épaules.

-          On sait depuis le début que chaque étape sera plus dangereuse que la précédente.

Aboyo se dressa d’un bond, et se figea, le cou tendu, comme un chien d’arrêt… Morane, lui avait penché la tête légèrement de côté. Le guide prononça encore quelques paroles, que M’Boli commença à traduire :

-          Aboyo a entendu…

-          Des rafales d’arme automatique, acheva Bob. Il m’a semblé aussi. Assez loin, dans la direction d’où nous venons.

Ils gardèrent le silence un moment. Aboyo écoutait. Il finit par secouer la tête, et interrogea Morane du regard. De la main, le Français lui fit signe qu’ils n’avaient plus qu’à reprendre leur chemin. Ce qu’ils firent, a travers les broussailles du plateau.

-          C’que vous en pensez, Commandant ?

-          Ce que j’en pense, Bill ?… Qu’il commence à y avoir beaucoup trop de gens bien armés dans le coin.

 

        Ï

 

La lionne avait faim et elle était inquiète pour ses lionceaux. La saison sèche était longue cette année, bien plus longue que d’habitude. Bien évidemment, le fauve n’avait pas le souvenir des années passées, mais son ventre creux, le manque d’ardeur au jeu de ses petits, sa soif persistante et cette fringale qui la tenaillait, tout lui indiquait que quelque chose d’anormal se passait sur son territoire.

Ce terrain de chasse, elle ne cessait d’ailleurs de l’élargir, poussant de jour en jour plus loin à la recherche de proies. Elle prenait alors le risque de laisser ses trois rejetons longtemps abandonnés. La brousse est impitoyable pour les faibles, et la lionne savait qu’elle n’était pas la seule à souffrir d’inanition. Les hyènes s’enhardissaient, les guépards se faisaient menaçants, même les bandes de babouins devenaient dangereuses. Pour couronner le tout, le grand félin avait le matin même détecté à son urine la présence proche d’un mâle ; sans doute un de ces vieux rois déchus par un plus jeune et contraint à un exil solitaire. Ceux-là étaient les plus redoutables, car désormais incapables de fonder un nouveau clan, ils rôdaient, amers et rageurs, et les lionceaux étaient pour eux des proies privilégiées, ne se méfiant pas à priori d’un animal de leur propre espèce.

Par-dessus les graminées, le regard jaune de la lionne balaya lentement la savane. Les herbes bruissaient doucement ; rien à l’horizon... Les grands troupeaux de zèbres et de gnous avaient migré depuis longtemps vers l’est, vers les collines où il pleuvait un peu et où l’herbe n’était pas aussi cassante sous la dent.

Puis, l’animal, gueule ouverte et langue pendante, laissa échapper un grondement bas et long, presque un râle. Là-bas, sortant d’un petit bois d’arbrisseaux, des silhouettes étaient apparues… La lionne crut un instant qu’il s’agissait de grands cynocéphales, et elle hésita à attaquer, connaissant la terrible combativité de ces singes. Mais en même temps, l’odeur fade de l’homme lui parvint. Elle évitait en général les humains, les plus redoutables prédateurs de la brousse, avec leur grande griffe brillante qui perce les chairs de loin. Pourtant, la faim la poussait, et elle se ramassa sur elle-même, commençant à ramper vers ses cibles. Une chose l’inquiétait et la rassurait en même temps : ces hommes n’avaient pas le même fumet que les bipèdes noirs qui vivaient sur ces terres. Peut-être étaient-ils moins dangereux, peut-être plus ? La lionne n’était de toute façon déjà plus en état d’hésiter. Les hommes étaient là, tout près…

Elle se ramassa, pédala sur place de ses pattes arrières, et s’élança sur le plus proche, en silence.

Salim perçu seulement une ombre sur sa gauche. Au moment où il faisait mine de se retourner, il sentit une haleine chaude et fétide sur son cou, juste avant qu’une douleur atroce ne lui fasse pousser un hurlement qui s’éteignit aussitôt dans un gargouillis. Il entendit nettement ses vertèbres cervicales se rompre, et il mourut. La lionne plaqua l’Arabe au sol, les crocs plantés dans sa gorge, fouillant le torse de ses griffes. Puis il y eut un grand fracas et elle ressentit une série de chocs dans son flanc, accompagnés d’une souffrance aiguë. Lâchant sa victime, elle bondit vers le jeune Hussein, qui a trois mètres de là vidait son chargeur sur elle. D’autres blessures, d’autres douleurs… Le fauve faucha la kalachnikov d’un coup de patte, faisant exploser la crosse de bois. Hussein hurla et plongea de côté dans les hautes herbes, tandis qu’Akbar et Amir Al Wallid mitraillaient à leur tour l’animal. Ce dernier, percé de balles, le pelage entièrement couvert de sang, fit deux pas vers Hussein, puis s’écroula, mort avant de toucher terre… Les lionceaux ne verraient pas revenir leur mère, et la loi de la savane se chargerait d’eux.

Loin vers le nord, Aboyo le petit Balébélé et Bob Morane, tendant l’oreille, avaient assisté sans le savoir à la fin d’une des reines de la brousse.

 

 

Chapitre 7

 

 

 

 

Le pays Bakubi était presque entièrement constitué de hautes collines entre lesquelles s’étalaient des vallées étroites couvertes de forêt dense difficilement pénétrable. La progression y était malaisée et harassante, et l’expérience d’Aboyo, qui flairait littéralement les sentes d’animaux, s’était révélé décisive. Sans lui, Bob et ses amis auraient tourné en rond pendant des jours, pour finir sous la griffe d’une panthère noire ou d’un Anioto en maraude.

Après avoir campé en bordure du plateau où le petit Balébélé avait trouvé la douille de fusil, les quatre hommes étaient repartis à l’aube, plus que jamais sur leurs gardes : ils étaient désormais en territoire ô combien hostile ! Les sabres de brousse étaient entrés en action, se levant et s’abattant sans relâche, dans une moiteur étouffante et les attaques infernales des insectes.

Au soir, ils avaient à peine parcouru une dizaine de kilomètres, et ils stoppèrent pour la nuit au bord d’un ruisseau, renonçant à essayer de gagner une position dominante qui pourtant leur aurait offert plus de possibilités de résister à une éventuelle attaque des Hommes-léopards.

Il était bien entendu hors de question d’allumer un feu, et ils se contentèrent d’un repas frugal de viande d’antilope séchée et de boulettes de manioc.

Bob, Bill et M’Boli s’installèrent chacun pour la nuit au creux des branches maîtresses de trois grands ébènes. Aboyo, quant à lui, déclara que les arbres étaient bons pour les singes, qu’il n’était pas un singe, que les singes étaient vicieux et sentaient mauvais (ce qui fit rigoler l’Ecossais), etc, etc… Il se roula donc en boule dans un buisson et se mit aussitôt à ronfler.

La nuit passa, sans incident. Jusqu’à l’aube…

Un hurlement suraigu de terreur réveilla Morane en sursaut. Instantanément lucide, il rejeta la petite moustiquaire qui lui couvrait le visage et s’assit à califourchon sur la branche qui lui servait de perchoir. Un deuxième cri éclata, venant du sol, accompagné d’un grand raffut de branchages remués. En même temps montait une sorte de mugissement féroce qui fit courir un frisson sur la peau du Français. Sur sa gauche, il entendit Bill hurler :

-          Nom de… Commandant ! Là !

La lueur de l’aurore ne parvenait pratiquement pas jusqu’au fond de cette vallée encaissée, et c’est dans une pénombre lourde que Bob se dressa sur sa branche, alors qu’un troisième cri retentissait, étouffé et apparemment déjà éloigné de plusieurs dizaines de mètres. Morane entendit le bruit d’un homme touchant terre, à sa droite, et compris que M’Boli avait bondi de son refuge. Le Français fit de même, atterrissant en souplesse sur l’humus épais, et piqua un sprint vers l’endroit où Aboyo s’était couché la veille ; il avait compris que leur guide avait été attaqué par un animal sauvage. En arrivant au buisson, il faillit télescoper Ballantine, qui scrutait le sous bois, les trois canons de son gros Mosberg braqués sur le néant. Il n’y avait plus aucun bruit.

-          Qu’est ce que tu as vu, Bill ?

Le géant hésita.

-          Sais pas… on aurait dit… comme une autruche, mais avec des sortes de pattes de devant. Çà ressemblait à un… un petit tyrannosaure.

-          Un tyrannosaure ?

-          Mais la tête était moins grosse je crois; enfin, d’après ce que j’ai pu juger, vu que c’te bestiole maintenait Aboyo dans sa gueule avec ses pattes. Le temps de sauter d’mon arbre, elle avait filé.

Morane tentait comme son ami de percer la semi-obscurité des buissons et des lianes enchevêtrées. Juste en face d’eux, une grosse trouée attestait du passage d’un animal imposant. Quelques branches cassées se balançaient encore lentement dans un mouvement de pendule anodin mais qui devenait oppressant dans ces circonstances. Le canon de la winchester du Français tremblait légèrement.

M’Boli s’était accroupi à l’endroit où Aboyo s’était endormi la veille, et examinait le sol. Il désigna une tache humide sur les végétaux en décomposition.

-          Du sang, Bwana Bob… Et là !

Le timbre de sa voix avait changé, et était empreint de peur. Bob s’agenouilla à côté du géant noir, qui montrait une trace bien distincte sur le sol spongieux : une sorte de trident d’une trentaine de centimètres de long.

Bill s’était penché au-dessus de ses deux compagnons.

-          On dirait une patte de poulet…

-          Sacré poulet, commenta Morane.

Puis, se relevant.

-          Allez, on remballe et on fonce ; la piste est fraîche. Pas question de laisser tomber Aboyo.

Ballantine fit la moue.

-          Croyez vraiment qu’on a la moindre chance de le retrouver, Commandant ?

-          Non, mais on essaye quand même !, répondit Morane d’une voix dure.

Deux minutes plus tard, montre en main, les trois hommes s’étaient lancés à la poursuite du mystérieux animal qui avait emporté le petit Balébélé au cœur de la forêt tropicale. Allant en tête, Bob ne pouvait s’empêcher de songer à tout ce que ce continent encore mal connu dissimulait comme mystères, y compris zoologiques. Ici, des espèces animales avaient certainement survécu au passage des ères, d’autres avaient sans doute subi des mutations aberrantes ou des croisements absurdes, dans la grande et continuelle expérimentation de la nature. Morane lui-même, au cours de ses aventures en Afrique, avait croisé le mythique et pourtant réel M’ngwa, et aperçu des traces du non moins légendaire Chipekwe.

Tout en suivant la piste, prêt à faire feu au moindre mouvement, le Français se demandait à quoi cette fois ils étaient confrontés. La description de la bête faite par Bill, ajoutée à l’empreinte relevée par M’Boli, semblait attester de la présence dans ce coin de jungle d’un grand prédateur allant sur deux pattes, mais pourvu de membres antérieurs. Un petit tyrannosaure avait dit l’Ecossais. Etait-il possible qu’une espèce de saurien ait perduré ici depuis des millions d’années ? Et Bob songea à son ami Bernard Heuvelmans, père de la cryptozoologie, qui aurait sans doute donné sa dernière chemise pour se trouver là en ce moment, malgré le risque.

Au bout d’une heure environ, ils débouchèrent au sommet d’un éboulis, si brusquement que Morane manqua dégringoler entre les pierres couvertes de mousse. La forêt humide s’arrêtait net, faisant place, une dizaine de mètres plus bas, à une vallée étroite dominée par d’étranges pitons rocheux aux sommets baignés d’une brume dense. Rejoint par Bill et M’Boli, Bob balaya les environs du regard. La vallée était parsemée de blocs de basalte de toutes tailles, sans doute projetés là par une ancienne éruption volcanique. Une herbe rase poussait entre ces rochers.

Bill fit volte face, examinant l’endroit par lequel ils étaient arrivés.

-          La bestiole est bien passée par là, fit-il en désignant la trouée dans le feuillage. Elle a certainement continué droit devant… ça va être coton de la suivre sur ce tapis d’herbe. Macache pour les traces !

Bob se passa la main dans les cheveux.

-          En plus, j’aime pas du tout la configuration de cet endroit. Certains de ces rochers pourraient dissimuler un troupeau d’éléphants ! Si cette saleté est là-dedans, elle pourra nous tomber dessus sans qu’on ai le temps de réagir.

Ils restèrent un long moment aux aguets, observant et écoutant, dans un silence impressionnant… Peu à peu, la vallée et les pics sombres qui la cernaient leur faisaient penser à la mâchoire inférieure d’un monstre assoupi.

Morane se secoua, mettant fin à l’angoisse qui insidieusement s’emparait de son esprit.

-          Bon, on va pas rester ici jusqu’au jugement dernier. Allons-y.

Ils descendirent l’éboulis, et s’avancèrent entre les premières bombes volcaniques.

 

        Ï

 

Ce fut M’Boli que les vit le premier… La vallée faisait un coude à angle presque droit et se resserrait jusqu’à n’avoir que deux ou trois cent mètres de large. Morane et Ballantine, côte à côte pour disposer éventuellement d’une meilleure puissance de feu, fixaient intensément un rocher presque parfaitement sphérique et s’apprêtaient à le contourner. Le grand Balébélé, lui, regardait plus loin, le prochain bloc de basalte. Ils avaient dès le début de leur progression adopté cette technique pour essayer de mettre le plus de chances possibles de leur côté en cas d’attaque.

M’Boli s’arrêta, et attendit que ses deux compagnons aient contourné le roc sombre, pour ne pas risquer de détourner leur attention au mauvais moment. Puis, il baissa le canon de son nitro-express et tendit le bras.

-          Bwana Bob…

Morane suivi des yeux la direction pointée par le géant noir. A un kilomètre environ, au-dessus de la vallée, une dizaine de petites taches sombres tournoyaient.

-          Des vautours, constata Ballantine.

-          Et où il y a des vautours…, poursuivit Bob sans terminer sa phrase tant la suite était évidente.

Bien entendu, leur première pensée fut pour Aboyo. La tentation était forte de ce précipiter vers l’endroit qui était l’objet de l’attention des charognards, mais c’eût été une grande imprudence. Les trois hommes poursuivirent donc leur progression circonspecte, infléchissant leur marche vers le point marqué par le vol lent des grands oiseaux. Certains de ceux-ci se laissaient tomber au sol, tandis que d’autres apparaissaient, venant de la forêt proche. Finalement, passant entre deux bombes volcaniques, ils découvrirent un spectacle qui était loin d’être nouveau pour eux : un grouillement de plumes marron et de cous pelés, de grandes ailes claquant dans un bruit de linge mouillé, des piaillements aigres, des becs sanguinolents… çà et là, des volatiles sautillaient gauchement, tentant de se frayer un passage vers la nourriture en poussant leurs congénères.

Les vautours étaient une bonne trentaine, et il en arrivait toujours, comme si un mystérieux téléphone de brousse les avait alertés à des kilomètres à la ronde. Bob avait immédiatement constaté qu’il n’y avait pas qu’un seul cadavre (hommes ou animaux ?) sous la masse mouvante des rapaces. Il y avait distinctement trois zones où les oiseaux se disputaient leur pitance.

Ne voulant pas alerter les Bakubis, les sons devant porter très loin dans ces collines coupées de vallées faisant office de caisses de résonance, ils s’abstinrent de tirer en l’air pour disperser les nécrophages, et se contentèrent de courir vers eux en les bombardant de pierres. D’un vol lourd  et disgracieux, les gros oiseaux s’élevèrent, à regret. Certains, plus courageux, furent chassés à coups de crosses, et M’Boli réussit même à en tuer un en lui brisant le crâne.

C’était bien des êtres humains qui gisaient là… Deux d’entre eux, un blanc et un noir, étaient étendus sur le dos, bras en croix. Bien qu’il soit encore très tôt dans la matinée, les vautours, oiseaux diurnes, avaient eu le temps de faire bombance, et les deux malheureux étaient méconnaissables. Tout juste Bob put-il constater, à la taille et à ce qui restait des vêtements,  que le noir n’était pas Aboyo. Le troisième homme était lui aussi un occidental, et était couché à plat ventre. Bill s’en approcha, fit tournoyer son arme au-dessus de sa tête pour empêcher un rapace de se poser à nouveau, puis s’accroupit. Prenant le mort par une épaule, il le retourna, essuya ses mains sur l’herbe sèche, et examina le visage, préservé par la position du corps. Morane le rejoignit, tandis que M’Boli rôdait alentour, attentif.

-          Déjà vu ce gars là, fit l’Ecossais; mais où ?

-          Sur l’« African King »… Le type que la reporter rouquine a envoyé au paradis des boxeurs.

-          Z’avez raison ! , s’exclama Ballantine. Heu… Bart… Burt, quelque chose comme çà.

-          Birch, laissa tomber Bob.

-          Ouais, Birch…

Bill se redressa, considérant la dépouille de Birch d’un air morne.

-          C’est sûr, c’était pas le genre de type avec lequel j’aurais volontiers bu un coup, mais quand même; venir clamser ici, en plein nulle part… Z’avez vu les blessures ?

Le Français hocha la tête.

-          J’ai vu… Ils ont été tués à coups de sagaies. Il y a quelques heures. Sans doute hier soir, avant d’avoir eu le temps d’établir leur campement pour la nuit. L’autre blanc doit être un des acolytes de Birch, ceux qui se sont bien gardés d’intervenir, sur le bateau. Le noir était peut-être leur guide.

-          Mais qu’est-ce qu’ils venaient faire dans le coin ?

Bob haussa les épaules.

-          Va savoir. Il y aura toujours en Afrique des aventuriers de tout poil pour partir à la recherche d’une mine de diamant, de trésors oubliés, ou pour trafiquer tout ce qui peut s’acheter et se vendre. On en sait quelque chose, toi et moi, mis à part pour le trafic…

A cet instant, M’Boli appela :

-          Bwana Bob !

Morane releva la tête. A une vingtaine de mètres d’eux, le grand Balébélé brandissait un sac a dos kaki. Bill écarta les bras en signe d’incompréhension.

-          Ben ouais, c’est un de leurs sacs, et alors ?

-          Et alors, compte les sacs !, rétorqua le géant noir.

Fronçant les sourcils, Ballantine pivota lentement sur lui-même. Visiblement, les trois victimes des Bakubis avaient été surprises, laissant tomber leurs affaires sur place, sans doute pour s’emparer de leurs armes. Mais les Aniotos avaient été trop rapides, et ceux qui avaient violé leur territoire étaient tombés sans avoir le temps de faire un geste. Tout près de chaque cadavre, il y avait un sac. Trois corps; trois sacs…

-          Bien vu, fit Bob à l’intention de M’Boli qui s’approchait en inspectant sa trouvaille.

-          Regarde, répondit le Balébélé en lui mettant le dos du sac devant les yeux.

Cousue sur une des bretelles de toile renforcée, il y avait une petite étiquette. Le Français lut, et murmura le mot de Cambronne.

-          C’qui y a ?, demanda Bill.

-           Il semblerait que ceci appartienne à une certaine Jeanne Favert…

        Ï

 

Ils avaient cherché longtemps le corps de la journaliste, fouillé ce coin de vallée de fond en comble, sans succès ; ce qui n’était que très peu rassurant.

Revenant vers le lieu de leur macabre découverte, ils durent encore faire fuir les vautours qui s’étaient à nouveau lancés à l’assaut dès que les trois hommes avaient pris un peu de champ.

Bob arborait une mine sombre. Ses yeux avaient viré au gris le plus métallique et il serrait les dents à s’en faire craquer les mâchoires. Depuis quelques heures, tout tournait sérieusement au vinaigre. Selon son habitude, Bill résuma la situation avec tact et délicatesse :

-          En clair, on est aussi paumés que Christophe Colomb à sa première traversée, on a pu passer vingt fois à côté des cadavres d’Alan et Leni sans les voir, Aboyo s’est fait becqueter par un bestiau qui est peut-être en train de nous lorgner en se léchant les babines, et les premiers blancs qu’on rencontre sont réduits à l’état de steak haché ! Quant à notre copine de l’ « African King », on en retrouve la trace juste pour avoir le loisir de se demander si elle est pas déjà dans une marmite ! Voilà une équipée qui devient joyeuse !

Morane contempla la jungle proche.

-          Qu’est-ce qu’elle faisait avec Birch ?, s’interrogea-t-il.

-          C’est vrai qu’après le gnon qu’elle lui a foutu, ils devaient pas être particulièrement copains… Et si Birch l’avait suivie pour se venger ?

Le Français fit la moue.

-          Faudrait vraiment avoir la rancune tenace, pour suivre quelqu’un chez les Bakubis à cause d’un gnon, comme tu dis.

-          Mmm… alors ?

-          Sais pas. Elle devait rejoindre le guide engagé par « Notre Epoque » à Epena, puis gagner les terres des Dingaris par le nord du pays Balébélé, puis l’est du territoire Bakubi, où nous nous trouvons en ce moment. C’est un complet hasard que nous soyons tombés sur ces corps. Sans l’attaque de cette nuit, nous aurions continué droit vers le nord.

-          Votre amie n’est peut-être pas encore morte, intervint M’Boli. Les Bakubis tuent rarement les blancs tout de suite. Ils préfèrent les sacrifier à Juju.

Il désigna les trois cadavres.

-          Ceux-là se sont sûrement défendus, et les Hommes-léopards les ont massacrés.

-          Et tu pourrais trouver leur village ?, demanda Bob.

Le grand Balébélé grimaça en secouant lentement la tête.

-          Très difficile… le pays des Bakubis est vaste. Il y a plusieurs villages, qui changent de place ; les Bakubis sont restés des nomades. Quand ils ont fini d’exploiter un endroit, ils partent ailleurs.

Bill s’était mis à fouiller les sacs à dos des trois morts, essentiellement pour y trouver des papiers d’identité ou des objets qu’ils pourraient éventuellement rendre à leurs familles. Il ne restait pas grand chose, les assaillants ayant emporté à peu près tout.

-          Autrement dit, fit-il, tout ce qui nous reste à faire, c’est laisser tomber Jeanne Favert et continuer notre chemin, en espérant éviter les Bakubis ; en espérant aussi qu’Alan et Leni sont encore devant nous, et vivants…

Bob baissa la tête. Ce que disait son ami était frappé au sceau du bon sens. Ce serait une folie de se lancer dans la jungle à la recherche d’un hypothétique village pour tenter une non moins hypothétique opération de libération de Jeanne Favert. La journaliste allait rejoindre la longue liste des occidentaux disparus dans la forêt africaine comme s’ils n’avaient jamais existé.

Morane allait donner le signal du départ, lorsque, assez loin vers le nord, un roulement sourd et rythmé débuta. Un bruit grave et étouffé par la distance, qui résonnait comme une menace.

-          Les tambours bakubis, dit M’Boli…

-          Et…, commença Ballantine.

Le géant noir l’arrêta de la main, et pencha la tête, écoutant les battements modulés qui arrivaient par vagues entre les pitons rocheux cernant la vallée. Une minute s’écoula, puis M’Boli reprit.

-          Tambours de sacrifice. Une cérémonie Anioto se prépare ; pour ce soir sans doute…

 

 

Chapitre 8

 

 

 

Le vacarme des tam-tams était assourdissant, et obligeait Bob Morane et ses compagnons à communiquer entre eux par gestes. Il n’y avait de toute façon pas grand chose à dire, tant le spectacle qu’ils avaient sous les yeux était dantesque et explicite.

Il avait fallu aux trois hommes la journée entière pour parvenir jusqu’à leur destination. Guidés par les tambours, ils avaient escaladé des collines aux arêtes dentelées, plongé dans des combes tapissées d’une végétation délirante, arpenté au pas de course des plateaux portant les traces de feux de brousse gigantesques…

La nuit venait de tomber lorsque, prenant de plus en plus garde à ne pas se faire repérer par d’éventuels guetteurs, ils s’étaient coulés jusqu’au faîte d’un éperon de basalte en forme de corne de rhinocéros, couvert de taillis épineux, après avoir longé pendant plusieurs kilomètres un ravin étroit dont ils ne voyaient pas le fond. Là, à une cinquantaine de mètres sous eux, occupant une large clairière artificielle encerclée par la jungle et adossée à une falaise, le village bakubi, violemment éclairé par des centaines de torches, offrait une vision sortie tout droit de l’aube des temps.

Il y avait là environ quarante grandes cases de branchages aux toits de palmes, disposées en cercle autour d’une place centrale. Les torches, accrochées à de grandes perches plantées un peu partout ou portées par des femmes à demi-nues, lançaient vers le ciel étoilé un panache de fumée grise et des myriades d’étincelles qui faisaient penser à un volcan en éruption. La population, parmi laquelle on distinguait des hommes portant sur les épaules et le crâne une dépouille de léopard, était agglutinée au centre, et se livrait à des contorsions frénétiques au rythme du martèlement des joueurs de tambour. Ceux-ci, assis par terre, luisants de sueur, dodelinaient de la tête en roulant des yeux, visiblement épuisés et gavés de koutoukou.

Bob fut immédiatement frappé par le symbole du cercle, selon toute apparence important chez les Aniotos : le cirque rocheux, la clairière, la disposition des cases, l’assistance… le dernier cercle (« Le dernier cercle de l’Enfer », pensa Morane) était constitué d’une vingtaine d’Hommes-léopards en transe, se balançant lentement d’avant en arrière, comme des cobras prêts à frapper. Leurs mains s’ouvraient et se refermaient spasmodiquement, faisant cliqueter les griffes de fauves qu’un astucieux et solide gantelet de peau et de lanières de cuir reliaient à leurs doigts. Bien entendu, les trois hommes dissimulés dans les fourrés au-dessus de la cérémonie barbare n’entendaient pas ces légers sons, mais ils avaient déjà par le passé croisé de suffisamment près les sectateurs de Juju pour se souvenir toute leur vie avec un frisson du bruit effrayant de ces griffes s’entrechoquant, juste avant le meurtre.

D’où ils se trouvaient, ils avaient une vue parfaite sur le point focal de ces différents cercles symboliques : deux poteaux fichés dans le sol, auxquels un homme et une femme étaient attachés... L’homme était un noir vêtu à l’occidentale d’un short de toile et d’une chemise claire en lambeaux. Il se tordait dans ses liens en prononçant des paroles inintelligibles de si loin, sans doute des supplications. La femme portait un jean et une chemisette sombre. Elle était visiblement évanouie, affaissée sur elle-même, le menton sur la poitrine. Bob ne voyait pas son visage, mais la couleur flamboyante de ses cheveux courts reflétant la lueur orange des torches lui permit de mettre sans doute possible un nom sur la prisonnière. Le Français ne put s’empêcher de songer que l’inconscience était ce qui pouvait arriver de mieux à Jeanne Favert, s’il ne parvenait pas à trouver une solution pour la tirer de là ; elle ne souffrirait peut-être pas quand les Aniotos la tueraient…

M’Boli, qui se tenait accroupi sur la gauche de Bob, lui prit soudain le bras. Morane regarda le grand Balébélé, interrogateur. M’Boli tapota du doigt la montre-bracelet de Bob, puis désigna le village en contrebas, avant de faire un geste expressif du poing, comme on brandit une sagaie. Le message était clair : les Aniotos n’allaient pas tarder à mettre à mort leurs prisonniers, il fallait faire vite.

Morane se passa la main dans les cheveux… il avait déjà retourné le problème dans tous les sens ; il ne trouvait pas de solution pour tirer Jeanne Favert et son compagnon d’infortune de ce mauvais pas. Il y avait trop de monde dans le village, la cérémonie sacrificielle était trop avancée pour qu’on puisse espérer se glisser dans ce nid de guêpes, libérer les prisonniers et s’enfuir.

Soudain, les tambours bakubis se turent, comme si quelqu’un avait coupé le son d’un amplificateur géant. Là-bas, dans un silence de fin du monde, un Anioto se détacha du groupe entourant les poteaux de sacrifice et s’avança vers les deux futures victimes. Il se dirigea vers l’homme, qui se mit à hurler de terreur. Morane épaula sa winchester. L’Homme-léopard lui tournait le dos, et brandissait ce qui semblait être un grand couteau, presque un sabre de brousse. Avant que Bob ait le temps d’appuyer sur la gâchette de sa carabine, le Bakubi avait plongé sa lame dans la poitrine du noir. Il s’affaira un instant, puis se retourna, brandissant vers le ciel un objet sombre qui traçait peu à peu sur son bras musculeux des coulées luisantes…

Morane grimaça et visa posément le front du Bakubi, toujours immobile tel une idole barbare, dans le silence.

-          « S’il fait un pas vers Jeanne, il est mort, pensa le Français. »

Une grande clameur, comme une incantation, monta de la foule, et les tam-tams reprirent de plus belle leurs battements. L’Anioto jeta le cœur de sa victime dans une sorte de brasero disposé à quelques mètres des poteaux, et s’en fut rejoindre le cercle de guerriers, qui avaient reprit leur balancement hypnotique.

Bob abaissa le canon de sa winchester. Tirer maintenant n’aurait aucun sens ; cela ne ramènerait pas à la vie le noir sacrifié, et leur ferait perdre les quelques minutes de réflexion dont ils disposaient encore, avant que les tambours ne s’arrêtent à nouveau…

Ankylosé, Morane se déplaça sur la droite, changeant de jambe d’appui. Une sagaie siffla sur sa gauche, frôlant son épaule et fendant l’air à l’endroit où son torse se trouvait une seconde plus tôt. Bill Ballantine se retourna d’une pièce, se laissant tomber assis dans la rocaille, et pressa une des trois détentes de son Mosberg, sans vraiment viser la silhouette qui surgissait de la nuit, se précipitant vers eux toutes griffes tendues. Il y eut un bref éclair blanc, une détonation qui fit résonner tout le ravin, et l’Homme-léopard fut arrêté net, comme s’il avait heurté un mur. Il resta deux ou trois secondes vacillant, la poitrine ravagée par la balle a ailettes, puis tomba d’un bloc sur le côté, comme un arbre sous la cognée.

A nouveau, les tambours se turent, mais Bob, jetant un coup d’œil vers le village bakubi, constata que la raison n’en était pas la prochaine mise à mort de Jeanne Favert : en bas, tous les visages étaient tournés vers l’éperon rocheux. Même la journaliste était sortie de son évanouissement.

 

        Ï

 

Poussé par des dizaines de gorges, un hurlement haineux monta de la foule massée au centre du village, tandis qu’une cinquantaine de Bakubis se ruait à l’assaut de la pente raide menant au sommet de la falaise, en direction du refuge de Bob et de ses compagnons. Ils commencèrent à grimper, s’aidant de la végétation touffue ; malgré leur évidente agilité, les 60 à 70 degrés d’inclinaison allaient faire perdre pas mal de temps aux Hommes-léopards.

Morane, qui gardait les yeux braqués sur Jeanne Favert, épaula à nouveau sa carabine. Un Anioto venait de s’approcher du poteau auquel était liée la jeune femme, et le Français avait remarqué le couteau dans la main griffue du guerrier noir. Pourtant, ce dernier n’avait pas l’intention de procéder à la hâte au sacrifice de la reporter. Très certainement, la cérémonie en l’honneur de Juju venait d’être en quelque sorte souillée par la présence d’étrangers, et il n’était plus question qu’elle se poursuive. Le Bakubi contourna le pieu de bois brut, trancha la corde et attrapa la journaliste par la nuque, l’entraînant vers les cases. Bob baissa à nouveau le canon de son arme, et ses yeux lancèrent des éclairs : il venait de se décider pour le seul plan d’action qui leur restait.

En contrebas, les Aniotos montaient vers eux dans un bruit de branches remuées. Comme s’il avait deviné les pensées de son ami, Ballantine dit :

-          Commandant, allez-y, je vais les attirer loin du village.

M’Boli posa sa grosse patte sur l’épaule de Morane.

-          Non, bwana Bill n’a aucune chance. M’Boli leur échappera… Bwana Bob, tu te souviens de ce gros rocher en forme de crâne, à deux heures d’ici, vers l’entrée du ravin ?

-          Oui.

-          Rendez-vous là-bas !, lança le grand Balébélé en bondissant dans les fourrés.

-          Attends !, fit l’Ecossais.

-          Laisse, il a raison… planquons-nous !

Les deux hommes se glissèrent sans bruit au milieu des épineux, à plat ventre dans la rocaille. Déjà, tout autour d’eux, la nuit s’animait d’Hommes-léopards s’interpellant. A une cinquantaine de mètres vers l’entrée du ravin, il y eut un coup de feu et Bob reconnu la voix puissante du Nitro Express de M’Boli. Puis, le grand noir hurla quelques mots, sans doute des insultes en langage bakubi. Les deux hommes virent plusieurs silhouettes armées de sagaies passer non loin de leur cachette et se ruer dans la direction des cris.

-          La chasse est commencée, murmura Morane.

Ils patientèrent quelques minutes, le temps d’être certains qu’aucun traînard ne demeurait dans le coin, puis ils se coulèrent vers la base de l’éperon rocheux. La lueur des torches émanant du village, où les Bakubis avaient entamé une espèce de ronde sauvage ponctuée de chants plaintifs, les aida à trouver une sorte de trouée, plus un puits de végétation qu’un sentier vu son inclinaison. Bob en tête, les deux hommes se laissèrent glisser, arc-boutés aux branchages les plus épais, essayant de faire le moins de bruit possible et de ne pas dégringoler comme dans un toboggan. Ils finirent par se retrouver les pieds dans un ruisseau qui courrait le long du village, au bas de la falaise. Là, dissimulés dans les fourrés denses qui plongeaient leurs racines dans l’eau, ils observèrent un moment les Aniotos dans leur danse saccadée, puis Bob indiqua de l’index le lit du cours d’eau dans lequel ils pataugeaient, et murmura :

-          Suivons-le, il contourne peut-être le village.

-          Commandant, on sait même pas où Jeanne a été emmenée, objecta Bill à voix tout aussi basse.

-          Dans une case, sûrement, et avec un peu de chance, l’endroit doit être gardé.

Courbés en deux, ils filèrent vers la droite, prenant garde de ne pas faire trop clapoter l’eau dans laquelle ils marchaient. Les épais taillis qui poussaient là les dissimulaient parfaitement. Bientôt, ils se retrouvèrent sur l’arrière du village, dans une presque obscurité. Le son des tam-tams et des chants prenait une résonance particulière car le ruisseau était désormais coincé entre les huttes de branchages et une falaise de granite.

Soudain, Bob, qui marchait en tête, leva la main à l’intention de son ami et s’arrêta, s’agenouillant dans l’eau fraîche... Il désigna une petite éclaircie de feuillage dans la haie de buissons les dissimulant. A à peine dix mètres de là, une petite case se distinguait des autres, non seulement par sa taille mais par les ornements qui y étaient accrochés un peu partout ; elle était en effet littéralement couverte d’ossements, et la présence de nombreux crânes aidait à identifier toutes ces sinistres décorations : il s’agissait de restes humains. D’où ils se trouvaient, Morane et Ballantine ne pouvaient voir l’entrée de l’effrayante bâtisse, mais ils virent tout de suite la silhouette immobile, de trois quart dos,  portant sagaie et peau de léopard… La baraka leur faisait un grand sourire : ce garde Anioto et cette case macabre semblaient indiquer un endroit où quelqu’un (quelqu’une plutôt) était retenu prisonnier.

Les deux hommes continuèrent à avancer sur quelques mètres, à la recherche d’un passage dans les taillis bordant le ruisseau. Ils le trouvèrent alors qu’ils étaient juste derrière la case-prison ; le garde n’était plus visible.

Bob et Bill se frayèrent prudemment un chemin hors du fossé, et se faufilèrent vers la case, attentifs au moindre mouvement autour d’eux. Du pouce, l’Ecossais se désigna lui-même, puis fit un signe de la main signifiant qu’il allait contourner la baraque aux terrifiant décorum. Morane hocha la tête. Ballantine lui confia son fusil et entreprit de se rapprocher de la sentinelle, le Français sur les talons… Bientôt, le gardien, tournant toujours le dos, ne fut plus qu’à un mètre à peine.

-          Salut !, lança Bill.

L’Homme-léopard se retourna d’un bond, pour prendre en plein visage un formidable coup de boule de l’Ecossais ; celui-ci y avait mis toute la force immense de son torse de bûcheron et de ses épaules de catcheur, poussant au dernier moment sur les cuisses pour faire bonne mesure. Il y eut un craquement multiple qui fit malgré lui grimacer Bob, et le Bakubi tomba en arrière, foudroyé. Sans perdre de temps, Morane se précipita sur la porte grossière de la case, ôta le simple morceau de liane la maintenant fermée, et la poussa à la volée… dans l’ombre épaisse, une forme humaine se dressa et fit d’une voix tremblante :

-          Qui est là ?

-          Morane… Commandant Morane ; vous vous souvenez, sur l’ « African King » ?

Dans son dos, il entendit Bill murmurer :

-          Dois-je vous rappeler que vous ne commandez plus rien… Commandant ?

Jeanne Favert s’avança, sortant de l’ombre, le visage défait, les yeux agrandis à la fois par l’étonnement et la terreur.

-          Monsieur Morane ?… mais comment…

-          Pas le temps, tirons-nous d’ici.

Il la prit doucement par l’épaule et l’attira dehors. Bill était accroupi près du Bakubi au visage dévasté.

-          Trouve un truc pour le bâillonner et l’attacher et planque-le là-dedans.

Le géant secoua la tête.

-          Pas la peine, le bâillon… j’y suis allé un peu fort ; se réveillera plus jamais.

Il saisit le cadavre sous les aisselles et le traîna dans la case-prison, dont il referma la porte. Puis il fonça vers le ruisseau à la suite de Bob qui tenait Jeanne Favert par la main. Dans le village bakubi, les tambours et les chants redoublaient d’intensité.

 

        Ï

 

Quelque part, une hyène poussa son ricanement ridicule et pourtant effrayant ; une autre lui répondit, plus près…

Posé sur une butte dominant une vaste portion de savane, le rocher se découpa sur fond de nuit palpitante d’étoiles. Haut comme une maison de deux étages, presque parfaitement rond avec une base en vague quadrilatère, il semblait tombé du ciel, seul élément minéral aux environs, et évoquait immanquablement un crâne humain, avec ses deux cavités à peine creusées figurant deux orbites, l’une plus basse que l’autre.

Morane en tête, Jeanne Favert derrière lui et Bill fermant la marche, les fuyards, au sortir de  la forêt dense, se dirigèrent droit vers le lieu de rendez-vous avec M’Boli. Ils marchaient penchés dans les hautes herbes qui bruissaient sous une légère brise, et seule leur tête dépassait de cette mer de graminées, dont les vagues venaient battre la base du bloc de basalte à la forme évocatrice. Ils l’atteignirent et en firent le tour, aux aguets, sans découvrir la moindre trace du grand Balébélé. Bob consulta sa montre et soliloqua :

-          Minuit vingt… entre le moment où nous nous sommes séparés de M’Boli et celui où nous avons quitté les abords du village bakubi, il s’est écoulé même pas une heure. C’est peu comme retard.

-          Voulez dire quoi, Commandant ?

-          Qu’avec cinquante Aniotos aux trousses, M’Boli n’a pas pris le temps de contempler le paysage ; il devrait donc être là. D’un autre côté, il a forcément essayé de faire un crochet et de ruser pour les semer avant de revenir vers cet endroit. Pas de quoi avoir trop d’inquiétude pour l’instant, donc. Attendons…

Ils s’assirent tous trois dans l’herbe, moins haute dans l’ombre du rocher-crâne. De là, ils pouvaient balayer du regard un arc de 180° de brousse plus ou moins dans la direction du ravin menant au village des Hommes-léopards. Il y avait tout de même moins de probabilités que M’Boli arrive dans leur dos ; s’il arrivait un jour…

Leur fuite de l’antre des adorateurs de Juju s’était déroulée sans la moindre difficulté. Ils avaient contourné le village dans l’autre sens, toujours longeant le ruisseau, et s’en étaient éloignés sur un kilomètre environ. Ils avaient ensuite estimé qu’il valait mieux faire le choix de la rapidité que de la discrétion, et avaient quitté le cours d’eau pour se mettre à courir entre les hautes parois du ravin qu’ils avaient surplombé en approchant des lieux, guidés par les tambours, quelques heures plus tôt. Les parois s’écartèrent rapidement, et cette gorge devait vue du ciel ressembler parfaitement à un entonnoir. Ils s’étaient alors mis à suivre la falaise filant sur leur gauche. S’en étaient suivies deux heures de progression harassante à travers une sylve broussailleuse dont les milliers de bras épineux semblaient vouloir les retenir, comme les tentacules d’une pieuvre végétale.

Ils n’avaient pratiquement échangé aucune parole, entièrement concentrés sur un seul objectif : s’éloigner le plus vite possible des Bakubis et de leurs rites effroyables. Malgré une évidente fatigue, Jeanne Favert suivait sans mal, aidée de temps en temps sur certains obstacles par un Bill Ballantine à la fois secourable et admiratif.

Un grand oiseau passa au-dessus d’eux dans un glissement soyeux. La nuit africaine leur paraissait étonnamment paisible, surtout après les dernières heures de furie qu’ils avaient vécues.

-          Si vous nous racontiez, Jeanne ?, fit Bob.

La journaliste se passa la main sur le visage et soupira.

-          Vous vous souvenez, Monsieur Morane…

-          Bob, glissa le Français.

-          Bob… vous m’avez affirmé sur le vapeur que mon expédition chez les Dingaris ne serait pas une promenade de santé… Je ne pensais pas que vos prédictions se réaliseraient si vite ! Les choses se sont compliquées dès mon arrivée au comptoir Epena. Le guide engagé par « Notre Epoque » avait été tué deux jours plus tôt sur la N’Dolo par un hippopotame, et les cinq porteurs qu’il avait réunis s’étaient aussitôt dispersés dans la nature. Quant à remonter un safari au pied levé… j’ai donc pris une chambre à l’« hôtel » du coin, et j’essayais de trouver une solution lorsque j’ai reçu une visite pour le moins inattendue…

-          Birch ?, fit Morane

Jeanne Favert tourna la tête et fronça les sourcils.

-          Nous avons trouvé son cadavre, expliqua le Français ; les autres aussi, ainsi que votre sac à dos, marqué à votre nom. Ensuite, nous avons suivi les tam-tams.

-          Un sacré coup de bol pour vous, ajouta Ballantine.

La reporter baissa la tête, visiblement ébranlée. Sans doute par des souvenirs pénibles, mais aussi méditant à quel point sa vie n’avait effectivement tenu qu’à « un sacré coup de bol ».

-          Birch, en effet… pas rancunier pour deux sous. Lui et ses acolytes avaient échoué à Epena un peu par hasard. D’après ce que j’ai compris, ils étaient recherchés pour une histoire louche de trafic d’ivoire. Birch avait appris que je n’avais plus de guide et il m’a proposé de le remplacer. Il disait connaître assez bien le pays s’étendant entre les chutes de la Sangâh et les terres des Dingaris.

-          Et vous avez accepté, surtout après la tannée que vous lui aviez mise sur le bateau ?, s’étonna Bill.

Jeanne Favert sourit.

-          Les « grands reporters », comme on dit, sont une race à part. Je n’avais pas trop le choix, et Birch ne me faisait pas peur.

-          On a vu, commenta l’Ecossais.

-          Et puis, ce n’était pas un vrai méchant, au fond. Il avait une certaine notion de… droiture, je dirais. Bref, j’ai accepté, moyennant bien sûr une somme rondelette. Un seul de ses compagnons a accepté de venir avec nous, Birch a recruté deux porteurs noirs, et le lendemain nous sommes partis.

-          Il connaissait vraiment le coin ?, demanda Bob.

La journaliste hocha la tête.

-          Oui, il n’avait pas menti ; tout s’est bien passé, jusqu’à l’attaque des Bakubis…

A nouveau, elle garda un long moment le silence, avant de reprendre, la voix sourde.

-          C’est allé très vite… ils étaient une vingtaine, cachés dans les rochers. Il y a eu une véritable pluie de sagaies ; Birch, Rafton et Bulayo sont morts tout de suite. Je crois qu’ils m’ont épargnée volontairement. Moumba, lui, a reçu une lance dans la cuisse, il est tombé et a perdu son arme ; c’est sans doute pour çà qu’ils l’ont pris vivant lui aussi. Puis le village, cette case couverte d’ossements… et la cérémonie. Je sais que je suis tombée dans les pommes quand ils m’ont attachée au poteau, à côté de Moumba.

Elle se tourna à nouveau vers Morane.

-          Je sais qu’il est mort, j’ai vu qu’il ne bougeait plus, quand ce Bakubi m’a entraîné vers la case-prison ; il y avait du sang autour du poteau… vous avez vu ce qui s’est passé ? J’espère qu’il n’a pas souffert ?

Ballantine devança Bob :

-          Non, tout s’est passé très vite, et il était complètement groggy lui aussi. Un coup d’sagaie en plein cœur, je suis sûr qu’il n’a rien vu venir…

Jeanne Favert sembla un peu soulagée, et Morane tira mentalement son chapeau à son ami pour le naturel avec lequel il venait de mentir.

-          Et vous, comment êtes-vous arrivés miraculeusement jusqu’à l’endroit où nous avons été attaqués par les Bakubis ?

-          Nous allons aussi chez les Dingaris, à la recherche d’un ami disparu, et de son épouse. Le hic, c’est que…

Il s’interrompit et étendit les bras en écartant les mains pour imposer le silence à ses deux compagnons. Là-bas, à l’orée de la jungle, une silhouette venait d’apparaître et de s’enfoncer furtivement parmi les herbes à éléphant… trois minutes plus tard, son large visage marqué par l’épuisement, M’Boli les rejoignait au pied du rocher en forme de crâne.

 

        Ï

 

Lorsque Bill et M’Boli se donnèrent l’accolade, Bob craignit un instant que ce choc de titans n’écarte le sol sous leurs pieds comme Moise avait écarté les eaux de la mer Rouge. Heureusement, la terre africaine en avait vu d’autres…

Mais la joie de retrouver le Balébélé en vie fut de courte durée. Le géant noir s’écarta du géant roux et secoua la tête d’un air découragé :

-          Bwana Bob, M’Boli n’a pas réussi… les Aniotos sont derrière, à une demi-heure, peut-être moins ! M’Boli a bien failli les perdre dans la forêt, mais ils ont de bons pisteurs. Il faut fuir, vite !

Bob Morane leva la tête et s’orienta aux étoiles. Puis il tendit le bras vers l’arrière du rocher-crâne.

-          Le nord est par là. M’Boli, le territoire des Dingaris est à quelle distance ?

Le noir réfléchit un court instant.

-          Difficile à dire, Bwana Bob ; Aboyo aurait pu savoir. Mais nous avons beaucoup avancé chez les Bakubis… M’Boli croit trois ou quatre heures.

Bill grimaça.

-          Trois ou quatre heures de jungle avec les Hommes-léopards au train, dans l’état où on est déjà, c’est pas gagné !

Le Balébélé secoua la tête.

-          Pas de jungle, par-là. Beaucoup de savane et de plus en plus de marécages, çà M’Boli le sait.

-          Ça change rien, insista Ballantine, les Bakubis aussi vont aller plus vite.

Morane eut un geste d’impatience.

-          Si tu as une autre solution, te gène pas ! On va pas les attendre ici, non ?

L’Ecossais se renfrogna, mais il savait que son ami avait raison : ils n’avaient d’autre choix que de recommencer à fuir. Ce qu’ils firent…

Comme l’avait annoncé M’Boli, le nord du territoire Bakubi était essentiellement constitué de savanes entrecoupées d’étendues marécageuses et de taches de jungle. Les deux premières heures, il fut relativement aisé aux fugitifs de contourner ces obstacles. La lune était pleine et jouait le rôle de projecteur, baignant la brousse d’une lueur fantomatique.

A plusieurs reprises, le grand Balébélé avait profité d’un monticule ou d’un amoncellement de rochers pour s’élever au-dessus de l’herbe à éléphant et essayer de repérer des signes des Bakubis qui les poursuivaient. Au début, il avait à chaque fois rejoint ses compagnons avec un signe négatif de la tête ou un pouce levé : tout était calme derrière eux ; ils en vinrent à croire qu’ils avaient réussi à semer les Aniotos. Cependant, vers la fin de la deuxième heure de progression, Bob et ses amis durent se rendre à l’évidence : les Hommes-léopards étaient en fait toujours à leurs trousses, et se rapprochaient inexorablement : par deux fois, M’Boli avaient aperçu des silhouettes venant dans leur direction, courant d’une foulée ample, comme au ralenti, et donnant une effrayante impression d’insensibilité à la fatigue.

Le soleil ne se lèverait pas avant deux bonnes heures mais une fine ligne de clarté annonçait vers l’est la fin de la nuit, lorsque M’Boli se laissa glisser au bas d’un grand palmier et annonça :

-          Ils seront là dans un quart d’heure…

Bob serra les dents et observa les environs. Ils se trouvaient au bord d’un étroit plateau herbeux descendant rapidement vers une étendue miroitante saupoudrée de touffes de végétation lacustre, visiblement l’orée d’un grand marécage. Ce dernier semblait bordé sur la gauche par une grande forêt. Le Français désigna cette direction.

-          Il n’est pas question de s’enfoncer dans les marais. Essayons de nous planquer dans la jungle. Au moins, nous serons à couvert quand ils nous rejoindront.

Il n’avait pas dit « s’ils nous rejoignent ». Bill posa une main sur l’épaule de Jeanne Favert, qui commençait à montrer des signes de plus en plus clairs d’épuisement.

-          Vous tiendrez ?.

-          J’ai le choix ?

-          Ben non…

-          Bwana Bob, intervint le grand Balébélé, M’Boli peut se cacher derrière les premiers arbres et retenir les Aniotos un moment.

Morane regarda le géant noir droit dans les yeux.

-          Pas question. On s’en tire ensemble ou on y passe ensemble… allez, on dégage !

Ils reprirent leur fuite, descendant au pas de course vers la forêt. Au fur et à mesure de leur approche, les banians, ébènes, palmiers, surplombant un fouillis de lianes et de buissons aux feuilles caoutchouteuses, semblaient s’élever, sombres et menaçants sous la lumière lunaire.

-          Va pas être de la tarte !, grogna Bill en ahanant et en tirant son coupe-coupe de sa ceinture.

Ils sautèrent littéralement au cœur de la sylve tropicale, taillant dans ses tentacules verdâtres, comme si cet abri devait leur sauver la vie. Ils étaient pourtant à peu près certains que ce morceau de jungle serait leur tombeau.


 

Chapitre 9

 

 

Une fois de plus, Amir Al Wallid ne dormait pas… Etendu sur le dos, les mains derrière la nuque, il contemplait les étoiles à travers une trouée des frondaisons. Tout autour, la jungle bruissait de mille sons, sous une sorte d’arche sonore faite de la stridulation de millions d’insectes. Akbar ronflait doucement, et le jeune Hussein s’agitait dans son sommeil.

La mort de Salim sous les crocs de la lionne avait choqué le futur Maître de l’Ordre de l’Archange. Le caractère secret et mystique de l’Ordre finissait par induire entre ses membres un véritable lien de parenté, et plus encore du fait de l’importance de leur mission séculaire. La perte de l’un d’entre eux était toujours ressentie comme un deuil irréparable, même s’ils étaient formés à ne pas se laisser déstabiliser par ce genre d’événement ; ceux d’entre eux qui tombaient étaient heureusement des martyrs promis au paradis d’Allah.

Amir Al Wallid savait fort bien les risques encourus par lui et ses hommes au cours de cette chasse à travers un continent sauvage. Pourtant, ajouté au fait qu’il n’avait toujours aucun élément lui indiquant que leur quête avait encore une raison d’être, la perte de Salim le rappelait à la fragilité de leurs forces.

Demain, à l’aube, ils pénètreraient sur le territoire des Dingaris. Ceux qu’ils poursuivaient y étaient-ils déjà ? Avaient-ils été retardés et se trouvaient-ils derrière, encore en plein pays Bakubi, ou même chez les Balébélés ? Vivaient-ils seulement encore ? Et s’ils étaient en terre Dingari, où en étaient-ils de leur plan impie ?

Il sembla au Syrien que le grésillement des insectes avait baissé d’un ton… il se dressa sur son séant, et constata que la jungle, au sud de la petite clairière où ils avaient établi leur campement se taisait peu à peu ; au sud seulement…

-          Akbar ! Hussein !

Instantanément, les deux hommes furent debout, fusil-mitrailleur pointé vers la lisière des grands arbres. Il leur fallut tout leur sang-froid pour ne pas tirer quand un coup de feu éclata, puis un autre, venant de la forêt ; ils avaient bien enregistré que ces détonations provenaient d’une bonne  cinquantaine de mètres en arrière de l’orée  de la jungle, et qu’ils n’étaient donc pas visés. Ils s’écartèrent l’un de l’autre, de quelques pas, de façon à offrir une cible moins évidente, et chacun dirigea le canon de sa « kalash » sur un secteur différent, pour balayer le plus largement possible. A présent, un bruit de branchages fracassés leur parvenait…

 

        Ï

 

Bob et ses compagnons n’avaient gagné que quelques minutes sur les Hommes-léopards en pénétrant dans la forêt ; le temps que leurs poursuivants repèrent les lianes coupées montrant la voie empruntée par leur gibier.

Très rapidement, les fuyards furent empêtrés dans la végétation exubérante, en nage et la peau déchirée par des feuilles coupantes comme des rasoirs. M’Boli et Ballantine allaient en tête, de front, sabrant avec une parfaite synchronisation. Puis venait Jeanne Favert, Morane fermant la marche en se retournant sans cesse pour protéger leurs arrières. Bien lui en prit, car ce fut juste au moment où il faisait un tour sur lui-même tout en continuant à marcher qu’il entrevit l’éclair d’une lame de sagaie filant vers lui entre les lianes que Bill et M’Boli venaient de trancher. Il s’effaça d’un retrait du corps, épaula sa winchester et tira sur la forme sombre, à vingt mètres de lui. L’Anioto poussa un cri bref et disparu, comme avalé par le feuillage.

-          Bill !, cria-t-il, ils sont là ! Rapplique !

Laissant le Balébélé ouvrir seul la voie, l’Ecossais rejoignit son ami, et les deux hommes se mirent à reculer, fusils braqués sur la jungle. La main de Jeanne Favert se posa soudain sur l’épaule de Morane.

-          Prenez-çà, Bob, M’Boli n’en a pas besoin ; et donnez-moi votre arme. 

La journaliste lui tendait le lourd nitro-express. Morane s’en empara sans discuter et donna la winchester à la jeune femme. Au même instant, Bill faisait feu sur leur gauche, à travers la végétation. Assourdi par la déflagration du Mosberg, Bob vit du coin de l’œil une silhouette humaine projetée en arrière dans une gerbe écarlate : l’Homme-léopard n’était qu’à une dizaine de mètres d’eux et se coulait comme un serpent entre les buissons pourtant impénétrables lorsque Ballantine l’avait repéré.

-          Sont partout, ces mangeurs de petits enfants !

-          Là !, hurla Jeanne tout en écrasant la gâchette de la winchester.

Un Bakubi tomba d’un arbre, presque à leurs pieds. Bob plaqua la crosse de son fusil contre sa hanche et tira sur un Homme-léopard qui se ruait sur lui, toutes griffes dehors. La balle à éléphant effaça comme par magie la tête du guerrier noir, qui tournoya et s’écroula de côté ; un autre le suivait, que Morane n’avait pas vu, et qui vint carrément heurter de la poitrine la gueule du Purdey. Tandis que les griffes lacéraient la chemise du Français, ce dernier fit cracher le deuxième canon du fusil, balançant l’assaillant en arrière… le bruit caractéristique de la winchester que Jeanne Favert rechargeait, une autre détonation, masquée par celle du Mosberg de Bill, et deux Bakubis de plus s’en allèrent retrouver Juju. Au moment où Bob ouvrait son arme et y introduisait deux nouvelles cartouches, un cri de rage et de douleur dans son dos le fit se retourner, pour voir M’Boli, qui avait pris trois mètres d’avance, tenter de se débarrasser d’un Homme-léopard agrippé à ses épaules et qui tentait de lui déchirer la gorge… Jeanne Favert bondit vers le géant noir, appuya le canon de son arme contre la nuque du Bakubi et tira ; libéré de son fardeau, le Balébélé eut tout juste le temps de frapper à droite, puis à gauche, faisant siffler son coupe-coupe et éliminant deux nouveaux Aniotos.

-          « On est foutus, pensa Bob »

M’Boli s’était retourné, du sang coulant sur sa vaste poitrine, et Morane lut le même sentiment dans les yeux noirs ; mais aussi l’allégresse du combat !

Tous les quatre regroupés et s’attendant à l’assaut général qui allait mettre fin à leurs vies, ils reculèrent encore, et franchirent la lisière de la jungle. Ils ne virent pas les trois hommes debout au milieu de la clairière.

 

        Ï

 

Amir Al Wallid n’eut que quelques dixièmes de secondes pour décider…

Lorsqu’il vit les deux blancs et la femme franchir à reculons le rideau de forêt en déchargeant leurs fusils (le grand costaud noir, lui, agitait une machette en poussant des rugissements de gorille), un automatisme aurait dû lui commander de les abattre, comme tous ceux qui pouvaient avoir la moindre influence négative sur leur mission. Akbar et Hussein se continrent, attendant que la première balle sorte du canon de la kalachnikov de leur chef.

Bob et ses compagnons ne surent jamais qu’ils devaient la vie à un Homme-léopard… ce dernier jaillit de la jungle à une quinzaine de mètres sur la gauche des fugitifs, sagaie brandie, prêt à embrocher Bill Ballantine, occupé à viser deux autres Aniotos. Ce fut cette vision qui en quelque sorte força Amir Al Wallid à faire un choix ; il reconnut sans mal le guerrier Bakubi, à ses peintures rituelles, et appliqua immédiatement le vieil adage selon lequel « L’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Pour l’instant, il fallait faire cause commune avec les quatre inconnus contre la horde hurlante des sectateurs de Juju. Ensuite, s’ils s’en tiraient, il serait temps d’aviser…

D’une courte rafale, Al Wallid coucha à terre l’Homme-léopard. Hussein fit de même, éliminant deux autres noirs bondissant dans la clairière. Un des occidentaux, un grand baraqué aux cheveux noirs drus, se retourna et regarda le groupe formé par les trois arabes ; il avait l’air passablement stupéfait.

 

        Ï

 

Le staccato caractéristique de l’AK-47 dans son dos, masquant un court instant les cris des Bakubis, fit sursauter Bob Morane. Il pivota sur lui-même, au moment où M’Boli, à sa gauche, se fendait tel un mousquetaire pour passer sa large lame au travers d’un Homme-léopard dont la sagaie entama la peau de l’épaule du géant noir ; Ballantine venait pour sa part d’écraser la crosse de son Mosberg sur le front d’un autre assaillant. Les yeux gris d’acier du Français croisèrent ceux d’Amir Al Wallid, qui hocha simplement la tête en signe d’alliance.

-          Bob !, hurla Jeanne Favert.

Instinctivement, Morane fléchit les jarrets et rentra la tête dans les épaules ; un Anioto le heurta des jambes, bascula par-dessus son dos, se releva d’un bond, et fut abattu par Akbar.

-          C’est qui ces mecs ?, cria Bill.

Personne ne lui répondit, et pour cause. Tranquillement, les trois arabes commencèrent à battre en retraite vers la lisière opposée de la clairière, tirant de courtes rafales meurtrières sur les Bakubis qui surgissaient en désordre de la jungle. Bob, Bill, M’Boli et Jeanne foncèrent vers leurs providentiels alliés. A l’instant où il arrivait à la hauteur de Hussein et faisait volte face pour prendre place dans la ligne de feu, Morane entendit nettement le sifflement d’une sagaie passant à quelques centimètres de sa tête pour venir se ficher dans la gorge du jeune Syrien, qu’elle transperça de part en part ; laissant tomber son arme, Hussein fit un tour sur lui-même et roula sur l’herbe. Amir Al Wallid et Akbar, qui avaient vu la scène, déclenchèrent alors un véritable tir de barrage sur la forêt, leurs « kalash » fumantes éjectant les douilles qui rebondissaient sur le sol tout autour de leurs pieds ; gagnés par une sorte de colère mêlée de peur, aussi bien Jeanne Favert que Bob et Bill joignirent leurs armes à celles des deux arabes, et pendant un instant la clairière devint un enfer de détonations, de fumée et d’odeur de poudre.

Comme s’ils en avaient reçu l’ordre, tous cessèrent le feu au même moment, et le silence vint, seulement troublé par le bruit des branches tombant dans le sous- bois, hachées par les balles.

-          A l’abri !, lança Al Wallid en anglais.

Il ne restait plus que quelques mètres pour parvenir à la limite de la jungle. Ils s’y réfugièrent et prirent position derrière les troncs spongieux et les lianes entrecroisées. Plus rien ne bougeait en face ; le mitraillage avait sans doute fait des ravages parmi les rangs des Hommes-léopards et les avait enfin incités à la prudence. Bill, qui avait posé le triple canon de son fusil dans une fourche de deux branches, répéta en chuchotant :

-          Commandant, c’est qui ces mecs ?

-          Des mecs dont on a déjà entendu les armes, il y a quelques jours, dans la savane… tu te souviens ? A part çà…

Pour Morane, tout était possible, y compris que les trois inconnus soient les responsables de l’enlèvement d’Alan Wood et de son épouse. Auquel cas, il y aurait des comptes à demander et à régler… plus tard, et s’il restait du monde pour régler quoi que ce soit.

Soudain, de l’autre côté de la clairière, un son monta. Un cri poussé par des dizaines de poitrines, une sorte de prière, commençant très bas pour aller crescendo, s’arrêter, reprendre :

-          ooooooooOOH… ooooooooOOH… ooooooooOOH…

Il y avait quelque chose d’absolument terrifiant dans cette clameur, et pas seulement parce qu’elle révélait qu’à l’évidence il restait encore là-bas bien plus d’Aniotos que les armes à feu du petit groupe ne pourraient en abattre lorsqu’ils se lanceraient à nouveau à l’assaut.

Dans la pénombre, M’Boli sourit.

-          C’est un hommage… c’est ainsi que les Bakubis saluent le courage de certains de leurs ennemis avant de les massacrer. Quand ils s’arrêteront, ils viendront.

-          Si j’avais ma cornemuse, commenta Ballantine, je leur montrerais comment les highlanders font de même avec les leurs,  d’ennemis !

En arabe, langue que Bob comprenait fort bien, Akbar s’adressa à Amir Al Wallid.

-          Partez, je vais les retenir un moment.

-          « Afrique, terre des héros !, pensa Morane en se remémorant la proposition identique de M’Boli, tantôt »

Contrairement au Français, le futur Maître de l’Ordre de l’Archange se contenta d’un signe de tête. Tout juste si ses yeux restèrent un moment rivés à ceux du dernier de ses compagnons. Il savait que c’était leur unique chance de prendre un peu d’avance ; une avance qui leur permettrait peut-être d’échapper aux Hommes-léopards. Un court instant, il fut tenté de mitrailler à bout portant ces inconnus qui avaient conduit les Aniotos jusqu’ici, causant la mort d’Hussein, et bientôt celle d’Akbar… mais pour l’instant il avait encore besoin d’eux. C’est pourquoi il s’adressa en anglais au grand type aux cheveux noirs, qui à quelques signes infimes lui avait parut être leur chef :

-          Partons. Akbar va couvrir notre retraite.

-          Il mérite bien son prénom, répondit Bob en arabe.

Le grand Syrien se retourna, regarda Morane et eut un léger sourire, heureux de ce qui était pourtant presque une oraison funèbre.

Les Bakubis chantaient toujours. Les quatre hommes et la jeune femme s’enfoncèrent dans la jungle…

Ils marchèrent à peine une dizaine de minutes, avant de se retrouver sur le bord d’une petite rivière, large de quelques mètres et peu profonde. Levant la tête, Bob constata que le jour venait de se lever, à en juger par la couleur de la bande de ciel visible à travers l’arche végétale des frondaisons qui se rejoignaient par-dessus le cours d’eau. Sur l’autre rive, tous les dix mètres environ, des poteaux étaient plantés, et au sommet de chacun d’eux était posé un crâne humain…

-          On s’croirait dans un roman d’aventure !, ricana Bill.

La voix un peu rauque, M’Boli expliqua :

-          Les Dingaris… là commencent leurs terres.

Soudain, le chant de guerre des Bakubis, qui leur parvenait encore, assourdi, cessa net, pour être remplacé par une grande clameur. Il y eut alors plusieurs rafales d’arme automatique ; puis plus rien…

Amir Al Wallid baissa la tête un court moment, puis s’avança dans l’eau, se dirigeant résolument vers l’autre bord. Bob et ses amis le suivirent. Le Français était à présent persuadé que cet homme savait exactement où il allait, et que rien sauf la mort ne le détournerait de sa destination : le pays dingari. Sans en être certain, Morane sentait que l’Arabe n’était pas directement lié au rapt d’Alan et Leni ; il y avait autre chose, qui compliquait singulièrement toute cette histoire.

A nouveau, une fois franchie la rivière, ils prirent position à l’abri du sous-bois, attendant les Hommes-léopards…

Bob avait remarqué l’attitude de M’Boli lorsqu’il était passé entre deux des poteaux macabres. Le grand Balébélé s’était tassé, roulant de droite et de gauche des yeux inquiets.

Au bout de quelques minutes, la rive qu’ils venaient de quitter se peupla de présences, les feuillages s’écartèrent, et les Bakubis apparurent, un, deux, dix, trente…

Morane leva la main, demandant par là même à Jeanne Favert et à Bill de ne pas tirer. Amir Al Wallid tenait le canon de son AK-47 levé vers la voûte des arbres.

Silencieux, les Aniotos observaient la jungle, avec la même expression apeurée qu’avait eu M’Boli un instant plus tôt. Certains se balançaient d’une jambe sur l’autre, indécis… Finalement, l’un d’eux, dont les peintures de guerre paraissaient plus riches, leva sa sagaie et prononça quelques mots. Comme ils semblaient être nés de la forêt tout à l’heure, les Hommes-léopards disparurent en reculant, ne laissant que quelques mouvements de feuilles comme trace de leur passage.

M’Boli parla :

-          Le chef a dit, en parlant de nous: « Rentrons. Ils sont pour la Bête ».

-          Sais pas pourquoi, fit Bill, mais j’aurais préféré qu’ils agitent la main en chantant « ce n’est qu’un au revoir »…

 

 

 

Chapitre 10

 

 

 

 

Un changement d’attitude des Bakubis était peu probable, mais la prudence commandait aux quatre hommes et à la jeune femme de profiter de ce répit pour prendre du champ. Ils s’éloignèrent donc de la rivière et traversèrent une étendue de jungle plane sur une centaine de mètres, avant de s’engager sur une pente raide où la progression devint rapidement éprouvante, surtout pour Morane et ses amis, qui eux n’avaient pas dormi de la nuit. S’accrochant aux lianes et aux branches basses, ils ne cessaient de glisser sur l’épaisse couche de végétaux en décomposition et plus d’une fois Ballantine partit les quatre fers en l’air dans un bruit de broussailles écrasées et un concert de jurons.

Finalement, après une bonne heure d’efforts, ils parvinrent à la base d’une sorte de calotte  rocheuse d’origine volcanique ressemblant à un énorme entassement de grosses cordes courant d’est en ouest au-dessus de la forêt tropicale. Les coulées de lave brunâtres figées depuis une éternité leur facilitèrent l’escalade, et en quelques minutes ils prirent pied au sommet de la crête érodée. Immédiatement, Bob repéra, loin sur leur gauche, nimbé de brume, le responsable de cette formation éruptive : un cône sombre et comme tranché en son milieu, faisant penser aux vieux géants endormis du Puy de Dôme.

Le reste du paysage, à leurs pieds, était d’une beauté de début des temps : à perte de vue, jungle sombre et marécages rosés sous le soleil levant se disputaient une immense dépression surélevée par endroit de monts aux sommets égueulés à l’évidence eux aussi d’origine volcanique. Le parallèle avec la Chaîne des Puys était encore plus évident, et Bill ne put s’empêcher de remarquer :

-          Manque plus que les vaches et on s’croirait dans le Cantal !

Morane ne répondit pas. Il observait leur nouveau compagnon du coin de l’œil. Avec ses traits réguliers et sa courte barbe noire soigneusement taillée,  l’homme avait l’apparence d’un prince du désert.

Amir Al Wallid avait tiré de son sac à dos une paire de jumelles et balayait consciencieusement le panorama que leur offrait le pays dingari. Il resta un instant fixé sur un point en direction d’un alignement de sept ou huit dômes, puis rangea les jumelles et se tourna vers Bob. Jeanne Favert s’était assise (laissée tomber plutôt) et reprenait son souffle, Bill aidait M’Boli à désinfecter et panser les blessures que lui avait infligées tantôt l’Homme-léopard.

-          Donnez-moi une bonne raison de ne pas vous abattre pour avoir attiré les Bakubis vers mes hommes et moi, finit par dire le Syrien, en français.

Morane se passa la main dans les cheveux avant de répondre, d’une voix aussi conciliante que possible mais où perçait malgré tout une menace sourde.

-          Une bonne raison ? J’en vois plusieurs… D’abord, nous n’y sommes pour rien, nous ne connaissions même pas votre existence avant d’arriver dans cette clairière. Ensuite, je ne suis pas persuadé que vous soyez un assassin ; mais on peut toujours se tromper sur ce genre d’impression. Enfin, et c’est la meilleure des motivations pour ne pas nous entretuer…

Il laissa planer un instant de silence avant de continuer :

-          … vous êtes seul désormais en territoire ennemi, et vous avez donc besoin de nous pour continuer, quelle que soit la raison de votre présence en ces lieux hostiles.  Il se peut fort que nous ayons également besoin de vous.

-          Y a aussi le fait que si vous touchez à votre « kalash », je vous remplis de trous, fit la voix vaguement railleuse de Ballantine.

Masqué par M’Boli qu’il avait continué à faire semblant de soigner, l’Ecossais avait délicatement fait glisser son fusil de l’épaule aux mains. Le Balébélé venait de s’écarter légèrement, juste assez pour laisser pointer la triple gueule agressive du Mosberg.

Amir Al Wallid regarda le géant roux d’un œil indifférent et eut un léger sourire.

-          Croyez-moi, ceci ne m’arrêterait pas si je décidais de vous éliminer tous…

Puis il se tourna à nouveau vers Bob.

-          Que savez-vous de ma … « présence en ces lieux hostiles », comme vous dites si joliment ?

Morane secoua lentement la tête.

-          Absolument rien ; mais on ne vient pas équipés d’armes de guerre chez les Dingaris sans un motif puissant. Visiblement, la mort de vos hommes ne vous a pas fait renoncer. Vous auriez pu tenter de vous échapper en longeant la rivière plutôt que de pénétrer résolument sur ces terres interdites. C’est donc bien ici votre destination ; et encore une fois, on n’y séjourne pas par plaisir.

Il embrassa du regard le paysage fantastique. Des nuées d’oiseaux montaient au-dessus de la canopée, saluant le matin. Il fallait montrer un signe de bonne volonté pour tenter de débloquer la situation.

-          Nous ne sommes pas non plus ici par hasard, reprit-il. Nous cherchons… des amis, enlevés chez eux à Walobo ; un guide de safari, sans doute le meilleur qui soit dans toute l’Afrique de l’ouest, et son épouse. Nous ne savons pas qui les a kidnappés, ni pourquoi, mais nous avons eu la chance d’obtenir une indication quant à leur destination…

Il pointa de l’index la vallée aux volcans éteints.

-          Là...

Il fit à nouveau face à l’Arabe.

-          Vous avez le choix : vous continuez tout seul et nous poursuivons de notre côté, ou bien nous faisons route ensemble.

Al Wallid eut un geste vague de la main.

-          Vous ne savez rien de ce qui vous attend là-bas (lui aussi désigna les terres des Dingaris).

-          Vous si ?

-          A peu près…

-          Et bien racontez-nous.

Le Syrien sourit comme on sourit à un enfant incapable de comprendre un concept trop abstrait. L’existence et la raison d’être de L’Ordre de l’Archange étaient parmi les secrets de l’Histoire les mieux gardés.

-          Si je vous « racontais », monsieur… monsieur ?

-          Morane.

-          Si je vous racontais, monsieur Morane, je n’aurais alors pas besoin d’autre raison pour vous tuer, vous et vos compagnons ; simplement parce que vous « sauriez »…

-          Alors nous voilà ennemis ; parce que nous allons descendre dans cette vallée, et fouiller sous la moindre feuille tant que nous n’aurons pas découvert ceux que nous cherchons ! Croyez-moi, si le moindre secret est dissimulé là, nous le découvrirons !  

Il avait martelé ces phrases, les menaces de l’Arabe commençant à l’énerver. Tout en discutant, Amir Al Wallid, lui, pesait le pour et le contre. Il ne pouvait tout révéler à ces inconnus, mais il avait effectivement bien plus de chance de réussir sa mission épaulé par ces types qui ne semblaient pas avoir froid aux yeux.

-          Qu’est-ce qui vous dit que vos amis ne sont pas morts ?, reprit-il.

-          Rien. Mais rien ne nous dit qu’ils le sont, c’est pourquoi nous continuons.

-          Quand on-t-ils étés enlevés ?

-          Il y a cinq jours.

Amir Al Wallid réfléchit un moment. Le timing concordait…

-          Il y a disons neuf chances sur dix que je sache qui sont les ravisseurs, et pourquoi ils ont fait çà.

-          Et bien parlez !

-          Mettons-nous d’accord, monsieur Morane : si nous faisons équipe, il faudra m’obéir sans discuter, et je ne vous livrerai que les informations que je jugerai nécessaires. Si j’estime que vous devenez une gêne pour ma mission, je vous abattrai. Si j’estime que vous en savez trop, je vous abattrai aussi.

-          Ben voyons !, ricana Bill qui tenait toujours le Syrien en joue.

Bob lui fit signe de baisser son arme et dit :

-          Marchons comme çà.

Amir Al Wallid hocha la tête. Il gagnait un peu de temps ; mais il savait déjà qu’à un moment ou à un autre il devrait essayer de se débarrasser des trois hommes et de la jeune femme.

-          Votre ami guide et son épouse ont certainement été enlevés par ceux que mes hommes et moi poursuivons depuis plusieurs semaines. « Ils » avaient besoin d’un guide pour les conduire jusqu’ici. Je suppose qu’il a refusé, à cause du danger ; « ils » l’ont alors forcé à les accompagner, sans doute en le menaçant de tuer sa compagne. Ceci dit, je suis comme vous, incapable de savoir s’ils sont encore vivants ou morts quelque part derrière nous.

Il s’interrompit et contempla la vallée marécageuse.

-          Pourtant, quelque chose me dit qu’ils ont réussi à passer, et qu’ils sont quelque part, là-dedans…

-          Qui sont ces hommes ?

-          Il est inutile que vous le sachiez pour l’instant.

-          Que viennent-ils faire ici ?

-          Une erreur… une terrible erreur.

-          Et vous, fit Ballantine que la discussion commençait à échauffer, à part faire des cartons sur les Bakubis et éviter de répondre aux questions, vous foutez quoi dans cette histoire ?

-          Nous étions là, mes hommes et moi, pour empêcher justement cette erreur funeste de se produire ; en tuant ceux qui ont l’intention de la commettre. C’est toujours ma résolution si nous les retrouvons.

Morane massa lentement sa mâchoire couverte d’un début de barbe sombre.

-          Vous parlez décidément beaucoup de tuer monsieur… monsieur ?

-           Appelez-moi Amir. C’est mon vrai prénom.

-          Amir… Si nous retrouvons ceux que nous semblons tous poursuivre, prenez garde de ne pas avoir la gâchette trop facile tant que nos amis ne seront pas à l’abri.

Le Syrien ne répondit pas, et se saisit de son sac, donnant ainsi le signal du départ.

-          Une dernière chose, Amir, fit encore Bob.

-          Oui ?

-          Vous avez entendu parler de cette… « légende » balébélée concernant un démon qui hanterait ces terres ?

Le Français constata, étonné, que son vis à vis se troublait. Une ombre de peur passa rapidement dans ses yeux.

-          Non, monsieur Morane, je n’ai jamais entendu parler de cette légende.

Il tourna le dos et s’engagea sur la pente de lave pétrifiée, descendant d’un pas sûr vers le pays des Dingaris, les « Fantômes de la forêt ».

 

        Ï

 

-          Mauvais endroit, bwana Bob, très mauvais endroit…

Depuis trois heures environ, sous un soleil qui avait depuis bien longtemps commencé à cogner comme un boxeur fou, la petite troupe progressait peu à peu dans un univers semi-aquatique, harcelée par les moustiques qui s’élevaient des marais en véritables rideaux mouvants. Une odeur de décomposition végétale prenait Morane et ses compagnons à la gorge, et il fallait sans cesse faire attention aux serpents d’eau qui filaient en sinuant à leur approche. Par chance, ils avaient jusqu’à présent réussi à se faufiler entre les étendues marécageuses proprement dites, empruntant des secteurs plus ou moins émergés mais où un fouillis inextricable d’arbres pourris aux longs cheveux de mousse, de racines aériennes et de lianes visqueuses rendaient l’avance désespérément lente et difficile. Jeanne Favert, que Bill secourait à chaque faux-pas, endurait tant bien que mal l’épreuve, mais il était évident qu’elle ne pourrait continuer longtemps ainsi. Bob, Ballantine et M’Boli eux-même, bien que coulés dans le même acier, commençaient à donner des signes de fatigue. Amir Al Wallid devait s’en rendre compte, et sans doute n’était-il lui aussi plus très frais, car il acceptait sans discuter les pauses de plus en plus fréquentes.

C’est lors d’une de ces haltes, alors que les quatre hommes et la journaliste avaient tant bien que mal pris place sur les branches d’un arbre au bois noir et spongieux pour éviter de patauger dans la fange, que M’Boli avait laissé tomber ces derniers mots, d’une voix à la fois inquiète et fataliste. Le colosse noir avait fini par abandonner en route sa chemise, réduite à l’état de charpie, et allait torse nu. Les moustiques, peut-être effrayés par son torse de gorille, semblaient l’éviter.

Bill acheva la rasade d’eau qu’il était en train d’ingurgiter, referma sa gourde, et enchaîna :

-          Tu l’as dis ! On en a connu, des coins faisandés, le Commandant et moi, partout dans le monde et même ailleurs ; mais ici, j’y enverrais pas mon pire ennemi !

-          Je ne crois pas que M’Boli parle seulement de l’hostilité de la nature, dit Morane; il y a autre chose… 

Depuis peu, ses sens aiguisés allumaient dans son cerveau de petits signaux clignotants rouges, de plus en plus insistants. Il y avait ici autre chose qu’une végétation presque digne de ce qu’il avait jadis vécu lors d’une lointaine aventure, aventure que le biographe attitré du Français avait baptisé du nom évocateur de « Terreur Verte ». Une autre terreur était à l’œuvre dans cette partie de l’Afrique, il le sentait. Pour ajouter à son malaise grandissant, il lui semblait par moment perdre un peu le fil de ses pensées, et progresser comme dans un brouillard parcouru de luminescences étranges. Il se demandait même si tout cela était bien réel, et si lui et ses compagnons ne rêvaient pas. Cela aussi, il l’avait expérimenté à quelques occasions dans son passé de bourlingueur.

-          « M’étonnerait à moitié de voir apparaître des chauves-souris vampires géantes, ou un dinosaure dans une brume verte ! »

Il y eut un instant de silence, qu’il rompit, s’adressant à Al Wallid :

-          Vous allez au hasard, ou vous avez une idée de la direction qu’auraient pu prendre les ravisseurs d’Alan et Leni ?

A l’aide d’un coutelas, le Syrien était occupé à détacher une sangsue de son mollet.

-          Alan et Leni ? Ce sont les prénoms de vos amis ?… Non, monsieur Morane, je ne sais pas quelle direction ils ont prise ; je vous l’ai dit, je ne sais même pas s’ils ont pu parvenir jusqu’ici. Mais ce matin, sur la crête, j’ai repéré à la jumelle un endroit que j’essaye d’atteindre.

Bob se souvint qu’en effet Amir s’était tantôt arrêté sur un point précis en examinant la vallée.

-          Pourquoi cet endroit ?

-          Construction humaine, répondit laconiquement Al Wallid.

Le Français n’insista pas plus. Pour le moment, l’Arabe tenait les rênes. Tout à coup, Jeanne Favert poussa un cri ; une sorte de halètement effrayé plutôt.

-          C’qu’y a ?, demanda Bill.

La journaliste fixait en fronçant les sourcils un point précis entre les tentures de mousse pendant des branches tordues.

-          J’ai vu… cru voir… une ombre passer, là-bas.

-          Une ombre ?, fit Bob. Quel genre ?

Jeanne secoua la tête doucement.

-          Sais pas… quelques chose de rapide, pas très grand, entre les deux troncs, là. Un animal peut-être ; ou un reflet de l’eau.

-          Ou la fatigue, suggéra Ballantine.

-          Oui, sans doute, admit la Française.

Mais elle ne semblait pas convaincue. Pendant quelques minutes, tous restèrent aux aguets, en attente du moindre son, du moindre mouvement suspect… Puis, comme rien ne se passait, ils se levèrent et reprirent leur route. Ils venaient de quitter leur perchoir pour s’enfoncer à nouveau jusqu’aux chevilles dans un sol chuintant sous leur pas lorsque une autre ombre furtive se déplaça d’un arbre à un autre, à une vingtaine de mètres ; dans leur dos, ce qui fit  que cette fois aucun d’entre eux ne la remarqua…

 

        Ï

 

-          Y a un problème, Commandant ?

Bob s’était arrêté au beau milieu de ce qui avait dû être chemin assez large taillé de main d’homme dans la jungle, mais que celle-ci avait peu a peu reconquis, sans toutefois l’effacer tout à fait ; ce qui semblait prouver que cette piste avait été très longtemps entretenue et empruntée. L’après midi était bien avancée à présent, et le soleil qui filtrait à travers les frondaisons se faisait plus doux. Après l’enfer du marais, qu’ils avaient quitté depuis deux heures, ce lieu prenait des airs de havre de paix. Il n’y manquait que des chants d’oiseaux pour que les cinq explorateurs aient l’impression de se trouver dans une forêt de France ; oiseaux dont l’absence totale était un élément de plus ajoutant à l’ambiance étrange de l’endroit. Bill revint sur ses pas, s’approchant de Morane, qui fermait la marche. L’Ecossais remarqua tout de suite les yeux gris de son ami, fixes et légèrement dilatés. Le Français vacillait légèrement, ses poings se crispant convulsivement sur la winchester qu’il tenait en travers de la poitrine…

Le géant roux posa la main sur l’épaule de Bob.

-          Commandant ?

Morane s’ébroua, sortant péniblement de sa léthargie.

-          C’est bon, Bill, ça va, articula-t-il d’une voix mal assurée.

-          Z’êtes sûr ?

-          Mmm…

Il grimaça et se passa la main dans les cheveux. Un peu plus loin sur le chemin a demi gommé par la végétation exubérante, Jeanne Favert, M’Boli et Amir Al Wallid s’étaient retournés et attendaient.

-          T’as pas une drôle d’impression ?, demanda Bob.

Le géant regarda autour de lui avant de répondre.

-          Ouais, l’impression qu’on est dans la mouise jusqu’au cou !… Non, sans rigoler, y m’semble que je pédale de plus en plus dans la semoule, depuis quelques temps. Y a un truc qui va pas… On verrait apparaître le château de la Belle au Bois Dormant au détour d’un bananier, que ça m’étonnerait pas des masses. J’ai comme des absences.

-          Même chose pour moi… J’étais pratiquement dans les pommes, à l’instant ; comme si je m’apprêtais à pousser la porte d’un autre monde.

Bill rit doucement.

-          Ah non, pas encore un autre monde, ça suffit !… Mais z’avez raison, la réalité se trouble, par moments. Bon, moi, j’pourrais dire que le Zat 77 me manque, ce qui entre nous est le cas, mais vous !

-          Je vais t’étonner, mais je m’en enverrais bien une rasade derrière la cravate, de ta bibine.

-          Ma quoi ?!

Ils rejoignirent le groupe, et Bob expliqua ce qui venait de lui arriver, ainsi que ce que lui avait confié Ballantine. Aucun de leurs compagnons ne fut surpris, et chacun avoua avoir ressentit des troubles sensoriels à peu près équivalents. M’Boli semblait le plus touché, affirmant entendre « des bruits » qu’il ne reconnaissait pas. Jeanne Favert avait parfois la vision un peu troublée, sans plus. Amir Al Wallid concéda à peine la sensation étrange d’être observé ; en quoi il mentait par omission et minimisation… 

Morane s’adressa au Syrien :

-          Amir, vous comprenez ce qui nous arrive ?

L’autre hésita.

-          Pas précisément… mais je vous l’ai déjà dit : vous n’avez aucune idée de ce qui nous attend ici. Disons simplement que sur ces terres il est normal que se produisent des évènements anormaux.

-          Voilà qui a le mérite d’être clair, commenta Bill.

Sans relever l’ironie, Al Wallid tourna le dos et repris sa marche. Ballantine jeta à Bob un regard accompagné d’un léger mouvement de tête, le tout signifiant à peu près : « On continue à le suivre ou je m’essuie les pieds dessus ? ».

-          On continue, répondit Morane.

Ils marchèrent encore une bonne heure, avant de parvenir à la clairière… Là aussi, la jungle reprenait ses droits sur ce qui avait visiblement été débroussaillé et entretenu pendant fort longtemps…

Amir Al Wallid laissa tomber à terre son sac et fit quelques pas avant de s’immobiliser, bras croisés sur la poitrine.

-          Voilà ce que j’avais cru voir ce matin, de la crête.

-          Mais, balbutia Bill, on dirait…

Jeanne Favert s’adossa à un vanillier embaumant les environs, et fourra les mains dans ses poches.

-          Dire que les Bakubis m’ont pris mon Leica !

Bob Morane, lui, ne dit rien, tout simplement parce qu’il ne trouvait pas de mots. Il s’assit en tailleur sur ce qui lui sembla être du blé sauvage en herbe, posa les coudes sur ses cuisses, et logea son menton au creux de ses mains, contemplant la vaste construction de pierres grises couvertes de mousses et disjointes par les lianes. C’était un quadrilatère dont la partie gauche était entièrement effondrée, et au-dessus duquel se dressait une tour surmontée d’un reste de toiture pointue, faite de sortes de lauzes. A priori, tout indiquait qu’il s’agissait là des ruines d’un monastère.

 

                                                                                  

                                                                                         Chapitre 11

 

 

 

Ils avaient parcouru l’édifice chrétien durant une demi-heure, encore sous le choc de cette incroyable découverte. Le matériau utilisé, d’origine volcanique, poreux, avait mal résisté aux outrages du temps, du climat humide, et aux assauts incessants de la nature. Les toitures, en particulier, sans doute suite au tassement et à l’écartement des murailles, étaient presque toutes en partie écroulées. Partout d’épaisses racines s’insinuaient entre les dalles, les soulevant, et écartelaient les parois, faisant éclater la pierre. Dans un siècle, tout au plus, tout ceci ne serait plus qu’un champ de ruines.

Le monastère était bâti sur un plan simpliste, on était bien loin des merveilles de Cluny ou de Sénanque, mais comportait les habituels dortoir, réfectoire, cellules et salle d’études. L’église, petite, était particulièrement en mauvais état et semblait avoir été ravagée par un violent incendie, murs et colonnes gardant encore des traces de suie. Le cloître, de trente mètres de côté était envahi par des plantes aux grandes feuilles caoutchouteuses.

Si Bob Morane et ses amis étaient ébahis par le spectacle d’une telle construction en pleine forêt tropicale, Amir Al Wallid, bien qu’il ait jusqu’alors semblé s’attendre à des évènements étranges sur les terres des Dingaris, ne paraissait pas moins étonné. Un étonnement mêlé visiblement d’une certaine satisfaction, comme si l’existence de ce monastère confirmait certains des mystérieux secrets que le Syrien s’était refusé à dévoiler pour le moment. A plusieurs reprises au cours de leur visite des lieux, tenant sa Kalachnikov par le canon, il avait donné de légers coups de crosse sur les dalles fendues, essayant selon toute vraisemblance de repérer l’existence de cavités, souterrains ou cryptes ; apparemment sans succès.

Le soir tombant rapidement, et suivant une suggestion de Morane, les quatre hommes et la jeune femme s’installèrent pour la nuit dans une salle à demi-enterrée donnant sur le cloître, sans doute le lieu dédié aux prières en commun. Après un repas de manioc et de viande séchée, il y eut encore quelques questions sans réponses, et des suppositions auxquelles Amir Al Wallid refusa ostensiblement de participer ; puis, abrutis de fatigue, tous s’endormirent en quelques secondes, mis à part Bob, qui avait proposé de prendre le premier tour de garde.

Le temps passa, dans un silence de tombeau seulement perturbé par quelques cris d’animaux nocturnes, dans la forêt proche, et par les respirations paisibles des dormeurs… Adossé à la muraille, la winchester posée en travers des jambes, les yeux fixés sur l’ouverture outremer, précédée de quelques marches, qui menait à la galerie du cloître, Morane tentait de résister au sommeil et de rassembler ses esprits. Les énigmatiques sensations d’absence et de mélange entre réalité et rêve qui l’avaient hanté depuis leur arrivée en pays dingari s’étaient estompées, mais il avait toujours par moment l’impression de ne pas être tout à fait présent ici. Il mettait cela sur le compte de l’épuisement, et peut-être aussi de sa nature profonde : enclin au rêve et doté d’une hyper-sensibilité au mystère, sans doute l’aspect fantasmagorique de la région jouait des tours à son imagination.

Les questions se bousculaient dans son esprit enfiévré. Et tout d’abord, qu’était-il advenu d’Alan et Leni Wood ? Il devait l’admettre, au fond, il y avait bien peu de chances que ceux-ci soient encore en vie. En gros, depuis leur traversée mouvementée de la Gorge de Bunta, le Français et ses compagnons d’aventure n’avaient plus eu le moindre indice confirmant que le guide et son épouse n’étaient pas morts ; à peine cette histoire de meurtre d’un guerrier Balébélé, peut-être l’œuvre des ravisseurs inconnus, dans la mesure ou Amir avait affirmé que lui et ses hommes n’y étaient pour rien. Encore fallait-il que l’Arabe dise la vérité, ce qui ne semblait pas être sa principale qualité. Depuis, plus rien, et entre la frontière du royaume de Bankutuh et cet incroyable monastère, tant de choses néfastes avaient pu se produire !

Ensuite, bien entendu, qui avait bien pu construire ici ce bâtiment ? L’Afrique avait été de tous temps parcourue par les missionnaires chrétiens, mais ceux-ci n’avaient jamais édifié autre chose que de vagues églises. Comment imaginer qu’un quelconque ordre religieux ait pu, des siècles plus tôt, envoyer dans cette région perdue et inhospitalière une communauté capable d’une telle œuvre ? et dans quel but ? évangéliser les Dingaris ? ce peuple n’était connu du reste du monde que depuis quelques dizaines d’années. Plus il y songeait, plus Morane avait l’intuition que ceux qui avaient érigé ce monastère avaient plutôt cherché à se soustraire du reste de l’humanité, à se dissimuler dans l’un des endroits les plus inaccessibles du monde ; du monde de leur époque, du moins.

Et qui était exactement Amir, qui étaient ceux qu’il poursuivait avec tant d’acharnement, quelle était cette terrible erreur qu’ils avaient l’intention de commettre ?

Pourquoi, qui, quoi ?…

Sans qu’il puisse rien y faire, ses yeux se fermèrent et son menton se posa doucement sur sa poitrine.

 

        Ï

 

Bob Morane rêvait… Il avait toujours été sujet à des cauchemars bizarres et souvent prémonitoires, qui lui avaient à maintes reprises sauvé la vie. Pourtant, cette fois, ses songes n’avaient rien d’absurde ; il n’était pas poursuivi dans une jungle aux couleurs de kaléidoscope par un ecclésiastique sans tête armé de griffes d’acier !

Il y avait pourtant bien des moines en robe de bure, dans ce rêve, mais tous étaient bien entiers, et s’ils étaient effectivement armés, c’était d’épées, de haches et d’arbalètes. La vision du Français était d’une netteté stupéfiante, et il n’en faisait pas partie lui-même, exactement comme s’il assistait confortablement installé dans un fauteuil de cinéma à la projection d’une superproduction en technicolor…

De la jungle entourant le monastère, celui-là même où Bob et ses compagnons étaient présentement endormis, des hommes sortaient, brandissant des sagaies et des casse-tête. Noirs comme l’ébène, vêtus seulement de pagnes,  ils criaient et s’agitaient convulsivement, tout ceci dans un silence total. Le film qui se déroulait devant Morane était muet.

L’espace tout autour de l’édifice religieux était couvert de hautes céréales, orge, millet, et même blé doré. Les noirs s’avancèrent en troupe compacte parmi les épis gonflés, piétinant sans pitié la future récolte. Le monastère, rajeuni par la magie du rêve, semblait un vaisseau minéral voguant sur une mer jaune et qu’un raz-de-marée sombre s’apprêtait à engloutir. Les hautes portes en ogive, de bois foncé bardé de ferrures, étaient closes, et les  silhouettes austères des moines se dressaient sur les toits et les terrasses. Sans les voir, Bob savait que d’autres étaient postés aux meurtrières.

Le cercle des guerriers noirs se resserra rapidement autour du bâtiment assiégé, et dans une sorte de mouvement de caméra balayant les défenseurs, Morane constata qu’il y avait là des hommes de toutes races : blancs, noirs, arabes, et même deux ou trois asiatiques. Ceux qui étaient armés d’arbalètes commencèrent à tirer sur la foule des assaillants, et une grêle de carreaux en faucha des dizaines. Puis, la vague des Dingaris (car Bob avait su depuis le début qui étaient les sauvages sortis de la forêt) atteignit les murailles, et tandis que certains déposaient contre la porte un monceau de fagots, les autres formèrent des sortes d’échelles humaines pyramidales, se grimpant sur le dos pour atteindre les toits de l’édifice. Pendant que le feu, mis aux fagots, commençait à dévorer la porte, une affreuse mêlée commença au faîte de l’enceinte. Les épées et les haches des moines faisaient une moisson écarlate de têtes et de membres, et très rapidement la base du monastère ressembla au dernier cercle de l’Enfer. Les noirs glissaient dans le sang qui coulait en ruisseaux des gargouilles, escaladaient les cadavres mutilés de leurs frères… Pourtant, ils étaient si nombreux et si déterminés qu’ils finirent, couverts par ceux qui, restés en bas, arrosaient de sagaies les défenseurs, par prendre peu à peu pied sur les toits. Les moines alors reculèrent pied à pied, perdant sous le nombre l’avantage de leurs armes d’acier ; et ce fut au tour des massues et des couteaux d’os de prélever un tribut horrible.

La porte du bâtiment s’abattit soudain dans un nuage d’étincelles, et les Dingaris se ruèrent à l’intérieur de l’église, reversant les bancs de bois et fracassant les rares statues de saints. Le feu s’étendit, tandis que les guerriers à demi-nus se déversaient comme un torrent dans les couloirs, les salles, le cloître, massacrant sur leur passage tous ceux qui portaient une robe.

C’est alors que Bob se réveilla en sursaut, absolument certain d’avoir au travers de son cauchemar perçu un bruit anormal venant des profondeurs du monastère en ruines.

 

        Ï 

 

Bob quitta le cloître pour grimper les quelques marches brisées menant à l’église en ruines. La lune n’en était qu’à son premier quartier et la pénombre était épaisse, ce qui on le sait ne gênait pas outre mesure le Français.

Après son réveil brutal, il était resté un long moment aux aguets, doutant peu à peu de ses sens et encore fortement perturbé par son rêve, qui, il en avait l’intuition, n’en était pas tout à fait un… Puis, à nouveau, un son l’avait fait sursauter, un raclement léger mais qui avait résonné comme un coup de gong dans le grand bâtiment vide. Cette fois, il n’y avait plus de doute à avoir : quelqu’un ou quelque chose se déplaçait dans l’ancien monastère. Morane s’était levé en silence, hésitant quelques secondes à réveiller ses compagnons. Il avait décidé, sans doute un peu imprudemment, qu’il serait toujours temps de les alerter en cas de danger, et était sortit de la salle à pas de loup, pour gagner le cloître aux colonnes poreuses rongées par le temps.

La winchester braquée sur l’obscurité, il fit deux pas dans l’église entre deux piliers portant encore de vagues traces de bas reliefs. Un faible halo spectral tombait du ciel étoilé à travers le toit crevé, s’étalant en flaque bleutée sur les dalles du sol et les restes de bancs en pierre. Le silence était absolu, à tel point que Bob pouvait entendre son propre cœur battre, un peu rapidement peut-être ; quelque chose le hérissait, et ce n’était pas seulement la peur atavique de la nuit que chaque homme porte en lui, même les plus grands héros…

Son angoisse se matérialisa soudain, déversant dans son sang un torrent d’adrénaline. Avec un synchronisme parfait, un hurlement de rage presque inhumain retenti sur sa droite et un cri terrifié sur sa gauche :

-          Bob, attention !!!

Instinctivement, il fit face au danger potentiel et pivota vers la droite, prêt à faire feu. Il n’en eut pas le temps : un choc violent lui arracha la carabine des mains pour la projeter à travers la nef. Devant lui se dressait une haute silhouette humaine, qui déjà lui portait de côté un nouveau coup de ce qui semblait être une sorte de massue. Morane sauta de côté, et avec un ronflement lugubre l’arme vint frapper une colonne, en faisant voler des éclats. Le Français recula, trébucha sur une grosse pierre, et s’abattit sur le dos entre deux bancs moussus. Déjà, son assaillant était sur lui, levant les deux bras au-dessus de sa tête et s’apprêtant à l’écraser comme un insecte. Bob effectua une roulade en arrière frénétique, se retrouva accroupi, et sentit la massue de l’autre effleurer quelques mèches de ses cheveux avant de heurter le sol. Poussant à fond sur les jarrets, Morane se projeta en avant, bandant les muscles de son cou ; son crâne percuta son adversaire au creux de l’estomac, faisant craquer les fausses côtes. Tandis que Bob reprenait son équilibre, l’inconnu, titubant légèrement, leva à nouveau son casse-tête. C’est alors seulement que le Français remarqua avec stupéfaction l’étrange vêtement que portait son ennemi : une longue robe sombre dont le grand capuchon était rabattu sur la tête ; un froc de moine… Se baissant, Morane ramassa le morceau de roche volcanique, tombé sans doute d’une voûte, qui tantôt l’avait fait trébucher, et de toutes ses forces le balança à la tête de l’ecclésiastique pour le moins agressif. Ce dernier, percuté en plein visage, laissa tomber la massue, battit l’air de ses grands bras, et tomba en arrière d’une pièce. Sa tête heurta violemment le pied d’une colonne, il y eut un craquement sourd, et il roula lentement sur le côté…

Bob laissa passer quelques secondes pour s’assurer que son assaillant était bien hors de combat, puis il fit volte-face, juste à temps pour recevoir dans les bras une jeune femme aux cheveux blonds coupés courts qu’il reconnut sans mal : il s’agissait de Leni Wood.

 

        Ï

 

Assise sur un banc, non loin de l’entrée de l’église en ruines, Leni Wood s’était restaurée, et avait surtout avalé avec avidité la presque totalité d’une gourde d’eau. L’épouse d’Alan était visiblement exténuée ; ses vêtements sales et déchirés, son visage marqué d’ecchymoses témoignaient d’épreuves qui avaient dû être pour le moins pénibles. Encore dans les bras de Bob, elle avait voulu raconter son histoire, les mots se bousculant dans sa bouche, mais le Français l’avait interrompue.

-          Plus tard, Leni, plus tard ;  reprend quelques forces, tu nous expliqueras tout quand tu seras un peu reposée. Mais dis-nous seulement : Alan est-il sain et sauf ?

-          Je ne sais pas, Bob, je ne sais pas !, avait répondu Leni, fondant en larmes.

Laissant la jeune femme aux bons soins de Jeanne Favert, Morane s’était accroupi auprès de l’homme qu’il venait de mettre hors de combat. M’Boli, qui en retrouvant celle qu’il considérait comme une sœur avait exprimé une joie sans bornes, était posté sous le porche et gardait un œil braqué sur la lisière de la forêt, au-delà d’un grand champ de millet sauvage, prêt à donner l’alerte au moindre mouvement suspect.

Au bout de quelques secondes, Bob s’était relevé.

-          C’est grossièrement tissé, mais çà ressemble bien à la robe de bure d’un moine…

-          Faut avoir envie de se balader avec ce truc sur le dos, dans la région, commenta Ballantine… En tout cas, l’avez bien arrangé, Commandant ; c’est pas lui qui va nous expliquer ce que c’est que ce carnaval ! z’avez toujours été bon au lancer de caillasse.

-          Sur le moment, répondit Morane, je n’ai pas cherché à faire dans la dentelle.

L’étrange moine s’était en effet brisé le crâne dans sa chute. C’était un noir de haute taille, aux joues marquées de scarifications rituelles. Ses lèvres épaisses étaient retroussées sur des dents taillées en pointes. Selon M’Boli, c’était là une coutume des Dingaris, du moins était-ce ce que l’on racontait sur eux.

Morane chercha des yeux Amir Al Wallid, qui se tenait en retrait dans l’ombre de l’ouverture menant au cloître.

-          Comme vient de dire Bill, c’est quoi ce carnaval ? Je suis certain que vous en avez une petite idée.

Le Syrien hésita.

-          Monsieur Morane, il y a beaucoup de choses que je découvre tout comme vous, depuis que nous avons pénétré hier sur ces terres. Croyez-moi, ce monastère, ce Dingari ainsi vêtu, je ne m’attendais pas à cela.

Al Wallid garda le silence un moment, observant Leni Wood, qui s’était laissée aller en arrière contre le dossier du banc de pierre. Cette femme allait bientôt relater son périple, depuis leur enlèvement, à elle et son mari, à Walobo. Que savait-elle, que les nouveaux compagnons de l’Arabe apprendraient donc très bientôt ? Etait-il encore possible de leur cacher la vérité ? D’un côté, Amir souhaitait que Leni Wood soit dans l’incapacité de dévoiler quoi que ce soit ; pourtant, lui aussi était impatient de l’entendre, impatient qu’il était d’obtenir des informations sur celui qu’il poursuivait depuis Damas.

-          « Si seulement elle pouvait être la seule survivante de l’expédition, pensa-t-il… Il n’y aurait plus qu’à faire demi-tour sans rien révéler »

A présent, Leni Wood s’apprêtait à leur relater les évènements qui l’avaient amenée jusqu’à cette construction incongrue en pleine jungle.

-          Alors, Leni, qu’est-ce qui s’est passé ?, demanda doucement Morane.

-          Tout à commencé un soir, il y a un peu plus d’une semaine, à Walobo… le lendemain de ton départ  en brousse, M’Boli. Alan et moi étions occupés à mettre au point l’organisation d’un safari photo vers les chutes de la Sangâh. Le « National Geographic » avait accepté le principe d’un reportage sur les derniers pygmées Ayumbos, en voie d’extinction complète. Deux hommes sont arrivés, deux blancs ; Français. L’un d’eux devait avoir dans les cinquante-cinq ans, peut-être un peu moins ; grand, mince, élégant, cheveux blancs assez longs, des yeux très vifs, un visage d’aristocrate, plutôt séduisant. D’ailleurs, il se présenta sous le nom d’Alexandre de Beaujeu.

Elle haussa les épaules.

-          Je ne sais toujours pas si c’est son vrai nom.

-          C’est son vrai nom, affirma tranquillement Amir Al Wallid.

Leni lui jeta un regard intrigué, se demandant qui était cet homme aux allures de seigneur du désert, puis continua.

-          L’autre était plus jeune, très brun, petit, nerveux, fouinant partout du regard. Tout ce que je sais de lui c’est son prénom : Lucas.

-          Lucas Rheims, précisa Al Wallid.

-          De Beaujeu s’est présenté comme un archéologue, ce que par la suite il m’a semblé réellement être, et a demandé à Alan de le conduire chez les Dingaris, affirmant avoir la preuve qu’une peuplade plus ancienne encore que les « fantômes de la forêt » avait jadis construit en pleine forêt une ville à côté de laquelle Zimbabwe ressemblerait à un hameau. Alan a refusé, malgré la forte somme proposée. De Beaujeu a insisté, se faisant de plus en plus pressant et ne cessant de faire grimper les enchères. Finalement, Alan s’est un peu énervé, déclarant qu’il était hors de question qu’il aille se faire transformer en pelote d’épingle chez un des peuples les plus hostiles d’Afrique, sur un territoire où il n’avait jamais mis les pieds, tout çà pour une nouvelle chimère archéologique ! Tu sais comment il peut réagir quand on cherche à lui forcer la main, Bob…

Morane sourit.

-          Je sais, en effet.

-          L’autre, Lucas, commençait à devenir agressif, mais De Beaujeu l’a calmé et ils sont partis. Le lendemain après-midi, il a téléphoné. Alan était à Walobo, et c’est moi qui ai répondu. De Beaujeu est allé jusqu’à offrir deux cent mille dollars pour cette expédition, mais devant mon refus il est devenu menaçant ; rien de précis, tout n’était qu’allusions, mais j’ai senti soudain que cet homme était peut-être vraiment dangereux. Le soir…

Elle s’interrompit et ferma les yeux, visiblement éprouvée par ses souvenirs.

-          Le soir même, une heure environ avant qu’Alan ne revienne, De Beaujeu, Lucas et quatre noirs ont fait irruption dans le bungalow… j’ai essayé de fuir, de résister, mais ils m’ont maîtrisée, bâillonnée et ligotée. L’un des noirs, que je connais d’ailleurs, une crapule vivant de petits boulots plus ou moins honnêtes, m’a porté dans une des chambres. Quelques minutes plus tard, j’ai entendu la Jeep d’Alan se garer dans le jardin, puis la porte d’entrée qui s’ouvrait… Il y a eût tout de suite des éclats de voix, puis un bruit de bagarre. J’étais terrorisée, malade à l’idée qu’Alan ne soit blessé ou même tué par ces brutes ! Puis, le même homme qui m’avait amené dans la chambre est revenu, m’a détaché les chevilles et m’a poussé dans le salon. Alan était allongé par terre ; j’ai cru qu’il était mort, avant de remarquer qu’il respirait et remuait faiblement…

A nouveau, les yeux de Leni Wood se remplirent de larmes.

-          Appuyé contre un mur, Lucas saignait du nez et jetait sur Alan des regards haineux.

Bob se souvint des taches de sang trouvées sur le tapis du salon, à Walobo.

-          La pièce était sans dessus dessous, Alan leur avait donné du fil à retordre, continua la jeune femme avec fierté. De Beaujeu m’a rassurée, si on peut dire, en déclarant qu’Alan allait bien et que s’il obéissait nous n’avions rien à craindre. Peu après, Alan a repris conscience, et De Beaujeu nous a exposé ses plans… En gros, j’étais l'otage, et Alan devait mener l’expédition jusqu’au territoire des Dingaris, ou bien je serais exécutée. Bien entendu, Alan a accepté. Les hommes de De Beaujeu nous ont alors fait embarquer, moi dans notre propre Jeep et Alan dans la Land Rover qui avait amené chez nous cette canaille ; puis nous sommes partis. Je ne savais pas encore que nous allions vers la gorge de Bunta. Plus tard, Alan a pu me glisser quelques mots, malgré l’étroite surveillance dont nous faisions l’objet, pour me dire qu’il avait réussi pendant qu’il était allongé dans le salon du bungalow à écrire quelques mots sur une feuille de son calepin sans que De Beaujeu ni aucun de ces sbires remarquent quoi que ce soit. Je dois avouer qu’avant qu’Alan ne me rappelle que toi et Bill deviez arriver le lendemain de notre enlèvement, je vous avais complètement oubliés !

-          Merci, ça fait plaisir !, commenta Ballantine en souriant.

-          A la gorge de Bunta, De Beaujeu a ordonné d’abandonner les véhicules, en les laissant à la garde d’un de ses hommes, et nous avons poursuivi à pied.

Quelque part dans la forêt enserrant le monastère, un léopard feula, et un concert de hurlements de singes lui répondit. Morane tourna instinctivement la tête vers le porche, mais M’Boli lui fit signe que tout semblait normal dans les environs.

-          Pourquoi diable ce De Beaujeu t’a-t-il emmenée avec lui ?, demanda Bill. Il aurait pu te laisser sous la garde d’un de ses hommes, dans une planque pas loin de Walobo.

-          Je ne sais pas. Peut-être qu’il ne voulait pas se priver d’un membre de son safari.

-          Ou alors, ajouta Bob, il se doutait que si tu n’étais pas avec lui, Alan ferait des pieds et des mains pour s’échapper et retourner en arrière. Ce vieux Al n’aurait eu aucun mal à paumer vos ravisseurs en pleine brousse, et aurait fini par te retrouver avant que les autres soient seulement parvenus à s’orienter !

-          Soyez certains qu’Alexandre De Beaujeu n’avait aucune intention de laisser derrière lui le moindre témoin, glissa Al Wallid. Il tenait donc à vous avoir tous les deux à portée de main, pour constater de ses propres yeux votre élimination, le moment venu.

A nouveau, Leni Wood lança au Syrien un regard pénétrant.

-          Mais qui êtes-vous ? Vous semblez en savoir long sur ces gens…

Bob leva la main.

-          Monsieur Al Wallid est un ami, du moins pour le moment. Je t’expliquerai après ; continue, Leni.

-          Nous avons traversé le royaume de Bankutuh, presque toujours en deux groupes séparés par une cinquantaine de mètres : Alan, deux noirs et De Beaujeu devant ; l’autre noir, Lucas et moi derrière. Ils voulaient limiter nos contacts au maximum. De Beaujeu possède un plan de la région, visiblement la copie d’une ancienne carte très grossière, mais sans Alan il aurait été incapable de trouver son chemin et d’en déjouer les pièges. Il était assez prévenant, s’inquiétant souvent de mon état. Mais dès le premier soir, alors que ses boys installaient le bivouac, il a de nouveau montré son vrai visage : un jeune guerrier Balébélé est arrivé, portant une petite antilope sur l’épaule. Il était très méfiant, mais De Beaujeu l’a accueilli chaleureusement, et l’a invité à s’asseoir pour boire du café.

Les yeux fixes, Leni frissonna.

-          Puis il a fait un signe de la tête à Lucas, celui-ci a dégainé son revolver et a tiré une balle dans la nuque du Balébélé…

-          L’ordure !, gronda Bill.

-          Nous sommes repartis tout de suite ; De Beaujeu espérait que les hyènes se chargeraient d’effacer les traces du meurtre, ce qui s’est certainement produit.

-          Pas vraiment, ne put s’empêcher de dire l’Ecossais.

-          Ensuite, nous avons pénétré chez les Bakubis. Je pense qu’une guerre se prépare là-bas, car nous avons pu passer sans faire de mauvaise rencontre ; la contrée était déserte, et nous avons entendu les tambours d’une cérémonie sacrificielle, dans les collines. Puis, nous sommes arrivés dans cet horrible endroit…

Leni se tut, et but une longue rasade d’eau. Amir Al Wallid se pencha un peu vers elle.

-          Miss Wood, où sont-ils, maintenant ? De Beaujeu est-il toujours vivant ?

-          Hier après-midi, j’ai réussi à m’enfuir, reprit la jeune femme. Nous avions atteint ce monastère en fin de matinée, ce qui a eu pour effet d’exciter De Beaujeu au plus haut point. Il a passé deux heures à explorer les bâtiments, il murmurait tout seul, éclatait parfois de rire… il a sondé à plusieurs reprises les dalles du sol, comme s’il cherchait une cache. Cet homme est complètement fou, Bob !

Morane regarda Al Wallid en coin.

-          Ce n’est pas parce qu’on cogne sur le pavement d’un monastère perdu en plein cœur de l’Afrique qu’on est fou, n’est-ce pas Amir ?… Et ensuite ?

-          A deux heures d’ici, vers l’Est, il y a une autre étendue de marais. Alors que nous progressions sur une portion au sec, sous les arbres, un python s’est laissé tomber sur Lucas, qui marchait devant moi. Le noir qui me suivait s’est précipité pour attaquer l’animal à coups de sabre de brousse. J’en ai profité pour m’enfuir, et je crois qu’ils ont mis un certain temps à s’en rendre compte. J’ai hésité à abandonner Alan, mais j’ai pensé qu’il valait mieux que je sois libre pour essayer de l’aider à s’échapper à son tour. Mais je me suis perdue très rapidement dans ce dédale de marécages… A force de tourner en rond, j’ai fini par me retrouver ici, et j’ai voulu me reposer à l’abri. C’est alors que je t’ai vu entrer dans l’église, Bob.

Il y eut un moment de silence, que Ballantine rompit en désignant le cadavre du Dingari.

-          Et lui ?

Leni secoua la tête.

-          Depuis que nous nous sommes enfoncés dans ce pays, nous avons tous éprouvé des impressions étranges, des sortes de rêves éveillés, avec aussi le sentiment d’être épiés. Tout à l’heure, juste avant d’arriver dans cette clairière, il m’a semblé à plusieurs reprises entendre bouger dans les buissons derrière moi… J’ai pensé à un animal.

Morane posa une main sur l’épaule de l’épouse d’Alan.

-          Je crois que tu as eu beaucoup de chance, dans ton malheur.

Puis, il se releva et se tourna vers le Syrien.

-          Al Wallid, fit-il d’une voix tendue, je crois qu’il va falloir cesser de jouer, et nous dire ce que vous savez. Alan est quelque part, là-bas, seul aux prises avec cette bande de crapules. Il doit être mort d’inquiétude pour Leni, et il n’a plus aucune raison de composer avec eux ; il va donc à présent prendre tous les risques pour se tirer de leurs griffes. Nous allons forcer l’allure pour les rejoindre et la moindre information au sujet de cet Alexandre De Beaujeu peut-être capitale… Parlez, Al Wallid, ou je vous jure que vous allez passer un sale quart d’heure !

L’Arabe sourit, comme s’il se moquait des menaces du Français, et demanda à brûle pourpoint :

-          Vous nous avez dit avoir été réveillé par du bruit provenant de cette église, tout à l’heure. Avez-vous rêvé dans votre sommeil, Monsieur Morane ?

Un peu désarçonné, Bob fronça les sourcils.

-          Oui… s’il s’agissait bien d’un rêve.

-          Les Dingaris attaquaient ce monastère, y pénétraient, massacraient les moines ?, suggéra Amir Al Wallid.

-          C’est bien çà ; vous avez donc eu la même… vision.

-          Moi itou, intervint Bill. Même l’incendie de l’église y était. Comme au cinoche !

-          Pareil pour moi, ajouta Jeanne.

-          Je vous ai déjà dit qu’ici, il est normal que se produisent des événements anormaux, reprit Al Wallid.

Morane se passa la main dans les cheveux.

-          Vous voulez dire que ces songes étaient en fait une scène surgie du passé, un événement qui s’est réellement produit ? Il a bien existé ici, en plein cœur de l’Afrique, une communauté monastique, que les Dingaris ont fini par détruire ?

Il regarda le Maître de l’Ordre de l’Archange droit dans les yeux. Celui-ci hocha la tête.

-          Mais d’où venaient ces moines, et que faisaient-ils dans ce coin perdu ?

Al Wallid hésitait encore. Pourtant, il sentait qu’il lui fallait coopérer avec Morane, au risque de s’en faire un ennemi, et le reste du groupe avec lui. Il parla donc, à voix presque basse…

 

 

 

Chapitre 12

 

 

 

La nuit d’encre était griffée de lignes orangées qui dessinaient de gracieuses et fugitives courbes éblouissantes avant de s’évanouir, ne laissant de leur passage que des étincelles et une odeur de poix chaude. Puis, quelque part dans la cité, une explosion sourde et une gerbe de flammes marquaient l’endroit où s’était achevée l’une de ces trajectoires semblables à une comète. Une maison prenait alors feu, une église s’effondrait, une muraille tanguait, projetant dans le vide quelques vougiers et sergents.

On était le 27 mai 1291, et St Jean d’Acre n’en avait plus que pour quelques heures à résister aux Mamelouks. Demain, elle tomberait et avec elle le dernier bastion chrétien en Terre Sainte. Accessoirement, cette disparition du royaume de Jérusalem allait hâter celle des Templiers en les rendant inutiles…

Depuis trente neuf jours, les armées d’Al Mansour assiégeaient Acre, dans laquelle résistaient les contingents Anglais et Vénitiens, et les cinq cent Templiers de Guillaume de Beaujeu. Ce dernier faisait preuve d’un courage et d’une intelligence militaire rare, et nul doute que sans sa présence à chaque brèche, à chaque contre-attaque, la ville serait depuis longtemps aux mains de la dynastie égyptienne qui allait régner sur l’Islam jusqu’en 1517, avant d’être évincés par les Ottomans.

Le Maître de l’Ordre se tenait pour l’heure au sommet de la Tour des Lions, au sud de la cité, encadré de ses principaux aides de camp Gérard de Marcout et Beaudouin de Périgord. Bras croisés sur son haubert de mailles, drapé dans son manteau à la croix rouge sur l’épaule, il observait la plaine désertique allant jusqu’à la mer qui miroitait, là-bas, sous la lune ; désertique du moins en ce qui concernait la végétation, mais surpeuplée de soldats musulmans, encombrée de tentes et d’oriflammes cousues de fil d’or, hérissée de tours de sièges, de mangonneaux et de catapultes ! et c’était exactement le même spectacle à l’est et au nord d’Acre. A l’ouest, c’était la Méditerranée qui venait battre les murailles, y emprisonnant les défenseurs tout aussi bien que les troupes d’Al Mansour. Sans relâche, les engins de sièges lançaient vers la ville leurs projectiles enflammés qui passaient en ronflant au-dessus des créneaux, faisant instinctivement baisser la tête aux archers Gallois et aux arbalétriers. Des boulets de pierre de plus de cent kilos venaient s’écraser contre les remparts, fendant la pierre, faisant vibrer le sol sous les pieds des sentinelles. Parfois, l’un de ces énormes blocs emportait dans sa course le faîte d’une courtine, réduisant en bouillie les défenseurs qui y étaient postés.
Trois jours plus tôt, Guillaume de Beaujeu et une centaine de Templiers, au cours d’une audacieuse sortie par la Porte d’Ascalon, avaient surpris les musulmans et incendié nombre de ces armes qui réduisaient Acre en miettes, et occis à l’occasion plus de trois cent servants et soldats ennemis. Le preux Adhémar Pireilles avait été tué au cours de cette échauffourée, frappé par un piquier Nubien… Les carcasses noircies de quelques béliers et trébuchets étaient encore visibles de la Tour des Lions. Mais cela n’avait été qu’un haut fait d’armes, les Mamelouks avaient remplacé les engins, remplacé encore plus facilement les hommes, et le bombardement avait continué.

Un Templier âgé d’une cinquantaine d’années, un vieillard pour l’époque, au visage couturé de cicatrices et portant sur l’œil droit une bande de tissu sale et maculée de sang surgit de l’escalier plongeant dans les profondeurs de la tour. Il s’inclina devant le Maître de l’Ordre et dit simplement :

-          Ils sont prêts.

Guillaume de Beaujeu baissa la tête, inspira profondément. Gérard de Marcout et Beaudouin de Périgord se regardèrent et furent tentés une nouvelle fois de raisonner le Maître, si raisonner était bien le mot juste. Ils restèrent silencieux, justement parce que la décision qu’avait prise de Beaujeu, si elle allait à coup sûr mettre fin au rêve de reconquérir la Terre Sainte, allait sans doute aussi sauver leurs âmes à tous, et plus encore…
Guillaume, suivi par les trois hommes, s’engagea sur l’escalier menant au principal chemin de ronde, qu’il longea à grands pas, distribuant des encouragements aux miliciens qui aiguisaient leurs hachoirs ou aux guisarmiers somnolant sur leurs longues hallebardes. Au-dessus d’eux, le ciel était toujours parcouru d’énormes frelons de feu.

Ils descendirent encore, dans l’obscurité du ventre de pierre des colossales murailles d’Acre. Celles-ci palpitaient légèrement en rythme, et de Beaujeu savait que c’était là le signe que les sapeurs arabes atteignaient les fondations.

Ils émergèrent au pied des remparts, et dirigèrent leur pas vers l’ouest de la ville. Comme ils pénétraient dans les premières ruelles désertes, l’échoppe d’un drapier, droit devant eux, fut comme soufflée par une étoile filante et s’écroula en ruines embrasées sur les pavés. Il y eut des hurlements déchirants, des silhouettes en feu s’agitèrent un instant dans les décombres, puis s’effacèrent. Les quatre hommes durent prendre une autre venelle, mais c’est sans encombres qu’ils finirent par atteindre le port d’Acre. Tous les accès en étaient gardés par des chevaliers, et l’on aurait pu s’étonner que cette tache ne soit point confiée à de simples soldats.
Guillaume de Beaujeu et ses compagnons s’avancèrent vers le quai. Une puissante nef ventrue, aux voiles carguées, y était amarrée. Sur son pont et son château se tenaient immobiles une trentaine d’hommes, portant tous la croix du Temple. Une dizaine d’autres chevaliers attendaient sur l’embarcadère, à la lueur de torches que le vent frais de cette approche d’aube couchait et tordait. Un homme se détacha de ce groupe, fit deux pas et s’inclina. Il était très grand, très maigre, et ses yeux bleus au-dessus de son nez en bec d’aigle brillaient d’un feu étrange.

-          Nous partons, Maître. A moins que…

De Beaujeu leva une main gantée d’acier.

-          Non, Messire de Trémaux, tout a déjà été dit et décidé. Allez, et que le Seigneur vous assiste.

Jean de Trémaux s’inclina à nouveau, tourna le dos et grimpa la passerelle de bois menant au bateau. Il cria un ordre, les amarres furent larguées, et deux barques halèrent le bâtiment pour l’éloigner du quai. Les voiles se déroulèrent, et, très lentement, le lourd navire prit le chemin de la haute mer.

Guillaume de Beaujeu regarda longtemps la forme sombre s’enfoncer dans la nuit, disparaître enfin… Il tourna résolument les talons et quitta le port, suivi cette fois par toutes les sentinelles, dont on avait désormais bien plus besoin sur les remparts d’Acre. Demain, mais bien sûr le Maître de l’Ordre du Temple ne le savait pas, les Mamelouks d’Al Mansour perceraient ces remparts en maints endroits, et prendraient la ville. De Beaujeu, ainsi que ses cinq cent Templiers, seraient tués en tentant une nouvelle sortie aussi héroïque qu’inutile.
Le navire que commandait Jean de Trémaux approchait de la ligne des galères arabes qui faisaient le blocus du port. Dans l’une de ses cales, il emportait une caisse de fer bardée de serrures à combinaisons, de deux coudées de côté environ. Le contenu de cette caisse aurait pu sauver Acre, le Royaume de Jérusalem, et assurer à la Chrétienté une domination sans partage sur le monde. Il aurait tout aussi bien pu détruire tout cela, ainsi que le reste de l’humanité. C’est pour cette raison que Guillaume de Beaujeu avait choisi la voie du sacrifice.

 

        Ï

 

Le St Georges (c’était le nom du navire des Templiers), se dirigeait droit vers le large poussé par une bonne brise, et rapidement, sous un ciel pâlissant, les formes sombres des galères musulmanes se découpèrent sur la ligne d’horizon. Debout à la proue de la nef, De Trémaux, cheveux blonds au vent, observait sereinement les bateaux ennemis à l’ancre, qui formaient une formidable muraille de bois sur la mer. Le blocus était parfait, rien ne pouvait sortir de la rade de St Jean d’Acre ou y entrer. Pourtant le St Georges ne ralentit pas l’allure, et l’on aurait pu croire en le voyant courir toutes voiles dehors droit vers les galères infidèles que son but était de les éperonner pour tenter de s’échapper.

Jean d’Esneux, chevalier des marches de Flandres, l’un des premiers volontaires pour cette expédition hors du commun, s’approcha de Trémaux et posa une main sur la lisse.

-          Regardez, Messire Jean, ils s’écartent…

Sa voix était teintée à la fois de soulagement et de ferveur.

-          Vous en doutiez, Messire d’Esneux ?

-          Dieu les éclaire.

 De Trémaux sourit tristement.

-          Dieu… ou la peur. En tout cas, cela prouve que le Sultan Al Mansour a tenu parole.

Là-bas, devant le St Georges, quatre galères mameloukes avaient en effet commencé à manœuvrer, ouvrant peu à peu un passage dans la ligne du blocus. On percevait de plus en plus nettement le bruit que produisaient les rames frappant l’eau en rythme. Bientôt, le St Georges s’engouffra dans la brèche, frôlant presque l’un des navires arabes. Aussitôt après son passage, les quatre galères reprirent leur position.

-          Voici les espions d’Al Mansour !, fit D’Esneux.

De Trémaux se retourna. Jusqu’alors dissimulé par les vaisseaux de guerre musulmans, un boutre noir de fort tonnage prenait le vent à la suite des Templiers. Dans son gréement, des marins bondissaient de vergues en vergues pour déployer les voiles triangulaires.
- Espions… voilà un nom peu amical, Messire d’Esneux, et aussi peu conforme à la réalité. N’oubliez pas que ces… infidèles vont risquer comme nous leurs vies et bien plus encore !
- En vérité, Messire, en vérité…

Le St Georges, suivi comme son ombre par le boutre, cingla plein ouest, laissant derrière lui la guerre, Acre et la Terre Sainte. Son équipage, quant à lui, abandonnait tout espoir de retour.

 
                            Ï

 

Bob Morane resta un moment les yeux dans le vague, après qu’Amir Al Wallid ait fini de parler. Puis il fit, comme pour lui-même.

-          Il y avait donc un accord entre Guillaume de Beaujeu et le Sultan Al Mansour pour laisser sortir d’Acre le St Georges et sa cargaison… je suppose que la mission du boutre était de s’assurer de la destination des Templiers.

Al Wallid approuva de la tête.

-          Mais…Guillaume de Beaujeu, murmura Morane… N’allez pas me dire que cet Alexandre est le descendant du Maître de l’Ordre !

Le Syrien haussa les épaules.

-          Il le prétend, mais ce n’est là que la moindre manifestation de sa folle mégalomanie.

-          Et ensuite ?… Jean de Trémaux et ses Templiers n’ont tout de même pas atteint le golfe de Guinée et débarqué sur la côte africaine pour venir se perdre ici avec leur secret ?

-          C’est pourtant le cas… après des semaines et des semaines de navigation, ils se sont échoués près de l’embouchure de la Sanaga, sur la côte de l’actuel Cameroun. L’endroit leur a paru propice à leur but. Ils ont pénétré au cœur de ce continent, complètement inconnu à leur époque… et y ont disparu.

-          Et l’équipage du boutre ?, demanda Jeanne Favert.

Al Wallid eut une hésitation, avant de se décider à répondre.

-          Leur mission, comme l’a deviné Mr Morane, n’était que de s’assurer de la destination des Templiers. Un groupe a débarqué et a suivi les chevaliers jusqu’ici, sur les terres des Dingaris. Puis ils sont repartis vers la côte, ont rembarqué et le navire a regagné Le Caire, capitale du sultanat.

-          Je suppose, fit Bob, que ces marins ont laissé une trace écrite de leur périple, et que c’est ainsi que le souvenir de cette traversée et de sa raison d’être ont pu parvenir à Alexandre de Beaujeu… et à vous-même ?

Le Syrien sourit.

-          Bien plus qu’une trace écrite, Mr Morane… De retour au Caire, ces hommes, triés sur le volet avant leur départ, ont formé un…ordre, chargé de s’assurer que le secret des Templiers resterait bien enfoui dans les jungles de ce pays. Cet ordre existe encore de nos jours, et assure toujours sa mission.

-          Et vous êtes l’envoyé de cet « ordre », compléta Bob… C’est donc cela, cette terrible erreur dont vous parliez hier juste après que nous ayons pénétré sur les terres des Dingaris. De Beaujeu cherche à s’emparer de ce secret des templiers, un de plus ! cette caisse hermétique… et vous craigniez qu’il n’utilise son contenu.

-          Bon, et c’est quoi ce secret, à la fin ?!, s’exclama Bill.

-          Il reste encore une chance que vous n’ayez pas à le connaître.

-          Ce qui vous obligerait à nous tuer, on sait, ricana l’Ecossais.

Morane leva une main pour demander à son ami de se calmer.

-          Attends, Bill… Amir, comment cet ordre dont vous nous parlez a-t-il pu surveiller ces lieux et malgré tout ne rien connaître de ce qui s’y est passé depuis tout ce temps !? A moins que vous ne nous mentiez sur l’étendue de ce que vous savez…

-          L’Ordre s’est contenté au fil des siècles de poster des gardiens tout autour du pays Dingari, et de glaner tous les renseignements, de recueillir et de compiler toutes les légendes, toutes les rumeurs de la brousse sur ceux que les tribus avoisinantes nomment les « fantômes de la forêt ». Les hommes de Jean de Trémaux n’ont pas choisi ce pays par hasard, au cours de leur exploration de la région. Les Dingaris y étaient déjà ; leur isolement et leur sauvagerie convenaient parfaitement aux Templiers. Mais les informations étaient infimes, et nous ne savons pratiquement rien de ce qui s’est déroulé ici depuis la fin du 13eme siècle.

Al Wallid se pencha un peu en avant, plongeant ses yeux sombres dans ceux, gris acier, de son vis à vis.

-          Cette terre, Mr Morane, est en proie au mal le plus absolu, et interdite aux croyants… Je suis le premier membre de l’Ordre à la fouler, et c’est parce qu’Alexandre de Beaujeu y est venu que je l’ai suivi, quitte à finir en enfer avec lui ! Je ne vous dirai jamais, m’entendez-vous, jamais, ce qui se trouvait dans cette caisse scellée, et qui y est toujours, grâce à la miséricorde d’Allah.

Bob observa un instant le Syrien. Visiblement, il avait fallu un courage hors norme à cet homme pour s’aventurer jusqu’ici et tenter de s’acquitter de sa mission : stopper Alexandre de Beaujeu avant que celui-ci ne s’empare de la mystérieuse cargaison du St Georges. Al Wallid était infiniment croyant, et cette croyance était son glaive. Morane décida de ne plus essayer de contraindre l’Arabe à révéler son dernier secret. Il y avait à l’évidence derrière cette fantastique épopée remontant au moyen-âge des forces relevant du domaine de la spiritualité et de la superstition, et lorsque l’âme humaine puise dans ces forces, il arrive toujours un moment où la raison n’a plus sa place.


 

 

Chapitre 13

 

 

 

Après avoir pris deux petites heures de repos, pendant lesquelles M’Boli avait continué de monter une garde vigilante, les quatre hommes et les deux femmes avaient quitté le monastère en ruines. L’aube teintait le ciel de rose et de mauve, mais toute poésie semblait avoir déserté ces lieux, où les oiseaux ne chantaient que très peu, comme s’ils ressentaient eux aussi le poids d’une ancienne malédiction.

Guidés par Leni Wood, Morane et ses autres compagnons s’étaient enfoncés immédiatement dans un marécage encore plus hostile et impénétrable que ceux qu’ils avaient jusqu’alors traversés, pour tenter de suivre les traces de l’expédition d’Alexandre de Beaujeu. « Traces » n’est qu’une façon de parler, tant il était à l’évidence impossible dans ce labyrinthe aquatique à l’odeur putride de retrouver quoi que ce soit. Ils se contentèrent donc de se fier au sens de l’orientation de Leni, qui affirmait qu’au moment de son évasion la petite troupe de ravisseurs progressait vers le nord-est.

Il va sans dire que tous les regards étaient aux aguets et toutes les armes prêtes à faire feu, dans l’éventualité d’une attaque des étranges moines Dingaris. Les marcheurs n’oubliaient pas non plus la présence de pythons dans cette fournaise gluante…

Tout en pataugeant dans la fange, Morane tournait et retournait dans sa tête l’incroyable  histoire racontée tantôt par Amir Al Wallid. Le voyage de ces Templiers, six siècles plus tôt, enflammait son imagination. Pour sûr, cette épopée avait sa place entre la démente expédition du conquistador Aguirre et l’Odyssée d’Ulysse !

Les faits supposés connus étaient déjà en eux-même extraordinaires, mais ce qui par la suite s’était passé ici posait un grand nombre de questions dont les réponses seraient elles aussi stupéfiantes ; si réponses il y avait un jour…

Et tout d’abord, il semblait évident que les Templiers avaient réussi à s’implanter en pays dingari, et à faire des « fantômes de la forêt » des alliés, ou des sujets, voire à les convertir. Car sinon comment expliquer la construction du monastère de la jungle ?  Cette entreprise folle  avait nécessité de la main d’œuvre et du temps. Les Templiers étaient trop peu nombreux. D’autre part, encore une fois en raison de leur petit nombre, les hommes de Trémaux n’avaient pas les moyens de s’imposer par la force. Il fallait en conclure qu’au moins pour un temps, occidentaux et sauvages guerriers africains avaient été alliés ; alliance qui avait prit fin dans le sang, si on acceptait que le rêve que tous avaient fait la nuit précédente était en fait une vision du passé. A un moment de l’histoire, les Dingaris s’étaient révoltés, et avaient massacré leurs maîtres. Mais quand exactement ?… Une chose tarabustait Bob dans ce fameux rêve collectif : pourquoi les défenseurs du monastère n’étaient-ils pas tous des blancs ? Il se souvenait parfaitement avoir « vu » sur les murailles du bâtiment assiégé des noirs, des sémites, et même des asiatiques…

La voix de Bill, qui allait en tête, le tira de ses réflexions.

-          Pas trop tôt ! Marre de c'te flotte ! Me demande si mes guiboles ont pas fondu jusqu'aux genoux !

Morane leva la tête, pour voir son ami, suivi de Leni et d'Al Wallid, sortir peu à peu de l'eau croupie et se laisser tomber sur ce qui paraissait être l'amorce d’une forte pente. Bientôt, tous les six purent se reposer, se restaurer et sacrifier à la corvée inévitable d’ôter les sangsues collées à leurs jambes. C’était à peine le milieu de la matinée, et la moiteur malsaine du marais, ajoutée à la fatigue, les plongeait dans une sourde hébétude. Ils reprirent pourtant leur chemin, escaladant avec peine un haut talus couvert d’herbes coupantes. En arrivant au sommet, ils s’attendaient à redescendre de l’autre côté pour plonger à nouveau dans le cloaque. C’est donc avec surprise et soulagement qu’ils constatèrent avoir pris pied sur un plateau boisé et broussailleux, où l’avancée, bien que malaisée, n’avait rien a voir avec l’enfer qu’ils venaient de franchir. Ils marchaient depuis une heure environ sous le couvert des grands arbres, lorsque Bob, enjambant une grosse branche morte, déboucha en plein soleil sur ce qui était à l’évidence le reste d’une ancienne route pavée, en grande partie effacée par la végétation. Il n’en restait plus qu’un vague sentier…

-          Logique, fit-il quand ses compagnons l’eurent rejoint.

-          Quoi donc, Bob ?, demanda Leni.

Le Français désigna le chemin, dans la direction du sud ouest.

-          Vu l’orientation, cette route doit conduire au monastère. Nous ne l’avons pas trouvée là-bas parce qu’elle s’est certainement perdue dans les marais, qui l’ont engloutie au fil du temps, depuis des siècles peut-être. Ce qui est logique, c’est de trouver ici autre chose qu’un bâtiment religieux. La première chose que font des colons, et les Templiers de Jean de Trémaux en étaient après tout, ce n’est pas de construire ce genre d’édifice.

Amir Al Wallid hocha la tête.

-          En premier lieu, c’est un campement qu’on bâtit ; puis un village.

-          Exact, approuva Bob. Un village, un lieu de vie, des cultures, de l’élevage peut-être… Le monastère est sûrement venu bien plus tard. Et la route pour aller du village au monastère…

-          Donc, c’est par là qu’çà s’passe, enchaîna Ballantine en pointant un doigt épais comme une queue de pelle vers l’autre extrémité du sentier.

-          Logique, répéta Bob.

 

        Ï

 

Progressant avec une extrême prudence, ils s’avancèrent dans la rue principale du village en  ruines…

Comme l’avait deviné Bob, l’ancienne route pavée les avait conduits jusqu’à ce qui restait d’une bourgade aux allures de décors de cinéma abandonné. Les maisons, une trentaine environ, se blottissaient au fond d’une étroite vallée cernée de hautes collines rocheuses. Une rivière y serpentait paresseusement, enjambée aux deux extrémités du hameau par deux ponts délabrés. Une désolation totale régnait sur le lieu, à l’évidence déserté depuis fort longtemps ; sans doute aussi longtemps que le monastère de la jungle. La plupart des bâtisses avaient jadis été construites en bois et torchis et n’étaient plus que des amas informes. Certaines, en pierre volcanique, avaient mieux résisté à l’écoulement des siècles, seuls leurs toits de chaume ayant disparu, dévoilant le squelette de leurs charpentes. Dominant l’ensemble, une église au clocher écroulé attestait s’il en était besoin qu’il s’agissait là encore d’une trace du passage des Templiers de Messire de Trémaux, ou de leurs successeurs.

Morane et ses compagnons traversèrent lentement le village désolé, oppressés par un sentiment diffus de menace et d’irréalité. A plusieurs reprises, Bob eut l’impression d’enregistrer des mouvements, à la limite de son champ de vision ; mais à chaque fois qu’il tournait la tête, il n’y avait rien. Leni Wood, elle, fit part aux autres de troubles visuels différents : il lui semblait par moments que le paysage se déformait, comme vu à travers un nuage de fumée ; sensation partagée par Jeanne Favert.

C’est pourtant sans encombre qu’ils parvinrent à l’extrémité opposée de la petite agglomération. Le chemin continuait, bordé de prairies qui avaient peut-être jadis été des champs cultivés, puis il disparaissait dans une forêt de hauts ébènes.

-          Et maintenant, Commandant ?, questionna Ballantine. Je suppose qu’on continue par là ?

Bob allait répondre, lorsqu’il remarqua l’attitude étrange de M’Boli. Celui-ci, la tête levée, humait doucement l’air. Avant que le Français ait le temps de lui demander ce qui se passait, le grand Balébélé dit :

-          Il y a une odeur de fumée, Bwana Bob.

-          Où ?

-          Pas loin.

Comme un épagneul sur la piste d’un lapin, M’Boli se dirigea vers une masure proche, le nez au vent, et y pénétra. Les autres le suivirent.

-          Là, fit le géant noir.

Contre le mur du fond, au centre d’un espace dégagé, ils virent tout de suite au sol la tache noire des restes d’un feu de camp. Il ne fumait plus, mais les sens aiguisés de M’Boli avaient tout de même capté les effluves de bois brûlé. Morane s’accroupit, posa la main sur le foyer éteint.

-          C’est froid, depuis un bon moment.

-          Des Dingaris, peut-être, risqua Jeanne Favert.

-          M’étonnerait, répondit Bob en désignant une zone en bordure de la surface grisâtre.

Dans la cendre, une empreinte était dessinée ; celle laissée par le talon d’une chaussure de type pataugas ou ranger.

-          Ils sont passés ici, constata Morane en se relevant.

Il poussa un gémissement sourd et tituba, le cerveau transpercé par une violente douleur. En même temps, il entendit Leni Wood hurler…

 

        Ï

 

Terrifiée, Jeanne Favert vit foncer sur elle un Dingari à demi nu brandissant un casse-tête hérissé d’os taillés en pointe. Elle se recroquevilla, protégeant sa tête avec ses bras, attendant un coup fatal qui ne vint pas. Le guerrier noir avait pourtant frappé, de haut en bas, mais ce faisant il avait continué d’avancer sur la journaliste et l’avait traversée…

Pivotant sur elle-même, Jeanne contempla son agresseur, de dos, s’acharnant sur le corps d’un homme vêtu d’une cotte de lin et de braies, allongé en travers du seuil de la pièce. La scène se déroulait dans le silence le plus total, et la jeune femme comprit alors seulement qu’elle était victime d’une nouvelle hallucination. Relevant la tête, elle chercha autour d’elle ses compagnons d’aventure, et les découvrit sans peine : Morane, tenant Leni Wood par la main en lui parlant ; Ballantine, planté sur ses jambes musculeuses, bras croisés ; M’Boli, accroupi dans une attitude effrayée ; Amir Al Wallid, le visage crispé, tenant malgré lui sa kalashnikov pointée sur le vide. La chaumière en ruines, comme par enchantement, avait retrouvé son aspect d’antan, avec sa cheminée dans laquelle pendait une grande marmite accrochée à une chaîne, sa table et ses tabourets mal équarris, ses paillasses contre le mur du fond. Par la porte grande ouverte et les deux ouvertures de la façade, Jeanne avait une vue assez complète de la rue principale de la bourgade moyenâgeuse.

Le village, comme par enchantement, avait retrouvé son aspect d’antan, ses maisons bien campées sur leurs murs épais, les toits de chaume soigneusement entretenus, des volailles et des chèvres dans leurs enclos. Nulle paix cependant dans ce tableau champêtre, car plusieurs bâtisses étaient la proie des flammes, et c’était une véritable bataille rangée dans les ruelles. Ici comme au monastère de la jungle, les Dingaris déchaînés affrontaient les colons de Jean de Trémaux, non plus des moines mais des paysans, dont certains étaient eux aussi des noirs.

Remise de sa première terreur, et maintenant convaincue d’assister à une scène du passé, Jeanne Favert retrouva son instinct de journaliste et, tâtant le sol du pied, fit deux pas vers la sortie. Elle se souvenait des moellons qui l’encombraient, avant. Effectivement, sa chaussure rencontra un obstacle, qu’elle dut enjamber pour gagner l’extérieur. Un obstacle qu’elle sentait mais ne voyait pas…

Une fois dehors, Jeanne Favert constata l’étendue du désastre. Des cadavres d’hommes et de femmes (elle ne vit pas d’enfants morts et très peu de guerriers noirs) jonchaient le sol, baignant dans leur sang. Elle aperçut également cinq ou six hommes d’arme portant la croix rouge des Templiers et maniant de lourdes épées. Celles-ci moissonnaient les assaillants à chaque coup de taille, mais il en venait toujours plus, descendant des collines tel des démons hurlant, toujours sans le moindre bruit. Rapidement, la reporter compris que les défenseurs du village n’avaient pas la moindre chance. C’était donc cela qui était arrivé ici jadis…

Posté sur un toit, un archer transperça la gorge d’un Dingari lancé à la poursuite d’une jeune femme apparemment Arabe. Une deuxième flèche abattit un autre guerrier et le jeta bras en croix sur un tas de foin. Ce tir attira l’attention d’un groupe d’attaquants qui coururent vers la chaumière et projetèrent leurs sagaies vers l’archer ; celui-ci roula sur le toit et tomba à leurs pieds.

A présent, la majorité des maisons brûlaient, et le ciel était voilé par de lourds panaches gris. Jeanne se retourna, et vit Bob Morane et les autres, sortis à leur tour de la chaumière, qui contemplaient cette scène de démence. Leni Wood se tenait contre le Français, qui avait passé un bras autour de ses épaules. Devant ce qui semblait être l ‘échoppe d’un tailleur, le dernier Templier succomba sous les assauts rageurs d’une dizaine de Dingaris. Certains de ceux-ci, ivres de carnage et d’alcool de palme, commençaient à danser en agitant leurs massues et leurs lances. Puis, peu à peu, ces manifestations de joie cessèrent, et les vainqueurs s’immobilisèrent, comme inquiets, levant les yeux par-dessus les maisons en feu, cherchant à percer du regard les nuages de fumée…

A son tour, la journaliste regarda dans la même direction, et se mit à avancer, comme attirée par un aimant. Il se passait quelque chose là-bas, au faîte des toitures qui commençaient à s’effondrer dans d’énormes gerbes d’étincelles. Elle entendit à peine la voix de Ballantine:

-          Jeanne ! Revenez, c’est pas tout à fait du cinéma, tout çà ! C’est peut-être dangereux !

Elle lui fit signe de la main de ne pas s’inquiéter, sans se retourner ni cesser de marcher. Elle passa devant un groupe de Dingaris qui bien entendu ne la virent pas, puisqu’ils n’existaient pas ; ou qu’elle n’existait pas pour eux. La fumée au-dessus d’un pâté de maisons virevoltait étrangement, changeait de couleur, devenait plus sombre, et en même temps semblait retomber vers le sol, s’écrouler sur elle-même. La journaliste avança encore, s’attendant un instant à ressentir la chaleur de l’incendie, avant de réaliser que c’était bien sûr impossible. Maintenant, la fumée étouffait la lueur des flammes, et en son cœur prenait naissance une sorte de fleur pourpre, parcourue de scintillements violacés, et d’autres mouvements presque organiques, des circonvolutions tentaculaires qui lui donnèrent des frissons.

Avec un juron, Bill s’élança.

-          Pas vrai, c’te bonne femme, va falloir que je la ramène sur mon dos !

Hypnotisée, Jeanne Favert fit encore deux pas vers le grouillement de lumières sombres et de couleurs sur lesquelles elle n’arrivait pas à mettre un nom. Elle ne remarqua pas que les Dingaris commençaient à reculer, que certains tombaient à genoux et que d’autres, de plus en plus nombreux, prenaient la fuite vers les collines boisées. Elle se pencha en avant, et de la nuée qui enflait soudain démesurément émergea la face convulsée de l’Horreur, les yeux tranchants du Chaos, les crocs avides du Mal. Jeanne poussa une sorte de plainte implorante et s’écroula comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.

Bill, qui ne se trouvait plus qu’à quatre ou cinq mètres de là, stoppa net et rugit de colère. Enveloppé tout à coup par l’immonde nébulosité aux éclaboussures sanglantes, il se laissa tomber au sol, roulé en boule, mu par un instinct de conservation plus fort que son désir de secourir la reporter. Il n’apprit que plus tard que Bob et les autres avaient eut la même réaction. Seul Amir Al Wallid avait réussi à observer quelques secondes ce qui se passait d’un œil épouvanté.

Ce fut très court. Presque instantanément, la lumière revint, voilée seulement par la fumée des foyers qui perdaient de leur force… Le village était vide à présent. Les Dingaris étaient pourtant toujours là ; mais réduits à l’état de bouillie de chair et d’os, déchirés, brisés, lacérés, n’étant pour la plupart que des souvenirs d’êtres humains. Des restes informes tachaient les murs noircis et les quelques toits de chaume encore intacts.

Peu à peu, avec de lentes pulsations qui mélangeaient présent et passé, la scène de terreur s’effaça et le village reprit l’aspect désolé qu’il avait à l’arrivée de Morane et de ses compagnons.

 

        Ï

 

Leni Wood se redressa et secoua la tête d’un air soucieux.

-          Elle est complètement choquée, je ne peux rien faire.

L’épouse d’Alan possédait des notions assez étendues de médecine, acquises en grande partie sur le terrain car elle faisait un peu office d’infirmière à Walobo et dans les villages de brousse alentour. Le cas de Jeanne Favert dépassait visiblement ses compétences.

La journaliste avait été allongée dans l’une des masures à demi-écroulées du village, et ses compagnons se tenaient debout autour d’elle, la regardant sombrement. Elle était immobile, les yeux grands ouverts, et ne réagissait plus a rien, comme si son esprit s’était replié pour se protéger aux tréfonds d’elle-même. Ni les paroles, ni l’eau fraîche dont on lui avait humecté le visage, ni même les légères gifles de Leni destinées à la ranimer n’avaient eut le moindre effet.

-          C’est comme un état de catatonie profonde, commenta Morane. Quelque chose dans ce nuage étrange l’a tellement impressionné que son mental s’est bloqué.

-          Quelque chose, continua Ballantine… mais quoi ? J’ai rien vu, seulement ce foutu machin qui se mettait à enfler d’un coup ; sais pas pourquoi, mais j’ai eu la trouille de ma vie et j’ai plus pensé qu’à une seule chose : me planquer ! J’m’en veux, Commandant, j’aurai dû foncer et la récupérer.

Bob haussa les épaules.

-          Au moment où tu as cherché à te protéger, Jeanne était déjà tombée. La récupérer n’aurait sans doute rien changé. Moi aussi, j’aurais pu essayer de faire quelque chose ; mais tout comme toi, j’ai été paralysé par la peur. Comme si ce qui se trouvait dans ce nuage était pire que tout ce que j’ai connu jusqu’ici question danger !

-          Juju, souffla M’Boli d’une voix rauque.

De tous, le grand Balébélé semblait le plus atteint par ce qui c’était passé, ou plutôt par la vision de ce qui s’était passé. Il se tenait à l’écart, roulant des yeux comme des boules de billard, et ses énormes biceps se contractaient convulsivement.

-          Seul Juju peut déchiqueter les hommes comme çà, continua-t-il…

-          Ce n’était qu’une hallucination, intervint Leni Wood. Tu sais très bien que ce que nous avons vu n’a peut-être jamais existé. C’est ce sale pays qui nous joue des tours !

Bob eut un sourire sans joie.

-          Sauf que cette « vision » correspond en tout point à ce que Bankûtûh nous a raconté, ces Aniotos massacrés voilà des années après avoir pénétré sur le territoire des Dingaris, ainsi qu’aux légendes courant sur un démon invoqué jadis par les « fantômes de la forêt ».

Bill fronça les sourcils.

-          C’est vrai, çà, Commandant, j’avais oublié ; les Bakubis taillés en pièces… Mais… c’était quand ? Une dizaine d’années, si j’me souviens bien ; alors que ce que nous venons de voir, c’était y a des siècles !

Morane écarta les mains et dit :

-          Et bien il semble que ce qui a massacré les Dingaris voilà plusieurs siècles était encore sur ces terres il y a dix ans…

Il y eut un long silence, chacun analysant les perspectives peu rassurantes ouvertes par les paroles du Français. Ce dernier se tourna vers Amir Al Wallid, et s’aperçut que le Syrien le regardait aussi, comme s’il s’attendait à une réaction de sa part.

-          Il y a deux explications, Amir, fit Bob. La première : ce pays est depuis toujours hanté par une…disons une entité d’origine inconnue, et cette entité a exterminé les Templiers de Jean de Trémaux ou leurs descendants en même temps que les Dingaris. Mais alors d’où venait le « moine » qui nous a attaqués hier ? et pourquoi ne s’est-elle pas encore manifestée « en vrai » ?…

-          Et la deuxième explication, Mr Morane ?

-          Cette entité ne s’en est prise qu’aux Dingaris révoltés contre les hommes venus d’Acre et ceux qui avaient accepté de les aider dans leur œuvre colonisatrice. Ce qui semble indiquer une force sous contrôle ; une sorte d’arme ultime…

L’Arabe ne répondit pas mais baissa la tête.

-          C’était çà, ce qui se trouvait dans la caisse transportée par le St George ?, continua Morane. Cette…chose, a été amenée jusqu’ici par les Templiers. Il s’en sont servis pour se défendre lorsque les Dingaris se sont soulevés. Et voilà dix ans elle était toujours libre…

Al Wallid releva la tête.

-          Elle n’est pas libre, non, car alors le monde le saurait ! Elle a été libérée, puis emprisonnée à nouveau, il y a dix ans comme il y a des siècles.

-          Foutaises !, explosa Ballantine. Z’allez quand même pas nous dire que des Templiers se baladaient encore en heaume et côte de maille dans le coin y a une décennie, en tenant en laisse une… un… un machin fait de fumée qui découpe tout le monde en rondelles quand on lui ordonne « attaque », comme un vulgaire clébard !

Le Syrien eut un regard froid vers Bill.

-          Je n’ai rien dit de tel. Je n’ai aucune idée de ce que sont devenus les Templiers, je ne sais pas quand s’est produite la scène à laquelle nous avons assisté. Ce que je sais, c’est qu’au cours des âges, et pour la dernière fois il y a onze ans exactement, les gardiens postés par l’Ordre tout autour de ce pays ont eu vent de rumeurs faisant état de phénomènes semblables ; des intrus sauvagement détruits par ce qui ne semblait être ni animal ni humain. A chaque fois, les massacres ont prit fin, preuve que quelqu’un avait le pouvoir d’en décider.

-          Vous ne m’avez pas répondu quant à la présence de ce…démon ici, rappela Bob.

Al Wallid hocha la tête.

-          Vous avez en effet compris, Mr Morane. Cette entité, comme vous dites, était la raison du voyage de Jean de Trémaux. D’un commun accord, Guillaume de Beaujeu et le Sultan Al Mansour ont décidé jadis de dissimuler ce terrible secret en ce lieu perdu.

-          Mais qu’est-ce que c’est que cette chose, Amir ?, insista le Français. Quelle est sa nature ?

L’Arabe garda un moment les yeux dans le vague, se remémorant d’anciennes légendes, qui n’en étaient sans doute pas. Puis :

-          De tout temps, ceux qui ont connu son existence l’ont appelé « La Bête ».

Il balaya lentement l’air d’un mouvement circulaire du bras.

-          Ici est son dernier refuge à ce jour. Un sanctuaire… Le Sanctuaire de la Bête.


 

 

Chapitre 14

 

 

 

L’astre du jour était à mi-course de son zénith et s’élevait au-dessus d’un moutonnement de collines dénudées et arrondies, grises, semblables à un troupeau d’éléphants abattus par des braconniers. Plus on progressait vers le nord, plus le territoire des Dingaris perdait son caractère marécageux pour devenir semblable aux savanes du pays Balébélé, avec de grandes étendues de graminées délimitées par de nombreux anciens volcans érodés.

Ici, la voie empierrée édifiée autrefois par la communauté des anciens Templiers était en meilleur état, n’ayant pas a subir les outrages de la jungle. Elle filait entre les éminences arrondies,  dans une chaleur accablante et un silence oppressant.

En nage dans ce creuset où le soleil coulait comme de l’argent en fusion, Bob, Bill et Amir marchaient en silence, restant aux aguets malgré la fatigue. Ils avaient quitté le village moyenâgeux deux heures plus tôt, et s’en étaient éloignés de huit à dix kilomètres.

C’est bien sûr à contrecœur que les trois hommes avaient dû se résoudre à scinder le groupe en deux ; mais après une nuit calme passée dans une chaumière un peu moins en ruines que les autres, et dont surtout une partie du plancher supérieur avait résisté au temps, offrant un abri contre un orage éventuel, il s’était avéré que Jeanne Favert ne reprenait pas conscience. La journaliste était toujours en état de choc, bien qu’il fût heureusement possible de lui faire absorber nourriture et eau. Elle était un peu comme sous hypnose, obéissante mais incapable de reprendre contact avec l’entourage. Il lui était donc impossible d’aller plus loin.

Dans la mesure où il n’était pas non plus question pour Amir Al Wallid d’abandonner sa traque, ni pour les autres de laisser tomber Alan Wood, la solution qui s’était imposée avait été de laisser Jeanne aux bons soins de Leni et sous la garde de M’Boli. L’épouse d’Alan avait bien entendu été dure à convaincre, voulant à tout prix participer à la recherche de son mari, mais Morane l’avait convaincue que d’une part elle était la plus qualifiée pour s’occuper de la malade, et d’autre part que vu son épuisement croissant elle n’allait pas tarder à devenir elle-même un fardeau. Quant à M’Boli, il savait que Al Wallid n’avait aucune raison de s’arrêter pour les deux femmes. Concernant Morane et Ballantine, il avait dit en leur touchant la poitrine de sa grande main :

-          Bwana Bob vaut deux guerriers ; Bwana Bill vaut deux guerriers. Ensemble, bwana Bob et bwana Bill ne valent pas quatre guerriers mais dix !… Ils doivent continuer à chercher Alan tous les deux.

Peut-être aussi, et cela se remarquait à certains de ses regards, le géant noir avait-il désormais un peu peur. Depuis la veille, il était persuadé que Juju était entré dans la danse, et pour le grand Balébélé brave comme un vieux mâle solitaire aux défenses démesurées, il y avait maintenant peu de chances que quiconque parmi eux s’en sorte vivant. Alors autant partir en défendant sa sœur de cœur Leni.

La question s’était posée de décider si M’Boli et ses protégées devaient rester dans ce lieu qui semblait être comme le monastère le réceptacle de ces étranges visions, mais c’était cela ou la jungle.

Bob fit halte et décrocha la gourde de métal cabossée qui pendait à sa ceinture. Il but une rasade et s’essuya les lèvres d’un revers de main. Bill l’imita et fit :

-          Finalement, y a des cas où çà se laisse boire, l’eau. On crève,  vais finir par regretter les marais ! J’espère qu’on va pas crapahuter comme ça encore des plombes. Je m’inquiète pour Jeanne.

Sur un regard ironique de son ami, l’Ecossais ajouta.

-          Pour Leni et M’Boli aussi, bien sûr.

Un grand serpent brun traversa la vieille voie, à quelques mètres devant eux. Bob lui jeta un regard indifférent.

-          Je ne pense pas qu’on soit loin de… quelque chose, je ne sais pas, une autre trace de l’installation des Templiers de Trémaux.

-          Qu’est-ce qui vous fait dire cela, M. Morane ?

-          La distance, justement. Entre le monastère et le village, il y avait quoi ? cinq ou six kilomètres, et encore nous avons raté la route au début, et peut-être d’autres constructions. Entre le village et ici, nous n’avons rien vu, et pourtant cette portion de chemin mène bien quelque part ; pourquoi ce « quelque part » serait-il encore très éloigné du village ?

Amir Al Wallid sembla sur le point d’émettre une objection, mais se ravisa. La veille, après qu’il ait parlé de ce qu’il avait appelé « le Sanctuaire de la Bête », il n’avait plus été possible de lui soutirer une quelconque précision. Formé depuis son plus jeune âge au secret absolu par l’Ordre de l’Archange, il lui était mentalement presque impossible de révéler tout ce qu’il connaissait du fond de cette histoire. Il estimait en avoir déjà bien trop dit. Pour lui, Morane se trompait. Il était possible que leur prochaine étape, quelle qu’elle soit, soit encore éloignée. Si la Bête était là-bas, il était tout à fait logique que cet endroit soit à l’écart du reste de la communauté installée jadis ici… Si le Syrien ne faisait pas erreur, ils se dirigeaient tous trois vers une sorte de sanctuaire dans le Sanctuaire.

Pour Morane, les choses étaient un peu plus claires. Alexandre de Beaujeu était bien ici pour s’emparer de l’être effroyable dont la seule vision avait plongé Jeanne Favert dans une semi-inconscience. Vu les ravages qu’avait pu faire cette créature sur les Dingaris, il était en effet hors de question que l’archéologue dévoyé réussisse à en prendre le contrôle. Quant à savoir en quoi consistait ce contrôle… Bob songea à l’étrange malédiction qui le mettait sans arrêt sur la route de mégalomanes prêts à tout pour s’approprier un moyen quelconque de dominer leurs semblables. Mais au fond, n’était-ce pas l’histoire même de l’Humanité ?

La grande question était bien entendu la nature de « la Bête », mais la réponse, elle, restait pour l’instant dissimulée dans l’esprit d’Amir Al Wallid.

Tandis que Morane se creusait ainsi les méninges, ses compagnons et lui avaient entamé l’ascension d’une série de lacets que faisait l’antique route en montant à l’assaut d’une colline dont tout le sommet était recouvert d’une véritable forêt d’acacias. L’ombre y était malgré tout bien rare, et tout ce à quoi servaient les arbres décharnés, c’était à empêcher le peu de brise de venir rafraîchir les marcheurs. La voie aux pavés brûlants s’insinuait dans ce bois envahi d’insectes agaçants ; les hommes avançaient comme des brutes, dans une touffeur d’étuve.

Ce fut Bill le premier, marchant alors entre Amir et Bob, qui fronça les narines et grimaça :

-          Trouvez pas que ça commence à schlinguer vaguement le fauve, dans le coin ?

-          Des lions ?, demanda Al Wallid en dégageant son arme de l’épaule d’un mouvement sec du torse.

Ballantine secoua la tête.

-          « Le fauve », c’était une image, mal choisie vu l’endroit, je reconnais. Je voulais dire que selon moi ça cocotte la viande avariée. Et de plus en plus, d’ailleurs…

-          T’as raison, Bill. Y a de la charogne pas loin. Faisons gaffe, s’agirait pas de tomber nez à nez avec une bande de hyènes.

-          Je sens aussi, ajouta le Syrien.

Ils arrivèrent au somment de l’élévation, et comme si un jardinier avait tracé là une limite au cordeau, les arbres disparurent. La piste de pierre filait sur leur gauche, empruntant une crête pelée sur deux ou trois kilomètres, avant d’obliquer et de grimper une seconde arrête rocheuse étroite, en direction du sommet d’un ancien grand volcan. Ce dernier dominait un paysage de dômes tachés de bosquets et de vallées vibrantes de chaleur.

Juste au virage formé par la route séculaire, il y avait une grande butte surmontée de trois hautes potences rudimentaires, faites de troncs d’arbres tordus ; deux de ces potences étaient « occupées » par des cadavres… Il s’agissait de deux noirs, vêtus à l’occidentale de shorts en toile et de tee-shirts. Mains liées derrière le dos, ils se balançaient doucement, répandant alentour l’odeur affreuse de la mort.

Mais Bob et ses compagnons n’eurent pour l’instant qu’un regard pour les malheureux pendus. Leurs yeux étaient bien plus attirés par la pente du vieux volcan où aboutissait la piste qu’ils suivaient depuis deux jours. Une puissante forteresse se dressait là-bas, avec tours, créneaux et donjon, comme sortie d’un conte de fée… d’ailleurs, Bill ne put s’empêcher de demander :

-          Si on entre là dedans, risque pas que j’approche de la moindre quenouille ! Pas envie de roupiller dans ce trou en attendant le Prince Charmant.

-           De toute façon, répondit Bob sur le même ton, même s’il vient un jour, je serais surpris qu’il ait le courage de t’embrasser sur la bouche…

 

        Ï

 

-          Ce qui est à peu près certain, commenta Bill en observant les pendus, c’est qu’ils se sont pas suicidés.

-          Ton sens de l’observation me surprendra toujours. Ces pauvres gars ont été exécutés, c’est certain, depuis deux ou trois jours ;  et ils ne sont pas les premiers à y passer sur ce gibet…

Il désignait le sol au pied des potences, où traînait un crâne humain, très ancien apparemment à en juger par son état.

-          Le Montfaucon local, quoi, reprit l’Ecossais. C’est qui, d’après vous ?

Ce fut Amir Al Wallid qui répondit. 

-          Les derniers complices de Beaujeu, sans aucun doute. Il ne doit pas y avoir beaucoup de noirs habillés comme cela par ici.

-          Les derniers ?, fit Ballantine.

Bob passa une main sur sa barbe rêche et fit, pensif.

-          Ils étaient quatre hommes de main, selon Leni. Nous en avons éliminé un à la gorge de Bunta, un autre a vraisemblablement péri dans les marais, tué par le python… restait deux.

-          Reste zéro, compléta Bill d’une voix morne. C’était donc des salopards, mais c’est quand même pas une raison.

Morane regarda longtemps le paysage autour d’eux, à la recherche d’un signe de vie, hostile ou autre. Mais à par ce château d’un autre âge, non loin, il n’y avait rien d’autre qu’une brousse rebutante d’épineux poussant entre des rochers sombres.

-          Qui a fait çà et pourquoi ?, murmura-t-il… et que sont devenus les trois blancs, si du moins ils étaient avec ces pauvres diables ?  

-          Je pense que la réponse est en partie dans la question, Mr Morane. Ce n’est sans doute pas pour rien que les Africains accompagnant De Beaujeu ont été exécutés. Les blancs ont sans doute été capturés ; justement parce qu’ils étaient blancs.

-          Mais par qui ?, demanda Ballantine. Les Dingaris ?

Bob tendit le bras vers la forteresse médiévale.

-          La réponse est sûrement là-bas. Allons la chercher !

Il fit claquer le levier de sa winchester.

-          Si quelqu’un a fait de Leni une veuve, je vous jure que ce continent ne sera pas assez vaste pour qu’il s’y cache !

-          Calmez-vous, Bob, c’est déjà un bon signe que nous ne trouvions pas ici les corps de Beaujeu, Rheims et votre ami.

-          « Nous voilà copains, remarqua le Français en entendant Al Wallid l’appeler pour la première fois par son prénom »

-          Mais, continuait le Syrien, s’il est à peu près certain que bien des réponses se trouvent dans cette citadelle, c’est aussi là-bas que les pires dangers doivent nous guetter ; nous devons redoubler de prudence.

Bill Ballantine envoya d’une pichenette valser à l’autre bout de la terre une grosse mouche qui venait de se poser sur son épaule.

-          Quels dangers, Amir ?, demanda-t-il. Votre fameuse Bête ? Pour l’instant, à part la séance de ciné en 3D d’hier, on en a pas vu la queue !

-          Allah fasse que vous n’en ayez jamais l’occasion, Mr Ballantine.

Morane observait intensément la forteresse. Malgré la distance, elle semblait vaste, désolée, menaçante…

-          Sacré boulot, apprécia-t-il. Je ne pense pas que Jean de Trémaux ait vécu assez longtemps pour voir cette œuvre achevée.

-          Qu’est-ce qui vous fait dire ça Commandant ?

-          Tu as vu l’engin ?… Même avec des instruments de levage et une armée d’ouvriers, la construction d’un château de cette taille prenait des décennies en occident ; alors ici, avec ce climat débilitant, le manque de main d’œuvre qualifiée, les matériaux pas adaptés… Il a fallu former les ouvriers, des Dingaris sans doute, qui n’ont sans doute pas tous accepté de bonne grâce ; tailler la roche avec des outils rudimentaires, fabriquer des treuils, des palans… Non, franchement, cette citadelle prouve que les Templiers ont fait souche pour de bon par ici, et y ont créé de toutes pièces une véritable civilisation. Ce qui concorde avec ce que nous avons vu aussi bien dans nos rêves au monastère qu’hier dans le village.

-          C’est à dire, Bob ?

-          Des femmes blanches, des gosses blancs, des défenseurs de toutes les races sur les murailles du monastère… cela prouve non seulement que la communauté fondée par les hommes de Trémaux a duré, mais aussi qu’elle a duré des siècles ! Sinon, d’où seraient venus ces gens ?

Il se tourna vers Al Wallid, dans l’attente d’une réponse qui ne vint pas. Après un instant de silence, Morane s’avança sur l’ancienne route pavée, tournant le dos au gibet et à son macabre fardeau.

-          Allons chercher Alan.

Amir lui emboîta le pas. Bill jeta encore un regard sombre vers les deux pendus, inspira assez d’air pour gonfler un zeppelin, et suivit.

Les sept Dingaris revêtus de grossières défroques de moines, dissimulés parmi les acacias,  se concertèrent des yeux, et laissèrent les trois blancs s’éloigner sans encombres vers la forteresse.


Ï

 

Suivant toujours l’étroite voie empierrée, les trois hommes approchaient de la citadelle des Templiers. Celle-ci, peu à peu, dévoilait son architecture en même temps que son état de délabrement. Elle était sise sur un colossal épaulement de basalte à flanc de volcan, non loin de l’ancienne gueule d’un cratère secondaire, et sa surface au sol devait être de cinq à six mille mètres carrés, suivant une approximation de Morane. Les murailles lézardées, faites de blocs d’un rouge sang, s’élevaient jusqu’à une trentaine de mètres de hauteur. Six tours, dont quatre étaient en partie effondrées, étaient disposées sur le périmètre de l’enceinte. Au-dessus du faîte crénelé de cette dernière, on voyait le donjon, quadrangulaire, haut d’une cinquantaine de mètres et apparemment encore bien conservé. Il n’y avait ni douves ni a fortiori pont-levis ; les constructeurs de la forteresse avaient sans doute jugé à raison que la difficulté naturelle d’accès rendait ce dispositif de défense inutile.

Le silence et la solitude des lieux étaient complets, nul signe de vie sur les chemins de ronde, nulle arbalète pointée aux meurtrières ; ce qui somme toute était normal, mais depuis leur arrivée en pays dingari, les trois compagnons finissaient par trouver étrange l’absence d’anormalité.

Bob s’arrêta à une trentaine de mètres du château, imité par Ballantine et Amir Al Wallid. Des rafales de vent couchaient l’herbe sèche au bord de la piste aux dalles brisées.

Une ouverture en ogive d’à peu près cinq mètres de hauteur, s’ouvrant dans une barbacane que le temps avait quasiment fendue en deux, leur faisait face, à demi close d’une herse qui  partait en morceaux sous l’action de la rouille.

-          C’est ouvert, commenta Morane.

-          Vous semblez déçu, remarqua Al Wallid.

-          Disons que ça semble exclure l’idée que j’avais qu’Alan et les deux autres malades pouvaient être prisonniers ici.

-          C’est pas « ouvert », Commandant, c’est démoli en fait. Tout ce machin est une nouvelle ruine. J’ai bien l’impression que plus personne n’est passé ici depuis des siècles !

Bob haussa les épaules.

-          Tu as peut-être raison, mais on va quand même jeter un coup d’œil.

Ce disant, le Français remarqua soudain l’étrange attitude d’Al Wallid. La respiration de celui-ci s’était faite plus forte et plus courte, des gouttes de sueur perlaient sur son front mat et ses phalanges blanchissaient à force de serrer la « kalash ».

-          Vous avez peur, Amir ?

L’Arabe fit visiblement un effort violent pour redevenir quelque peu maître de lui-même.

-          Je n’ai pas peur, Bob, je suis terrifié. Il y a quelque chose là-dedans…  Entrons, vite !

Morane en tête, ils franchirent les derniers mètres les séparant de la forteresse et durent se courber pour passer sous la herse. La cour, où des arbustes rachitiques s’insinuaient entre des pavés grossièrement taillés, était en grande partie occupée par un bâtiment d’une vingtaine de mètres de hauteur, érigé autour de la base du donjon. Etrangement, cet édifice  était dépourvu d’ouvertures, mis à part une ligne de meurtrières située juste sous son toit de lauzes et une porte basse, à l’unique battant entre-ouvert. Il y avait des vestiges de constructions en bois contre les murailles externes de la citadelle, peut-être d’anciennes remises ou enclos pour des animaux.

-          On a du bol d’être en plein jour, crâna Bill pour dissiper le malaise qu’il sentait s’insinuer en lui, sinon j’aurais la trouille de voir Dracula me tomber sur le poil du haut de ce donjon, les canines au vent !

Sans répondre, Bob, qui depuis quelques secondes devait faire de sérieux efforts pour ne pas tourner les talons et s’enfuir au galop, se dirigea vers la porte de ce qui était à coup sûr le corps de logis du château, et l’ouvrit, presque surpris qu’aucune goule grimaçante ne lui sautât au visage. La seule chose qui l’assaillit fut une odeur de moisi et d’antique poussière. Il fit trois pas sur de larges dalles polies, suivant le triangle de lumière qu’il venait lui-même de dessiner sur le sol en ouvrant le battant. Il eut l’impression qu’autour de lui l’obscurité attendait patiemment depuis des éons…

 

        Ï

 

Ils allumèrent leurs lampes électriques, dévoilant dans le halo blanc les murs de pierre taillée d’une sorte d’antichambre d’une vingtaine de mètres carrés, percée d’une ouverture sombre  dans chaque paroi. Constatant l’absence de tout support de torches, Bob fronça les sourcils, sans plus.

-          On va par où ?, demanda Bill à voix basse.

-          Autant aller dans la direction du donjon, répondit le Français.

Le passage en face d’eux fut franchi ; un couloir de cinq mètres environ, puis une pièce, petite, vide, munie de trois autres ouvertures. Ils sursautèrent alors. Derrière eux, un bruit de tonnerre venait de se répercuter à l’infini dans le grand bâtiment et le sol avait légèrement tremblé. Ils firent demi-tour, pour trouver le corridor emprunté à l’instant fermé hermétiquement par une porte de pierre. Etait-elle tombée du plafond, à la manière d’une herse, ou avait-elle coulissé en sortant d’une paroi ? A en juger par le vacarme produit, la première solution paraissait la plus vraisemblable.

Ballantine se jeta de tout son poids contre l’obstacle, une fois, deux fois, trois fois, puis renonça.

-          Piégés !, rugit-il ; comme des bleus !

-          Tu l’as dis… au moins, on sait qu’on est attendu.

-          A moins qu’il ne s’agisse d’un mécanisme automatique, objecta Al Wallid.

-          Si c’est le cas, répondit Bob d’une vois morne, on est sérieusement dans le pétrin…Bien, puisqu’il nous est interdit de revenir en arrière, allons de l’avant.

Il leur fallut à peine quelques minutes pour se perdre dans le dédale de pierre…

Lorsque Bob, empruntant un étroit couloir, était venu buter sur une muraille maçonnée qui n’avait aucune raison de se trouver là, il avait compris et s’était retourné vers ses compagnons.

-          C’est un labyrinthe… Je me demandais pourquoi il n’y avait pas de support de torches. Le lieu n’est pas prévu pour être éclairé. Ceux qui s’y retrouvent coincés finissent par tourner en rond dans le noir.

-          C’est pas vrai, explosa Ballantine, on est trop stupide ! Personne a pensé à marquer le chemin !

Morane haussa les épaules.

-          Et pour retourner où ? Je te rappelle que la sortie est bloquée. Il faut continuer à chercher une issue.

Peine perdue. Une heure plus tard, ils erraient toujours dans l’édifice, n’ayant réussi qu’à s’élever au deuxième étage, sous le toit, après être passés du rez-de-chaussée au premier par un escalier en colimaçon.  Encore cette dernière élévation était-elle tout à fait fortuite, car ils avaient par hasard trouvé une portion de mur effondrée et avaient pu escalader les gravas jusqu’à un trou dans le plafond.

Ce dernier étage était entièrement différent, bien que tout aussi désert et silencieux, mis à part de temps à autre le léger hululement d’un souffle de vent. Il s’agissait là du véritable corps de logis, constitué de petites pièces semblant avoir été des chambres, et d’autres plus vastes, réfectoire ou corps de garde. Les pinceaux lumineux des trois lampes faisaient apparaître des vestiges de meubles : cadres de lits vermoulus portant encore des restes de paillasses, lutrins brisés, fauteuils partant en morceaux… Les cloisons étaient faites d’un bois noir dur comme le fer, et les portes, presque toutes ouvertes, bardées de ferrures.

-          J’ai l’impression de visiter l’épave du Titanic, la flotte en moins !, avait remarqué Ballantine.

-          Ce qui doit te convenir, avait rétorqué Morane.

De la lumière filtrait chichement des meurtrières donnant sur l’extérieur, mais on devait jadis vivre ici à la lueur des torches, même en plein jour.

Bill tapa du pied dans l’épaisse couche de poussière recouvrant le sol.

-          En tout cas, c’est du costaud ! on va avoir du mal à sortir de là. Remarquez, on est quand même mieux ici qu’en dessous ; j’avais la sensation désagréable d’être enfermé dans une pyramide égyptienne.

-          C’est guère mieux, répliqua Morane en faisant la grimace. A moins d’élargir une de ces meurtrières et de trouver de quoi tresser une corde, c’est pas encore qu’on redescend. En tout cas, on comprend mieux l’absence de fenêtres aux deux premiers niveaux.

-          Pour empêcher les intrus de sortir, compléta Al Wallid.

-          Tout autant que d’entrer. Cette construction est principalement une sorte de gigantesque blockhaus. Il doit exister un chemin, un seul, qui mène de la porte d’entrée jusqu’à l’endroit où nous nous trouvons. Ceux qui ne le connaissent pas n’ont aucune chance d’arriver au dernier étage, et pas plus de chance de ressortir à l’air libre.

-          Et ce blockhaus défend quoi, selon vous ?, questionna Ballantine. Et contre qui ?

Morane laissa passer un instant.

-          Je dirais que le labyrinthe protège le donjon, sans trop de risque de me tromper. Sans doute les Templiers de Trémaux ont-ils prévu un soulèvement des Dingaris, ou peut-être une guerre avec un peuple voisin, Bakubis ou autres…

Il secoua la tête.

-          Rien à faire, c’est le donjon le centre du problème. Il faut trouver l’accès. Si comme nous le pensons Alan et ses ravisseurs ont été capturés, il y a des chances pour qu’ils aient été conduits dans l’endroit le plus reculé de la forteresse.

-          Qui nous dit que l’entrée de ce donjon n’est pas en dessous ?

Bob secoua la tête.

-          Pas au rez-de-chaussée en tout cas, sinon pourquoi un deuxième labyrinthe au premier ? et je doute qu’il ait été nécessaire de descendre dans le dédale pour se rendre au donjon.

Il écarta les deux bras :

-          C’est ici que vivaient les Templiers, c’est ici que doit se trouver le passage.

Ils continuèrent donc leur exploration, tentant de trouver un signe quelconque du passage récent d’êtres humains, mais c’était particulièrement difficile dans ces ténèbres. Pourtant, cela aurait été le meilleur moyen de trouver une sortie. A moins qu’ « on » ait effacé toute trace…

Finalement, ils firent halte, au beau milieu de ce qui paraissait être une ancienne cuisine, avec sa grande pile de pierre brisée et son four à pain à la gueule noire de suie. Un courant d’air murmurait des menaces incompréhensibles dans la cheminée. Bob examina soigneusement murs et plafond, avant de soupirer.

-          Rien à faire, on pourrait tourner encore des siècles sans rien découvrir. On dirait qu’il n’y a rien eu ici de vivant depuis des années. Il n’y a même pas la moindre toile d’araignée.

-          Tiens, c’est marrant, c’que vous dites, Commandant, c’est vrai qu’y a pas d’araignée. Tant mieux, remarquez, vous savez que ces bestioles me font peur. Mais c’est pas par égard pour moi qu’elles se sont barrées, je suppose.

Le Français se passa la main dans les cheveux.

-          Barrées, ou jamais installées.

Il promena le rayon de sa lampe sur les jarres de terre cuite en morceaux et les marmites transformées en dentelle de fer.

-          Si ces charmants arthropodes ont ressenti ce que je ressens moi-même en ce moment, pas étonnant qu’ils ne se soient pas approchés d’ici… Comme disait Amir tout à l’heure, il y a quelque chose ici. Une menace, et pas des moindres…

Un silence pesant fit suite à ces paroles. Puis Morane reprit :

-          Bon, il nous reste de l’eau et de la viande séchée pour deux jours, en se rationnant. Je propose de tenter notre chance par là-haut –il désigna le plafond de bois, à trois mètres au-dessus de leurs têtes-. Essayons de trouver de quoi nous confectionner une sorte d’estrade, démolissons une porte pour récupérer les ferrures et débrouillons-nous pour nous ménager un trou.

-          Et après ?, fit Bill. Sais pas voler, moi. Une fois perchés sur…

-          Après, coupa le Français, c’est après !

Ils se mirent à la recherche de ce que Morane venait d’énumérer. C’est en débouchant dans une nouvelle pièce encombrée de paniers moisis et d’outils mangés par la rouille que l’attaque se produisit. Bob eut à peine le temps d’entrevoir une silhouette vêtue d’une tunique sombre, du cuir peut-être, avant de recevoir sur le crâne un coup qui l’envoya presque instantanément au pays des songes. Tout juste s’il entendit Bill pousser des jurons retentissants en gaélique.

 

 

Chapitre 15

 

 

 

Bob Morane était debout, au beau milieu d’un désert de dunes dorées écrasé par un soleil aveuglant occupé à dévorer le ciel. Etrangement, le Français ne ressentait pas la chaleur infernale qui faisait miroiter l’horizon et soulevait de fantomatiques tourbillons de sable de place en place. Au loin, des montagnes de grès rougeâtres marquaient ce grand vide de leur présence immémoriale. C’était un  empire minéral invivable où pourtant, Bob le savait pour avoir arpenté tous les déserts de la planète, une vie tenace se terrait, luttant à chaque instant pour la survie.

Ce paysage formidablement beau de par son hostilité, Morane ne l’enregistra que presque inconsciemment, car d’autres éléments, complètement incongrus ceux-là, avaient tout de suite attiré son attention ; mais en fait, étaient-ils plus incongrus que lui-même, planté dans ce décor inhumain ?…

Ils étaient six hommes en tout, disposés en un cercle parfait, espacés les uns des autres de trois mètres environ. En partant vers la gauche, il y avait Bill Ballantine, puis Amir Al Wallid ; juste en face de Bob se tenait Alan Wood, grand, très mince, presque ascétique, le visage tanné, vêtu d’un short kaki et d’une chemise de toile beige qui avait connu des jours meilleurs. Puis, en continuant, un inconnu plutôt petit, au museau de furet et aux yeux rapprochés, les cheveux très noirs collés en mèches sales sur le front ; Morane l’identifia comme étant Lucas Rheims, l’âme damnée d’Alexandre de Beaujeu. Enfin, De Beaujeu lui-même, à la droite du Français… L’archéologue était très grand, presque autant que Ballantine, mais mince et d’allure sportive. Ses cheveux argentés, mi-longs, étaient soigneusement peignés, et son visage bronzé n’était pas dénué de noblesse ; une noblesse qu’une bouche trop grande aux commissures tombantes tempérait d’une perpétuelle expression méprisante.

Bob voulu parler, s’élancer vers Alan, le soulever de terre en riant, le rassurer sur le sort de Leni, mais il ne put rien faire de tout cela, car il était comme muet et paralysé. Il commença alors à comprendre que tout n’était que rêve ou hallucination, encore une fois ; sur les terres maudites des Dingaris, réalité et fantasmes ne cessaient de s’entremêler.

Ses yeux s’abaissèrent (mais ce n’était encore qu’une impression) vers le centre du cercle formé par lui-même et les cinq autres hommes. Posé sur le sable, il y avait un objet qu’il ne parvenait pas tout à fait à identifier : c’était apparemment une sorte de statuette, d’une cinquantaine de centimètres de haut, taillée dans une roche brune aux circonvolutions faisant penser à de la lave refroidie. La figurine était entourée d’un halo encore translucide mais qui s’épaississait peu à peu. Elle-même paraissait vibrer, se déformer, se liquéfier par moment, changeant sans arrêt de forme et de couleur ; Bob était incapable de mettre un nom sur certaines de ces couleurs, dont pourtant il avait l’intime conviction qu’elles en étaient bien… Dans ses rares moments de stabilité, l’irréelle sculpture représentait un être effrayant, et bien plus encore ; là aussi, Morane avait dans l’esprit des adjectifs horrifiques qu’il ne comprenait pourtant pas, comme si quelqu’un ou quelque chose lui soufflait des mots dans une langue inconnue mais avec une intonation qui laissait deviner une signification immonde… Impossible de décrire précisément l’entité que la statue était censée figurer : un chaos de griffes avides, un enchevêtrement de crocs furieux, un tumulte d’ailes humides, un grouillement d’yeux impatients…

La nébulosité  moutonneuse et palpitante dont la chose s’entourait rappela immanquablement au Français la scène vécue dans le village en ruine, la veille (ou des siècles plus tôt ?), cette fumée enflant comme une nuée ardente et engloutissant Jeanne Favert, qui y avait vu une horreur capable de bloquer son esprit comme on arrêtait jadis une pendule dans la chambre d’un mort ; aussi, lorsque la vibration parcourue d’éclairs carmins et d’éclatements aveuglants lança vers lui une sorte de membre boursouflé, Bob sentit la peur écraser son cœur, s’attendant lui aussi à contempler le visage de l’abîme… En même temps, il enregistra que les cinq hommes qui l’entouraient étaient eux-aussi happés par la créature, par la Bête.

 

        Ï

 

Tout d’abord, Morane ne vit rien d’autre que ce kaléidoscope de lueurs et de formes aberrantes, pareilles au ballet des galaxies dans l’infini glacial de l’espace… Puis vinrent les images, fonçant vers lui telles des comètes, images qu’il avait l’impression d’essayer de saisir au vol alors qu’elles le frôlaient pour s’évanouir au fond de son crâne. Il lui semblait qu’un gamin farceur lui jetait au visage et à pleines poignées, les pièces de plusieurs puzzles, mélangées, qu’il reconstituait adroitement, à la vitesse de la pensée.

Il comprit rapidement que chacun de ces puzzles n’était autre que les mémoires, les vies de ses compagnons dispersées dans ce maelström onirique…

L’enfance de Lucas Rheims, la cité de béton en banlieue de Lyon, première moto volée, le père et son nerf de bœuf, la première agression au couteau, le premier homme qui tombe dans un terrain vague, la vertigineuse jouissance de donner la mort…

L’enfance d’Alan Wood, la savane, le grand Balébélé borgne qui le portait pendant des heures sur son dos luisant, le léopard qui tombe d’un acacia et lui déchire l’épaule, le fusil de son père qui tonne à ses oreilles, les gâteaux à l’orange de sa mère qui lui sourit du fond de la véranda…

L’enfance d’Amir Al Wallid, la grande maison de Damas, devant la Mosquée, son père qui pose sur lui ses yeux noirs à la fois aimants et exigeants, les centaines de livres et de parchemins, le savoir universel, leur odeur de vieux cuir, et très tôt cette envie de savoir et cette terreur de ce qui pourrait advenir si lui, Amir, n’était pas à la hauteur…

L’enfance de Bill Ballantine aussi, la maison cossue du centre d’Inverness, les grandes réunions de famille, les oncles qui lui font des grimaces et les tantes qui le bourrent de sucreries, l’adolescence, des tas de copains avec qui commencer à se faire le palais et des tas de filles avec qui danser la gigue, et puis la fugue, le bateau qui part pour la Nouvelle-Guinée, et le petit rouquin planqué dans la cale, jusqu’à Calais seulement…

L’enfance d’Alexandre de Beaujeu, Beyrouth, la Suisse du Moyen Orient, le père archéologue au costume poussiéreux, la mère mal mariée, mal aimée, mal vivante, qui un jour de tempête disparaît sur la corniche, et l’absolue conviction que ce n’était pas un accident, et cette haine de tous ceux qui ont de l’argent, des maisons secondaires dans la Bekaa, ceux qui vous regardent de haut, ou qui ne vous regardent même pas, les études, les nuits entières à lire, à découvrir, a comprendre et à forger les armes de la connaissance pour la vengeance…

L’enfance de Bob Morane… lui la connaissait, et il sut que les cinq autres la découvraient en même temps qu’il découvrait les leurs.

Lucas Rheims est adulte à présent et il y a bien longtemps qu’il ne se souvient plus des visages de tous les hommes et de toutes les femmes qu’il a tués ; c’est dans un tripot d’Amman qu’il rencontre Alexandre de Beaujeu, Lucas y sirote un thé brûlant, il n’y a pas une heure qu’il vient d’étrangler une jeune fille un peu trop légère aux goûts de sa famille, et De Beaujeu est là, il émane de lui une telle rage, une telle force, que Lucas sait qu’il va travailler pour cet homme, fidèlement…

Alan Wood est adulte à présent et sa vie n’est que chasses, explorations et amitiés viriles ; puis Leni Hetzel arrive à Walobo, et la vie d’Alan se recouvre de miel, malgré les Aniotos, les aventuriers sans foi ni loi et même les monstres tombés de l’espace, toujours, il y a Leni, et Bob, son ami, mais surtout Leni…

Il y eut un étrange vacillement autour de Morane et il lui sembla que la nuée vorace se repliait, refluait, en même temps qu’il percevait une sorte de grondement rageur. Quelque chose contrariait la Bête, quelque chose de clair et limpide, qui venait de l’endroit où se tenait Alan Wood. Un autre morceau de puzzle, Alan et Leni enlacés, et une telle aura de bonheur que Bob comprit : son ami venait à cet instant de « voir » son épouse dans les pensées du Français, ou de Bill, ou d’Amir, et d’apprendre qu’elle était sauve. Puis, la Bête reprit le dessus ; elle en avait tellement vaincu, de ce que les hommes appellent « amour » !

Amir Al Wallid est adulte à présent, c’est un homme fort, dur, le futur Maître de l’Ordre de l’Archange, son père a vieilli et vient ce jour funeste, ce matin où père et fils, ensemble, découvrent les deux gardes égorgés, devant la porte de la bibliothèque secrète, le Livre disparu, la carte volée, et le regard affolé et implorant de Muhammad Al Wallid, le départ précipité pour l’aéroport, avec ce compte à rebours dans la tête, à la poursuite de celui par qui la fin des temps peut arriver…

Bill Ballantine est adulte à présent, et Bob est son frère, son double, Bob qui pilote son « spit » au-dessus de la manche, sa jaguar sur les routes en lacets, qui pilote tout ce qui roule, vole et vogue, Bob qui tombe de ce pont de lianes, tué par Ming, et cette saleté de papillon qui mord Bill, et Bill qui tente de tuer son ami, et tous ces ports, ces villes, ces jungles, et Graigh, Sophia, et tous ces grands méchants qu’il faut courser à travers l’espace et le temps ; Eileen aussi, la Femme, et ce virage à la sortie d’un village des Grampians, Eileen qui conduit trop vite comme toujours, parce qu’elle vient retrouver Bill, et ce petit cimetière sous une pluie battante, Bob qui est là mais n’ose pas s’approcher, et, depuis, cette blessure à jamais ouverte que le géant rigolard et soiffard tente d’oublier justement en rigolant et en buvant…

Alexandre de Beaujeu est adulte à présent, et il a trouvé, seul, contre tous, il connaît le secret des Templiers, une vie entière consacrée à percer le grand mystère, il a découvert la trace de la Bête, il a les preuves de son immense pouvoir, il sait où se trouve son dernier refuge, son sanctuaire, il a été facile de berner ces soi-disant gardiens, l’Ordre de l’Archange, obscurs et superstitieux défenseurs d’une vérité qui les dépasse…

Bob aussi est adulte à présent, et il comprend que quelque chose va se produire, maintenant que les six hommes sont intimement liés par leurs pensées et leurs souvenirs, les puzzles de leurs vies reconstitués.

Tout s’estompe d’un coup, la vapeur aux couleurs vénéneuses se dissout, et Morane se retrouve seul, dans l’obscurité… Quand la lueur vacillante de plusieurs torches commence à faire trembloter l’intérieur d’une petite grotte ornée de draperies de calcaire, il constate en l’absence de bruits et de toute autre sensation, que la vision n’est pas encore achevée.

 

                                                                                                        Ï

 

Bob ne sent plus la présence de Bill, d’Alan, d’Amir… Les âmes haineuses d’Alexandre de Beaujeu et de Lucas Rheims sont aussi déconnectées de la sienne. Pourquoi ?… Le Français est  terriblement seul et vulnérable. Seul ?… Pas tout à fait ; il y a un autre esprit avec lui, humain, superposé à celui de la Bête, et qui semble lutter contre elle.

Morane voit…cinq hommes s’avancent entre les stalagmites et les piliers luisants d’humidité. Le premier est vêtu d’un simple pagne de coton ou de chanvre et va pieds nus. Avec sa barbe et ses cheveux et longs et sales, emmêlés et couleur d’aile de corbeau, Morane le prend tout d’abord pour un de ces sadhus  Indiens. Pourtant, son type ethnique est plus sémite qu’aryen, et Bob en a confirmation en « observant »  ceux qui suivent le nouveau venu. Ce sont à l’évidence quatre soldats, brandissant chacun une torche fumante et une courte épée de bronze. Une cuirasse rudimentaire de cuir bouilli, une sorte de longue jupe brune, des sandales et un casque rond très simple complètent leur équipement. Tous portent la barbe, mais la leur est soigneusement taillée au carré, très frisée, sans doute autant artificiellement que naturellement. A la ceinture du dernier pend un sac de toile et Morane sait déjà qu’il contient des tablettes d’argile frais et un calame, un roseau taillé pour l’écriture.

-          « Sumériens ?…Assyriens ?…Akkadiens peut-être ?, pense Bob »

 L’arme de celui qui suit directement l’homme à demi-nu est pointée à l’horizontale, ce qui ne laisse guère de doute sur le fait qu’il s’agit là d’un prisonnier et de ses quatre gardiens.

Ils passent si près de l’endroit où se tient Morane (mais ce dernier sait qu’il ne se tient en réalité nulle part, ou plutôt à des milliers de kilomètres et d’années), que celui-ci craint un instant d’être brûlé par le flambeau du deuxième homme. Ils s’arrêtent au centre de la grotte, là où six colonnes de calcaire disposées en cercle parfait par la nature délimitent une surface de roc plane.

La vision se trouble, en même temps que Bob ressent une immense fatigue. Il songe que cette hypnose étrange a peut-être un effet dangereux sur son organisme et en particulier sur son cœur, un peu comme l’état de vibration qu’il a utilisé lors de ses missions pour la Patrouille du Temps ; avec la différence que dans le cas présent, il n’a aucun moyen de mettre fin à cette expérience.

Tout redevient net. Le prisonnier est à présent agenouillé dans le cercle de piliers stalagmitiques, et les soldats se tiennent juste à l’extérieur. En même temps que Morane revient en quelque sorte dans la vision, une évidence s’impose à son esprit sans qu’il sache par laquelle des deux forces qu’il entrevoit toujours s’opposer sans vraiment s’affronter en arrière plan de sa conscience elle est suggérée. Cette évidence concerne les personnages de cette scène ainsi que l’époque et le lieu auxquels elle se déroule : vingt-troisième siècle avant JC, environs d’Ebla, Empire d’Akkad…

L’homme à genoux se nomme Aqqi, et il a eu le tort de vouloir marchander avec le Roi Sargon. Aqqi voulait obtenir de fabuleuses richesses, du pouvoir aussi, en échange d’un grand secret. Emprisonné, torturé, Aqqi a été contraint de révéler l’emplacement de sa découverte, et d’y conduire ses bourreaux ; car Aqqi sait très bien qu’une fois qu’il aura donné aux soldats du Roi ce qu’ils veulent, sa tête roulera dans la poussière. Aqqi a néanmoins un atout : lui connaît la puissance de cette statuette devant laquelle il s’est agenouillé. Il s’est engagé à leur faire une démonstration du pouvoir emprisonné dans l’effigie, afin qu’ils puissent la rapporter en triomphateurs à la cour de Sargon ? Pauvre fous !…

Morane découvre alors seulement la figurine, et la reconnaît. Même matière tordue, même immonde mélange de tout ce que l’enfer et l’espace ont pu produire comme créatures démoniaques, même difficulté à identifier une forme précise.

Aqqi baisse la tête, ferme les yeux, pose une main sur la sculpture et semble se recueillir ; à nouveau, un halo nébuleux commence à se former lentement…

 

        Ï

 

La dernière torche crachote et ne répand plus qu’une vague luminescence bleutée, mais elle est suffisante pour Morane. Encore terrifié par le massacre auquel il vient d’assister, il observe Aqqi. Il y a eu un autre basculement bref dans l’esprit du Français, qui a compris que le temps de la vision s’était accéléré avant de reprendre un cours normal.

Aqqi sent la mort venir… ses forces s’épuisent, malgré la nourriture prodiguée par les lambeaux des quatre soldats de Sargon. Comme il l’avait prévu, la Bête les a déchiquetés avant qu’ils n’aient eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Aqqi s’est délecté de ce spectacle. Mais la Bête, dans son déchaînement d’avidité, et  avant de réintégrer de son plein gré son carcan quasi minéral, a également provoqué l’effondrement d’une partie de la caverne, murant pour des millénaires Aqqi et son secret.

Aqqi a très vite compris qu’il ne sortirait jamais d’ici. Alors, à l’aide du calame récupéré sur la dépouille en pièces du soldat scribe chargé de consigner le récit de la mission,  il a entamé la rédaction d’une sorte de testament, qu’il grave sur les tablettes d’argile. Bob n’est pas en position pour lire cette histoire, et le serait-il qu’il n’y comprendrait rien ; Aqqi écrit en eblaïte, langue morte que sans doute le professeur Clairembart pourrait déchiffrer, mais pas Morane. Pourtant, ce dernier connaît déjà le contenu du texte, avant même qu’il ne soit achevé.

Aqqi raconte sa découverte de l’effrayante effigie, et l’étrange lien qui s’est établi entre lui et l’entité qui l’habite…

La créature a traversé l’espace, chassée de son monde lointain par une autre race, à la suite d’une guerre dont les humains ne peuvent même pas imaginer la fureur apocalyptique. Les forces de l’Univers l’ont amené sur la Terre, à une époque ou seuls d’énormes lézards l’arpentaient. Son métabolisme et ses rythmes vitaux se sont adaptés, et une convulsion géologique l’a emprisonnée dans cette caverne, bien à l’abri dans son cocon, cuirasse à son image, faite de matière vivante et changeante. Des millions d’années plus tard, un tremblement de terre a ouvert la faille par laquelle Aqqi est parvenu jusqu’à la Bête.

Ce qui tient lieu d’esprit à la Bête a senti la présence de l’homme, et a décelé les étincelles d’une intelligence. L’homme est arrivé au bon moment, car la Bête s’affaiblissait, et avait désespérément besoin de reprendre des forces. Elle a donc déployé les filaments immatériels qui lui ont permis de communiquer avec Aqqi.

S’en sont suivies pour Aqqi de longues années d’apprentissage et d’émerveillement. La petite grotte perdue dans le désert de la future Syrie est devenue son refuge, sa maison, son temple. Lentement, patiemment, il a appris le langage de la Bête, puis sa fabuleuse histoire, en même temps qu’il entrevoyait de plus en plus clairement l’immense pouvoir qu’elle lui offrait en échange de sa survie.

La Bête avait eu largement le temps de prendre la mesure de la planète sur laquelle elle était exilée. Il lui avait fallu en comprendre, en éprouver non seulement les composantes atomiques, mais aussi et surtout les forces invisibles, le magnétisme, l’influence des vents cosmiques et des ondes radios qui la parcouraient. Elle en était venue à la conclusion que jamais elle ne pourrait quitter sa carapace protectrice et parcourir ce monde en maîtresse absolue.

L’apparition d’Aqqi changea les données du problème, et la Bête entreprit de faire de l’homme son allié. Pour le moment, elle était condamné à de brèves matérialisations, protégée de l’agression de cette planète par le bouclier d’un esprit suffisamment puissant, dévoué et prédateur tout comme elle : un esprit humain.

 

        Ï

 

Aqqi est mort à présent, et son corps se dessèche lentement dans la caverne. Dans une obscurité de caveau, Bob pourtant voit les siècles défiler en accéléré, les draperies calcaires se déployer, les concrétions pousser et devenir des colonnes… Puis, le temps ralentit à nouveau, et par un puits de lumière, un homme descend dans la grotte, le long d’une corde. Il porte une cotte de maille et sur sa cape sale, à l’épaule, est cousue une croix rouge. Il se nomme Renaud de Brantes, est venu de France guerroyer en Terre Sainte, et est membre de l’Ordre du Temple. Sous lui, au beau milieu du cercle aveuglant dessiné au sol par le soleil de midi, la statuette semble l’attendre. Non loin, éparpillées autour de la momie racornie de ce qui fut Aqqi, il y a plusieurs plaques d’argile gravées d’une antique écriture. Renaud de Brantes ne les lira pas, et n’en aura de toute façon pas besoin. La Bête a perçu a nouveau la présence d’un Humain, ce mélange d’intelligence, de violence et d’ambition ; elle va lui révéler tout ce qu’Aqqi savait ; et que Bob Morane sait également, grâce à l’aide mentale d’un allié qu’il ne connaît pas encore.

 

        Ï

 

Bob ouvrit les yeux, et immédiatement se demanda s’il « était » encore dans la grotte en compagnie de la Bête. L’obscurité était en effet totale, et le silence épais comme de la poix. Il attendit un long moment, à l’affût de la moindre nouveauté dans son environnement sensoriel, ou plus simplement dans son esprit en ébullition… Rien ne se passa, et il se rendit compte que seule son extrême fatigue, l’engourdissement de tous ses sens, faisait barrière à une vague panique qui commençait à s’emparer de lui. Pour autant qu’il puisse en juger, il aurait tout aussi bien pu être mort, ou perdu à jamais dans une autre dimension, ou encore replié sur son propre subconscient, insensible au monde extérieur ; peut-être était-ce cela, l’état dans lequel se trouvait Jeanne Favert ?

Morane était littéralement épuisé, mentalement vidé, et sur le plan physique il avait l’impression d’avoir participé à un marathon avec un sac à dos plein de pierres. S’il n’avait pas été allongé, sans doute se serait-il écroulé au sol ; allongé ?… Durant toute la vision, alors qu’il était connecté avec les cinq autres hommes, avec Aqqi, avec la Bête, avec…qui d’autre encore ?  Durant toute la vision, donc, il n’avait aucune conscience de son corps. A présent, il était évident qu’il était allongé, sur une surface ferme et malgré tout souple.

Il tourna lentement la tête vers la droite, et il y eut un bruissement contre son oreille, comme un froissement de feuilles mortes. Il envoya son bras droit en exploration au-dessus de lui, puis à l’horizontale, et acheva cet arc de cercle en posant la main environ cinquante centimètres en dessous de la surface sur laquelle il était couché, sur ce qui était à l’évidence une pierre, froide. Sa main décrivit un cercle, frottant cette pierre polie, qui finalement ressemblait plutôt à une dalle, et rencontra un morceau de bois mal taillé, qu’elle grimpa pour parvenir à un mince matelas de toile rugueuse.

Bob ramena son bras sur sa poitrine, et patienta encore un moment, faisant refluer sa peur. Ses sens ne l’avaient pas déserté, il n’était ni dans les limbes ni fou ; il était couché sur un  lit grossier, dans une pièce obscure, sans plus.

Il se souvint alors de ce qui s’était produit après leur arrivée dans la forteresse des Templiers. L’étrange corps de logis et son double labyrinthe, leur recherche du passage vers le donjon, l’attaque alors qu’ils cherchaient de quoi confectionner un échafaudage pour atteindre le toit… Puis il y avait eu les visions.

-          « Retour à la normalité, pensa-t-il. Me voilà sans doute enfermé dans une cellule tout ce qu’il y a de plus basique. Enfin, jusqu’à preuve du contraire, et si on peut considérer comme normal le fait d’être prisonnier au vingtième siècle dans un château Templier en plein milieu de l’Afrique, après avoir été assommé par des noirs fringués comme au moyen-âge ! »

Il agrippa les montants du lit, tira sur les bras et se retrouva assis. Pivotant sur les fesses, il posa les pieds sur le dallage. Etourdi, il patienta une minute. Il ne s’était pas trompé en songeant que la phase d’hypnose qu’il avait traversé mettait son organisme à rude épreuve. Consultant sa montre, il lut huit heures vingt… Ils avaient été capturés au soleil couchant ; son inconscience avait donc duré au minimum une nuit. 

Il se leva, lentement, constatant avec satisfaction que sa robuste constitution reprenait vite le dessus, et demeura ainsi, debout dans le noir, s’apprêtant à partir à tâtons explorer son « domaine ». Il n’eut pas à le faire : sur sa gauche, il y eut le bruit caractéristique d’une lourde traverse de bois que l’on manœuvre, et une porte basse s’ouvrit. Il cligna des yeux, un peu aveuglé par la lumière subite, qui pourtant ne provenait que de torches. Il eut le temps de constater que sa geôle ne faisait pas plus de sept ou huit mètres carrés, avant d’être encadré  par deux noirs habillés de justaucorps en cuir et armés de casse-têtes. Sur le seuil, un autre Dingari le visait avec son arbalète.

Sans faire preuve d’agressivité, mais fermement, les deux noirs poussèrent Morane vers la sortie, tandis que l’arbalétrier reculait pour dégager le passage, sans cesser de viser le prisonnier. Bob dut baisser la tête pour passer le linteau, et se retrouva dans une petite rotonde apparemment creusée dans la roche volcanique, et dans les parois de laquelle s’ouvraient d’autres portes. L’endroit n’était pas éclairé, seules la lueur orangée des torches des guerriers noirs palpitait sur les murs. Au centre, un grand pilier maçonné semblait soutenir l’ensemble, mais en le contournant, le Français constata qu’il s’agissait en fait de la cage circulaire d’un escalier en colimaçon. Précédé par un Dingari et suivi par les deux autres, Bob grimpa les degrés, quittant ce qui ne pouvait être qu’une prison souterraine. Il tenta bien de questionner les gardes sur le sort des ses compagnons, mais ne reçut en retour que des regards inexpressifs.

Il compta une trentaine de marches avant que le Dingari qui le précédait écartât une sorte de tenture couleur sang de bœuf. Les quatre hommes prirent alors pied dans une grande salle carrée, vide, vaguement éclairée par une unique torche fixée au mur. Morane fut poussé vers un escalier de bois, simple échelle de meunier, menant au premier étage. Les dimensions de ce lieu ainsi que sa forme ne laissaient aucun doute dans son esprit : il entamait l’ascension du donjon.

Il passèrent trois niveaux aussi déserts, vides et obscurs que le rez-de-chaussée, puis quatre autres, éclairés cette fois par des meurtrières.  Le dernier était aménagé de meubles rudimentaires, lits, tables, chaises ; un corps de garde, peut-être, juste avant le sommet du donjon.

Enfin, après une dernière volée de marches, ils pénétrèrent dans une petite antichambre, le Dingari qui allait en tête tira un nouveau rideau, et ils s’avancèrent dans une salle où, Bob le sentait au tréfonds de son être, les fils de cette aventure éprouvante allaient se dénouer…

   

       

Ï 

   

Les Dingaris qui l’avaient mené jusqu’ici ressortirent, et leurs pas décrurent dans l’escalier de bois. Il se retrouva seul, dans une pièce d’une soixantaine de mètres carrés, richement meublée.

Des peaux de zèbres et de lions recouvraient le sol et des tapisseries qui lui rappelèrent celle de Bayeux étaient tendues sur les murs. Contre ces mêmes murs, des coffres et des bahuts d’ébène, patinés par les siècles, allumèrent un peu de convoitise dans les yeux gris de Morane, collectionneur  passionné. Récemment, il s’était rendu acquéreur d’une bastide du dix-neuvième siècle perdue dans le sud de la France, entre Ventoux et Luberon, et il songea que ces meubles d’une facture ô combien originale feraient de l’effet dans le salon chaulé de ce refuge de vieilles pierres mangées par le soleil.

Il y avait aussi un fauteuil à haut dossier, derrière une table au plateau incrusté d’ivoire et dont les pieds étaient constitués de quatre défenses d’éléphant. Une porte, fermée, dans la cloison du fond, lui confirma l’existence d’une autre salle ; celle où il se tenait ne couvrait visiblement pas la surface totale d’un étage.

-          Bien, murmura-t-il, il n’y à plus qu’à attendre le bon vouloir du maître de céans. On ne m’a tout de même pas amené ici pour admirer les lieux. Quoique…

Les tapisseries aux couleurs délavées l’attiraient comme un aimant. Il était somme toute logique de trouver de tels ornements dans ce qui était certainement la citadelle érigée par les Templiers de Jean de Trémaux, qui avaient sans doute éprouvé le besoin de reconstituer un cadre familier pour lutter contre les affres de leur exil sur ces terres lointaines et sauvages. Mais le parallèle avec le chef-d’œuvre retraçant l’expédition de Guillaume le Conquérant lui fit se demander ce que pouvaient bien raconter ces tentures.

Il s’approcha d’un des coins de la pièce et sursauta, son regard se mettant à parcourir les images à toute vitesse, picorant des scènes de ci de là… Au premier coup d’œil, il venait de comprendre : là, il voyait nettement une comète, tombant sur une chaîne de collines ; ici, un homme à demi nu, agenouillé devant une statuette aux formes tourmentées, qu’il reconnut sans peine ; plus loin, un chevalier brandissait la même effigie face à la forêt de lances d’une armée de guerriers Arabes…

Fébrilement, Bob se mit à parcourir la chronique de la Bête.

 

 

Chapitre 16

 

 

 

Quelque peu déboussolé par ce qu’il venait d’apprendre, et qui, il le sentait, n’avait rien d’une quelconque légende médiévale, Bob, ayant achevé un tour complet de la salle, se dirigea d’un pas très lent vers la table ornée d’ivoire et s’y assit, les jambes ballantes et le regard dans le vide. Machinalement, il se passa une main dans les cheveux.

La Bête… Un être tombé sur terre, venu des confins de l’Univers, comme le lui avait déjà révélé la « lecture » du testament laissé par Aqqi. Une créature puissante, mais dans ce cas pourtant fragile, incapable de survivre sur cette planète inhospitalière sans l’aide de l’un des habitants de ce monde, le plus intelligent et le plus malfaisant : un Humain. Une entité monstrueuse, immatérielle et pourtant capable de prendre forme et d’anéantir des armées entières.  Un monstre de l’espace ; à cette pensée, et en réalisant que les terres des Balébélés n’étaient après tout pas très éloignées d’ici, Morane esquissa un sourire amer.

Bien entendu, Bob devait reconstituer les informations livrées par la tapisserie, les traduire en probabilités et en certitudes, d’autant plus qu’il n’y avait aucun texte pour éclairer les zones d’ombres, seulement quelques noms de personnages et de lieux, quelques dates clés aussi. Les choses pourtant étaient claires, et les évènements décrits suffisamment parlants. Sur le coup, le Français ne se demanda pas pourquoi même les intentions et les pensées des personnages brodés sur le tissu défraîchi lui étaient évidentes. De même, comment venait-il de comprendre que la Bête lui était connue depuis bien longtemps sous un autre nom ? Il ne pouvait bien sûr pas savoir que son allié inconnu, le même qu’il avait perçu à ses côtés pendant son « rêve », lui avait donné les éléments manquants, les avaient en quelque sorte inscrits dans son cerveau pour qu’il les utilise le moment venu…

Renaud de Brantes avait découvert par hasard la grotte dans laquelle la Bête attendait, à côté de la dépouille racornie d’Aqqi. Le Templier était un des proches du Grand Maître de l’Ordre du Temple Thomas Béraud. Ce dernier n’avait pas la tache facile : à cette époque, les états chrétiens d’Orient étaient acculés par les armées du sultan mamelouk Baybars. Quelques mois plus tôt, le huit février 1271, celui-ci s’était emparé du Krak des Chevaliers, qui plus est en  faisant parvenir à ses défenseurs une fausse missive leur enjoignant de se rendre et prétendument signée de la main même de Thomas Béraud ! Renaud de Brantes faisait partie des restes de la garnison qui fut autorisée par les musulmans à se replier sur Acre, et le Templier en conserva une haine brûlante pour les « infidèles ».

La Bête ne pouvait pas trouver meilleur allié… Qui sait même si elle ne guida pas Renaud de Brantes vers la prison de roche où elle se languissait ? Le chevalier rôdait alors, seul, insouciant du danger, dans les parages du Krak, à la recherche d’un passage secret dont un Hospitalier lui avait parlé lors du siège de la citadelle. L’étroite crevasse lui sembla un indice, et il s’y introduisit…

Renaud passa six jours dans la caverne, assis devant l’effigie. Le Templier était profondément chrétien ; la Bête s’adapta à cette croyance, et elle n’eut aucun mal à persuader l’homme, qui ne se demanda même pas si la nature de ce pouvoir n’était pas plus diabolique que divine.

Puis, le chevalier regagna Acre, la statuette dissimulée sous sa cape. Six années passèrent, au cours desquelles Renaud apprit de la Bête… En 1277, alors que Baybars venait de mourir empoisonné et que l’orient chrétien se délitait de plus en plus, Renaud de Brantes révéla son grand secret au Grand Maître Guillaume de Beaujeu, successeur de Thomas Béraud. Selon Renaud, c’était un ange du Seigneur qui se trouvait emprisonné dans cette sculpture effrayante, un ange qui allait selon lui dévorer les guerriers musulmans et amener enfin la victoire des Armées du Christ.

Guillaume de Beaujeu et quelques dignitaires de l’Ordre, emmené par Renaud dans le désert à quelques lieues d’Acre, assistèrent, horrifiés, au massacre par la Bête d’une cinquantaine de soldats mamelouks en mission de reconnaissance. Bob avait frissonné en contemplant les dessins représentant des morceaux de corps éparpillés sur le sol et la représentation malhabile de la créature à l’œuvre.

Guillaume de Beaujeu était un sage, autant qu’un valeureux combattant. Ce qu’il venait de voir n’avait rien de divin, et représentait plus une menace pour l’humanité qu’une chance pour le Royaume de Jérusalem. Dès son retour à Acre, le Grand Maître convoqua Renaud de Brantes en audience privée et, alors que le serviteur de la Bête s’inclinait pour saluer, un des fidèles de Beaujeu lui planta une dague dans la nuque…

L’effigie de la Bête fut placée dans une chapelle privée des appartements de Guillaume, dans la forteresse d’Acre. En présence des crucifix et des ciboires, la statuette ne se mit pas à pousser des cris d’orfraie, pas plus que les ornements sacerdotaux ne partirent en fumée ; ce qui n’étonna guère le Grand Maître pour qui foi et superstition avaient toujours été choses bien distinctes.

Guillaume de Beaujeu devint le nouveau vecteur de la créature sur terre. Mais contrairement à Aqqi et Renaud de Brantes, cet homme là était sage, on l’a déjà dit, mais aussi humaniste et bon, autant qu’on pouvait l’être ici, dans ce siècle et quand on exerce de telles fonctions. La Bête sentit que les choses se compliquaient : cet humain serait plus difficile à contrôler, ce serait plus long ; mais le temps n’avait pas grande signification pour la Bête.

Guillaume ne pouvait ni ne voulait faire exécuter tous les Templiers présents lors de la « démonstration » de Renaud de Brantes, au risque de décapiter l’Ordre lui-même. Il décida donc que le secret serait mieux préservé par la création d’une sorte de société secrète informelle, dont le but serait d’étudier ce qui était enfermé dans l’effigie, de comprendre ce terrifiant pouvoir, et éventuellement de l’utiliser contre les ennemis de la vraie foi. De Beaujeu, en fait, avait commencé à dialoguer avec la Bête, et ce qu’il découvrait le confortait dans l’idée que cet être était bien trop puissant pour lui permettre une autre fois de se manifester. La créature, elle, n’était pas pressée, elle venait de se nourrir abondamment, et sentait ses forces croître…

Les années passèrent, et Guillaume de Beaujeu, avec terreur, sentit que la Bête s’agitait dans sa prison minérale. Parfois, le Grand Maître était traversé de pensées terribles, des rêves de puissance, des océans de sang dans lesquels se noyaient les ennemis de la foi, des délires de richesses immenses et de règne sans partage. Il reprenait toujours le dessus, mais comprenait que son âme était souillée par la Bête, un peu plus chaque jour.

Le secret de la statuette était difficile à garder. Il y avait des rumeurs parmi les Templiers, des légendes se formaient à propos d’une mystérieuse divinité païenne que le Grand Maître et les dignitaires de l’ordre adoreraient en secret, et qui au moment venu amènerait la victoire de la Croix sur le Croissant. Ces fables arrangeaient Guillaume, car elles tissaient un voile masquant la réalité.

Puis vint la fin du rêve d’orient de la chevalerie occidentale… En 1289, le comté de Tripoli était conquis par les mamelouks, et en 1291, ils étaient devant Acre. Plusieurs des proches de Guillaume le pressèrent de libérer la Bête. Il mentit, prétendant n’avoir pas découvert le secret de Renaud de Brantes.

Depuis l’été 1290, le Grand Maître était en pourparlers secrets avec le Sultan Al Mansour. Après les massacres de civils Arabes perpétrés par les croisés dans les rues même d’Acre, et le refus du Roi Henry de livrer au Sultan les assassins, la trêve avait été rompue. Il était évident pour Guillaume qu’Al Mansour allait marcher sur la cité ; il était tout aussi évident que le courage des défenseurs n’y ferait rien, les musulmans seraient vainqueurs. Cacher la statuette pour éviter que la Bête trouve un nouvel allié, plus faible et à l’esprit moins pur que le sien, était devenu une obsession pour le Grand Maître. Bien sûr, il aurait été possible de perdre l’effigie dans le désert, de la jeter dans un gouffre, ou même au fond de la mer ; mais quelle était la garantie que dans dix ans, cent ans, mille ans elle ne revoit pas le jour et fasse à nouveau peser sa menace sur l’Humanité ? De Beaujeu ne voyait qu’une solution : isoler la Bête, certes, mais tout en la surveillant, lui donner en quelque sorte une garde. Il prit contact avec Al Mansour, et un messager qui n’était autre que le propre fils du Sultan se présenta en grand secret. Guillaume, pour la première et dernière fois, montra au jeune homme ce dont la Bête était capable, la lâchant sur deux criminels condamnés à mort, dans les cachots de la citadelle… quelques jours plus tard, Al Mansour, que le récit horrifié de son fils avait atterré acceptait la proposition de Guillaume : il ne pourrait sursoir à l’encerclement d’Acre, au risque d’y perdre son trône et sa tête par la même occasion, mais garantissait que la ville ne serait pas prise avant que la créature n’en soit évacuée.

Sur l’avant-dernière partie de la tapisserie que Bob venait de « lire », on voyait un navire croisé s’insinuer sans combat dans une ligne de galères musulmanes.

On le sait, Guillaume de Beaujeu mourut lors du siège d’Acre, et la chute de la cité marqua la perte définitive de la Terre Sainte. Les Templiers survivants rentrèrent en France pour s’installer dans leurs commanderies, après un passage par Chypre. Ils ramenaient de leur grande aventure longue de deux siècles de fabuleuses richesses et une puissance militaire qui n’allait pas tarder à attiser la convoitise et la jalousie de Philippe le Bel et amener la destruction de l’ordre du Temple et l’exécution sur le bûcher du Grand Maître Jacques de Molay. Ils ramenaient aussi la reproduction d’une statuette effrayante, à laquelle ils vouaient un culte étrange et malsain ; l’adoration blasphématoire de cette effigie fut une des accusations les plus graves lancées contre eux. Peut-être était-ce là la vengeance de la Bête contre Guillaume de Beaujeu ; la Bête que les Templiers adoraient sous le nom de Baphomet.

 

        Ï

 

Bob se dressa d’un bond, les poings faits, en entendant la porte du fond s’ouvrir dans son dos. Amir Al Wallid se tenait dans l’encadrement…

-          Amir ! Vous allez bien ? Des nouvelles des autres ?

Le Syrien hocha la tête.

-          Je vais bien, Bob. Monsieur Ballantine et Alan Wood sont également saufs, encore inconscients dans une cellule.

Morane poussa un soupir de soulagement. Ainsi, confirmation était donnée qu’Alan était bien dans les murs de ce château. Puis, il fronça les sourcils et regarda fixement Al Wallid.

-          Vous étiez avec eux ?

-          Non. Mais je sais qu’ils vont bien.

-          Et vous le savez comment ?

L’Arabe ne répondit pas. Il jeta un long regard dans la pièce sur le seuil de laquelle il était demeuré, puis fit un signe de la main à Bob.

-          Suivez-moi…

Morane obtempéra, et pénétra à la suite d’Amir dans ce qui était selon toute vraisemblance une chambre. Une unique fenêtre étroite éclairait faiblement une armoire, un petit bureau et sa chaise, une grande bibliothèque chargée de très vieux volumes reliés, et un lit. Al Wallid se dirigea vers ce dernier, Bob dans ses pas. Allongé sur une simple paillasse, un homme tourna la tête vers eux.

C’était un noir de haute taille, au crâne rasé, au regard fiévreux et pénétrant ; un regard qui s’attacha tout de suite à celui de Bob, lui faisant passer un étrange frisson dans la nuque. Ces yeux là paraissaient avoir contemplé des mystères hors des limites humaines, hors du temps, de l’espace et de la raison. Il y passait autant de folie que de sagesse, une connaissance incommensurable et une superstition digne des premiers âges de l’Homme, un courage de héros et la frayeur d’un enfant. Il était très difficile de lui donner un âge et, chose étrange, suivant l’angle sous lequel on l’observait, il paraissait être dans la trentaine ou avoir largement dépassé les soixante ans. Il était vêtu d’une tunique de lin blanche, et était à moitié enveloppé dans une cape de même couleur, ornée de la croix pattée de l’Ordre du Temple.

-          « Bon Dieu !, pensa Morane, est-ce que je serais en présence du dernier Templier ?! »

Puis, en anglais, il demanda, tendu.

-          Qu’avez-vous fait de mes amis ?

Il ne doutait guère en effet d’être en présence du maître des lieux et donc du responsable de l’attaque dans le corps de logis du château. L’inconnu répondit, d’une voix lente et lasse, dans un français à peine hésitant.

-          Votre première question, Robert Morane est conforme à ce que vous êtes… Alan Wood et William Ballantine sont sains et saufs, encore inconscients, dans les souterrains de ce donjon. Je n’avais pas besoin de leur présence ici.

Amir se tourna vers Bob et pencha la tête de côté, d’un air de dire « vous voyez ? ».

-          De Beaujeu et son complice ?, ajouta Morane.

-          Lucas Rheims est dans la cour ; vous pouvez l’apercevoir par cette fenêtre.

Morane fronça les sourcils et s’avança vers l’ouverture en ogive que désignait le mystérieux Templier. Ecartant un rideau arachnéen qui faisait peut-être office de moustiquaire, il jeta un regard cinquante mètres plus bas. Eclairé par le soleil s’élevant derrière le grand volcan servant d’assise à la forteresse, Lucas Rheims était pendu par une longue corde à l’une des six tours d’angle…

Morane serra les dents, tandis que le grand noir continuait.

-          La présence de celui-là non plus n’était pas nécessaire.

Bob se retourna, l’air sombre.

-          Décidément, la pendaison doit être une de vos marottes ; nous avons vu votre gibet, en arrivant ici… Il y a donc des êtres humains qui selon vous méritent de vivre et d’autres pas. Mais qui êtes-vous donc ?

-          Je me nomme Makanta…Dernier des Templiers, et pour un temps encore, maître de la Bête…si peu !… Pour les mercenaires de Beaujeu, les Dingaris se sont laissé aller à leurs instincts, je n’y suis pour rien ;  et il n’est nullement question de mériter ou pas de vivre, bien que cet homme là dehors ait passé sa vie à tuer contre paiement, vous le savez aussi bien que moi. Depuis des siècles, beaucoup sont venus sur les terres des Dingaris. Ceux qui représentaient un danger quelconque pour le Sanctuaire ont été éliminés.

La voix était faible, douloureuse.

-          Je suppose que De Beaujeu a subi un sort similaire ?

Mantaka observa quelques secondes de silence.

-          Il est encore en vie, bien que j’aie ordonné il y a quelques heures a deux de mes gardes de l’occire. Cela n’a pas été possible…

-          Pourquoi ? Il s’est enfui ?

-          Non, il est toujours dans un cachot, an dehors de l’enceinte. La Bête n’a pas permis qu’on le tue . Les deux Dingaris que j’ai envoyé ont été déchirés devant la porte du cachot. A présent, il n’est même plus possible d’approcher de l’endroit où il est détenu…

-          La Bête ne l’a pas permis ? Mais… j’ai vu les draperies, à côté, et je croyais que…

Matanka leva la main.

-          Nous n’avons pas le temps, Robert Morane…Vous voyez ces livres ? Si Dieu vous aide, vous aurez le loisir d’y prendre connaissance des évènements qui se sont produits sur ces terres, depuis l’arrivée de Jean de Trémaux et de ses hommes. Vous comprendrez mieux. Pour le moment, vous devez nous aider.

-          Vous aider à quoi ?

Le Templier ferma les paupières, inspira profondément, rouvrit les yeux

-          Comme vous le savez, Amir Al Wallid a échoué  dans sa mission, qui était d’arrêter De Beaujeu avant qu’il ne parvienne jusqu’ici.

Le Syrien baissa la tête. Matanka poursuivit :

-          C’est l’Ordre de l’Archange qui a cette fois échoué, complètement. Cet échec sonne le glas de l’Ordre. De toute manière, je crains qu’il ne soit désormais inutile.

-          Mais, intervint Bob, vous connaissez Amir, son père, l’Ordre ? Je croyais que cet endroit était coupé du monde depuis des siècles, seulement surveillé par les sentinelles de l’Ordre ?

Matanka posa sur le Français son regard magnétique.

-          Robert Morane… Vous connaissez pourtant la réponse à votre question.

Bob eut un semblant de rire et se passa la main dans les cheveux.

-          Je suis bête… bien sûr, c’est votre présence que j’ai ressentie à dans mon esprit, pendant ces… visions. Nous étions tous les six reliés mentalement, mais vous l’étiez à nous tous. Vous avez donc tout appris de nos vies et de ce que nous sommes.

Matanka hocha la tête.

-          En effet, je vous connais, vous Robert Morane tout particulièrement, sans doute mieux encore que vous-même.

-          Pourquoi moi « tout particulièrement » ?

-          Parce que vous êtes le seul que la Bête ait tenté de faire périr pendant la vision. Je me suis donc concentré sur vous, tout en vous protégeant.

-          La Bête veut donc ma peau ?! Encore une fois, pourquoi moi ?

Le Templier noir plissa les yeux comme pour un effort de concentration, se mit à trembler, et la sueur perla sur son front… Cela dura une dizaine de secondes, puis il reprit le dessus.

-          Vous pourriez être l’ultime rempart, celui qui rétablira l’équilibre et reprendra le contrôle, et peut-être plus encore.

-          Le contrôle de la Bête !?, s’exclama Bob. Moi ?

Matanka acquiesça. Amir Al Wallid émit une sorte de gémissement et lança, d’une voix angoissée :

-          Que signifient ces paroles, au nom d’Allah le Miséricordieux ?! Vous ne m’avez pas tout dit ?

Matanka fixa le syrien et dit, très lentement, détachant chaque mot :

-          Croyez-vous qu’une simple fièvre me terrasse ? Je suis en train de  perdre la bataille, et la Bête sera bientôt totalement libre ! Elle a sentit De Beaujeu depuis qu’il est entré sur les terres des Dingaris. Elle l’a sondé pendant les rêves qu’elle a provoqués, et dans lesquels j’ai eu le plus grand mal à me glisser. Elle veut cet homme pour maître, et pour ce faire elle a entreprit depuis quelques heures de me faire périr !… Je lutte à chaque seconde pour retarder l’échéance.

-          Pourquoi De Beaujeu ?, demanda encore Bob.

-          De tous les humains qui ont approché cette créature, il est celui dont l’âme noire et l’ambition démesurée peuvent servir le mieux ses desseins. Il ne faudra pas longtemps pour qu’elle soit détachée de toute entrave, naviguant sur les bas instincts de cet homme.

Al Wallid ferma les yeux et baissa la tête, anéanti par ces paroles, avant de demander dans un souffle :

-          Que pouvons nous faire ?

Le Templier noir tendit une main tremblante vers Bob.

-          Vous devez prendre ma place, Robert Morane… La Bête a toujours eu besoin du mal pour acquérir des forces et finalement se libérer. Depuis Guillaume de Beaujeu, ses maîtres successifs ont été choisis parmi ceux dont le cœur était pur.

Il ricana dans un souffle.

-          Il faut croire que le mien ne l’est pas tant, ou que celui d’Alexandre de Beaujeu est  particulièrement impur, pour avoir provoqué cette avidité de la Bête.

Il fixa à nouveau Morane.

-          Vous êtes l’inverse de cet homme, peut-être même êtes-vous celui qui pourra enfin vaincre la créature… Robert Morane, vous devez être l’Archange, vous devez devenir le nouveau maître de la Bête, et la renvoyer au néant !

 

Chapitre 17

 

 

 

Bob mit un certain temps pour digérer les dernières paroles de Matanka. Il avait au cours de son existence endossé bien des rôles, généralement de sauveur, mais le titre d’Archange ne lui avait à sa connaissance jamais été attribué…Si, une fois, peut-être, à Sodome, ou Gomorrhe, il ne se souvenait plus bien.

Il se tourna vers Amir Al Wallid.

-          L’Archange ?

-          L’Ordre de l’Archange a pris jadis ce nom, car contrairement à Guillaume de Beaujeu, les musulmans pensaient, et pensent toujours, que la Bête est de nature démoniaque, et une légende a toujours prédit la venue d’un sauveur, l’Archange, qui vaincra la Bête.

-          St Michel terrassant le Dragon, murmura Morane… St Robert, en l’occurrence. Après tout, c’est bien un St Robert qui fonda Cîteaux et jeta les bases de l’Ordre Cistercien ; les choses se tiennent !

Puis :

-          Matanka, pourquoi la Bête me choisirait-elle comme Maître à votre place ?… Et pourquoi pas De Beaujeu, puisque c’est lui qu’elle veut ? Elle a essayé de me tuer pendant la vision, et elle ferait de moi son allié ?

Le noir eut une nouvelle crispation douloureuse du visage.

-          Elle…Elle n’aura sans doute pas le choix ; peut-être… Lorsque le Maître meurt, la créature s’en cherche un autre. De tout temps, celui qui est le plus proche de l’effigie a été élu ; nul  jusqu’à ce jour n’en connaît la raison. Guillaume de Beaujeu l’avait déjà compris, c’est pourquoi Jean de Trémaux gardait la statuette dans sa cabine, sur le St Georges. Le lendemain du départ d’Acre, à l’instant ou le Grand Maître de l’Ordre du Temple mourrait à la bataille, De Trémaux fut choisi par la Bête. Quand ma vie s’arrêtera, vous devrez être à côté de l’effigie. Rien n’est certain, malheureusement, car la présence dans les parages d’Alexandre de Beaujeu perturbe la Bête et la rend imprévisible. Si vous devenez son… messager, elle ne tentera pas tout de suite de vous faire mourir ; elle a trop besoin d’un Maître. Elle se donnera le temps de vous…étudier mieux ; je crois… Il vous faudra mettre ce temps à profit pour éliminer De Beaujeu.

Bob se passa la main dans les cheveux.

-          Ouais… Vous semblez parler d’un toutou qui a désespérément besoin d’affection ! Mais pourquoi ne pas envoyer quelques-uns de vos Dingaris en pleine jungle balancer cette statuette dans un marécage ! Si j’ai bien compris, le « rayon d’action » de ce monstre est limité, puisqu’il a passé des siècles sans pouvoir se trouver un allié Humain, après la mort d’Aqqi !

Matanka secoua la tête.

-           Souvenez-vous, Robert Morane, Guillaume de Beaujeu se posait la même question. Il vaut mieux essayer de contrôler la Bête, de composer avec elle, de trouver le moyen de l’anéantir, que de tenter de l’oublier. Il y aura toujours un homme pour la retrouver…

Il se redressa sur les coudes, grinçant des dents sous l’effort :

-          Devenez son Maître, combattez-là, et soyez vainqueur !

Bob prit une profonde inspiration. Dire que tout cela ne lui plaisait guère serait un euphémisme. L’idée de se livrer en quelque sorte pieds et poings liées à cette horreur, de la laisser insinuer dans son esprit ses filaments immatériels, prendre en partie possession de lui, le révulsait littéralement, et il crânait pour se donner une contenance. Pourtant, pouvait-il refuser ? Matanka s’affaiblissait à vue d’œil, De Beaujeu était désormais inaccessible, protégé, comme mis de côté par la Bête pour une utilisation future ; si la créature extraterrestre parvenait à faire de l’archéologue son allié, combien de temps lui faudrait-il pour se libérer définitivement et ravager la terre ?

Pourtant… s’il perdait cette bataille contre un être dont il ne connaissait presque rien, qu’adviendrait-il de lui ? Serait-ce la mort, une simple destruction, ou quelque chose de bien pire ? Et même s’il était vainqueur, quelle serait cette victoire et ses conséquences ? Trouverait-il un moyen d’annihiler cette menace, ou serait-ce un simple retour à l’équilibre, qui l’obligerait jusqu’à sa mort à vivre reclus, ici même peut-être, avec pour seule raison d’être d’empêcher la Bête de prendre le dessus sur son âme ? Cette victoire ne serait-elle pas pire que la défaite ?

Il regarda Matanka dans les yeux, des yeux qui vacillaient déjà au bord d’un gouffre dont rien ni personne n’est jamais revenu, et dit :

-          C’est bien ; j’accepte.

 

        Ï

 

En face du battant, resté ouvert, reliant la chambre de Matanka à la salle aux tapisseries, il y avait dans le mur une porte de fer, en ogive, haute de deux mètres, large d’à peine cinquante centimètres, et que Bob n’avait pas jusqu’alors remarqué. Elle était simplement équipée d’une poignée, sans serrure ni verrou d’aucune sorte. D’un regard, le Templier noir fit signe à Amir al Wallid de l’ouvrir. Ce dernier s’exécuta, d’une main tremblante.

Ce n’était qu’un placard, mais il contenait, posée dans une niche maçonnée, l’effigie de la Bête, son cocon, son image instable et parcourue de vapeurs iridescentes, la redoutable idole des anciens Templiers, le Baphomet…

Bob eut un mouvement de recul involontaire. Il aurait un instant juré se retrouver à nouveau projeté en pleine fantasmagorie, lorsqu’il avait pour la première fois, en songe, vu la statuette. Là encore, et bien que ce qu’il avait sous les yeux était la réalité, il aurait été incapable de décrire avec précision ce qu’il contemplait… La matière était brune, ou noire, ou pourpre, suivant les angles et les moments ; il y avait comme des côtes saillantes, ou des griffes, luisantes, qui semblaient se soulever doucement au rythme d’une respiration ; une gueule peut-être aussi, qu’il croyait voir de face et de profil à la fois, un mufle de gargouille tout en dents et en yeux ; dans un moutonnement transparent, tel la formation d’un orage filmé en accéléré, des battements d’ailes, sans doute… 

-          Amir, ordonna Matanka dans un gémissement, quittez cette pièce !

-          Mais…

-          Obéissez, Amir ! Laissez-nous seul avec la Bête.

Le Syrien se retira, marchant à reculons, regardant intensément Bob qui crut bon de lancer :

-          Ne vous inquiétez pas, je trouverai bien un moyen de régler son compte à cet épouvantail !

Bien entendu, il n’en pensait pas un mot et était en fait tout près de fuir à l’autre bout du monde, de mettre le plus de distance possible entre lui et cette chose.

Matanka porta une main malhabile à sa ceinture de cuir orné de pièces d’ivoire, et en ramena une dague, de facture apparemment très ancienne.

-          Touchez l’effigie, Robert Morane, fit-il en posant la pointe de la lame sur sa poitrine, à hauteur du cœur.

Alors seulement Morane comprit comment le Templier comptait rendre la Bête orpheline et la forcer à se choisir un nouveau Maître, tout de suite. Il fit un pas vers le mourant.

-          Ne faites pas çà, Matanka !

Le noir sourit, sans joie ni tristesse, paisiblement.

-          C’est la seule solution, il ne faut pas attendre le bon vouloir de la Bête. Vous le savez, au fond de vous, Robert Morane…

Le Français allait répondre, argumenter, tenter de convaincre Matanka. Il ne pouvait se résoudre à ce qu’un homme se donne la mort, là, devant ses yeux, quelle qu’en soit la raison. Il n’en eut pas le temps…

De l’un des étages du donjon, en dessous, monta soudain un rugissement terrifiant, un cri de rage et de haine semblant sortir du gosier d’un damné. Morane frissonna en l’entendant. A côté de ce hurlement, l’appel des dacoïts faisait figure de berceuse ! Puis il y eut un tumulte dans les escaliers, d’autres appels, des bruits de lutte, des coups sourds et des râles.

Matanka s’écria :

-          Il arrive ! Vite, prenez l’effigie !

Les yeux de Bob allèrent du Templier à la statuette, qui paraissait soudain s’animer, le redoutable nuage annonciateur de carnage prenant rapidement forme dans la petite niche ; puis, une nouvelle clameur éclata à ses oreilles, provenant de la salle sur les murs de laquelle s’étalait la chronique de la Bête :

-          Moraaane !!!

Il fit volte face. Là-bas, par delà la grande table aux pieds d’ivoire, juste devant le rideau voilant l’accès à l’antichambre, Alexandre de Beaujeu se tenait, jambes légèrement écartées, le visant avec une arbalète…

L’archéologue avait moins fière allure que dans la vision du Français, mais ceci était compensé par l’incroyable aura de colère et de volonté qui l’entourait d’un halo pareil à celui qui enveloppait à présent l’image de la Bête. Ses cheveux gris étaient emmêlés, sa chemise de toile déchirée sur la poitrine et maculée de sang frais. Tel qu’il se présentait, il faisait songer à une divinité barbare avide de carnage, le pire apporteur de mort que Morane ait jusqu’alors affronté ; et Bob comprit avec une clarté douloureuse qu’il allait mourir, que rien ne pourrait empêcher cet homme (mais en était-ce encore un ?) de le tuer, puis de devenir le Maître de la Bête, jusqu’à ce que celle-ci s’en affranchisse et n’établisse son règne sur la terre. L’échec était consommé…

Avec un glapissement de triomphe, De Beaujeu déclencha le tir de son arme. Le carreau jaillit, filant droit vers le cœur de Bob, mais Amir al Wallid, que l’archéologue, tendu tout entier vers son but, n’avait pas vu dans le coin de la salle, s’interposa… Avec un choc sourd, le projectile de bois transperça la poitrine du Syrien, ressortant dans son dos accompagné de fines gouttelettes écarlates.

-          L’effigie !, hurla encore Matanka.

Tandis qu’Al Wallid roulait au sol, Alexandre de Beaujeu se précipita en grinçant des dents vers Morane. Celui-ci se retourna, referma ses deux mains sur la repoussante statuette, qui lui sembla glaciale. Du coin de l’œil, il vit Matanka se plonger la dague dans le cœur, et il eut l’impression de filer tout à coup vers les étoiles…

 

        Ï

 

L’esprit de Bob flottait, quelque part ; nulle part…

-          C’est donc çà, la mort ?, se demanda-t-il.

Un état d’apesanteur, comme une sortie dans l’espace, mais sans scaphandre ; et pourquoi un scaphandre, puisqu’il n’y avait pas de corps à mettre dedans ?

-          J’aurais quand même aimé savoir si j’ai réussi.

Réussi quoi ? Il n’avait rien fait, rien tenté.

-          Réussi ma vie, au moins.

Vaste question, qu’il est rare de se poser après sa mort. Il est vrai que durant son existence, Bob n’avait pas vraiment eu le temps d’y réfléchir.

-          J’espère que Bill s’en est tiré sans mal.

Quoique, égoïstement, il se disait que ce serait sympa, si son ami était mort aussi, avec lui.

-          C’est d’autant plus égoïste que le coin a l’air plutôt pauvre en troquets. Tiens, c’est quoi ce truc ?

Sans doute était-il immobile, comme tout bon pur esprit qui se respecte, mais il avait l’impression d’avancer dans une obscurité presque solide ; devant, une lueur naissait.

-          C’était donc vrai cette histoire de tunnel… En tout cas, ça a de la gueule !

Il plongeait maintenant vers un kaléidoscope de couleurs et de lumières, toutes les couleurs de toutes les planètes et toutes les lumières de tous les soleils. Tout cela tournoyait, jaillissait, se contorsionnait, et Bob eut peur, car le spectacle était trop merveilleux, tant de beauté ne pouvait que receler un grand mal.

-          Bien une réaction humaine, tiens ! Toujours méfiant.

Un mot lui vint :

-          Source.

La source même de la vie ? Là où l’Univers a commencé son expansion, et ce qui continue à l’abreuver ? ou bien l’origine de la Bête ?

Il était maintenant au cœur de ce maelström, qui déversait en lui ses flots incandescents. Il continuait à tomber, si tant est que la notion de haut et de bas ait un sens. Il eut envie de rire.

-          C’est la chute de cette histoire !

Il « toucha » en douceur un sol souple, et parcourut du regard le paysage alentour : des prairies vertes et grasses, foulées par des animaux paisibles, gazelles et lions côte à côte ; s’agitant doucement sous la brise, de grands arbres couverts d’oiseaux multicolores ; une rivière claire bondissant entre des rochers moussus avant de se jeter dans une mer bordée de plages blanches elles-mêmes ourlées de cocotiers…

-          Je savais bien que j’irais au Paradis.

-          Tu es où je veux que tu pense être, c’est tout, fit une voix de femme.

Bob regarda la créature. Elle était belle au delà de toute expression, portait bien peu de voiles, et était bien à sa place au Paradis.

-          Et pourquoi veux-tu que je pense être ici ?, demanda Morane.

-          Tu préfères çà ?

En un éclair, les prairies se changèrent en roche en fusion, les animaux se couvrirent d’écailles et de tentacules, la rivière se mit à charrier des débris en décomposition dans une mer de souffre liquide. La créature ne portait plus aucun voile sur son enveloppe chitineuse, et ses mâchoires de tyrannosaure claquèrent convulsivement.

-          J’aime autant la première version, si c’est possible.

Le décors redevint idyllique.

-          Je ne voulais pas te faire peur, c’était seulement ce que vous les Humains appelez « humour ».

-          On est où, exactement ?

-          Exactement, nulle part… Disons en terrain neutre. Il m’a semblé que cet endroit te réconforterait. C’est intéressant de communiquer avec toi.

-          Encore de l’humour ?

La créature secoua la tête, faisant voler ses longs cheveux.

-          Non, tu es tellement différent des autres. Tu crois pouvoir me vaincre ?

-          La vrai question, c’est : « Est-ce que toi  tu crois pouvoir me vaincre ? ».

La créature se renfrogna, et le paysage se modifia légèrement, avant de reprendre son aspect de tableau impressionniste.

-          Je n’ai jamais été vaincue par un Humain !

-          Tu l’as toujours été.

-          Ils m’ont servi.

-          Alors pourquoi as-tu besoin d’eux ? Tu ne peux pas survivre sans un maître, c’est dans ta nature.

La créature eut un rire rauque, jurant un peu avec son aspect enchanteur.

-          Que sais-tu de ma nature ? Ce que j’ai bien voulu dévoiler au cours de vos millénaires. Tu me connais si peu !

-          Suffisamment pour savoir que tu es une prisonnière. Tu ne peux exister et te nourrir que si ton maître te le permet. 

La créature émit une sorte de ronronnement.

-          Ils me l’ont toujours permis, c’est aussi dans leur nature.

-          Tu as dit « aussi » ; c’est donc que tu acceptes mes paroles sur ta propre nature d’esclave ?

L’infernal environnement reparut, plus nettement et plus longtemps cette fois. La Bête était quelque peu susceptible.

-          J’étais en train de me libérer de Matanka…

-          …qui s’est tué pour te rendre une nouvelle fois orpheline, continua Bob.

La créature sourit.

-          Mais non ; tu es avec moi, maintenant.

-          La belle affaire ! Tu as compris pourquoi tous tes maîtres depuis des siècles n’ont eu qu’une obsession : t’empêcher de  te libérer, tout en essayant de trouver un moyen de t’anéantir ?

Nouveau sourire.

-          La peur.

-          C’est par peur que Guillaume de Beaujeu t’a exilée ?

-          Oui.

-          C’est par peur que Jean de Trémaux et ses successeurs sont restés cachés aux yeux du monde ?

La créature hésita.

-          Oui…

-          C’est par peur que Matanka s’est donné la mort ?

-         

-          C’est par peur que j’ai accepté de te combattre ?

-          Quoi d’autre ?

-          Pourquoi as-tu voulu me tuer, moi, quand nous étions en contact mental ?

La créature tourna le dos, présentant à Bob une chair noirâtre et luisante.

-          Pourquoi moi ?, répéta le Français.

La Bête fit volte face. Ses yeux s’étaient agrandis et rougeoyaient.

 

-          Parce que tu es différent, je te l’ai dit !, jeta-t-elle.

-          En quoi ?

La Bête rugit et secoua sa crinière. Elle cracha, d’une voix d’airain.

-          Aucune ambition ! Aucune envie de pouvoir ! Aucun violence gratuite ! Pas de cruauté ! Justice, bonté, amitié, amour !

-          Tu as peur de moi.

-          Oui… Non !

-          Il y a dans le fond de chaque être Humain la même chose que ce que tu vois en moi. Tu le sais. Cette étincelle qui fait qu’après des millénaires tu es toujours prisonnière, et que tu le resteras, avec moi et après moi. Le pouvoir que tu promets aux hommes les dépasse tellement que même le plus avide de puissance finira toujours par tout tenter pour te détruire. Ta « grandeur » est la raison même de ta défaite.

-          Tu oublies une chose, Humain. J’ai à présent un autre allié…

La créature avait repris son apparence féminine.

-          Ah oui… Je me demandais pourquoi il n’était pas avec nous.

-          Il est là.

Alexandre de Beaujeu apparut soudain. Calme, serein, bien différent de l’enragé qui avait tué Amir.

La créature pencha la tête de côté, étudiant Bob.

-          Maintenant, je crois que je vais te faire mourir, lui dit-elle. Tu n’es pas ce que je recherche.

Elle désigna l’archéologue.

-          Il me veut tellement qu’il est parvenu à se glisser entre toi et moi. C’est la première fois que j’ai le choix entre deux Humains. C’est très agréable ! Lui est ce que je recherche.

-          Tu crois vraiment ?, fit Morane. Même Hitler n’était pas ce que tu recherches.

Il tourna la tête, ou plutôt eu l’impression de la tourner, vers De Beaujeu.

-          Alexandre, vous vous souvenez de votre mère ?

La Bête gronda.

-          Arrête tout de suite !

-          Alexandre, votre mère…

-          Oui…je…elle…

-          Oui…Vous l’aimiez tant, et elle vous aimait tant. Elle est morte à présent, mais son souvenir est finalement ce qu’il y a de plus important dans votre vie. Je le sais, j’étais avec vous, vous vous souvenez ?

L’image de l’archéologue se mit a trembloter, reprenant par instants l’apparence qu’il avait lorsqu’il brandissait son arbalète, sur le seuil de la salle aux tapisseries. Bob se sentit faiblir, et une grande douleur le vrilla. La Bête le fixait intensément de ses yeux carmin.

-          Vous…n’allez pas laisser…cette créature… salir ce souvenir…faire de vous…le destructeur de…

Il fit un effort surhumain, puisa dans ses dernières parcelles de vie.

-          Alexandre, souvenez-vous… Beyrouth…votre mère et vous…dans le parc… Elle est toujours avec vous…

L’esprit de l’archéologue se mit à pleurer, et son image se redressa.

-          Non, je ne la laisserai jamais se libérer ! hurla-t-il

Dans le chaos de son monde natal, qui venait de reprendre forme autour d’eux, la Bête se dépouilla de ses artifices, et se dressa, dominant la conscience de Morane de sa masse grouillante. Bob eut le sentiment de se concentrer sur son être profond, de se condenser, et en même temps d’ouvrir toutes les portes de son âme, d’étaler sous les multiples yeux de la Bête la moindre de ses pensées, ce qui était l’essence même de sa nature d’Homme… Alors la Bête poussa un long cri de désespoir, qui brisa le cœur de Bob, et sa tristesse pour la créature vaincue paracheva sa destruction.

L’esprit de Bob se remit à flotter, quelque part ; nulle part…

                                                                                       Chapitre 18

 

 

 

Bob reprit contact avec la réalité… Il serrait contre lui l’effigie de la Bête. Elle devint poreuse sous ses doigts, des morceaux s’en détachèrent, de plus en plus nombreux, de plus en plus petits, se changèrent en grains. Bientôt, il n’y eut plus entre ses pieds qu’un tas de poussière brune. Epuisé, il se retourna très lentement, laissa errer son regard sur le corps de Matanka, la dague plantée dans le cœur, une large tâche sombre s’étalant sur sa poitrine. Achevant son demi-tour, il se retrouva face à Alexandre de Beaujeu. Ils restèrent un long moment immobiles, les yeux dans les yeux, et Bob éprouva à cet instant une des plus profondes émotions de sa vie. Jamais sans doute ne s’était-il sentit aussi uni avec un autre être humain. Il fut persuadé que le concept de Rédemption n’avait été inventé que pour un jour s’appliquer à l’homme qu’il avait devant lui.

Alexandre de Beaujeu baissa la tête, lui tourna le dos, regagna la salle aux tapisseries. Il s’agenouilla auprès du corps d’Amir al Wallid et murmura quelques mots que Bob ne comprit pas. Puis il se releva et sortit. Son pas lent décrut dans les profondeurs du donjon…

Morane passa une main tremblante dans ses cheveux, contempla le Syrien qui en se sacrifiant lui avait sauvé la vie et bien plus que ça.

-          Dors bien, Amir, je suis certain que tu sais et que tu es en paix maintenant…

Il s’approcha de la bibliothèque des gardiens du Sanctuaire de la Bête.

 

       Ï

 

Un sac de cuir, découvert dans les affaires de Matanka, en bandoulière, Morane descendit à pas feutrés l’escalier menant à l’étage inférieur. Il y découvrit deux Dingaris effroyablement mutilés, comme si un fauve s’était acharné sur eux. Avec un frisson horrifié, il récupéra sur ce qui restait de l’un d’eux une dague et une rudimentaire massue à ailettes. Puis, prenant garde de ne pas glisser dans le sang répandu, il gagna l’étage du dessous. Ici, encore deux Dingaris : l’un avait été tué d’un coup d’arbalète ; la tête de l’autre avait roulé à l’autre bout de la salle.

Alors seulement Bob comprit à quoi il avait échappé. La Bête avait réussi à libérer Alexandre de Beaujeu et à le conduire jusqu’à elle, lui insufflant un peu de son effroyable puissance. C’était lui (ou elle ?) qui avait ainsi massacré les hommes de Matanka. Pourquoi l’archéologue possédé par la créature avait-il seulement utilisé l’arbalète pour tenter de tuer son rival ? Morane ne le saurait jamais. Le cadavre du Dingari abattu par un carreau semblait indiquer que De Beaujeu était alors encore par moment humain ; ou la Bête craignait-elle d’utiliser ses pouvoirs trop près de sa propre effigie, au risque d’en subir les conséquences ?

Il continua sa descente sans rencontrer de nouvelle trace macabre du passage de l’archéologue et parvint au rez-de-chaussée, là où s’amorçaient les degrés de pierre menant aux cellules. Il récupéra la torche fichée dans la muraille, écarta la tenture, et parvint rapidement aux fondations du donjon. La première chose qu’il remarqua fut une ouverture sombre dans un pan de mur nu, juste à droite, au débouché de la cage d’escalier. Il s’approcha, sur ses gardes… un air frais aux relents de moisi le fit grimacer. Il hocha la tête et fit à haute voix :

-          Un souterrain… De Beaujeu est passé par là, guidé par la Bête. C’est logique ; l’accès au donjon ne pouvait se faire par le corps de logis ou le labyrinthe ; il y aurait eu un risque.   Tout le bâtiment était un leurre pour attirer les assaillants éventuels dans le dédale, mais le véritable accès est là.

Une voix s’éleva, venant de derrière une des portes basses.

-          Commandant ! Arrêtez de causer tout seul, vous allez finir avec une camisole ! Venez plutôt nous tirer de là !

Bob sourit et s’empressa de manœuvrer la traverse fermant ladite porte. Bill et Alan Wood lui tombèrent littéralement dessus et les trois hommes formèrent une sorte de mêlée en miniature, si la présence de Bill quelque part pouvait donner lieu à l’emploi de ce qualificatif… De vigoureuses tapes dans le dos résonnèrent dans le souterrain. Morane fêta avec un enthousiasme particulier ses retrouvailles avec Alan. Celui-ci était un peu amaigri, mais il n’avait jamais été très épais. Avec ses joues creuses mal rasées, son regard d’aigle et son hâle, il aurait pu passer pour un seigneur du désert, n’eut été ses vêtements de coureur de brousse.

-          On en est où, Commandant ?

Le Français resta un instant silencieux avant de répondre :

-          C’est fini… je vous raconterai. La priorité maintenant c’est de rejoindre dare-dare Leni, Jeanne et M’Boli. Ils ne sont pas à l’abri d’une attaque des Dingaris.

Alan ne put qu’approuver, mais objecta :

-          Et les gardes ?

Morane grimaça.

-          Doit pas en rester beaucoup.

Il désigna le souterrain.

-          J’espère que ce passage nous évitera d’en croiser dans la cour de la citadelle. De toute façon, je pense que ceux qui seraient éventuellement encore en vie ont fui.

-          Fui quoi, Commandant ?

Bob hésita.

-          La Bête, en fait…

Les trois hommes se dirigèrent vers l’amorce du passage secret. Ballantine émit un grognement de dégoût.

-          Nid à fantômes, ce truc !

Il s’arrêta net et Morane crut que réellement il ne voulait pas s’engager dans le boyau. Mais l’Ecossais s’exclama :

-          Et Al Wallid ?

Les yeux de Bob se firent rêveurs.

-          Mort…

Bill jura à voix basse avant de secouer la tête.

-          C’est moche.

-          Pas tellement, quand on y réfléchit bien. Je t’expliquerai ; allez, on fonce !

-          Attendez ! et De Beaujeu, on risque plus de tomber sur lui et l’aut’malade ?

-          L’autre malade, il est définitivement guéri ; quant à De Beaujeu… il est parti. Je ne crois pas qu’on ait un jour de ses nouvelles. Il a beaucoup de choses à régler, désormais ; beaucoup… Comment, çà c’est à lui de voir.

Au même moment, à deux kilomètres de là, Alexandre de Beaujeu se tenait au pied du gibet auquel se balançaient encore les restes de ses complices. Il se recueillit un moment devant les corps qui tournaient doucement dans la brise… Puis sans un regard vers le château des derniers Templiers, il se mit à descendre entre les roches volcaniques et l’herbe sèche, négligeant le sentier par lequel il était arrivé trois jours plus tôt, le même que Bob Morane et ses amis avaient emprunté à sa poursuite. Il filait vers le nord, vers le grand vide, là où les atlas ne comportaient encore que de vastes taches blanches. Il éprouvait un désir irrépressible de retrouver la terre de son enfance, caressée par un soleil plus doux et baignée par la Méditerranée. Sans doute n’y parviendrait-il jamais. Il le savait, mais il lui fallait faire ce chemin, tel un pénitent. Il se confiait au bon vouloir d’un monde qu’il avait tellement voulu posséder qu’il avait faillit le détruire.

 

        Ï

 

Grimpant les degrés d’un vieil escalier, Bob prit pied dans la pénombre d’un petit bâtiment en piteux état : toiture crevée, murs aux larges lézardes laissant passer la lumière du jour, dalles réduites à un puzzle de pierre… Contre un pilier de guingois, une statue se dressait, semblant se liquéfier peu à peu tant elle était déformée et défigurée par le temps. Bill et Alan le rejoignirent. L’Ecossais s’épousseta, chassant en râlant quelques araignées suspendues à ses mèches rousses.

-          Pas trop tôt ! J’ai pas la vocation pour jouer les taupes !

-          On dirait une chapelle, fit Wood en étudiant du regard la petite construction.  

-          Sans doute, répondit Morane en se dirigeant vers la sortie, ouverture ogivale dépourvue depuis longtemps de battant.

Leur cheminement dans le silence et la noirceur oppressante du souterrain avait été court ; une quinzaine de minutes tout au plus, et la lumière glauque de l’intérieur de la chapelle les avait guidés jusqu’à ces quelques marches, donnant devant un autel effondré.

Ils sortirent, et la chaleur de midi leur tomba dessus comme un léopard sur une gazelle. La chapelle en ruines était érigée au creux du repli d’une ancienne coulée de lave. Un acacia avait insinué ses racines sous le seuil, le soulevant et le brisant. Sur leur droite, ils purent voir, à cinq cent mètres de là environ, le château des Templiers.

-          Là-bas, le gibet, fit Alan Wood d’une voix altérée.

Effectivement, presque en face d’eux, à un kilomètre tout au plus, sur la crête, les potences dressaient leurs branches porteuses de fruits macabres. Combien faudrait-il de temps encore pour que tout ceci, citadelle comprise, retourne au néant ?

-          C’était bien les hommes de Beaujeu ?, demanda Bob pour la forme.

Alan acquiesça.

-          Les Dingaris nous sont tombés dessus de l’autre côté de la colline, alors que nous montions. Arrivé ici, ils ont pendu ces pauvres types, sans autre forme de procès. C’était horrible…

-           Pauvres types, pauvres types, objecta Ballantine, vous ont quand même kidnappés, toi et Leni, et entraînés dans ce coin charmant !

Le guide haussa les épaules.

-          Il y a tellement peu de façon de survivre, en Afrique, pour tous ceux qui ont quitté la brousse et l’entraide de la tribu. La plupart finissent alcooliques ou voyous. Le plus souvent les deux ensemble.

-          Ouais, laissa tomber Bill, ben pour moi ça fait quand même deux voyous de moins ; même si c’est pas des manières. Qu’est-ce qu’on fait, Commandant ?

Bob désigna le gibet.

-          On va par là, on rejoint le chemin, et on dégage vite fait.

L’Ecossais balaya lentement les alentours du regard.

-          Pas de signe des Dingaris pour l’instant. Tant mieux parce qu’apparemment z’avez pas récupéré nos flingues. Pourquoi ?

-          J’ai pensé que pour se nourrir ce serait plus sportif de chasser la gazelle avec des bâtons… et que si les Aniotos nous cherchent des noises, on rigolerait bien en se défendant à coups de godasses !

Bill regarda son ami d’un air maussade.

-          D’après votre ton légèrement sarcastique, dois-je en conclure que ma question était idiote ?

-          J’emploierais un mot plus fort, mais je crains pour tes chastes oreilles.

A l’évidence, les deux hommes avaient besoin de décompresser, usant de leurs bonnes vieilles joutes oratoires. Ils s’étaient mis en marche, en direction des potences.

-          Z’avez quoi dans votre besace ?

-          Un livre.

-          Pouvez pas vous empêcher de chiner, même dans les endroits les plus improbables ! Un livre qui raconte quoi ?

Bob leva le bras et fit un mouvement circulaire, l’index tendu.

-          L’histoire de cet endroit…

 

 

Chapitre 19

  

 

 

Bill Ballantine vida son verre de Zat 77, se demanda un court instant s’il serait malpoli de faire craquer les deux glaçons sous ses fortes mâchoires histoire de récupérer quelques traces du breuvage, puis renonça en jetant un regard attendri sur la bouteille encore très provisoirement à demi pleine.

De l’autre côté de la grande table en rotin, Leni Wood lui sourit.

-          Il n’y aurait pas un trou dans le fond ?, demanda-t-elle d’un air innocent.

-          Me demande, Leni, me demande…

Alan, les talons de ses pieds nus posés sur la rambarde de la galerie, jeta négligemment une cacahouète à un ouistiti qui s’empressa de retourner dans son magnolia avec le butin.

-          Alors, Bob, ne nous fait plus languir !

Morane reposa son verre de citronnade à côté du livre. C’était un volume épais de deux centimètres, pas plus, relié assez grossièrement, à la couverture de cuir très abîmée. Visiblement, l’ouvrage était âgé de plusieurs siècles.

-          Loin de moi cette idée, Alan. J’essaye de rassembler mes idées. Je n’ai fini d’étudier ce texte que ce matin… Vous m’avez demandé un résumé, il faut au moins que ce résumé soit complet.

-          Je peux prendre des notes ?, demanda Jeanne Favert.

Bob reprit un air des plus sérieux.

-          Pour en faire quoi ?… Jeanne, nous étions tous d’accord pour…

-          Je plaisantais, Bob, coupa la journaliste en se penchant un peu en avant vers le Français. Je n’ai aucune intention de raconter notre histoire à qui que ce soit. J’écrirai sans doute un article sur mon expédition chez les Bakubis, et sur mon sauvetage par de fringants aventuriers ! La version officielle sera que vous, Bill et M’Boli m’avez ramené à Walobo. Pour le reste… je n’ai pas envie de m’entendre traiter de folle, et encore moins qu’une horde d’historiens et d’anthropologues envahissent le pays Dingari à la recherche des vestiges du dernier établissement Templier !

-          Bien dit, Jeanne, approuva Ballantine d’une voix qu’il s’efforçait de rendre charmeuse.

La Française lui sourit des lèvres et des yeux.

Cela faisait à présent une semaine que les cinq compagnons d’aventure se trouvaient à Walobo, chez Alan et Leni Wood… Ils se remettaient plus ou moins rapidement de leurs épreuves, physiques et morales.

M’Boli, lui, avait souhaité rester quelques temps avec ses frères Balébélés. Le géant noir avait été profondément troublé, son esprit et ses croyances perturbés par ce qu’il avait vécu sur les terres des Dingaris comme une manifestation de Juju. Au fond, vivant depuis des années au contact étroit de blancs ou de noirs dits « civilisés », peut-être avait-il perdu une grande partie de ses convictions animistes, ce que d’aucun qualifient de superstitions ; tout cela était brusquement remonté en lui, et il avait sans doute besoin de retrouver ses racines, une protection contre le mal que seule sa tribu d’origine pouvait lui offrir. Alan et Leni, le cœur serré, se disaient que peut-être M’Boli ne reviendrait jamais vivre avec eux.

Le retour de Bob, Bill et Alan vers le village en ruines où M’Boli veillait sur Leni et Jeanne s’était fait sans encombre, malgré la présence de Dingaris. Ceux-ci se montraient de temps en temps, seuls ou en petits groupes de quatre ou cinq. Jamais ils ne firent preuve d’hostilité, se contentant d’observer les trois hommes avant de s’enfoncer dans la forêt. Morane finit par en conclure qu’il devait exister un lien psychique entre la Bête, Matanka et les sauvages gardiens du Sanctuaire. Le dernier Templier mort, et le Baphomet détruit (ou parti ?), les Dingaris devaient se retrouver comme orphelins. Bob ne pouvait s’empêcher de les plaindre, peuple isolé et primitif qui n’avait rien demandé à personne, et que le destin avait choisi pour protéger un terrible secret ; une mission qu’ils avaient menée à bien durant des siècles, et qui allait certainement provoquer leur disparition définitive.

Une fois rejoints M’Boli et les deux femmes, qui n’avaient pas eu à subir d’attaque, la joie des retrouvailles d’Alan Wood et de son épouse fut à peine supérieure à celle que Bob et Bill (Bill surtout) éprouvèrent en constatant que Jeanne Favert était en leur absence sortie de son état catatonique. La reporter rouquine était encore faible et ses nuits troublées par de terribles cauchemars, mais tout cela finirait sans doute par rentrer dans l’ordre avec du repos et un soutient médical, peut-être également psychologique.

Sans perdre de temps, ils avaient ensuite gagné le monastère de la jungle, et de là la frontière du pays Bakubi. Chose étrange, le territoire Dingari était subtilement différent de ce qu’ils avaient connu quelques jours plus tôt. Plus de vision de carnage, bien sûr, mais aussi une atmosphère apaisée : il suffisait d’entendre dans les arbres des oiseaux chanter et des singes piailler pour s’en rendre compte. La malédiction que faisait peser la Bête sur les lieux avait prit fin.

Puis il y eut la traversée de la terre des Aniotos… Elle s’effectua en deux nuits, les voyageurs restant soigneusement cachés durant le jour. Ils ne virent aucun guerrier aux gantelets armés de griffes. La seule manifestation des sectateurs de Juju fut le son lointain d’un tam-tam, la deuxième nuit, ce qui provoqua une crise d’angoisse chez Jeanne Fravert. 

Enfin, ils foulèrent les hautes herbes à éléphants du royaume de Bankûtûh, et rejoignirent le village de ce dernier, exténués mais respirant à pleins poumons la joie d’être sauvés. Le roi des Balébélés les accueillit en hôtes de marque, et il y eut trois jours (et pour Bill et M’boli trois nuits) de chants, de danses, de ripaille et de beuverie. On célébra à la fois le retour des héros, la mort de l’assassin du jeune guerrier Balébélé, et la fin du démon hantant les terres des Dingaris. Bob et ses amis ne s’appesantirent guère sur la nature de ce démon et sur ce qui s’était réellement passé là-bas. On but aussi beaucoup de koudoukou pour le repos de l’esprit d’Aboyo…

-          Quand même, murmura Bob ce soir là, j’aimerais bien savoir quel est l’animal qui rôde par là-bas, cette sorte de grande autruche que tu as entrevue…

-          Ah non, Commandant, cette fois ce s’ra sans moi !

Puis, comme Morane souriait, les yeux perdus dans le grand feu allumé sur la place du village et autour duquel dansaient les jeunes guerriers noirs :

-          Bon, vous rentrez avec nous à Walobo ou vous repartez tout de suite sur la piste du poulet géant ?

Il fallut quitter les Balébélés, quitter aussi M’Boli, qui s’éclipsa avant la séance des adieux. Une forte escorte de guerriers accompagna les trois hommes et les deux femmes jusqu’à la gorge de Bunta. Un pont de lianes rudimentaire avait été jeté là par les hommes de Bankûtûh qui,  s’il ne voulait pas que son peuple soit envahi et souillé par les blancs, ne voulait pas non plus les condamner longtemps à un isolement forcé. La Jeep et la Land Rover étaient toujours sur l’autre rive, dissimulées dans le bois d’acacias. Les promeneurs étaient rares dans le coin, et les véhicules auraient pu y passer des mois sans rien risquer…

Dès le lendemain de leur arrivée à Walobo, Bob s’était plongé dans l’étude du livre récupéré parmi les ouvrages de la bibliothèque de Matanka. Il l’avait choisi simplement sur son titre, gravé au stylet sur la couverture de cuir : « Très Merveilleuse Histoire des Maîtres de La Bête ». Il constata dès les premières lignes, rédigées en vieux français mêlé de latin, que c’était Jean de Trémaux lui-même qui avait entreprit la rédaction de cette chronique. Par la suite, ses successeurs avaient poursuivi, consignant au fil des siècles dans une langue qui évoluait l’histoire de la colonie moyenâgeuse en terre d’Afrique. Il y avait de longues périodes sans le moindre ajout au texte, particulièrement au cours des dix-septième et dix- huitième siècles. Matanka, quant à lui, n’avait écrit que quelques pages, à une vingtaine d’année d’écart l’une de l’autre.

C’était la fin de l’après-midi, et entre les grands arbres du jardin des Wood, le ciel rosissait. Bob Morane se passa une main dans les cheveux, avant de commencer :

-          Alan, Leni, je vous ai déjà raconté en chemin tout ce qui s’était passé entre le moment où nous avons quitté cet endroit à votre recherche, et celui où nous nous sommes retrouvés tous ensemble, dans le village médiéval en ruines. Nous en savons donc tous autant sur cette histoire.

-          Sauf que vous, vous avez lu le bouquin, glissa Ballantine.

-          J’y viens. Je passerai sur la première partie du récit de Jean de Trémaux, racontant le voyage du St Georges jusqu’au golfe de Guinée, puis le cheminement vers le pays Dingari. Le Templier est d’ailleurs très laconique là-dessus ; c’était plus un guerrier qu’un érudit. En tout cas les Dingaris ont accepté sans réticences la cohabitation avec les hommes de Trémaux. Ils ont réagi un peu comme les Incas lors de la conquête de l’Amérique du sud par les conquistadores : ils ont été fascinés par les nouveaux venus, et les ont pris pour des Dieux. A mots couverts, de Trémaux avoue avoir impressionné (terrorisé serait un mot plus approprié) les noirs en lâchant la Bête sur une petite tribu voisine.

-          Sympathique l’individu, commenta Alan Wood en grimaçant.

-          La responsabilité qui pesait sur ses épaules passait avant toute autre considération, répondit Bob. N’oublions pas qu’il avait pour mission rien moins que de se tailler un royaume dans ce pays sauvage et d’en faire un sanctuaire inviolable pour la Bête à laquelle il était lié.

Bill se resservit un verre et dit, plus pour masquer le glou-glou sonore que pour faire avancer le débat :

-          ‘videmment, vu comme ça…

-           Ils ont d’abord bâti le village, un moulin, des fermes, bref de quoi s’installer. Petite précision : il y avait une vingtaine de femmes sur le St Georges. Sans doute des prostituées ou des condamnées… C’est là que le récit de Trémaux s’achève, avec sa mort, qui est datée par son successeur, le nouveau Maître de la Bête, un certain Balian Gibeau. Jean de Trémaux est mort en 1379, à peu près à l’âge de cent vingt ans…

Ballantine toussa, se retournant vivement pour éviter d’inonder Leni Wood de Zat 77. Il émit un son se situant entre le barrissement du brontosaure et le moteur de B17, et, le visage violet, s’adressa à Morane :

-          C’est un plan pour m’empêcher de me rincer le gosier ?  C’est pas malin, Commandant, et  surtout c’est du gaspillage ! Cent vingt ans, et puis quoi encore ?!

Imperturbablement, Morane poursuivit.

-          Balian Gibeau est mort jeune, la quarantaine, peu de temps après. Un accident apparemment, mais je ne sais pas quoi exactement. Il y a eu ensuite une période trouble de trente ans environ, qui a correspondu à la construction du monastère. Le suivant à avoir apporté sa contribution à la rédaction de la « Très Merveilleuse Histoire des Maîtres de La Bête », s’appelait… s’appelait…

Il sortit de sa poche poitrine un petit calepin à couverture de cuir noir et en feuilleta quelques pages.

-          … Guccio Delvini. Il est resté Maître de la Bête et de la colonie jusqu’à l’âge de cent trente deux ans et est mort en… 1542.

Un silence pesant s’était abattu sous la galerie a colonnades du bungalow. Jeanne Favert, observant d’un air absent les jeux d’un couple de perruches sur les branches fleuries d’un dragonnier, finit par dire :

-          Il y avait quelques avantages à la cohabitation avec cette créature extraterrestre…

-          Longévité remarquable, ajouta Alan.

-          Qui au fil du temps s’est étendue aux Dingaris, un peu comme une tache d’huile, compléta Bob. C’est du moins ce qu’écrit Delvini, vers 1500… il écrit en italien.

Le Français se tut, attendant une réaction. Qui vint de Bill.

-          Y a un truc qui me turlupine depuis le début, Commandant, c’est comment les Maîtres pouvaient lâcher la Bête sur un ennemi, puis la…

-          Attends, Bill attends !, coupa Leni Wood. Bob, ce Delvini écrivait en italien ?

-          Avec un nom pareil, c’est normal, non ?, fit Alan.

Bob sourit.

-          En italien, oui… et un rapide calcul nous indique sa date de naissance approximative : 1412, soit plus d’un siècle après l’arrivé en Afrique des Templiers…

-          S’il était né sur place, pourquoi écrivait-il en italien ?, continua Leni. Je suppose que le français mâtiné de latin était la langue de la colonie… Tu as une explication et tu joues avec nous au chat et à la souris, Bob !

Morane rit franchement.

-          Touché, Leni !… Delvini était Italien. Né à San Gemignano, près de Sienne, en 1412 donc. Il est le premier à évoquer le fait que des étrangers, européens et arabes surtout, ont été incorporés à la communauté. Retenus prisonniers serait d’ailleurs plus exact. Oh, pas beaucoup, il y avait peu de touristes dans le coin, mais quelques-uns, aventuriers portugais, marchands d’esclaves arabes. Il y a même eu des raids vers le nord pour capturer des étrangers. C’est de cette époque que date la réputation redoutable des « fantômes de la forêt ». Bill, Jeanne, souvenez-vous de notre rêve, dans le monastère : les défenseurs, les moines guerriers, n’étaient pas que des blancs.

Ballantine s’était fait songeur, un verre à nouveau plein à la main.

-          Voilà qui explique la durée de cette communauté, sur plusieurs siècles, malgré l’hostilité de l’environnement… Un apport extérieur et une longévité exceptionnelle.

-          Tu as compris, Bill. Des générations plus « durables » apportent plus de stabilité. Les éléments rapportés évitent une sclérose génétique.

-          Et personne n’est jamais sorti du pays Dingari pour raconter ce qui s’y passait ?, s’étonna Alan.

-          Peut-être…mais visiblement aucun n’a été cru, ou bien si cela a été le cas, ceux qui ont cherché à savoir ont au mieux fini eux aussi prisonniers des Templiers. Ou convertis à leur mode de vie. Après tout, participer à la sauvegarde de l’humanité, ça peut être tentant…

Alan se leva, disparut un instant dans le bungalow, et revint porteur d’un plateau de sandwiches.

-          Heureuse initiative !, apprécia Bill.

…qui poursuivi, la bouche pleine :

-          Et donc, le truc c’est quoi, pour la Bête ?

-          Quel truc ?

-          Ben, pour la libérer. Suffisait pas de dire « attaque, kss, kss ! », non ?

-          Presque… simple effort de volonté. Une transe, une sorte de concentration extrême. Jean de Trémaux décrit le processus comme la disparition par couches, progressive, de la conscience. Le Maître, à ce moment, est un peu pareil à un somnambule.

Un instant, Bob se retrouva très, très loin, en un lieu à la fois paradisiaque et infernal, en compagnie du Mal lui-même… La voix de Leni le tira de ses songes.

-          Tu en étais à la construction du monastère…

-          Oui. Une fois la communauté installée et stabilisée, on est environ en 1380, les descendants des premiers Templiers ont voulu asseoir leur pouvoir sur les civils et sur les Dingaris, qu’ils avaient converti à un christianisme mélangé à de l’animisme et un culte de la Bête. Le but était de perpétuer une caste de moines-guerriers, à la fois guides spirituels et défenseurs du Sanctuaire. La mention de la forteresse, elle, n’apparaît que sous Delvini, au début du seizième siècle. C’est d’ailleurs sa construction, ajoutée à plusieurs mauvaises récoltes, des épidémies et une guerre avec une tribu venue du nord, guerre dont Bankûtûh nous a parlé, si tu te souviens, Bill, qui a déclenché la révolte des Dingaris. Delvini a été obligé de lâcher la Bête pour sauvegarder le Sanctuaire… et a eu bien du mal à en reprendre le contrôle. La créature a fini par cesser de massacrer les Dingaris, mais ceux-ci étaient pratiquement décimés. La plupart s’est retirée dans les profondeurs des marais, certains ont formé une sorte de secte, portant ces étranges frocs imitant ceux des moines, se livrant à des sacrifices humains pour apaiser le « démon ». 

-          Ils devaient bien se douter que ça allait se passer mal, leur révolte, non ? s’étonna Bill.

-          N’oublie pas qu’à cette époque, tous les Dingaris qui avaient vu de leurs yeux les ravages de la créature étaient morts depuis longtemps. La Bête n’était qu’une légende pour leurs descendants. Toujours est-il qu’à partir du seizième siècle, la communauté ne s’est plus développée. La Bête était rassasiée et pouvait utiliser ses forces pour  prendre le dessus sur ses différents Maîtres, jusqu’à Matanka. Elle avait tout le temps. Le reste de l’histoire est flou pendant plus de deux siècles. Apparemment, il s’est établi un équilibre subtil entre les Dingaris et les Maîtres de la Bête. Les premiers savaient que les seconds pouvaient les détruire, et se tenaient à l’écart. Ils ne doivent plus à présent être que moins de cinq cent. Ils versaient un tribut : des hommes pour former la garde des Maîtres, des femmes, de la nourriture… Il existe encore un village occupé par des familles de « colons », sans doute largement métissés, mais je n’ai pas compris où exactement. Matanka était d’ailleurs lui-même un pur Dingari.

Morane se tut, et chacun autour de la table semblait plongé dans un rêve fabuleux… Le regard du Français parcourut le parc odorant, caressa la cime des bananiers qui semblaient eux-même chanter tellement ils étaient chargés d’oiseaux. Au-delà, dans le ciel outremer, une étoile venait de s’allumer. Bob frissonna légèrement… Quelque part, là-haut, une intelligence avide ne regardait-elle pas en ce même instant en direction d’une petite planète bleue ?

Ses yeux se portèrent à nouveau sur ses amis, et il constata un léger changement, qui fit se dessiner un sourire sur son visage tanné : Jeanne Favert avait glissé sa main dans celle de Bill, et ces deux-là se trouvaient visiblement bien plus loin encore que l’étoile solitaire dans le firmament Africain…

 

Epilogue

 

 

Bob Morane referma derrière lui la porte séculaire du palais. La nuit était tombée, et la Grande Mosquée des Omeyyades était illuminée de centaines de lampes à huiles et d’ampoules électriques. Le souk Al Hamidiyeh résonnait de milles bruits, marteaux des orfèvres travaillant le cuivre, machines à coudre des cordonniers, rires des marchands de safran et de piments autour d’un verre de thé à la menthe… Bob connaissait peu Damas, et il s’enfonça avec délice dans le dédale de ruelles parfumées. Dans quelques jours, il partirait vers la Jordanie, Pétra, Aqaba peut-être, où voilà quelques temps il avait fêté son plus étrange anniversaire.

Au premier étage du palais, Muhammad Al Wallid referma à clef la pièce dans laquelle il venait de ranger un très ancien livre, cadeau de son visiteur français. Le vieil homme se dirigea vers une fenêtre à moucharabieh, passant à côté d’une fontaine de faïence qui ne coulait plus depuis des lustres, et regarda en direction du souk, juste à temps pour voir Bob Morane y disparaître.

Puis, Muhammad Al Wallid leva les yeux vers la Grande Mosquée, et adressa une prière à Allah. Ce soir, il ne priait plus pour que la Bête reste prisonnière de son sanctuaire. Il priait pour le repos de son fils Amir, qui avait donné sa vie pour aider cet homme aux yeux gris à vaincre la Bête.

 

 

 

 

FIN