Les prisonniers d'agatha
                                  
( Stéphan Lewis )



                                                                                       Extrait de l'histoire :



 

CHAPITRE I

 

Février 2032 …

La planète Terre n'est plus que ruines et désastres, en regard des conséquences dramatiques et irréversibles engendrées par les séquelles de la guerre atomique qui s'y est déroulée dix sept ans plus tôt.
Les retombées radioactives, véritable pollen de mort, responsables d’épouvantables mutations génétiques, n’ont laissé qu’un monde perdu et désolé à sa surface.
Ce monde apocalyptique à l'abandon, momifié, figé et rigide, sans vie ou presque, est à présent hanté par des espèces étranges et redoutables : les kobs.

Sur ce nouveau territoire, ces mutants cannibales, féroces et sanguinaires, issus d’invraisemblables croisements, subviennent à leurs besoins en se dévorant entre eux.
Ils livrent d’incessants combats à la poignée d’êtres humains en sursis, qui ont l’infortune de croiser leur chemin et dont certains sont revenus à la sauvagerie primitive.

Dany Ballantine, un quadragénaire britannique bâti en athlète, dont les cheveux noirs taillés en courte brosse couronnent un visage énergique aux yeux verts, erre solitairement à travers le dédale de couloirs désertés de l’ancien métro londonien.

Une mystérieuse présence semble s’être attachée à ses pas.
Le long hurlement inhumain qui l'a déjà fait tressaillir quelques minutes auparavant, vient de retentirune nouvelle fois.
Il se répercute d'écho en écho, roulant à travers l'immensité des couloirs comme un avertissement, comme une fatidique menace. Ce cri terrifiant, sinistre et monstrueux, lui semble tout à coup plus distinct et plus proche.
Il est devenu l’objet d’une incessante hantise, comme si son auteur n’avait de cesse de le pister à travers les rues désertes de la capitale.

Assailli par une sourde angoisse, le cœur battant à un rythme endiablé, il a marqué un temps d’arrêt. Une peur viscérale le tenaille. L’oreille aux aguets, il hésite sur la direction à prendre afin de tenir en échec l’étrange auteur de ce cri infernal du plus lugubre effet.

Lorsque cet être mystérieux s'était manifesté pour la première fois, Ballantine avait songé à un prédateur, tel un loup, bien qu’il ne l’ait jamais aperçu. L’étrange créature sanguinaire laissait toujours derrière elle des dépouilles de mutants, mutilées ou ensanglantées ; ce qui l’avait amené à lui attribuer tous ces carnages. Mais depuis sa macabre découverte faite la veille dans la troisième salle où s’entassaient des corps carbonisés, il ne savait plus que penser et surtout que faire pour mettre un terme à ce cauchemar interminable.

Cette «chose», au demeurant plus redoutable que les kobs, ne fait apparemment pas de quartiers avec ceux qu'elle croise sur sa route, à en juger par le témoignage des cadavres qui s’amoncellent sur son passage.
Elle semble le poursuivre inlassablement, sans toutefois s'être jamais manifestée à ses yeux. Cette situation insupportable accentue son angoisse de jour en jour. Il a la désagréable sensation de se sentir dans la peau d’un animal traqué, pris dans une souricière.

Il a rapidement tourné les talons. Un seul impératif persiste à présent : Fuir au plus tôt cet endroit malsain où règnent l'ombre et la terreur, qui semble se refermer irrémédiablement sur lui comme un piège à rats.

C’est avec une évidente appréhension qu’il épie les alentours avant de se ruer dans une galerie assez basse, rendue quasiment impraticable par les fréquents éboulements qui s'y sont produits.

Au terme d'une course effrénée à travers cet enchevêtrement inextricable de couloirs qui s'entrecroisent sans cesse, exténué, les poumons en feu, il s’est laissé choir sur les genoux en haletant, au bas d'un escalier en partie éboulé. Quelques secondes de répit s’avèrent cette fois indispensables pour qu’il puisse récupérer son souffle.
Encore sous le coup de l’effort qu’il vient de produire, il en gravit les quelques marches qui le séparent encore d'un portique au chambranle rongé par la rouille.
En dépit de l’air glacial constamment engendré par les courants d’air qui l’enveloppe comme un linceul, son visage dégouline d'une sueur moite qu'il éponge nerveusement et instinctivement du revers de la main.
Mais il vient de tressaillir …

L'inquiétant avertissement a encore retenti. Il semble s'être de nouveau rapproché, ce qui le rend plus menaçant encore, ne faisant que décupler l’angoisse qui l’a envahi, et qui se transforme peu à peu en une panique incontrôlée. Il s’est jeté sur la porte de la dernière chance qui cède au premier assaut dans un grincement de charnières mal huilées.

Sur l’étroit palier s’amorce un second escalier, qui remonte cette fois vers la surface ... Et la course folle recommence de plus belle ...

Il suit un couloir encombré de restes macabres, ce qui l'amène une fois encore à la plus extrême prudence afin d’avoir à éviter un éventuel affrontement au corps à corps avec un mutant.
Il aurait alors à livrer une terrible bataille pour la sauvegarde de sa vie.
Les kobs, dont la taille frise les deux mètres, ont un faciès bestial aux crocs de fauve faits pour déchirer la chair et où le nez est pratiquement inexistant. Leurs mains poilues à six doigts griffus viendraient facilement à bout d'un simple individu désarmé.

Evitant d'engendrer le moindre bruit susceptible de trahir sa présence, Ballantine est parvenu en bout de couloir. L’oreille tendue, il a de nouveau sursauté … Une porte vient de s'ouvrir à l’étage et un bruit de pas résonne dans l'escalier.

Une flamme d'inquiétude s’est allumée dans ses prunelles et une onde glacée a couru le long de son échine ... Il appréhende la fatale rencontre. Le cœur battant à un rythme endiablé, il a fait volte-face sur la pointe des pieds et s'éloigne d’un pas étouffé pour se glisser précipitamment dans le couloir.

Le hurlement déchirant vient de résonner une nouvelle fois à travers les galeries du métro. Un bruit de lutte s’en suit presque aussitôt, tandis que retentit un cri aigu et soutenu, comparable au cri sans fin d’un rapace torturé.

Le visage en sueur, Ballantine s’est figé.
Il s’est adossé à la muraille afin de mieux percevoir les échos de la bataille qui fait maintenant rage à moins d’une vingtaine de mètres de l'endroit où il se trouve, lorsqu’il perd brusquement l’équilibre avant de basculer dans le vide.

Plus étourdi que groggy, il tarde toutefois à se redresser, se massant instinctivement le bas du dos.
Tout est noir autour de lui. Aucun bruit ne lui parvient. Rien que ce grand silence sépulcral produisant plus de tintamarre dans sa tête que la résonance de dizaines de tambours réunis.

Il n’ose bouger, ni même respirer. Ses yeux s’accoutument progressivement à la pénombre, tamisée par le léger filet de lumière qui pénètre par la trouée supérieure. Au terme de quelques minutes, il parvient à discerner le nouvel environnement où il est atterri par accident.

Il se trouve, à n'en pas douter, à l’intérieur d’un ancien logement. L’endroit est visiblement muré depuis de nombreuses années par les éboulements, après avoir été laissé à l'abandon par ses locataires qui avaient dû fuir précipitamment. La pièce où il a chu est de toute évidence la cuisine, à en juger par les divers équipements d'électroménager et les ustensiles qui occupent une partie des murs.

La vigilance ne l’a pas quitté un seul instant.
Il hésite encore à faire le moindre mouvement qui pourrait trahir sa présence, bien que le secteur semble désert. Ce qui le surprend de prime abord, c'est le fait que rien ici ne paraisse avoir été chamboulé ou pillé, alors que tout a été mis à sac partout ailleurs dans la capitale.

L’oreille aux aguets, il s'est approché à pas de loup de l’imposante table en chêne massif qui occupe le centre de la pièce.
Le tiroir est resté ouvert sur un amalgame d’objets sans importance, mais une boîte d'allumettes a aussitôt attiré son attention. Avec un peu de chance, peut-être sont-elles encore utilisables, car l'endroit semble être resté au sec.
Au premier essai, au premier craquement, la lumière a jailli. Il en reste encore suffisamment pour lui permettre de trouver un combustible quelconque et faire disparaître la nuit qui baigne encore les autres parties de l’habitation.

Ballantine entreprend alors un examen méthodique des lieux, à la flamme dansante d'une allumette. Son regard s’est arrêté sur les deux chandeliers à cinq branches qui trônent sur le grand bahut de la salle à manger. Les bougies, à peine entamées, sont en parfait état. Elles illuminent bientôt la pièce qui lui dévoile tous les trésors qu'elle renferme encore. Autour de lui, tout est en ordre et bien rangé. Chaque chose semble être restée à sa place, comme si le logement était encore habité. La couche de poussière qui recouvre le mobilier, témoigne néanmoins de la fuite précipitée de ses occupants.

Sa visite se poursuit maintenant depuis une dizaine de minutes.
L'endroit dans lequel il a chuté semble être une loge de conciergerie. Les éboulements qui l'ont scellée tel un tombeau l’ont préservée de tout pillage. Le gardien devait être un chasseur.
Un râtelier garni de quatre fusils et de divers couteaux de chasse orne la pièce principale. Plusieurs trophées grisonnants occupent une partie importante des murs.

Ballantine s'est emparé fébrilement des armes, qu'il étale avec le plus grand soin sur la grande table. Il y a là matière à rêver, à cette époque où elles ont toutes disparu et sont presque totalement méconnues des derniers habitants de la planète. Il se rappelle le temps où il partait chasser en compagnie de son grand-père, il y a de cela presque trente ans déjà.

Après avoir examiné minutieusement l’arsenal en sa possession, une carabine attire particulièrement son attention. Il en essuie précautionneusement le canon et la crosse, sur laquelle figure encore le nom du fabricant, ainsi que le modèle : "22 long rifle auto".
Une arme qui vaut certainement tous les trésors que pourrait encore renfermer ce maudit monde. Quant aux trois fusils de chasse, deux sont apparemment inutilisables.
La rouille a envahi les parties essentielles. Le dernier, en parfait état de fonctionnement, est équipé de deux canons superposés.

Il était certainement utilisé pour le gros gibier. Une légère réfection du chargeur automatique de la 22 L.R. quelque peu corrodée, semble toutefois nécessaire.

Ballantine fait à présent un rapide inventaire de sa trouvaille : Un superposé modèle Magnum qui lui permettrait de venir à bout d'un éléphant et une 22 L.R. automatique, dont le chargeur peut contenir vingt cartouches qu'il lui est possible de tirer au coup par coup ou en rafales.
Il a également récupéré plusieurs boîtes de munitions, ainsi que deux superbes couteaux de chasse qu'il a glissés dans sa ceinture.

Deux jours se sont écoulés. Notre ami s'est débarrassé de ses hayons primitifs, remplacés par des vêtements en meilleur état et beaucoup plus décents, dénichés dans les armoires.
Il en a également profité pour faire tomber cette barbe hirsute qui lui recouvrait le visage, à l'aide de ses couteaux bien affûtés. Il pourra désormais compléter sa toilette et se raser de près chaque matin.

Les armes fonctionnent à la perfection. Ballantine, qui se sent beaucoup moins seul à présent, a réappris à en faire bon usage. Il a également décidé d'établir ici son quartier général.
C'est armé jusqu'aux dents qu'il décide de retourner enquêter sur les lieux où lui étaient parvenus les derniers hurlements.

Il ne s'était pas trompé. Une bataille s'est bien déroulée dans le couloir emprunté deux jours auparavant. Les restes ensanglantés de deux kobs gisent encore, éparpillés parmi les gravats.
C'est avec une certaine répugnance qu'il contemple ce triste spectacle. Les mutants ont été littéralement mis en pièces. L'un d'eux a encore un semblant de tête où l'on distingue la gorge ouverte sur une large plaie, de laquelle s'est échappé un fleuve rouge.
L'être ou la bête responsable de cette boucherie doit être redoutable. Ballantine ne peut s'empêcher de serrer encore plus fort le superposé qui est prêt à cracher sa mitraille.

L'oreille aux aguets, le doigt sur la détente, il n'en continue pas moins sa progression.

Ce n'est qu'au terme d'une heure de recherches infructueuses, transi de froid et n'ayant fait aucune nouvelle découverte digne d'intérêt, qu'il se décide à revenir sur ses pas.
Il a cette fois l’intention d'emprunter l'escalier qu'avaient utilisé les deux kobs morts et qui devrait le ramener à la surface.

Comme il s’y attendait, la porte s'est ouverte à l'air libre, si l'on peut toutefois parler ainsi dans ce monde infernal où la liberté n'existe plus. Il s'est habitué depuis longtemps au spectacle de ruine et de désolation qui s'offre à lui.
L’air glacial lui cingle violemment la face. Le vent souffle en rafales, entraînant dans sa course effrénée un chapelet de poussières et d'ordures au sein d’un paysage cauchemardesque.
Ces anciens quartiers du Vieux Londres, où toute trace d'appellation a disparu, sont retombés dans l'anonymat le plus complet. Ballantine ne connaît pas cet endroit. Il semble distinguer dans le lointain une ombre furtive ...
Homme ou bête ? Transi jusqu'à la moelle, il décide de reprendre la direction de son nouveau gîte, tout en se promettant de tendre un piège à l'être fantastique qui semble hanter ce territoire.

Quinze jours plus tard …

Depuis que notre ami s’est installé dans sa nouvelle tanière, il connaît à présent, de mémoire, l’étendue de son nouveau domaine à plusieurs centaines de mètres à la ronde. Il l’a parcouru de long en large durant ces deux semaines consécutives, sans pour autant avoir rencontré âme qui vive, ni déceler une nouvelle trace de l’être mystérieux.
Il doit cependant se mettre en quête de nourriture sans tarder. Aussi décide-t-il, l’arme à la bretelle, de partir en chasse, le gibier se trouvant limité à une faune hostile rendue à l’état sauvage.

Il marche depuis une demi-heure, lorsqu’à l’embranchement d’une grande avenue encombrée de pierrailles et à moins d’une centaine de mètres, une dizaine de formes bestiales aiguisent leurs couteaux. Elles sont accroupies en arc de cercle autour d’un feu de camp, près duquel l’une d’elles semble s’affairer.
Une odeur appétissante de viande grillée vient même lui taquiner les narines.

Ballantine s’est saisi de son 22 L.R. à l’instant même où l’un des congénères d’en face l’a repéré. Rien qu’à son cri, il réalise aussitôt que les occupants du lieu sont des mutants. Plusieurs d’entre eux se sont déjà redressés pour s’emparer d’objets faisant office d’armes.

Ballantine n’en poursuit pas moins sa progression, assuré de son avantage avec le 22 L.R. braqué dans leur direction.

Il en est à un jet de pierre et distingue parfaitement ses dangereux adversaires. Ils sont au nombre d’une quinzaine. Leur haute stature est des plus impressionnantes.
L’un d’entre eux, qui semble être le chef, s’est soudainement mis à pousser des cris, sautillant sur place à la manière d’un chimpanzé, manifestement dans le but d’exhorter ses semblables à se jeter sur l’intrus.
Ce qui ne tarde guère …

Trois kobs se sont aussitôt rués dans sa direction, suivis par la moitié de la troupe brandissant des armes primitives.

Prévoyant l’attaque, Ballantine, un genou en terre, a déjà épaulé. Le doigt sur la détente, il attend calmement que ses ennemis se soient suffisamment rapprochés …

Moins de dix mètres les séparent encore … C’est à cet instant que le 22 L.R. crache sa mitraille.

Le premier assaillant, atteint à la tête, s’est écroulé sans un cri après avoir marqué un instant de surprise. Le second n’a pas le temps de réagir, que déjà son élan est stoppé par une balle en pleine poitrine.

Le bruit des détonations qui s’enchaînent a freiné d’un seul coup l’ardeur combative de ses agresseurs. Ils ont stoppé leur attaque à quelques pas seulement du tireur, ce qui lui laisse le temps de poursuivre sa besogne destructrice.
Un troisième larron suit immédiatement le même chemin que ses prédécesseurs, puis un quatrième et, le moment de surprise passé, la panique gagne les survivants …

Ils ont fait volte face pour s’enfuir à toutes jambes en poussant des cris d’effroi, telle une nuée de moineaux affolés, ce qui permet néanmoins à Ballantine de faire mouche une dernière fois.

Une minute s’est à peine écoulée depuis le début de la bataille, que la place est à présent totalement désertée.

Après avoir pris la précaution de réapprovisionner son chargeur, notre ami s’avance avec méfiance en direction du lieu de festoiement que les kobs, tout à leur panique, ont abandonné.

Les mutants, frappés par les balles meurtrières, gisent çà et là dans des mares sanglantes, tandis que le feu allumé par leurs soins continue de se consumer en crépitant.
Tout en restant sur ses gardes, mais mis en appétit, Ballantine s’est avancé avec gourmandise, le doigt sur la détente, impatient de découvrir le fruit de leur attente … Quelques rats d’égouts grillés au tournebroche sont encore léchés par la flamme. L’intéressé, plutôt que de manifester une quelconque répugnance, ne s’est pas fait prier pour se jeter sur cette manne inespérée.

Dix minutes se sont écoulées.
Ballantine qui s’est attaqué à son troisième rongeur vient de sursauter et un long frisson a couru le long de son échine. Le cri infernal vient de se répercuter en un chapelet d’échos à travers la grande avenue. Avec un soupir angoissé, il s’est pressé de rejeter les restes de son frugal repas pour empoigner son deux coups chargé à l’avance.

Tous les sens en alerte, le cœur battant à tout rompre, il épie les alentours, une flamme d’inquiétude dans le regard. Jamais le temps ne lui a paru aussi long. Les minutes, voire les secondes, lui semblent interminables. Soudain, au dédale d’une rue et derrière les éboulis, telle une ombre fantomatique émerge une imposante silhouette qui semble se déplacer lourdement sur ses membres postérieurs.
Elle paraît renifler autour d’elle, sans doute attirée par l’odeur du festin ou devinant peut être la présence proche de l’homme.

Ballantine distingue toutefois mal cette forme hallucinante.
Surmontant sa peur, prêt à faire usage de son arme, il s’est mis en marche vers l’étrange créature. Il en est à présent à moins d’une trentaine de mètres, mais n’entr’aperçoit qu’une énorme masse poilue, dont la taille semble friser les 2 m 50.
A l'approche de l'homme, elle s'est dressée sur ses pattes postérieures en un mouvement paraissant menaçant. Puis, après un court instant d’hésitation, le monstre lâche un dernier cri. Faisant volte face, il s’en retourne à toute vitesse vers l’endroit d’où il était venu, laissant notre ami dans la plus complète expectative.

C’est compter sans la ténacité de ce dernier …

Après une brève réflexion, Ballantine s’est précipité sur les traces de la mystérieuse créature.

Il n’aura parcouru que cinq à six cents mètres, que la nuit envahit peu à peu les lieux. Le monstre, pour sa part, semble s’être volatilisé. Aussi est-ce avec un certain regret qu’il reprend le chemin de son quartier général.

 


CHAPITRE II

 


23 février 2032… 9 h 37

Un vaisseau galactique vient de se poser dans la banlieue de Londres.

Le sas principal s’est ouvert dans un soupir d’air comprimé, laissant le passage à un engin à chenilles qui s’engage aussitôt sur la grande avenue.

- Allô la base … Lieutenant Lucas appelle la base …

- Ici la base. Nous vous écoutons lieutenant … Parlez …

- Nous nous dirigeons vers le centre ville comme convenu … Tout paraît OK.

- Très bien lieutenant … Nous balayons la zone en question … Restez à l’écoute sur le canal 24 … Terminé.

Après une nuit des plus agitées, Ballantine s'est remis en route, le fusil au bout du bras, avec la ferme intention de quadriller le secteur où lui était apparue l'étrange créature.

Le temps est clair et la température s’est adoucie ; mais il s'interroge sur le sifflement strident qui lui est parvenu quelques instants auparavant. Il lui semble en effet avoir perçu un bruit semblable à celui produit par des réacteurs d'avion, ce qui lui semble tout à fait invraisemblable, tout engin volant ayant disparu de la surface du globe. Il n'en poursuit pas moins sa route, restant toutefois sur le qui vive.

Le voici rendu sur le secteur où la «chose» s'était manifestée la veille. Son cœur bat à tout rompre. Tous les sens en alerte, les doigts crispés sur la crosse de son superposé, il scrute avec une attention soutenue les ruines qui s’étagent à perte de vue.

Il vient de contourner un bloc d’éboulis.
Son regard fouille les décombres, s’attardant sur les moindres détails, ainsi paré à toute éventualité au cas où une attaque surprise se déclencherait. Bien qu'il l'ait cherché, bien que ce soit lui qui tienne absolument à rencontrer cet être énigmatique, une sourde angoisse lui étreint le cœur comme un étau.
Il appréhende tout à coup l’instant fatidique où la rencontre se produira. Son armement suffira-t-il à intimider cette «chose» au demeurant aussi énigmatique qu’impressionnante, qu'il n'a pas encore eu l'occasion d'approcher. La curiosité ayant cependant raison de la peur qui lui noue les entrailles, il n'en poursuit pas moins sa progression.

Il est arrivé devant l’enfilade vertigineuse d’un grand boulevard. Ballantine est perplexe, ne sachant plus très bien ce qu'il doit faire.

Son hésitation aura été de courte durée …

Une ombre jusque là dissimulée parmi les ruines a bondi.

Ballantine qui s’attendait à une agression, a réagi instantanément … D’un coup de reins, il a fait basculer son agresseur par-dessus son épaule. Ce dernier n’a pas eu le temps de se rétablir, que Ballantine s’est déjà rué pour lui planter sa lame dans l’abdomen. Le mutant, puisque c'en est un, gît à présent sur le dos, un couteau de chasse fiché dans le ventre.
Deux ou trois soubresauts l’agitent une dernière fois, avant qu’il ne se raidisse pour toujours.

Le vainqueur, à peine essoufflé, a tressailli en rajustant sa vareuse et en remettant de l’ordre dans sa chevelure … Le cri tant redouté, le cri de la bête, vient de retentir. Tout porte à croire que les combattants ont été aperçus. Serait-ce encore là un avertissement, une mise en garde ? Mais Ballantine n'est pas venu pour s'en laisser compter. Autant en finir une bonne fois pour toutes !

Un second cri a résonné à travers les ruines, se répercutant à des lieues à la ronde.

Une lueur d'effroi, vite contrôlée, s'est allumée dans ses prunelles, n'en déterminant pas moins sa résolution. C'est d'un geste impatient qu'il a récupéré son couteau pour le glisser rageusement dans son fourreau. Sans plus attendre, il s’est précipité dans la direction où le monstre vient de se manifester ; car il en est persuadé, c'est bien de lui dont il s'agit.

Il règne dans le voisinage un silence de mort, tendu, inquiétant, qui trahit sa propre cause, donnant à chaque seconde des proportions monstrueuses.

Ballantine a dégluti nerveusement à plusieurs reprises.
On devine en lui une tension inhabituelle. Le doigt sur la détente, il s'est prudemment risqué sur le boulevard, pas à pas, maîtrisant comme il se peut la peur viscérale qui le tenaille. Le sang cogne lourdement à ses tempes et dans le bout de ses doigts. Il s'attend à tout moment à une attaque. Il marche en silence, retenant inconsciemment son souffle, trébuchant dans les décombres à la manière d’un ivrogne qui titube, incapable de conserver un équilibre constant.
Les carcasses rouillées d’anciens engins roulants qui s’amoncellent çà et là, sont autant de pièges et de cachettes pouvant dissimuler son présumé agresseur. Soudain, à quelques pas à peine, tapie derrière l'un des imposants piliers, derniers vestiges d'une grande surface en ruine, se tient paisiblement l’apparition cauchemardesque.

Ballantine a marqué un temps d’arrêt. Durant une seconde, la panique a assombri son visage. Une goutte de sueur est née sur son front, a roulé le long de son nez avant de fondre entre ses lèvres. Il semble même, durant un court instant, paralysé par la peur et la surprise.
Puis son assurance refait surface …

Le monstre a les yeux fixés sur lui. Il est découvert mais ne bronche pas. Ses deux petits yeux continuent de fixer curieusement cet intrus, sans paraître pour autant manifester de crainte ou même d'animosité à son égard, mêlant plutôt méfiance et curiosité. Ballantine a ressenti une sensation étrange. Il a subitement l’impression que cette «chose» l'a délibérément amené jusqu'à elle. Le superposé est prêt à entrer en action. Il pressent son adversaire sur le point de bondir.
Mais ni l'un, ni l'autre, ne semble prendre la décision de déclencher les hostilités.

Il sait à présent à quoi ressemble cette «chose». Il a l’intuition qu’elle sonde ses pensées, mais a tout loisir pour la contempler. Elle est semblable à un grand singe, planté sur des membres postérieurs énormes. Sa taille doit friser les 2 m 50, son poids avoisiner les 300 Kg, si ce n'est plus. Sa puissante mâchoire laisse entrevoir des crocs plus impressionnants encore que ceux des mutants. Mais ce qui surprend avant tout notre ami, ce sont ses yeux ; des yeux pétillants d'une espèce d'intelligence et dans lesquels il ne lit curieusement aucune férocité à son égard.

Après avoir contemplé l'homme quelques instants, la créature a fait tranquillement demi-tour. Puis, poussant un dernier grognement comme dans un salut, s'en va trottinant cette fois sur ses quatre pattes en remontant l'avenue.

Ballantine est resté planté sans bouger. Ebahi, il observe l'anthropoïde qui s'éloigne sans même s'être retourné, sans doute estimant ne courir aucun danger.

- Lieutenant Lucas appelle la base ...

- Oui lieutenant, ici Boivant ... Nous vous écoutons ... Parlez ...

- L'intéressé a trouvé Z 24 commandant.

- Qu'est-il arrivé ?

- D'après ce que nous avons pu en juger, la rencontre s'est déroulée comme nous le souhaitions. Mais il doit se poser une foule de questions.

- Parfait lieutenant ... Poursuivez l'observation.

- Compris commandant ... Terminé.

Ballantine est perplexe. C'est cette fois quasiment contre sa volonté qu'il a réintégré son Q.G. Cette « chose », qu'il était pourtant bien déterminé à éliminer, il ne l'a pas fait et il ne le regrette pas. Pourtant, il ne se l'explique pas. Pourquoi ne s'est-elle pas jetée sur lui comme elle le fait avec les mutants qu'elle met en pièces sans aucune retenue, sans aucune raison apparente, puisqu’elle ne semble pas se repaître de leur chair ?

Le lendemain matin ...

Ballantine a passé une nuit blanche, se remémorant sans cesse les diverses péripéties qui se sont produites la veille. Aussi a-t-il décidé de retourner sur les lieux de sa surprenante rencontre. Il ne sait pas pourquoi, mais il doit le faire. Il s’est mis en route de bon matin, étant donné qu’il lui faudra parcourir une dizaine de kilomètres et il souhaite rentrer avant la tombée de la nuit.

Plus de deux heures se sont écoulées. Il n'a pas fait de mauvaises rencontres. Certaines rues sont totalement obstruées ; d’autres ne sont que des bourbiers infâmes, infestés de rats et de créatures rampantes. Mais le voici à présent sur les lieux. Il éprouve cette fois l’étrange sensation de se sentir en sécurité.

Surprise...! Celui qu'il cherche est bien là, assis au même endroit que la veille, qui le regarde tranquillement de ses deux petits yeux brillants.

Ballantine a senti son estomac se contracter, mais il devine que la

« chose » l'attendait.

L'engin à chenilles vient de bifurquer vers la grande avenue. Il s'immobilise à moins de cinq cents mètres du lieu de rencontre de Ballantine avec la « chose » et stoppe ses moteurs.

- Allô la base ... Lieutenant Lucas appelle la base ...

- Bien reçu lieutenant ... Vous êtes en position ?

- Affirmatif commandant.

- OK ... Envoyez le programme.

L’homme et la « chose » sont à moins de dix mètres l'un de l'autre. Ballantine tente péniblement de surmonter la panique qui peu à peu s’empare de sa personne.

La créature anthropoïde, après l’avoir observé un court instant, semble subitement s’en désintéresser. C’est même avec une indifférence déconcertante qu’elle a quitté sa position pour s’engager dans l'embranchement de la grande avenue en trottinant.

Ballantine réalise aussitôt que c'est peut-être là une invitation à la suivre, aussi s'exécute-t-il d’un pas décidé, sans plus se faire prier.

La balade, si l'on peut dire, aura duré un petit quart d’heure.

La créature vient de s'engouffrer au travers d’une large excavation ouverte au milieu des ruines, où s’enfonce un escalier de pierre.

Après un court instant d'hésitation, Ballantine décide de lui emboîter le pas.

Une dizaine de mètres plus bas s’amorce une galerie dont la voûte assez haute lui permet de marcher sans avoir à courber l’échine. Ce qui le surprend, c'est la clarté diffuse qui règne dans les lieux, ce qui lui permet de surveiller la « chose », distante de quelques mètres à peine, sans aucune difficulté. Elle poursuit sa progression, consciente que l’homme lui entame le pas, comme si elle le conduisait volontairement en un lieu déterminé.

Au terme de quelques nouvelles minutes, elle s’est arrêtée devant l'une des nombreuses portes en acier bleuté du long couloir dans lequel ils évoluaient, avant d’en franchir le seuil sans même s'être retournée.

- Ici lieutenant Lucas ... J'appelle la base ...

- Ici la base ... Parlez ...

- C’est fait commandant, il est arrivé en zone 7... Il hésite à entrer.

- OK Lucas ... On passe à la phase 2.

- Compris commandant ... Phase 2 lancée ...

La porte est restée ouverte sur une salle éclairée par cette douce luminosité diffusmblant n'émaner de nulle part et de partout à la fois. Ballantine est perplexe. Il a marqué un léger temps d'arrêt, car la « chose » semble s’être volatilisée. A la fois inquiet et indécis, il est parvenu à convertir la peur qui l’assaillait un instant plus tôt en une curiosité légitime et décide de franchir le seuil à son tour.

Cloué sur place par une force invisible, son cœur a fait un bond dans sa poitrine. En moins de quelques secondes, tout a disparu subitement autour de lui, comme si tout avait été brutalement gommé de la réalité.

Ce qu'il perçoit à présent menace de lui faire perdre la raison ...

- Ici Lucas commandant ...C'est fait ... Il se demande certainement ce qui lui arrive ... ( et avec un rire grinçant, d’ajouter ) ... C'est ce qu'on appelle être dépaysé ... !



extrait de : Les Prisonniers d'Agartha ( Stephan LEWIS )