Bob Morane aventure HC08         

                                 LES AILES DU TEMPS

                                                    

                                                                                        Christian BLANCHARD

                                                              D’après les personnages créés par Henri VERNES

 

                                                                             

 

 

 

 

 

 

Le Chance Vought F4U Corsair vira sur la gauche, et une fine traînée de vapeur prit naissance en bout d’aile. L’appareil plongea vers la mer des Philippines, de toute la puissance de son moteur en étoile Pratt et Whitney. Atteignant la vitesse de sept cent kilomètres à l’heure, l’avion, que l’on surnommait depuis peu « Sweetheart of Okinawa », tomba comme un faucon sur sa proie.

Le pilote du Mitsubishi A6M5 Zero, volant à un millier de mètres à peine au-dessus des flots,  vit bien trop tard arriver sur lui le Corsair. A travers le ronronnement du moteur Nakajima, il entendit le bruit caractéristique de l’air sur les bords d’attaque de l’assaillant, ce son aigu qui avait fait baptiser l’appareil américain « La Mort Sifflante » par les aviateurs nippons.

Shinzo Miyizaki leva les yeux, tourna la tête, et sentit un grand vide, comme un appel d’air dans sa poitrine : le Corsair était là, juste derrière son épaule droite, si près qu’il lui sembla voir sourire l’Américain ! A la base des ailes caractéristiques en « V », forme destinée à diminuer la hauteur du train en conservant les grandes pales de l’hélice, des fleurs blanches naquirent lorsque les six mitrailleuses Browning de 12.7 mm se mirent à cracher. Par pur réflexe, Miyizaki pesa sur les commandes pour tenter un piqué vers les vagues turquoise, et commit ainsi sa dernière erreur ; il aurait dû décrocher sur la droite et profiter de l’élan de son ennemi pour grimper. Même avec une vitesse ascensionnelle nettement inférieure, le Zero aurait pu au moins reprendre l’avantage d’une position dominante.

Les rafales déchirèrent l’empennage, remontèrent le long du fuselage, firent éclater la verrière, fracassant le tableau de bord rustique et blessant mortellement le pilote japonais. Alors que le Corsair se redressait à quelques mètres au-dessus du Zero, l’enveloppant une seconde dans son ombre, le moteur prit feu. Instantanément, Miyizaki, encore conscient malgré ses poumons perforés et sa jugulaire presque sectionnée, fut environné d’une fumée grasse. Le ronflement de l’incendie lui parvint avec une chaleur de four, et tout en songeant qu’il était de toute façon déjà mort, il essaya vainement de faire un mouvement pour s’extraire du cockpit. Il ne voulait pas périr grillé, hantise de tous les aviateurs. Cette fin lui fut épargnée quand son avion blanc orné des cocardes rouges de l’Empire du Soleil Levant percuta la mer et se disloqua.

Le lieutenant James Deray fit monter son appareil bleu nuit en chandelle, jetant un coup d’œil blasé en contrebas, pour observer les restes du Zero sombrant rapidement. Il reprit son assiette, et fila vers le nord. Au loin, posées sur l’horizon, un chapelet d’îles était comme saupoudrées sur la surface scintillante de la mer. Plus loin encore, dans la brume de chaleur, les montagnes d’Okinawa se dessinaient. Des panaches de fumée en montaient, à la verticale, très haut.

On était le six avril 1945. Les dix bâtiments de la deuxième flotte japonaise venait d’appareiller de Tokuyama pour attaquer la Task Force 58 de l’Amiral Spruance. C’était une action suicide ; le cuirassé Yamato emportait dans ses soutes suffisamment de carburant pour l’aller, rien pour le retour…  Le lendemain aurait lieu là-bas la dernière bataille aéronavale de la guerre du Pacifique. Trois cent quatre-vingt six appareils américains allaient couler le Yamato et six autres navires de ligne nippons. Deux mille quatre cent soixante quinze marins allaient être engloutis avec le seul cuirassé lourd.

Le Corsair vira légèrement sur la droite. Juste sous la verrière, sept ronds rouges symbolisaient les victoires du pilote ; il en manquait donc un huitième. En arrière de l’échappement, l’Américain avait fait peindre son totem personnel : un Z en forme d’éclair argenté, suivit d’un 3.

James Deray était heureux. Demain, il participerait à cette grande victoire, et avec un peu de chance l’une de ses bombes serait parmi les huit qui toucheraient le Yamato. Car James Deray savait exactement comment les choses allaient se dérouler, demain

 

 

        Ï

 

Bien campé sur ses pieds nus, une chemise beige négligemment nouée sur l’estomac, Bob Morane, ses yeux gris braqué sur l’horizon où une bande cotonneuse de nuages dessinait des images fantasmagoriques, barrait en douceur le « Shark ». Le petit voilier était un bijou d’acajou et de cuivre, prêté au Français, à Manille, par Sangre de Aguinaldo, la « Pieuvre des Philippines ». Aguinaldo, à la fois truand et homme d’honneur, était une des plus étranges amitiés de Morane, et lui devait beaucoup. Bob faisait une entorse à ses principes moraux en acceptant toujours avec plaisir son hospitalité lorsqu’il était de passage dans le coin.

La coque de bois couleur crème s’ouvrait un passage dans la mer avec un crissement soyeux, projetant par instant des embruns au visage de Morane, qui prenait plaisir à sentir sa peau se recouvrir d’une pellicule de sel. Pour ce coureur d’univers plus encore que pour tout autre être humain, l’appel de l’océan était enivrant comme un alcool fort. Pour lui, c’était comme si chaque vague dissimulait une sirène cherchant à l’attirer, non pas pour se perdre mais pour se trouver.

Bob était en vacances, pour de bon. Le terme, lorsqu’il l’avait employé quinze jours plus tôt au téléphone avait fait rugir de rire Bill Ballantine.

-          Hein ? Z’avez dit quoi comme gros mot ? Vacances ?! Commandant, vous êtes dépressif ?

Il y avait une touche de vrai dans ce que disait l’Ecossais. Fortement éprouvé trois mois auparavant par une aventure en Afrique qui avait quelque peu ébranlé sa vision du monde, Morane éprouvait un besoin vital de se mettre au vert, au bleu en l’occurrence, et de se reposer l’esprit. Bill avait compris à mots couverts qu’il n’était pas invité, et n’en avait bien entendu pas pris ombrage.

-          Et on pourra vous joindre où ?

-          Nulle part. Je serai dans un triangle de  flotte entre les Philippines, Formose et les Mariannes.

-          Et si le Smog ou Ming se manifestent ?

-          Tu fais bouffer à Orgonetz son costard fripé, tu embrasse Ylang-Ylang de ma part, tu flingue l’Ombre Jaune histoire de gagner du temps, et tu continue de t’occuper de tes poulets.

-          Ah bon… Et si tout simplement vous me manquez, Commandant ? Vous savez que je suis d’une nature sensible…

-          Console-toi dans les bras de ma concierge.

-          Ok, je crois que je pourrai me passer de vous sans problème, s’était empressé de répondre l’Ecossais.

Et Bob était là, entre ciel d’un bleu presque douloureux et mer calme seulement troublée par quelques poissons volants dont certains, manquant de chance ou de précision, tombaient sur le pont verni et finissaient en friture.

Parti de Manille, il avait piqué vers le nord, essuyant juste ce qu’il fallait de grains pendant la traversée du détroit de Luçon pour mettre un peu d’animation. Il comptait au départ se rendre à Formose, mais avait changé d’avis et viré vers le nord-est en direction des îles Rykyu et plus précisément d’Okinawa. Malgré sa connotation guerrière, ce simple nom l’avait toujours fait rêver, et il était plus que temps de réaliser ce rêve là.

Un peu sur bâbord, les contours d’une île sortirent peu à peu du néant. Morane donna un léger coup de barre. Personne ne l’attendait, il pouvait donc se permettre de jouer les Robinson deux ou trois jours …

 

 

 

        Ï

 

Vêtu simplement d’un jean qu’il avait lui-même transformé en bermuda à grands coups de ciseaux, torse nu, Bob s’avança dans l’eau cristalline jusqu’à mi-cuisses. Il s’était taillé avec son coutelas un harpon dans une branche bien droite et, le bras prêt à frapper, scrutait le fond de sable blanc, autant pour repérer son futur repas du soir que pour éviter de mettre le pied sur un poisson torpille ou un oursin. Dans son dos, le murmure du ressac se mélangeait au bruissement des feuilles des cocotiers alignés comme des sentinelles sur l’étroite plage.

L’île s’était révélée plus grande que Morane ne l’avait cru en la voyant du large, et apparemment déserte. De forme plus ou moins ovale, elle devait mesurer environ quatre kilomètres dans sa longueur et deux dans sa largeur. Basse et couverte d’une jungle dense à l’est, elle s’élevait rapidement vers l’ouest pour se transformer en un cône volcanique érodé assez haut, aux pentes grisâtres tachées de broussailles. Seul le sud de l’île était abordable, mélange de roches acérées et de petites criques aux plages de carte postale. C’est à l’entrée d’un de ces havres que le Français avait jeté l’ancre. Balançant dans le petit canot à moteur équipant le « Shark » un bidon d’eau douce, une grosse lampe torche, la trousse de secours et une winchester, Bob s’était rapidement dirigé vers la grève.

Après avoir tiré l’embarcation au sec, il avait franchi la frange des cocotiers à la recherche de bois sec. Il disposait d’une confortable réserve de conserves, mais avait envie d’un bon poisson et de crabe grillé. L’après-midi se terminait doucement et des nuages venaient du pacifique. Morane les inspecta un moment et constata avec satisfaction qu’il ne devrait pas y avoir d’objection météorologique à une nuit passée à la belle étoile.

Passé la ligne des arbres, il fut frappé par la quasi-disparition du bruit des vagues sur le sable. Il se retrouva dans une étrange atmosphère, vaguement oppressante ; des insectes stridulaient dans le sous-bois épais, transpercé de rais de lumière ou dansaient des millions de particules. Abrité de la brise marine, il se retrouva rapidement en nage, surtout après avoir coupé au coutelas une bonne provision de bois mort.

Revenu sur la plage, il laissa tomber son fardeau à deux mètres de la ligne des cocotiers, dont certains avaient poussé selon des angles défiant les lois de l’équilibre, retira sa chemise trempée, choisit une branche bien droite et commença à la tailler en pointe… Bien évidemment, il disposait à bord du voilier d’un fusil à harpon, mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Un gros poisson aux flancs ornés d’une ligne orange et argentée lui fila entre les jambes. La pointe de bois le cloua sur le sable, et un peu de sang teinta l’eau. Bob ramena sa prise en souriant, posa le harpon improvisé sur son épaule, et revint vers la plage. Le poisson alla rejoindre un gros crabe précédemment transpercé lui aussi. Morane installa soigneusement le bois et des touffes de feuilles sèches en un foyer, s’assit en tailleur avec un soupir de satisfaction, alluma le feu à l’aide de son vieux briquet à amadou, et entreprit de vider le poisson.

Plus tard, alors que le crabe grillé répandait alentour une odeur appétissante et que des mouettes se rassemblaient sur la plage dans l’espoir de participer au festin, Bob s’offrit le luxe d’un apéritif sous la forme d’un petit gobelet de rhum.

-          Me manque plus qu’une jambe de bois et la carte d’un trésor… sacrebleu !, fit-il à voix haute.

Le soleil allait s’enfoncer dans la mer, qui prenait la même teinte fantastique que le ciel, violet strié de pourpre et d’or. Les derniers rayons s’insinuaient entre les lourds nuages, comme la photo d’une explosion. Le tableau sembla au Français idéal pour illustrer « Le Crépuscule des Dieux ». Comme il était incapable de se souvenir d’un seul passage de cet opéra de Wagner, il se mit à fredonner « La Chevauchée des Walkyries ». Après tout, c’était quand même la Tétralogie…

 

        Ï

 

-          Qu’est-ce que tu foutais, Lieutenant ?

Dans ses écouteurs, Deray reconnu la voix de Ramon Sanchez, un des ses équipiers, originaire de Santa Fe.

-     On nous a dit de nettoyer le secteur, Sancho ; je nettoyais…

-          Et t’as nettoyé quoi, cette fois ?

Al Cox, le Canadien ; aussi marrant à terre que teigneux aux commandes de son appareil.

-          Un « Jap » à la baille, répondit Deray.

-          Kamikaze ?, fit Bob Woods, le plus ancien de tous, admis par dérogation spéciale dans l’escadrille Marauders.

-          Crois pas. Ou alors ils n’ont plus grand chose à nous envoyer, les bridés.

Mais Deray savait que les Japonais avaient bien autre chose encore à « envoyer ».

Il y eut un silence. Le Corsair traversa le sommet d’un cumulus, et cinq points noirs apparurent en contrebas, sur sa gauche.

-          Je vous vois.

-          Moi aussi, je te vois, lieutenant, répondit Bernie Johnson, natif de Topeka, Kansas.

-          Tu ferais mieux de regarder devant toi, tu vas encadrer Sancho !

-          Fais gaffe, gamin, ajouta Cox, ; Sancho on s’en fout, mais on voudrait pas perdre notre mascotte.

A vingt ans tout juste depuis trois jours, Bernie Johnson était littéralement couvé par tous les autres. Il faut dire qu’après une enfance difficile dans une ferme, une fugue et des ennuis avec la police de six comtés, il était tout désigné pour aller se faire crever la paillasse sur une plage de Tarawa ou d’Iwo Jima. Au lieu de cela, avec en poche un petit brevet de pilote et une vague expérience d’épandage d’insecticide, il avait intégré l’US Air Force et se retrouvait aujourd’hui chez les  Marauders, avec déjà quatre victoires en deux mois.

Deray intégra en souplesse la formation, et salua de la main le dernier de ses gars, Gino « Duck » Antonelli. Son surnom lui venait du timbre de sa voix ; c’était peut-être à cause de cela qu’il ne disait pratiquement jamais rien, en particulier sur lui-même. Ceci dit, bonne pâte, il avait fait peindre un superbe Daffy sur le nez de son avion. La rumeur le présentait comme le fils d’un mafioso de l’Illinois, engagé volontaire pour échapper à une vilaine affaire de règlements de comptes entre familles rivales. Le front du pacifique et l’escadrille de Deray n’était pourtant pas l’endroit le plus sûr de la terre…

-          C’est vide, se désespéra Bob Woods. Si ça continue, je vais me retrouver à la retraite avant ma quinzième !

Vétéran de l’aéronavale, Woods, à quarante-huit ans, faisait une fixation sur sa quinzième victoire.

-          La retraite, tu devrais y être depuis la fin de la guerre de Sécession !, lança le jeune Bernie.

-          C’est pas moi qui manque les Betty [1] à cinquante mètres !

-     Si t’avais pas glandé à regarder le paysage au lieu de me débarrasser des deux Oscar [2] que j’avais sur le dos !

-          Des Oscar ! Suffit de passer à côté un peu vite pour que ces zincs partent en morceaux ! 

-          Bon, fermez-là un peu, les gars, on se croirait dans un pensionnat de jeunes filles !

-          Aahhh, si c’était vrai, soupira Alan Cox.

[1] Le bombardier bimoteur japonais le plus répandu pendant la guerre. Les américains donnaient des prénoms de filles aux bombardiers et de garçons aux chasseurs

[2] Nakajima Ki 43, appareil très rapidement surclassé par les avions alliés malgré sa maniabilité.

Deray sourit dans son masque. Il aimait ces types, il aimait cette escadrille qu’il commandait, il aimait cette vie ; il aimait la guerre, en fait. Pas cette boucherie, en bas, sur les atolls coralliens où l’ennemi préférait se faire sauter à la grenade plutôt que de se rendre ; ni dans ces destroyers qu’un kamikaze pouvait envoyer par le fond, et vous avec, prisonnier d’une coque retournée. La guerre, la vrai, elle était ici, en plein ciel, homme à homme, pilote contre pilote. Deray aurait sans doute aimé charger à Eylau aux côtés de Murat, ou être avec Nelson à Trafalgar, mais pour l’instant il était là, au-dessus des îles anciennement japonaises. Une autre fois, peut-être…

Les Marauders étaient en tout et pour tout vingt pilotes, choisis parmi les plus intrépides. L’escadrille avait été formée en 1942 pendant la campagne de Guadalcanal pour des missions de protection de l’aérodrome d’Henderson Field. Ils volaient alors sur P38 Lightning et faisaient partie du 347ème groupe de chasseurs de la 13ème Air Force. Le 18 avril 1943, les Marauders abattirent l’avion de l’Amiral Yamamoto au-dessus de la jungle de Bougainville. Deux ans plus tard, tous ceux qui avaient participé à ce rendez-vous mortellement précis, à sept-cent kilomètres de leur base de Guadalcanal, étaient tombés, mis à part Deray, Cox, Woods, Antonelli et Sanchez. Ces cinq là avaient participé à tout : la Nouvelle-Guinée, Rabaul, Saipan, la mer des Philippines, le golfe de Leyte ; sur Lightning, Hellcat, Thunderbolt, Mustang…

En ce six avril 1945, ils étaient intégrés au Task Group 58.3 de Reeves, sur le porte-avions Enterprise. L’Indianapolis de l’Amiral Spruance faisait partie de ce groupe. Les Marauders avaient pour mission principale la protection des navires américains contre les attaques kamikazes. 

-          Y a personne, fit la voix de Woods. On croirait que la guerre est déjà finie.

-          On rentre Lieutenant ?, proposa Cox.

-          Pas encore. Je sens que ça va bouger…

Ses hommes vouaient à Deray un véritable culte. C’était non seulement un pilote exceptionnel et un chef charismatique, mais il avait également un don : on aurait dit qu’il reniflait l’ennemi. Il savait conduire les Marauders juste là où il fallait être pour être certain de tomber sur une patrouille japonaise ou un convoi de ravitailleurs. Trouver l’avion de Yamamoto avait déjà été son plus beau coup, une sorte de miracle…

-          Bandits à onze heures !, s’écria « Duck ».

-          Je vous l’avais dit, commenta Deray. On y va !

-          T’es sûr ?, demanda Sanchez. On dirait que c’est la foule là-bas !

Tout en pesant sur le manche, Deray observa les points noirs, à une dizaine de kilomètres, se détachant sur un pan de ciel pur. A cette distance, ils semblaient ne pas bouger, mais en fait ils seraient là dans une minute ou deux. Deray, espérant que son groupe n’avait pas été encore repéré par les Japonais, donna l’ordre de grimper en paliers pour passer sur la couverture de nuages, se mettre à bas régime en parallèle avec les appareils ennemis, et les surprendre avec le soleil dans le dos.   

- « C’est bien ça !, pensa-t-il, C’est l’escadrille Kemmu…  « Paradis n°1 » commence ! »

Deray n’avait pas positionné les Marauders ici pour rien : il attendait le déclenchement de l’opération « Paradis n°1 » par la 5e Flotte aérienne d’Ugaki. La mission kamikaze la plus importante de toute la guerre du Pacifique. A l’aube, des appareils japonais avaient survolé Okinawa pour défier et attirer les patrouilleurs américains, d’autres avions se chargeant de larguer des leurres anti-radar, de simples bandes d’aluminium. Les Marauders avaient décollé à ce moment du pont de l’Enterprise, mais Deray avait emmené ses cinq équipiers plus à l’ouest. Le Lieutenant espérait tomber sur la première vague d’avions suicide, les « Dieux du Tonnerre » de l’escadrille Kemmu, et il avait encore une fois réussi ; sans grand mérite, il savait que les 78 appareils, Zéros, Kawasaki Ki 61 et Betty seraient là… Comme il savait que peu après midi, 210 autres viendraient transpercer la couverture aérienne épuisée de Spruance pour s’abattre sur la TF 58.

La formation japonaise défilait à présent en ordre impeccable, sous les Marauders… James Deray fit basculer le Corsair sur la gauche et plongea, suivi par les autres. Bernie Johnson poussa un hurlement de Sioux.

 

        Ï

 

Après une nuit passée sur la plage, bercé par le bruit de la brise dans les palmes et des vagues sur le sable, Morane s’était réveillé à l’aube, vaguement courbaturé.

-          Tu te fais vieux, mon Bob, faudrait songer à prendre une retraite bien méritée…

Le soleil lorgnait à peine au-dessus de l’horizon rose pâle. Il n’y avait plus un souffle de vent et les cocotiers immobiles ressemblaient à des sentinelles endormies à leur poste.

En guise de petit-déjeuner, le Français fendit une noix de coco dont il but le lait et grignota la pulpe, puis il entreprit de faire disparaître toute trace de son passage, soucieux de laisser ce coin de paradis aussi vierge qu’il l’avait trouvé. Il remit ses affaires dans le canot, ne conservant que son coutelas et sa winchester, et réfléchit un instant, les pieds dans l’eau fraîche. Il était partagé entre le désir de retrouver le grand large, auquel il s’était déjà habitué, et l’attirance pour cette île perdue…

-          Sacré drogue, la solitude… Je suis sur un morceau de terre isolé dans l’océan mais c’est comme si la compagnie des mouettes et des crabes me pesait !

Il songea à ces premiers chrétiens d’Egypte, ermites absolus se réfugiant dans des cellules au fin fond du désert.

Finalement, l’appel de l’île fut le plus fort. Quel homme, et Morane moins que tout autre, pouvait résister à la tentation de plonger dans l’inconnu d’une terre peut-être jamais foulée ? L’île est le réceptacle de tous les rêves d’enfance, le symbole du mystère, de l’aventure, de la liberté, elle est à jamais associée à des récits de pirates et de trésor que gardent les restes des marins enfouis avec les grands coffres bourrés de pistoles !

Carabine en bandoulière, Bob se dirigea nonchalamment vers la frange des arbres au tronc grisâtre, en murmurant :

-          Pieces of eight, pieces of eight !…

Une fois franchie la barrière des cocotiers, il se retrouva à nouveau dans la même ambiance étrange que la veille, la chaleur et les insectes en moins, car il était encore très tôt. Dans un jour d’aquarium, il se dirigea vers le centre de l’île, tranchant les plus fines lianes et branches, contournant les autres. Il avait prit soin de remettre ses chaussures de marche, l’endroit pouvant abriter serpents venimeux et autres sympathiques scolopendres. Son but était bien entendu d’atteindre si possible le sommet de l’ancien volcan : tant qu’à explorer, autant aller là où c’était le plus loin, le plus difficile, le plus profond, le plus dangereux… ou le plus haut.

Néanmoins, après une demi-heure de marche, la jungle commença à se faire plus dense et, la moiteur venant, des myriades de moustiques s’abattirent sur Morane, qui se mit à s’administrer des claques rageuses en pestant.

-          Saletés ! C’est bien la preuve qu’il y a des rêves qui doivent rester des rêves !

Il décida d’obliquer vers la gauche pour rejoindre la plage à peu près à l’opposé de la crique où il avait amarré le « Shark ». De là, il gagnerait la base du volcan en longeant le rivage le plus souvent possible ; car bien sûr il n’était pas question pour lui de renoncer à sa petite ascension.

Au bout d’une autre demi-heure de progression dans une nuée d’insectes, il entrevit avec plaisir une éclaircie droit devant, et accéléra le pas. Le bruit du ressac lui parvint bientôt. Se faufilant entre deux arbres aux grosses fleurs orange en forme de trompette, il prit pied en plein soleil, sur un large espace sablonneux mais encore envahi de broussailles. A une vingtaine de mètres il y avait une ligne étroite de cocotiers, et au-delà encore, la mer miroitait. Bob s’arrêta net, à la fois surpris et ravi en voyant l’avion…

Il l’identifia tout de suite, malgré son état. La mousson, les vents porteurs de sel marin, l’assaut en règle de la végétation luxuriante, l’avaient changé en une épave dévoilant par endroit ses membrures à travers la tôle rouillée. La forme des ailes, les grandes pâles d’hélice, la verrière restée en position ouverte, tout était familier pour le Français.

-          Corsair… Le voilà mon trésor.

Il s’approcha, un sourire au coin des lèvres. Il y avait quelque chose d’émouvant, de religieux presque dans la découverte de ce vestige d’une autre époque. Car entre l’âge évident de l’appareil et l’endroit où il se trouvait, le doute n’était guère possible : il s’agissait là d’un de ces chasseurs américains ayant participé à la guerre du Pacifique, peut-être à la bataille d’Okinawa.

Bob avançait toujours, enjambant les arbustes, parlant à l’avion comme à un cheval sauvage.

-          Depuis combien de temps tu es là, mon tout beau ? Peut-être que je suis le premier humain à t’approcher depuis ton atterrissage ? Et celui qui te pilotait, qui sait ce qu’il est devenu depuis tout ce temps ?

Morane fit halte à nouveau, à trois mètres à peine de la carlingue trouée où subsistait la trace d’une cocarde étoilée. Baissant la tête, il grimaça et fit, en écho à sa dernière phrase :

-          Il est devenu… rien du tout, le pauvre gars.

A ses pieds, presque sous la grande aile au bout arrondi, il y avait un squelette, encore recouvert des lambeaux d’un blouson de cuir.

 

        Ï

 

Bob se releva, après avoir rapidement inspecté les restes humains. Rien ne permettait d’identifier le pilote du Corsair. S’il avait été en possession de documents quelconques au moment de sa mort, ceux-ci avaient pourri depuis longtemps ; on était très loin ici des possibilités de conservation du Sahara ou de n’importe quel autre désert aride. Le Français essaya de reconstituer le drame qui s’était déroulé jadis sur l’île.

-          Il a atterri normalement, il ne s’est pas crashé ;  le train est sorti, il n’y a pas de signe de choc, l’hélice est intacte. Ensuite, il est descendu… il a dû être blessé, mortellement, peut-être en combat, avant de se poser. Il est mort très vite, puisqu’il n’a pas enlevé son blouson de vol, malgré la chaleur ambiante ici, quelle que soit la saison.

Il soupira.

-          Enfin, tout ça, c’est des suppositions ; qui saura jamais ?

Il s’approcha du Corsair et en fit le tour, l’examinant sous toutes ses coutures.

-          C’est sûr, il aura du mal à trouver une place dans un musée de l’air !

Il remarqua bientôt, sur les ailes et le fuselage, des trous bien ronds, impeccablement alignés. Cela confirmait l’hypothèse d’un combat aérien ayant mal tourné ; du moins pour l’Américain.

-          Au fond, c’est pas ce qu’il y a de pire comme mort. Mieux vaudrait peut-être le laisser là, pour toujours à côté de son zinc…

Depuis une minute, l’envie de grimper dans ce chasseur de légende, même en si piteux état, le démangeait. Posant les mains sur une emplanture d’aile, il pesa de tout son poids. Il y eut bien quelques craquements, mais l’avion ne partit pas en poussière de rouille. Bob se mit à rire doucement, en constatant qu’il venait de jeter un regard autour de lui, comme un gosse qui s’apprête à faire une bêtise.

Il éprouva la solidité du rebord de carlingue où coulissait la verrière, posa un pied sur la base de l’aile, et d’un effort se retrouva dessus. Le cockpit était encore bien conservé : on reconnaissait sans peine les instruments de vol bien que tous les cadrans aient disparu ; le manche était rouillé mais entier ; le fauteuil avait perdu son rembourrage et était réduit à deux plaques d’acier et leurs montants. Morane se glissa dans l’habitacle et prit place, saisit immédiatement d’un coup de nostalgie. Cela faisait tellement longtemps qu’il n’avait pas volé à bord d’un chasseur ! Il y avait sans doute peu d’hommes moins bellicistes que le Français, mais il devait s’avouer que quelque chose se passait à cet instant dans son esprit. Une excitation indéfinissable, faites de souvenirs : le grondement d’un moteur, l’odeur de l’huile chaude, les basculements brusques au moment d’engager le combat, l’accélération étourdissante des piqués…

Il secoua la tête.

-          Pour un peu, je vais me mettre à faire « vroum… tacatacatacatac ! ».

Il fronça soudain les sourcils, penchant légèrement la tête sur le côté à la recherche de l’origine d’un son qui le titillait depuis qu’il était assis dans le fauteuil du pilote. C’était une sorte de grésillement que jusqu’alors Bob avait mélangé inconsciemment au bruit lointain des vagues sur la plage ; mais la régularité de ce grésillement l’avait finalement nettement distingué de la rumeur de l’océan.

Il chercha au fond du cockpit, a droite du siège, à gauche… Il se pencha en avant, se plia en deux, mit la tête entre les jambes et regarda sous la carcasse de métal. Dans l’ombre, une minuscule luciole rouge brillait ; d’ailleurs, il pensa d’abord à un insecte, avant d’envoyer sa main, qui se referma sur un objet rond de la taille d’une grosse pièce de monnaie mais plus  épais, froid, métallique, muni de ce qui semblait être un bracelet, également en fer. Il ramena sa trouvaille et se laissa aller contre le dossier du fauteuil.

C’était une montre, cassée. Le verre avait disparu, ainsi que l’aiguille des heures et la trotteuse. Le boîtier d’acier poli, terni par le temps, était cabossé, et il manquait toute une partie du bracelet. La petite lumière rouge provenait d’une diode disposée sur le cadran. Une autre diode s’y trouvait, éteinte celle-là.

Bob se passa la main dans les cheveux.

-          Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Cette loupiote ne fonctionne tout de même pas depuis la dernière guerre ?!

Il retourna la montre, pour y trouver gravées les initiales J.D. Toujours intrigué par les deux diodes, il remarqua une chose étrange : la montre comportait deux remontoirs, de part et d’autre du cadran. Il appuya machinalement sur celui situé du même côté que la diode éteinte, et eut l’impression que le paysage autour de lui explosait en milliards de soleils aveuglants.

 

        Ï

 

Les six Corsair plongèrent du sommet des nuages vers la formation japonaise. Tous les appareils nippons étaient couleur aluminium brut, mis à part les escorteurs en vert sombre, bords d’attaque jaune. Ce n’était pas précisément le camouflage idéal pour une attaque en mer ; visiblement, l’ennemi était bousculé.

-          Foutez-moi tout çà en l’air !, ordonna Deray.

Ce qui compte tenu du rapport de force de un contre treize manquait d’un brin de réalisme. Cela dit, la quarantaine de Zero et la vingtaine de bombardiers Betty essaieraient surtout de s’échapper pour continuer leur route vers la flotte de Spruance. Il fallait en priorité descendre les Ki 61 « Tony » d’escorte, ce qui ne serait déjà pas une mince affaire : on avait coutume de dire que le Ki 61 était un moteur avec un avion autour ! Puissant et malgré tout maniable, il était l’escorteur idéal et les pilotes américains s’en méfiaient.

Les Marauders se séparèrent, chacun choisissant sa cible parmi les chasseurs fermant la formation des « Dieux du Tonnerre ». Deray ajusta dans son viseur le tout dernier Kawasaki et pressa le bouton de déclenchement des six mitrailleuses. Les traçantes dessinèrent une toile mortelle autour de l’avion japonais, qui glissa sur la gauche, un panache de fumée noire s’échappant de son moteur. Sur sa lancée, Deray bascula, les ailes à la verticale, passant entre deux Zero, puis virevolta pour en éviter un troisième. Il était au cœur de la formation ennemie. Un bimoteur Betty grossit rapidement devant lui ; l’Américain lui envoya une nouvelle giclée de balles, apparemment sans effet. Un saut par-dessus le japonais, et Deray se retrouva face à un ciel vide. Il y eut quelques chocs dans la carlingue, et la silhouette de requin d’un Tony passa en trombe à dix mètres sur sa gauche, lui présentant son ventre gris.

-          « Crétin ! , pensa-t-il en anticipant la trajectoire du Kawasaki »

Il tira sans viser. L’aile gauche du Ki 61 explosa et l’appareil tomba rapidement en une trajectoire de forte courbe, comme une pierre lancée sans force. Dans son casque, Deray entendait les exclamations de ses hommes :

-          Cox, derrière !

-          Prends çà !

-          Je l’ai eu !

-          Duck, débarrasse-moi de ce fils de… !

-          Waaaou, j’ai failli me le prendre dans la tronche, lui !

-          Viens par là, Dieu du Tonnerre !

Deray effectua un tonneau et repiqua vers la formation japonaise. Un instant, il eut une vision d’ensemble du théâtre des opérations. Les Zeros et les Betty ne déviaient pas de leur route, entêtés, tendus vers un seul objectif. Les Tony s’étaient dispersés et s’accrochaient aux Corsair comme des chiens sur des loups. Deux bombardiers et trois chasseurs nippons descendaient vers la mer, suivis de traînées sombres. Deray mit en flammes le moteur gauche d’un Betty, qui sembla ne pas s’en ressentir, bondit à nouveau par-dessus la masse d’avions aux cocardes rouges, fit voler en éclats la verrière d’un Zero ; il vit nettement le pilote tomber sur le manche, et le Mitsubishi A6M plongea à la verticale. L’avion de Woods frôla Deray, et le vétéran lui cria :

-          Laisse m’en un ou deux, Lieutenant !

Le Corsair explosa soudain, et Deray se protégea machinalement les yeux, tandis que des débris incandescents pleuvaient sur son appareil. Il tira sur le manche à travers le nuage de fumée car il n’avait plus aucune visibilité et risquait de percuter un « jap ». Il entendit Bernie Johnson hurler :

-          Woods !!!, Salauds !

Puis Sanchez calmement:

-          Je suis touché. Fuite d’huile. Une balle dans la jambe et une autre dans l’épaule. Pourrai pas rentrer.

Deray accrocha un Kawasaki, le mitrailla, tout en répondant :

-          Essaye quand même.

-          Pas envie de finir dans un requin…

Peu à peu, les escorteurs japonais avaient réussi à obliger les Marauders à engager un « dogfight » à haute altitude, laissant s’éloigner les kamikazes. Deray, un instant lâché par les deux Tony qui lui collaient aux basques depuis quelques secondes, jeta un coup d’œil circulaire et constata que la distance entre les Américains et les « Dieux du Tonnerre » se creusait. Un Ki 61 fonçait sur lui, droit devant, ses mitrailleuses d’ailes et de nez crachant le feu. La verrière de Deray s’étoila ; sans doute un morceau de capot, car une balle l’aurait fait   éclater. L’Américain effectua une impeccable manœuvre en « S » que le Japonais ne comprit carrément pas, et se retrouva avec le flanc du Tony dans son viseur. Labouré par les projectiles, le Ki 61 tomba en vrille, sans que Deray sache s’il l’avait mortellement blessé ou si le pilote nippon s’était affolé ; ce dernier réussit à sauter. Un autre Kawasaki croisa sa trajectoire, poursuivit par un Corsair portant en arrière de l’échappement le dessin d’un aigle royal affublé d’un sombrero et arborant un sourire de crooner. Sanchez semblait avoir élu le Japonais « ennemi personnel » et anticipait chacune de ses manœuvres, le criblant de balles. Le moteur du Tony commença à fumer.

-          « Qu’est-ce que tu fous, Sancho ?!  Je t’ai dis de dégager ! »

Deray s’abstint de traduire ses pensées en paroles ; on ne distrait pas un pilote en plein combat. Il se glissa dans le sillage des deux appareils, prêt à achever le Japonais si Sanchez décrochait. Soudain, le Kawasaki glissa sur la droite, se cabra et monta brusquement, de toute la puissance de son moteur, duquel de longues flammes jaillirent. Cette fois, surpris, Sanchez fila tout droit et se retrouva devant et dessous le Japonais ; celui-ci se rétabli et plongea sur le Corsair, le percutant volontairement. Etrangement, les deux avions n’explosèrent pas mais tombèrent vers la mer presque lentement, étroitement imbriqués… Deray serra les dents ; il n’avait rien pu faire.

Il restait moins de dix Tony. L’escadrille kamikaze s’éloignait. Cox, Bernie et « Duck » virevoltaient chacun dans une portion de ciel pâle, tissant des figures acrobatiques, autour de leurs adversaires. Les traçantes mélangées aux traînées de vapeur et à la fumée de quelques moteurs agonisants dessinaient un tableau barbare.

-          Cox ! « Duck » ! Rattrapez les Zero et les Betty, on est en train de se faire balader ! Bernie et moi, on vous couvre !

Il fonça à nouveau dans la mêlée, ouvrit le feu sur un Ki 61 qui s’en prenait à Antonelli, et vit avec un frisson le nez de l’avion japonais se détacher, emportant avec lui une partie du cockpit. Le pilote tomba dans le vide en battant des bras. Duck en profita pour piquer et s’éloigner à la poursuite des kamikazes, suivi par Cox.

Rapidement, Deray compta les ennemis restants.

-          « Six… trois contre un… »

Puis, à Johnson :

-          Gaffe à dix heures, gamin !… Bien joué !… Suis-moi, on va les faire courir un peu !

Le jeune pilote du Kansas dans son sillage, il fila vers l’ouest, ajustant sa vitesse pour laisser une chance aux Japonais de les suivre. Les six Kawasaki se regroupèrent et engagèrent la chasse. Les Nippons devaient considérer que Cox et Duck n’auraient que peu d’influence sur la suite de l’opération kamikaze, ce qui d’ailleurs était vrai : Cox allait être abattu peu après par l’un des Zero, et Antonelli, heurté par un Betty, allait quant à lui réussir à s’éjecter ; on ne le retrouva jamais…

Cap sur un groupe de petites îles volcaniques de l’archipel des Ryukyu, Deray et Johnson se séparèrent, attirant chacun trois Tony à leur suite. Deray perdit rapidement Bernie de vue, et se décida à agir. Virant sec sur la gauche, il se jeta sur ses poursuivants surpris par la brusquerie de la manœuvre. Trois minutes plus tard, deux Ki 61 tombaient en flammes. Comme l’Américain se rétablissait après un looping, une grêle de balles toucha le Corsair : le dernier Tony en lice arrivait sur lui par le travers. Deray entendit le choc métallique des projectiles traversant sa carlingue à hauteur du cockpit en même temps qu’il ressentait une série de douleurs fulgurantes au flanc droit, à la cuisse droite et au poignet gauche. Il fit partir son avion dans une plongée vertigineuse vers la mer turquoise, grimaçant et gémissant. Il faillit s’évanouir et comprit qu’il était salement touché. Sous son blouson, le sang commençait à détremper sa chemise… Il regarda son poignet gauche, ensanglanté et apparemment brisé, mais c’était surtout l’état de sa montre qui l’inquiétait, ce qui était pour le moins incongru vu les circonstances.

Tandis que le Corsair descendait toujours, en direction d’une île couverte de jungle et pourvue d’un haut cône volcanique, le visage de Deray se décomposa, plus seulement sous l’effet de l’engourdissement. Sur le cadran de la montre, une petite lumière rouge était allumée ; une autre, verte, clignotait, alors qu’elle aurait dû être fixe elle aussi. La balle qui avait traversé son bras avait aussi et surtout endommagé sa seule planche de salut…

A nouveau, le Kawasaki s’aligna derrière le Corsair, et plusieurs balles frappèrent le gouvernail. Deray bascula vers l’île et l’appareil aux cocardes rouges décrocha dans un large virage à droite. Groggy, la vision trouble, l’Américain avisa une bande de terrain sombre,  entre la jungle et une longue plage d’un blanc aveuglant... Dans un brouillard de douleur, il fit sortir le train d’atterrissage et les volets. L’appareil tangua, toucha le sol, rebondit deux fois, et s’immobilisa enfin. Du sang coulant de sa bouche sur son menton, Deray coupa le contact, ouvrit péniblement la verrière, puis défit en tremblant le bracelet de sa montre, qui roula sous le siège. Le Ki 61 passa en grondant au-dessus du Corsair et une rafale mal ajustée hacha un bouquet de cocotiers…

Deray se dressa, enjamba le bord du cockpit, sauta de l’aile et roula à terre en poussant un râle déchirant. Il rampa vers la jungle sur quelques mètres, tenta de se mettre à genoux, et roula sur le dos, vaincu. Il fallait pourtant qu’il s’éloigne de la montre ; c’était sa seule chance…

A nouveau, le Tony fit un passage en rase motte et mitrailla l’appareil américain. Une balle traversa le fauteuil et frappa la montre. La lumière verte clignotante s’éteignit, une étrange lueur bleutée illumina un instant tout l’habitacle, prenant vaguement la forme d’une silhouette humaine.

Le Ki 61 vira au raz des vagues et revint en rugissant.

 

        Ï

 

Alors que sa vision redevenait plus nette, le décor alentour conservant une sorte de scintillement, Bob sursauta violemment et, le cœur accélérant soudain, rentra instinctivement la tête dans les épaules. Dans un grondement assourdissant, une silhouette en forme de croix passa à quelques mètres au-dessus du cockpit dans lequel le Français était toujours assis. Il n’identifia pas l’avion, mais enregistra les ronds rouges sur le gris perle des dessous d’ailes. Il vit aussi nettement trois ou quatre trous ronds se former sur le capot du Corsair, et entendit le tintement des balles sur l’acier.

L’appareil japonais s’éloigna en longeant la plage et, prenant un peu d’altitude, entama un virage sur le flanc du volcan. Plissant les yeux car le soleil était déjà haut sur la mer, Morane étudia la manœuvre de l’avion qui à l’évidence venait de le mitrailler.

Poussant un juron, il se dressa dans l’habitacle, pas du tout étonné que ce dernier ait repris un aspect parfaitement opérationnel. Il avait déjà réalisé ce qui venait de se produire, mais il faut dire qu’il commençait à avoir l’habitude de ce genre de mésaventure. Ce qu’il avait également compris, c’est que l’assaillant revenait, et pas pour prendre des nouvelles de sa santé !

Il bondit d’abord sur l’aile du Corsair, d’un bleu marine rutilant, puis dans le sable, se jetant sur la winchester qu’il avait laissé appuyée contre la carlingue quelques minutes plus tôt ; ou des années plus tard…

Là-bas, le Kawasaki revenait, impeccablement parallèle à la rangée de cocotiers qui ourlait la plage. Le pilote Nippon fit descendre son appareil à cinq mètres du sol ; il devait calmement encadrer le Corsair dans son viseur…

Bob avait trois possibilités : essayer de descendre le chasseur, ce qui était loin d’être acquis ; courir vers la jungle, avec fort peu de chance d’y arriver vivant ; se dissimuler sous le Corsair, au risque que celui-ci explose à la première volée de balles. Il choisit cette solution, puisque manifestement il devait découvrir bien des années plus tard une épave qui n’avait jamais explosé… Il allait donc se jeter à plat ventre sous le fuselage, en pensant toutefois « A moins que le Corsair que j’ai trouvé en soit un autre, mais ce serait quand même pas de bol ! ». Soudain, surgissant au-dessus de la ligne des cocotiers, un avion en tout point identique à celui près duquel Bob se tenait se rua sur le Tony, qui n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres. Morane eut à peine le temps de remarquer, peint en lettre rouge sur le flanc du nouvel arrivant, un simple nom : « Bernie ».

L’Américain se jeta littéralement sur le Ki61 en tirant comme un forcené. Il comprit en un éclair qu’il ne parviendrait pas a stopper le Tony, et au lieu de l’éviter au dernier moment, infléchit sa course pour venir percuter le Japonais, lui arrachant son empennage. Le Kawasaki, déséquilibré, bondit vers le ciel, vira vers la jungle, et alla s’y écraser. Une explosion sourde, une boule de feu orangée, un panache de fumée grasse, et ce fut fini.

Bernie essaya de rétablir l’assiette du Corsair, qui avait perdu la moitié de son aile dans la collision, et fila vers la mer, basculant d’un côté sur l’autre. Il tenta un amerrissage en douceur, mais l’avion toucha les vagues violemment, se dressa sur le nez, et retomba à l’envers. Le jeune pilote du Kansas ne parvint pas à s’extraire du cockpit, et coula avec son appareil. Avant de se noyer par à peine six mètres de fond, il pensa au Lieutenant Deray, qu’il considérait comme son grand frère. Il était heureux de lui avoir sauvé la vie. Il n’avait pas eu le temps de remarquer que l’homme debout sur la plage n’était pas Deray, mais un autre voyageur temporel, bien involontaire celui-là…


        Ï

 

Bob prit une profonde inspiration et se passa la main droite en peigne dans les cheveux, avant de soliloquer :

-          On dirait que les vacances prennent une tournure inattendue. Je dois être maudit, c’est pas possible autrement.

Il regarda la mystérieuse montre, qu’il n’avait pas lâché. Toujours cette diode rouge fixe… Morane répéta :

-          Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Mais cette fois il avait dans la tête un début de réponse. Il ne fallait de toute façon pas être grand clerc pour comprendre qu’il avait par inadvertance manipulé ce qui s’avérait être un véhicule temporel d’un nouveau genre. Véhicule d’ailleurs semblait un mot impropre, puisqu’il était manifestement aussi inutile qu’impossible de grimper dans cet appareil pour l’utiliser.

-          Une sorte de temposcaphe portable… Voilà qui devrait intéresser Graigh.

Il fronça les sourcils et regarda sa winchester.

-          Pourquoi est-ce qu’elle a voyagé avec moi ?… Apparemment, ce bidule a un certain rayon d’action.

Ses yeux traînèrent sur le paysage, s’attardant un instant sur la colonne de fumée noire montant de la jungle, là où le Ki 61 était tombé, puis sur la plage. Celle-ci avait changé, il n’y avait plus aucun arbre ni broussailles entre les cocotiers et la grève ; ou plutôt ils n’y étaient pas encore… Il fallait croire que cette île était particulièrement isolée, pour que le Corsair y soit resté si longtemps sans qu’on le découvre. Cette pensée s’enchaîna aussitôt sur une autre :

-          « Et le pilote ? »

Bob, après avoir examiné attentivement le ciel et la mer pour essayer d’y déceler une quelconque activité potentiellement dangereuse, fit le tour de l’avion par l’arrière et se dirigea vers l’endroit où il avait découvert le squelette. Un homme était allongé là, ensanglanté et gémissant doucement. Morane fit halte, partagé entre son désir de porter secours au blessé et la conscience que tout ce qu’il ferait serait vain : le pilote du Corsair allait mourir, c’était écrit dans le grand livre du Temps. Tout au plus le Français pourrait-il essayer d’adoucir ses derniers instants, lui éviter de finir seul sur cette île perdue comme un chien errant dans une ruelle.

Il s’accroupit donc auprès de l’aviateur, posa sa carabine dans le sable et détacha la gourde qui pendait à sa ceinture. Ce faisant, il jeta un coup d’œil distrait sur l’avion et s’immobilisa. Sur le flanc du capot, il y avait un dessin, une sorte de totem comme la plupart des pilotes américains de la deuxième guerre mondiale en faisait peindre sur leur appareil : un grand « Z » argenté en forme d’éclair suivi d’un « 3 ». Bob hocha la tête et reporta son attention sur le blessé. Ecartant délicatement le blouson de cuir, il constata que l’homme avait reçu dans le flanc une balle de fort calibre, qui n’était pas ressortie. Les dégâts à l’intérieur devaient êtres considérables, et le pilote avait déjà perdu beaucoup de sang. Même avec des soins rapides, il avait peu de chances de s’en sortir, alors ici…

-          Mais qu’est-ce qu’ils foutent, chez Graigh, maugréa le Français. Ils ont ce qu’il faut, ils savent déjà où il est et dans quel état !

A cet instant, l’aviateur ouvrit les yeux et le regarda fixement. Peu à peu, de surpris, son regard se teinta de quelque chose d’indéfinissable… une sorte d’admiration peut-être ? Il entrouvrit les lèvres, essaya de parler, mais Bob leva la main.

-          Restez calme, les secours vont arriver.

-          Quels secours ?, murmura Deray en français.

-          La Patrouille, peut-être, répondit Morane dans sa langue natale.

Ce disant, il ne s’avançait pas trop ; il avait peut-être tort dans ses déductions. Pourtant, il y avait la montre…

L’aviateur grimaça.

-          C’est Graigh qui vous a envoyé, Commandant Morane ?

Bob ne s’était donc pas trompé. Le pilote du Corsair était bien un agent de la Patrouille du Temps qui avait sans doute comme un clin d’œil fait peindre son matricule Z3 sur son appareil. Il avait reconnu Bob, qui en tant qu’agent extraordinaire de la Patrouille était un peu une célébrité au vingt sixième siècle, au même titre que Bill Ballantine et Sophia Paramount. C’est pourquoi il s’était adressé à lui en français, peut-être pour être certain d’être bien compris. Quant à savoir qu’elle était la mission de Z3 en pleine guerre du Pacifique…

-          Graigh n’y est pour rien. J’ai trouvé la montre, dans l’avion ; sur cette île, mais dans une trentaine d’années.

Le blessé s’agita, et sa main s’agrippa au bras de Morane.

-          La montre… où… est-elle ?

Bob la tira de sa poche et la tint devant les yeux de Z3. Celui-ci eut une réaction étrange : il s’en empara et d’un geste qui lui arracha un grand râle de douleur, essaya de la lancer au loin vers le Corsair. L’objet ne fit même pas un mètre et tomba dans le sable. Visiblement, le pilote rendait la montre responsable de ses malheurs.

L’effort qu’il venait de faire semblait avoir vidé Z3 de ses dernières parcelles d’énergie. Il s’immobilisa, paraissant vaincu.

-          Com…mandant. Il faut… le tempomètre… cassé… ne l’utilisez pas… perdu dans le temps… jetez le… éloignez-vous…

-          C’est promis, je ne l’utiliserai pas, Z3.

-          Deray… James De… ray.

-          C’est promis, James.

Le mourant s’accrocha aux épaules de Bob, et d’une traction surhumaine se redressa jusqu’à ce que son visage baigné de sueur soit à quelques centimètres de celui du Français.

-          Jetez la… montre… brouillard…brouillard…

Apparemment il n’y voyait déjà plus, car l’atmosphère était cristalline. Morane tenta une dernière fois de le réconforter, maladroitement :

-          C’est le brouillard qui vient de la mer, James, ça va rafraîchir un peu le…

Il se tut. Deray venait de se détendre, ses yeux devinrent fixe, contemplant un infini autrement plus terrible que celui du Temps. Bob le laissa doucement aller sur le sable, et regarda la mer, avec au creux de la poitrine un vide écœurant.

 

        Ï

 

-          Toujours rien Z39 ?

-          Rien Colonel. Les past-sounders ont buté depuis trente sept secondes sur le Big Bang et sont en train de revenir. Les future-sounders vont arriver dans treize minutes au Great Collapse.

-          Temps total de la recherche à l’arrivé au Collapse ?

-          Quarante-huit minutes Colonel.

Graigh, les mains dans le dos, fit quelques pas en direction de l’immense baie de verre blindé, donnant sur la grande mer de Marynda, qui virait au vert sombre avec la venue du soir. Au loin, les deux soleils qui éclairaient la planète Stardust se couchaient sagement, l’un derrière l’autre, le plus grand d’abord, comme un aîné montrant le bon exemple à son cadet. C’était parti pour une longue nuit de quarante heures, après une longue journée d’une durée équivalente. Si Stardust tournait sur elle-même à peu près à la même vitesse que la Terre, sa circonférence  était en effet d’environ cent vingt mille kilomètres.

Le Colonel, vêtu d’une simple tunique blanche de lin quelque peu déplacée dans l’environnement « high-tech » de la base Chronotopia, observa les quelques bateaux rentrant doucement au port. Les voiles solaires faseyaient et renvoyaient des éclairs de lumière brefs. On aurait dit des diamants charriés par les flots. A bien des égards, Stardust était un paradis, mais les amplitudes de température entre la nuit et le jour provoquaient entre autres de gigantesques tempêtes en mer, surtout à l’équateur. Marynda y étant située, la navigation y était interdite la nuit.

Graigh était soucieux. Trente cinq minutes s’étaient déjà écoulées depuis que le voyant de contrôle du sondeur chargé de suivre Morane s’était mis à clignoter, ce qui signifiait que le Français venait de faire un saut dans le temps. Immédiatement, le sondeur et cinq de ses congénères s’étaient mis à sa recherche.

Comme tous les EXA, les Extraordinary Agents de la Patrouille du Temps, Bob était surveillé en permanence, en grande partie à cause de la fâcheuse propension qu’avait son vieil ennemi l’Ombre Jaune à l’envoyer d’un bout à l’autre de l’espace-temps sans crier gare. Les sondeurs, sorte d’ordinateurs surpuissants, étaient capables de capter à travers des ères les infimes ondes radio émises par un cerveau humain, ondes ayant une fréquence propre à chaque individu. Tout déplacement d’un agent dans le temps était immédiatement détecté.

Le système de recherche des sondeurs était plus ou moins calqué sur la méthode employée pour les sauvetages, en mer comme ailleurs : démarrer de la dernière situation connue du disparu et élargir peu à peu les cercles. Les sondeurs s’étaient lancés sur la piste, remontant et descendant le Temps par groupe de trois, avec un décalage de dix ans pour augmenter la vitesse de localisation.

Mais voilà, rien… Les past-sounders, chargés d’examiner le passé, venait de parvenir à la création de l’univers sans rien trouver ; les future-sounders, eux, allaient arriver à la fin des temps, le Great Collapse, le Grand Effondrement, à environ dix neuf milliards d’années du présent de Graigh, et eux aussi étaient pour l’instant muets. De toute façon, ils étaient depuis bien longtemps en train d’explorer une période à laquelle la vie avait définitivement disparu dans tout l’univers, mis à part dans un coin reculé où quelques cellules se débattraient encore pour rien pendant quelques millions d’années. Si Morane avait été « envoyé » à cette époque, il serait techniquement impossible de le cueillir au moment même où il y apparaissait, et il ne pourrait y survivre une seule seconde…

En dehors de l’amitié qui le liait à Morane et de l’aspect sentimental des choses, Graigh n’aimait pas du tout ce qui se passait. Depuis l’installation de la Patrouille du Temps dans la base de Chronotopia, sur Stardust, neuf ans plus tôt, c’était la deuxième fois que les sondeurs étaient mis en échec sans explication.

Le Colonel fit volte face et s’adressa une nouvelle fois au contrôleur Z39.

-          Ming n’a toujours pas bougé ?

-          Toujours pas. En temps fixe par rapport à EXA1, il est toujours au Tibet, depuis six mois et pour encore huit mois environ. Son Life Flow ne change pas. 

Graigh fit à voix haute, comme pour lui-même.

-          Et celui de Morane est inchangé…

-          C’est plutôt rassurant.

Le Colonel haussa les épaules.

-          Vous savez bien que cela ne signifie rien.

Il était en fait erroné de dire que les sondeurs n’avaient rien trouvé en explorant le passé et le futur de Morane ; ils y avaient « vu » le déroulement de son existence, de la naissance à la mort, son Life-Flow, le flux de sa vie. En ce moment, Bob était extrait de cette vie, sur un autre plan du temps. Logiquement, si ce voyage temporel devait causer sa mort, son futur aurait du disparaître des écrans de la patrouille ; ce qui n’était pas le cas. Normalement, cela signifiait que Morane réintègrerait sa vie et en reprendrait le cours. Mais il y avait eu des cas où des agents morts en mission étaient restés enregistrés dans les sondeurs, comme si rien ne s’était passé : les appareils détectaient leur futur alors que celui-ci n’avait jamais existé ; comme si une vie était écrite dans ses moindres détails et laissait une trace indélébile même si cette vie ne se réalisait pas…

C’était la même chose pour l’Ombre Jaune : a priori, aucun changement suspect dans son Life Flow, de son apparition sur terre voilà bien longtemps a sa destruction par la Patrouille elle-même dans plusieurs siècles. Toutes ses tentatives pour s’en prendre à Morane, pour déformer la trame du temps, pour éradiquer même la Patrouille, comme neuf ans plus tôt, étaient là, lisibles sur l’écran. Rien n’avait changé depuis la disparition de Bob ; celle-ci ne semblait donc pas du fait du Mongol.

Une à une, des points argentés s’allumaient dans le ciel de Stardust. Il n’y avait pas de lune, mais cette galaxie comptait seize fois plus d’étoiles que la voie lactée, et les nuits étaient une féerie.

Graigh, pour une fois, ne se sentit pas saisi d’un élan de romantisme.

 

        Ï

 

 

Tournant et retournant entre ses doigts la « montre » en prenant bien garde de ne pas effleurer l’un des remontoirs, Bob regardait sans les voir les vagues qui venaient s’étaler en chuintant sur la plage. Il était assis, adossé à un cocotier, un mètre en arrière de la lisière de la jungle ; autant pour se mettre à l’ombre que pour se dissimuler. Il attendait… Et il commençait à en avoir assez d’attendre.

Car cela faisait à peu près deux heures qu’il était coincé ici, et la Patrouille ne se manifestait toujours pas. Il avait souvenir de situations dans lesquelles les hommes de Graigh avaient mis moins de temps pour le localiser, alors qu’il se trouvait bien plus loin dans le passé ; par exemple alors qu’il était bloqué dans un acacia comme vulgaire néandertalien, en plein âge de pierre, un smilodon attendant sagement en bas que son repas veuille bien tomber ; ou lorsque Ming l’avait généreusement invité à passer un week-end à chasser la libellule géante au Carbonifère.

Ce retard inexplicable, ajouté à la présence de Z3 aux commandes d’un Corsair pendant le deuxième conflit mondial et en possession d’un « véhicule » temporel à priori révolutionnaire offrait à Morane un excellent sujet de préoccupation. Deray avait-il pour mission d’expérimenter ce nouveau type d’appareil à voyager dans le temps ? Mais pourquoi choisir de le faire en pleine guerre, au risque de s’y faire tuer, comme c’était arrivé ? De plus, il était évident que Z3 était là depuis un bon moment : l’avion était le sien, comme en témoignait l’indicatif peint sur la carlingue, il portait l’uniforme des pilotes de l’aéronavale, et il faisait vraisemblablement partie d’une escadrille ; l’intervention providentielle du second Corsair semblait le prouver.

On ne s’engage pas dans une armée, particulièrement pour y piloter un chasseur, du jour au lendemain en débarquant du futur. Il avait fallu des faux papiers, inventer un passé plausible et vérifiable, faire ses classes, apprendre ; tout cela avait forcément demandé des mois, des années peut-être… Uniquement pour un test qui aurait pu être cent fois plus sécurisé en choisissant n’importe quelle autre période de l’histoire ?

Quant à la « montre »… Pourquoi Bob l’avait-il retrouvée au fond de l’habitacle du Corsair et Deray à l’extérieur, alors que c’était le seul moyen pour lui de retourner au vingt-sixième siècle et sans doute de survivre à ses blessures ?

-          Le bracelet est cassé et Z3 a été touché aussi au poignet… La montre est tombée. Mais il savait qu’elle était déréglée et qu’il ne fallait pas l’utiliser, au risque de se retrouver « perdu dans le temps », comme il l’a dit.

Mais pourquoi Deray avait-il insisté pour que Bob se débarrasse de l’objet, comme s’il représentait un danger ? Morane regarda le tempomètre, comme l’avait appelé Z3, avec un peu plus de méfiance encore, et machinalement le jeta doucement dans le sable à quelques pas de là. Etait-il piégé, programmé pour exploser en cas de panne ? La Patrouille cultivait soigneusement le secret, et la découverte par un profane de cet engin visiblement capricieux pouvait avoir des conséquences incalculables.

Bob sourit et secoua la tête. La montre qu’il avait découvert dans l’épave était certes endommagée mais n’avait pas explosé : le risque n’était donc pas là.

Il sursauta, fronça les sourcils, regarda en direction du Corsair… Se levant d’un bond et après avoir vérifié que le ciel était toujours vide, il se dirigea à grands pas vers l’avion, jetant au passage un coup d’œil sur le cadavre de James Deray. Il remonta dans le cockpit, fouilla sous le siège ; la montre était là… Il la ramena à la lumière. La diode rouge était allumée, le verre cassé, le bracelet intact. Ce qui par parenthèse compliquait encore les choses, car cela pouvait signifier que le pilote l’avait volontairement abandonnée dans l’avion. 

Lentement, il revint à sa place, sous les cocotiers, et récupéra l’autre montre. Il avait dans chaque main le même objet, l’un plus vieux d’une trentaine d’années que l’autre. Le même objet…

-          Après tout, c’est logique. Il y a bien un autre Bob Morane en ce moment même dans la RAF…

C’était le genre de paradoxe sur lequel il valait mieux ne pas s’attarder, car il amenait invariablement des hypothèses du style : « Et si je me rends en Angleterre et que j’assassine ce Morane là, est-ce que je vais aussitôt disparaître ? Donc, je n’aurai pas pu découvrir ce tempomètre, et me rendre en Angleterre pour assassiner ce Morane là… Donc, j’ai bien pu découvrir le tempomètre, etc, etc… »

Bien sûr, Bob connaissait, pour en avoir longuement discuté avec Graigh, l’élasticité du Temps, qui fait que les modifications du passé ont en fait peu d’influence sur le futur ; à condition que ces modifications ne soient pas trop importantes.

Il fut un instant tenté de suivre les exhortations de Z3 et de balancer à la mer les deux tempomètres. Pourtant, il ne put s’y décider ; et si malgré tout il s’avérait que l’un des deux fonctionnait encore et était destiné à devenir sa seule porte de retour vers son époque ?

Après tout, il n’avait pas été projeté dans cette aventure par l’opération du Saint Esprit. C’était bien le tempomètre qui l’avait ramené en arrière ; preuve qu’il n’était pas complètement en panne. Il devait néanmoins avoir été déréglé pendant l’ultime combat aérien de James Deray, car il n’y avait aucune raison pour que Bob se soit retrouvé juste ici, à ce moment. Il était logique de penser que l’appareil était en quelque sorte resté bloqué sur cette époque, et qu’il y conduirait systématiquement quiconque le manipulerait, comme Morane l’avait fait. Cette supposition était tentante, car elle en induisait une autre : une nouvelle utilisation du tempomètre ramènerait-elle le Français à son point de départ ?… Tentant peut-être, mais dangereux, et pour l’instant Morane n’était pas prêt à prendre ce risque.

Il consulta sa montre (qui au moins, elle, se contentait de donner l’heure !) ; deux heures quinze d’attente et toujours pas de Patrouille…

Il se leva, se dirigea à nouveau vers le Corsair, et remit le « deuxième » tempomètre où il l’avait trouvé.

-          C’est comme ça que je le sens, et si les gars de la Patrouille ont un avis différent, libre à eux d’organiser les choses autrement. S’ils arrivent un jour…

Il envisagea un instant d’ensevelir le corps de Z3, mais renonça. Cela aurait été une modification apparemment mineure mais absolument inutile de la trame du Temps. Il récupéra par contre un des lacets d’une botte de Deray, et se confectionna un pendentif avec le tempomètre au bracelet cassé. Sur un terrain accidenté, une poche était moins sure.

Car Bob avait l’intention de continuer son exploration de l’île, exploration commencée des décennies plus tard. D’une part, comme il a été dit, il en avait assez de poireauter sur cette plage ; d’autre part, s’il devait jouer à Robinson encore longtemps, involontairement cette fois, il valait mieux connaître le coin a fond.

Winchester à l’épaule, il s’éloigna, longeant la ligne ondulante des cocotiers, prêt à disparaître dans la jungle à la moindre alerte.

 

        Ï

 

Z39 hurla littéralement :

-          JE L’AI ! NON !!!

Graigh, qui contemplait les lumières de Chronotopia dans la vallée, tout en remuant dans son cerveau puissant des pensées faites d’équations et de probabilités, sursauta et fonça vers le pupitre du contrôleur.

-          Quoi, « non » ?

Z39 secoua la tête et écarta les bras.

-          Le voyant d’EXA1, s’est fixé un quart de seconde, puis s’est remis à clignoter ; et l’un des past-sounders a interrompu son balayage avant de repartir.

-          Une interférence ?

Le contrôleur fit la moue.

-          Il n’y en a plus depuis qu’on a triplé la capacité des filtres. Il y a neuf chances sur dix pour que ce signal bref provienne d’EXA1.

-          Suffisant pour le localiser ?

-          Non, pas tout à fait. mais on a une fourchette d’espace-temps. Attendez…

Z39 se pencha en avant vers son écran invisible, semblable a une feuille de verre en suspension dans le vide.

-          Entre… le 12 novembre 1942 et… le 9 juin 1947.

Graigh eut un geste de dépit. Le contrôleur continuait :

-          Les points du cercle… Tokyo, Hanoi, Bornéo… Hawaï, plus ou moins.

Le Colonel se pinça la racine du nez.

-          C’est immense, aussi bien dans l’espace que dans le temps.

-          Et l’émission a pu être captée tout autant au centre du cercle qu’à sa périphérie, ajouta Z39.

-          Je sais, merci !, répondit Graigh d’une voix cassante.

Puis :

-          Mettez tous les sondeurs disponibles sur cette zone et dans la plage de temps.

-          Bien Colonel.

Graigh ne comprenait toujours pas ce qui se passait. Pourquoi Morane était-il reparu fugitivement avant de s’évanouir à nouveau des écrans ?

Normalement, dans une zone aussi réduite de l’espace-temps, avec plusieurs sondeurs sur le coup, il ne faudrait que quelques secondes pour retrouver Morane. Graigh compta mentalement… Il atteignit la minute, et rien de nouveau ne s’était produit ; EXA1 avait à nouveau disparu.

Cela dit, c’était quand même un  élément. A moins que Morane ne se balade en permanence dans le temps, ils l’avaient quand même localisé. Il était bien sûr impensable d’envoyer une mission de secours sur place : l’imprécision des coordonnées rendait cette tentative inutile.

-          « Il est probablement en pleine guerre du Pacifique, au mauvais moment et au mauvais endroit, comme toujours ! »

Un simple calcul de moyenne, qui dans le cas d’une localisation par sondeur pouvait s’appliquer, donnait comme résultats le nord de l’archipel des Philippines et l’année 1944 ou 1945.

-          « Truk, Leyte, Iwo-Jima, Okinawa, pensa encore Graigh… Ce damné Bob a encore bien choisi son coin de villégiature ! J’espère au moins qu’il aura l’occasion de piloter un Lightning ou un Corsair ! »

Il s’immobilisa soudain complètement, cessant même de respirer.

-          Deray !, murmura-t-il.

 

        Ï

 

Bob avait longé la plage sur deux kilomètres environ, ruminant des pensées moroses sur sa situation. Il faisait de plus en plus chaud et le Français était partagé entre le désir de se mettre à l’ombre dans la jungle et la certitude qu’il y ferait encore plus chaud, avec la moiteur et les insectes en prime.

 A un moment, une cinquantaine d’avions avaient survolé l’île, en formation, assez haut. Le Français n’avait pas pris la peine de se mettre à couvert et, la main en visière, avait observé les appareils frappés de l’étoile américaine.

-          B25 Mitchell… Ils vont vers le nord-est ; Okinawa sans doute.

La grève se rétrécit, jusqu’à n’avoir plus que cinq mètres de large, aux abords de la base du volcan, et buta contre un amoncellement de roche grisâtre, d’une dizaine de mètres de haut, visiblement une ancienne coulée de lave venue des siècles auparavant se jeter dans la mer et s’y solidifier.

Aspergé par les embruns, Bob s’engagea dans les vagues qui venaient se briser sur le promontoire en explosions d’écume ; il préférait en effet essayer de contourner l’obstacle plutôt que de tenter l’escalade. Sous ses pieds, le fond descendit très rapidement, et il se retrouva bientôt à barboter, de l’eau jusqu’à la taille, bousculé par des déferlantes qui le poussaient vers les rochers acérés. De plus, l’endroit semblait être un lieu de prédilection pour les frégates. On était en pleine période de nidification, et les grands oiseaux gris voyaient d’un très mauvais œil l’intrusion du Français sur leur territoire. Se retrouvant bientôt entouré de volatiles qui le frôlaient des ailes et du bec en poussant des piaillements aigres, Bob battit en retraite, d’autant plus qu’aussi loin que puisse porter son regard il ne voyait aucun moyen de reprendre sans risque pied sur la terre ferme. Il regagna donc la plage, et observa d’un air morne la petite falaise, avant de se décider à pénétrer dans la jungle. Au-dessus de lui, le volcan pelé se dressait, comme pour lui signifier qu’il n’était pas le bienvenu ; mais il arrivait à Morane d’être têtu…

Comme prévu, au bout de quelques mètres, la touffeur du sous-bois le prit à la gorge. Résolument, il s’engagea sur la déclivité, attaquant l’ascension du cône de lave, mais dut rapidement déchanter : malgré les lianes et les arbustes auxquels il pouvait s’agripper, le sol pulvérulent ne cessait de se dérober sous ses rangers, et il perdait sans arrêt le chemin parcouru.

-          Trop raide et trop glissant. J’y arriverai jamais comme çà.

Il décida de prendre une trajectoire plus oblique, quitte à mettre beaucoup plus de temps en effectuant l’escalade en spirale sur les pentes du géant endormi. Ses efforts furent enfin récompensés lorsqu’il parvint d’abord à une zone intermédiaire moins dense, puis à la limite entre la jungle et la partie supérieure du cône, dépourvue de toute végétation. Il prit un moment pour souffler, et machinalement chercha des yeux au-delà du moutonnement de la forêt dense la crique où il avait laissé amarré le « Shark », sachant très bien qu’il ne le trouverait pas puisque le voilier n’était pas encore construit.

Il sursauta. Pas de « Shark », là-bas, mais un peu plus au large, la forme effilée et noire d’un sous-marin au mouillage et, sur le sable aveuglant, des silhouettes humaines …

Bob se passa la main dans les cheveux et pesta :

-          De mieux en mieux ! Manque plus que les hommes du Smog et quelques Dacoïts et cette île sera parfaite !

D’où il se trouvait, à environ trois kilomètres de la crique, sur la pente du volcan et à demi dissimulé par les arbres, il y avait fort peu de risques d’être repéré. Plissant les yeux, il constata qu’un grand canot pneumatique avait été halé sur la plage, mais aussi que deux tentes kaki étaient dressées tout près de la frange des cocotiers. Les soldats japonais s’affairaient, ramenant du bois, creusant le sable, transportant des cantines. Ils devaient être une vingtaine.

-          Apparemment, ils ont l’air de se plaire ici ; c’est bizarre…

Si, comme il en avait presque la certitude, le tempomètre de James Deray l’avait conduit en pleine bataille d’Okinawa, ce sous-marin devait avoir une raison impérieuse de jeter l’ancre ici. Les parages grouillaient de navires et d’avions américains, et le bâtiment nippon ne tarderait pas à être repéré et attaqué.

-          Ils doivent avoir un problème technique qui les a forcé à aborder sur l’île, murmura-t-il encore.

Quoi qu’il en soit, il n’était plus question pour Morane de continuer l’exploration de son nouveau territoire. Il fallait se faire tout petit, et attendre que cette damné Patrouille du Temps daigne se manifester. Il fit donc demi-tour et commença à descendre vers les premiers arbres accrochés sur la pente rocailleuse. C’est alors qu’une détonation retentit, et Bob vit nettement l’éclair bref du coup de feu, dans les broussailles en contrebas. La balle miaula à ses oreilles comme il se baissait instinctivement. Son mouvement brusque lui fit perdre l’équilibre, et il glissa dans la pierraille, déclenchant une avalanche de cailloux qui l’entraîna sur la déclivité, sur le dos ; il tenta de freiner sa chute, plantant les talons dans le sol mouvant et essayant de saisir au passage les ronces et les racines qui passaient à sa portée. Il finit rapidement sa course au bout d’une dizaine de mètres, bloquant ses semelles contre le tronc d’un jeune palmier. Il faillit se relever d’un bond, mais resta assis, immobile ; sur sa droite, presque à portée de main, un homme le tenait en joue avec un fusil... C’était un soldat nippon au visage inexpressif. Il portait des lunettes rondes en acier et était vêtu de l’uniforme beige classique de l’armé de l’Empire du Soleil Levant : casquette, pantalon serré sous le genou, bandes molletières… une sorte de  tee-shirt blanc sale complétait sa tenue. Un peu plus bas, entre les lianes enchevêtrées, deux autres silhouettes apparurent, identiques. Bob leva les bras bien haut et lança, en japonais :

-          Je me rends ! Je me rends.

Tout en pensant :

-          « Suis pourtant pas passé sous une échelle depuis longtemps… »

 

        Ï

 

Graigh effleura de l’index l’écran invisible de son ordinateur personnel et en lieu et place des informations confidentielles, il n’y eut plus que la vue époustouflante sur la chaîne des montagnes lumineuses d’Hillarya, à travers la baie vitrée de l’appartement.

La cordillère d’Hillarya culminait à plus de cinq mille mètres et tombait pratiquement à pic dans la mer de Marynda. Couverte de neiges éternelles, elle avait la particularité d’émettre en permanence un halo de lumière aux couleurs de l’arc-en-ciel, très semblable a une aurore boréale. Ces émissions provenaient d’importants gisements à fleur de roche d’un minerai inconnu sur Terre et que l’on avait fort à propos nommé « hyllarium ». Ses propriétés semblaient s’arrêter là. Sa seule fonction était de produire ce spectacle fantasmagorique ; ce qui n’était déjà pas si mal.

Aucun des dix huit plus hauts sommets de la cordillère n’avait encore été vaincu de façon traditionnelle, et quatre des alpinistes les plus chevronnés de Chronotopia y avaient déjà laissé la vie. Graigh, en accord avec le Sénat Terrien avait quelques mois plus tôt décidé que plus aucun permis d’expédition sur Hillarya ne serait désormais accordé.

Il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et croisa ses longues mains racées derrière la nuque. Toujours aucun signe de vie de Morane… Dans la pénombre, Graigh fouilla dans sa poche poitrine et en ramena un paquet de cigarettes. Il en prit une et l’alluma à l’aide d’un vieux briquet a essence, cadeau de Bob ; cadeau théoriquement inutilisable depuis l’épuisement des réserves de la Terre en pétrole, mais le Colonel était bien placé pour s’approvisionner. A l’occasion d’une quelconque mission de routine au 20ème ou au 21ème siècle, il lui arrivait de passer commande d’une ou deux choses désormais introuvables ; dont l’essence. Quant aux cigarettes, elles dégageaient odeur et fumée seulement pour le « fumeur » lui-même, et ne contenaient pas de tabac, seulement un vague mélange opiacé aux vertus calmantes. Elles étaient d’ailleurs prescrites par la faculté.

Graigh commença à remettre en ordre dans son esprit les éléments du dossier qu’il venait de parcourir : le dossier de James Deray.

Deray, code Z3, était l’un des plus brillants ingénieurs de la Patrouille, qu’il avait intégré dès sa sortie de l’Institut de Physique Temporelle de Boston. Paradoxalement, ses deux thèses de fin d’étude, remarquées par toute la communauté scientifique mondiale, l’avaient empêché de réaliser son rêve de devenir pilote de temposcaphe.

La première de ces thèses s’intitulait « Miniaturisation des circuits de transfert » et l’autre « Problématique du halo temporel ». Elles défrichaient la voie vers un mode révolutionnaire de voyages dans le Temps, dans lequel non seulement le véhicule proprement dit serait remplacé par un vecteur miniaturisé, mais où il serait possible en outre de transporter vers le futur ou le passé tout ce qui se trouverait dans le rayon d’action de ce vecteur. L’avenir de James Deray était tout tracé et serait à coup sûr auréolé des plus grandes distinctions ; mais Deray voulait piloter…

Malheureusement pour lui, il avait échoué trois fois aux tests d’aptitude, au motif tout à fait réel qu’il perdait ses moyens à la moindre situation imprévue. Deray avait tendance à s’affoler face au danger. Il n’était pas lâche, il se laissait déborder par le stress.

Il avait apparemment fini par accepter la situation, et était donc devenu l’Ingénieur Z3, peu après le transfert de la Patrouille sur Stardust. Il s’était mis au labeur avec acharnement, développant les éléments de ses thèses pour essayer de parvenir à une application pratique. Liberté totale, budget illimité… Ses théories et sa capacité de travail avaient dès le début posé un problème à Graigh et au Conseil Supérieur : personne ne pouvait suivre Deray, tout simplement, il allait trop vite, trop loin, trop parfaitement… On avait donc décidé de le laisser poursuivre seul ses recherches.

On ne lui connaissait aucun ami, aucune relation amoureuse, aucun passe-temps, à part sa passion pour l’histoire militaire, et plus particulièrement pour l’aviation à hélices.

Pourquoi Graigh, lorsqu’il avait songé à Morane pilotant un Lightning ou un Corsair pendant la guerre du Pacifique, s’était-il souvenu de Deray et de toute cette documentation qu’il amassait sur l’aviation de cette époque ? Il y avait plus que l’évocation de deux avions mythiques. Deray, tout comme EXA1, avait disparu dans le Temps, et on ne l’avait jamais retrouvé…

C’était arrivé cinq ans plus tôt. Un matin, Graigh avait reçu un message sur son écran ; un message de Z3, laconique bien que très clair : « Je pars. Inutile d’essayer de me retrouver. Ma vie n’est pas ici. Désolé. Deray. »

Chacun des quelques trois mille membres de la Patrouille du Temps était bien sûr fiché dans la base de données des sondeurs, en particulier concernant la longueur d’onde radio de leur cerveau. Les recherches avaient été lancées immédiatement, mais n’avaient rien donné, comme pour Morane en ce moment même. On en était venu à la conclusion que Deray était mort au cours de son voyage, ou dès son arrivée.

Parallèlement, les huit cent temposcaphes de la patrouille avaient été passés au peigne fin. Il n’en manquait aucun, mais Deray pouvait en avoir emprunté un et l’avoir programmé pour qu’il retourne tout seul à la base. Les « mémoires de virements », sortes de boites noires gardant un enregistrement de chaque déplacement, avaient été analysées ; aucune des signatures physiologiques nécessaires au déverrouillage des commandes ne correspondait à celle de Z3.

Les équipages avaient été interrogés et soumis au détecteur de mensonges, pour le cas où Deray aurait bénéficié de complicités ; là encore, rien.

Pourtant, Z3 avait bel et bien fait un voyage dans le passé ou le futur... Les enquêteurs, sous l’autorité directe de Graigh, avaient utilisé un tout nouveau radar, désormais embarqué sur chaque temposcaphe ; l’appareil détectait dans un rayon de dix kilomètres au maximum les déformations électromagnétiques provoquées par l’ouverture d’un passage dans l’espace-temps, déformations qui mettaient en moyenne une centaine d’heures à se résorber. Réglé sur un rayon de cinq mètres pour ne pas enregistrer les traces des missions que les temposcaphes effectuaient presque en permanence, le radar avait été placé dans l’appartement de Z3, pour ensuite rayonner dans la base. Cette phase avait été inutile : l’appareil avait bipé tout de suite. Un virement temporel avait bien eu lieu ici même.

James Deray avait donc choisi de déserter la Patrouille du Temps, et avait pour cela utilisé un moyen inconnu. Quant à ce qui lui était arrivé…

Graigh se leva et sortit de l’appartement. Dans le couloir aux parois d’acier et au sol souple, il croisa un pilote, qui le salua de façon très réglementaire. Il ne le remarqua même pas. Quel rapport y avait-il entre la disparition de Deray et celle de Morane ?

 

        Ï

 

Bob Morane, qui à cet instant occupait les pensées du Colonel Graigh, n’était pas un homme violent, et était doté de nerfs en acier trempé. Pourtant, alors qu’il pénétrait dans le périmètre du campement japonais, un désir l’habitait : celui d’écraser sous ses talons les visages des trois soldats qui le suivaient en le poussant et en l’abreuvant d’insultes…

Après sa capture, le Français et ses gardiens avaient traversé une portion de jungle, pour déboucher sur une plage semblable à celle où Bob avait laissé le cadavre de Z3 et le Corsair ; puis, sur trois kilomètres environ, les quatre hommes avaient progressé le long de l’inévitable ligne ondulante des cocotiers. Durant toute la marche, les Japonais n’avaient cessé de traiter Morane de tous les noms d’oiseau et de le frapper, à coups de crosse de fusil, de poing, de pied, ou en lui distribuant généreusement des claques sur la nuque.

Bob endurait, sachant très bien qu’il était à un cheveu d’une exécution sommaire. La violence, la barbarie même de l’Armée Impériale lui étaient bien connues. Sans parler des exactions innommables perpétrées à Nankin [3] durant la guerre sino-japonaise, où au minimum deux cent mille chinois, hommes, femmes et enfants avaient été massacrés par les troupes sous les ordres du Prince Asaka, il était depuis la fin de la guerre avéré que les soldats nippons avaient une fâcheuse tendance à considérer les vaincus, civils ou militaires, au mieux comme du bétail, au pire comme des sujets d’expérience ou même d’« amusement ». En matière d’horreur, les pratiques de l’abominable Unité 731 basée en Mandchourie ou les cas avérés de cannibalisme systématique envers des prisonniers n’avaient rien à envier aux usines de mort nazies.

Morane, donc, tentait de se contrôler, mais il sentait que le moment approchait où il allait se servir de l’un des soldats pour taper sur les autres, comme aurait dit Bill. D’autant plus que ses tortionnaires lui avaient laissé les mains libres, jugeant sans doute impensable le moindre mouvement de révolte. Par chance, surtout pour Bob, il faut le reconnaître, les quatre hommes parvinrent enfin au camp sommaire établi par l’équipage du sous-marin.

Visiblement, l’intention des Japonais n’était pas de s’attarder dans le secteur. Mis à part les deux tentes de dimension modeste repérées plus tôt par Morane, aucun autre abri n’avait été dressé, et seule une mitrailleuse était disposée dans un trou, protégée par quelques sacs de sable.

Avec une curiosité mêlée d’hostilité, les marins regardèrent passer le Français. Ce dernier, poussé sans ménagement, fut dirigé vers une des tentes. L’un des soldats, le premier qui avait couché Bob en joue, dans la jungle, le saisit par le col et le tira en arrière pour le faire stopper ; le coude de Morane eut bien du mal a ne pas partir visiter l’estomac de la brute aux lunettes d’acier.

-          Capitaine ! Nous avons un prisonnier !

-          Entrez !, fit une voix à l’intérieur.

Le soldat écarta la portière de toile et d’une bourrade fit avancer Bob dans la pénombre. Il le suivit et salua un homme se tenant debout à côté d’une table pliante encombrée de cartes nautiques et d’autres documents. A part un petit tabouret de fer et une cantine vert olive, posée ouverte sur le sable, il n’y avait rien d’autre ici. Au garde-à-vous, le regard fixe, le soldat fit son rapport :

-          Nous avons capturé cet homme sur les pentes du volcan. Il observait le camp. J’ai pensé qu’il valait mieux l’interroger avant de l’exécuter. Voici ses papiers d’identité.

Tandis qu’il faisait trois pas pour tendre au capitaine le porte-feuille de Bob, celui-ci pensait :

-          « Encore heureux que ce taré n’ait pas pensé qu’il valait mieux m’exécuter avant de m’interroger ! »

L’officier jeta un rapide coup d’œil sur la carte d’identité du prisonnier, et hocha la tête.

-          Vous avez bien fait, Suribashi. Disposez, mais ne vous éloignez pas.

Suribashi salua et sortit. Alors seulement Bob observa son vis à vis. Il devait avoir une trentaine d’année, plutôt grand, mince, les cheveux rasés. Une grande fatigue se lisait sur son visage, et on devinait que les dernières semaines n’avaient pas été de tout repos pour lui et son équipage. L’homme s’inclina légèrement.

-          Capitaine Shodayaki, marine impériale japonaise… Qui êtes-vous ?

Il s’était exprimé en japonais, s’attendant sans doute à ce que son prisonnier soit incapable de répondre. Bob désigna de l’index son portefeuille et dit, dans la même langue :

[3]  L’un des hommes ayant le plus essayé d’agir sur place pour sauver les victimes du massacre était un allemand nommé John Rabe. Paradoxalement, il était membre du parti Nazi. De retour en Allemagne, il reçut la médaille de la croix rouge allemande, et tenta de persuader Hitler d’influencer les Japonais pour qu’ils cessent ce carnage. Rabe fut donc arrêté par la Gestapo, puis relâché. A la fin de la guerre, comme ex-nazi, il fut arrêté cette fois par les Russes, puis par les Britanniques. Sans emploi, il fut « entretenu » jusqu’à la fin de sa vie, en 1949, par des dons réguliers des habitants de Nankin. En 1997, ses restes ont été transférés à Nankin, où il repose près du mémorial du massacre.

  -          C’est écrit là-dedans.

En un éclair, il pensa :

-          « Pas prudent, çà ; d’une part je vais l’énerver, d’autre part s’il fait attention à la date de délivrance de mon permis de conduire… »

Il ajouta donc :

-          Robert Morane. Français.

Shodayaki fronça légèrement les sourcils.

-          Un Français, qui parle japonais sans accent… Sur cette île. Oui…

Il avait prononcé ce « oui » sur un ton qui signifiait : « Ben voyons ! ». Il continua :

-          Et que faites-vous ici ?

-          J’ai fait naufrage, hier.

-          Sur quel bâtiment étiez-vous ?

-          Bâtiment, c’est beaucoup dire. Un voilier ; un bateau de plaisance.

Shodayaki sourit.

-          Oui, bien sûr… Il y a beaucoup de « bateaux de plaisance » dans les parages en ce moment. C’est l’époque idéale pour visiter Okinawa…

-          Ecoutez, Capitaine, je comprends bien que ce que je vous raconte vous paraisse invraisemblable, mais c’est pourtant la vérité. Je suis pas un soldat, ni un espion. Cette guerre ne me concerne pas. Vous trouvez que j’ai la tenue d’un militaire américain ?

Shodayaki resta un moment silencieux. Puis il jeta négligemment le portefeuille de Morane sur la table.

-          C’est vous qui avez prononcé le mot « espion ».

-          Capitaine, la flotte des Etats-Unis est partout. Il n’y a rien sur cette île qui puisse intéresser quiconque.

-          Peut-être. Mais vous nous avez vu, et il faut bien que vous en subissiez les conséquences. Je n’ai que deux options en ce qui vous concerne: la première consiste à vous faire torturer pour vous faire dire la vérité, puis de vous faire exécuter…

-          Je préfère déjà la seconde option, ne put s’empêcher de glisser Bob.

-          La seconde, c’est de vous faire exécuter sans plus attendre… Comme je ne vois pas très bien ce que vous pourriez nous apprendre, je penche pour cette deuxième solution.

Il appela :

-          Suribashi !

Le soldat aux lunettes cerclées d’acier pénétra sous la tente et se mit à nouveau au garde-à-vous. Shodayaki désigna Morane.

-          Emmenez cet homme un peu plus loin dans la jungle et tuez-le. Vite et proprement, vous m’entendez Suribashi ?

La précision semblait indiquer que Suribashi était tout à fait capable de tuer un prisonnier

lentement et salement… Le soldat s’inclina et fit signe à Bob de sortir. Shodayaki s’était penché sur ses cartes marines et avait sans doute déjà oublié le prisonnier. Une fois dehors, Suribashi enfonça le canon de son fusil dans les reins de Morane et le poussa vers la jungle.

 

        Ï

 

Suribashi à trois mètres derrière Bob, les deux hommes s’enfoncèrent dans la jungle et commencèrent à suivre une sente à peine tracée entre les palmiers et les plantes aux feuilles caoutchouteuses. Visiblement, des hommes étaient passés par là peu de temps auparavant, car on pouvait remarquer des branches et des lianes fraîchement coupées.

Chemin faisant, Morane réfléchissait à toute allure au moyen de s’en sortir. Il fallait qu’il s’échappe ou qu’il élimine le marin japonais, si possible sans le tuer. Il ne pensait pas en effet que les hommes de Shodayaki se lanceraient à sa poursuite s’il parvenait à se perdre dans la jungle et à s’y cacher. Ils avaient autre chose à faire et devaient sans doute être pressés de reprendre la mer, à condition bien sûr que leur escale sur cette île ne soit due à une avarie grave du sous-marin. Par contre, si Bob était contraint de tuer Suribashi, il était à peu près certain que les Japonais n’aurait de cesse avant de le retrouver et de venger leur camarade.

Au bout d’une centaine de mètres, l’hypothèse du Français concernant le passage récent d’êtres humains sur ce sentier se confirma lorsqu’il déboucha dans une minuscule éclaircie, marquée par un arbre mort, encore debout, au tronc hérissé de branches dénudées. Sur l’humus, grouillant de mouches, les restes d’un gros cochon sauvage commençaient à se décomposer sur une large tache de sang séché. Il manquait à l’animal ses deux cuissots et il avait été éventré. Il était aisé de comprendre que les marins de Shodayaki étaient venus ici en expédition de chasse. Ce qui indiquait par ailleurs que les Japonais étaient arrivés sur l’île avant le transfert involontaire de Morane, puisque celui-ci n’avait entendu aucun coup de feu depuis son arrivée. Par contre, les sous-mariniers devaient forcément avoir perçu les échos du combat entre le Ki61 qui avait mitraillé au sol l’avion de Deray et le Corsair qui était intervenu alors. Bob était étonné que Shodayaki ne lui ait posé aucune question à ce sujet, et plus généralement du peu d’intérêt que le capitaine avait mis à essayer de soutirer des renseignements à son prisonnier. Le Français ne s’en plaignait pas, loin de là : il connaissait de réputation l’efficacité des méthodes d’interrogatoire des Japonais. Vraisemblablement, Shodayaki considérait que tout était perdu pour son pays, et il devait commencer à songer bien plus à sauver sa peau qu’à obtenir des informations stratégiques de la part d’un soi-disant naufragé.

Alors qu’il arrivait près de l’arbre mort, Bob entendit dans son dos la voix de Suribashi.

-          Halte, chien d’étranger !

Morane s’immobilisa et se crispa. Il venait tout juste d’imaginer un plan, mais encore fallait-il que l’autre ne lui tire pas tout simplement une balle dans le dos…

-          Demi-tour !

Le Français obéit, en se disant « C’est déjà ça de gagné ».

Suribashi tenait son fusil braqué, baïonnette au canon, crosse contre le flanc, un sourire mauvais sur sa face olivâtre. Il désigna du menton les restes du cochon.

-          Il y aura bientôt un autre porc étendu ici. Tu vas pourrir avec lui !

-          C’est toujours mieux que de supporter encore longtemps ta gueule de dégénéré.

Le visage du Japonais se crispa sous l’effet de la colère. Il se contrôla pourtant et reprit.

-          Je vais te mettre une balle dans le ventre, porc ! Ensuite…

D’un léger mouvement de hanche, il désigna à Bob le long couteau qui pendait à sa ceinture, dans un fourreau de cuir noir.

-          Ensuite, je couperai ta tête, avec çà. Il faudra un peu de temps, il n’est pas très bien aiguisé… 

-          Ton capitaine t’a dit « vite et proprement », face de citron.

Il répugnait à Morane d’employer ce sobriquet raciste, mais plus son bourreau perdrait son sang-froid, plus il aurait de chances de s’en tirer.

-          Il n’en saura rien, répliqua Suribashi avec un rictus rageur. Il aura entendu un coup de feu, c’est tout. Je t’empêcherai de crier pendant que je te décapiterai…

-          Pauvre cloche ! Même avec une balle dans le ventre et les bras coupés je pourrais encore t’ouvrir la gorge avec les dents ! Laisse tomber ton fusil et viens t’expliquer avec ton couteau !

Le soldat épaula son arme et la braqua sur la tête de Bob, qui éclata de rire.

-          C’est çà, tire ! Tu es bien un lâche, comme tous les « japs » ! Vous êtes tout juste bons à vous suicider dès que vous êtes battus ; et vous l’êtes toujours, dans cette guerre, sur terre, sur mer et dans le ciel. Le moindre soldat américain en vaut dix comme toi, minable ! Vous avez pris une raclé à Guadalcanal, à Tarawa, à Iwo-Jima, et c’est loin d’être fini ! Bientôt, c’est à Tokyo que vous allez vous faire botter le train ! Vous y passerez tous, et ton crétin d’Empereur pour terminer…

Suribashi poussa un hurlement strident et se rua sur Morane, baïonnette pointée. Il y eut un bref craquement dans le dos du Français, qui tout en provoquant son adversaire s’affairait discrètement. Comme le Japonais se fendait avec un grognement pour lui porter un coup d’estoc, Bob s’écarta d’un pas de côté, saisit de la main gauche le canon du fusil et le tira violemment vers lui ; Suribashi perdit l’équilibre, le bras droit que Morane avait tenu derrière lui depuis qu’il s’était adossé à l’arbre mort décrivit une courbe fulgurante, et la branche morte qu’il venait de casser vint se planter dans la gorge du soldat. Celui-ci prit une expression stupéfaite, vacilla un instant, et tomba à la renverse ; par hasard, il s’abattit les bras en croix sur la carcasse du cochon sauvage…

Bob baissa la tête et vida souffla jusqu’à vider complètement ses poumons. Il était passé très, très près de la mort.

Levant à la verticale le fusil de Suribashi, il tira en l’air. Les hommes de Shoyadaki, sur la plage, s’attendait à entendre un coup de feu annonçant la mort du prisonnier ; il ne fallait pas que le silence les alerte. Ils mettraient un certain temps à se demander pourquoi leur camarade ne revenait pas, et encore un peu de temps pour trouver son corps. Cela donnerait un peu de marge à Bob pour s’éloigner.

Ce plan était à priori parfait, n’eut été la détonation qui retentit là-bas, dans le sentier, en direction de la plage, et la balle qui alla faire voler en éclat une des branches de l’arbre mort qui avait sauvé Morane. Celui-ci plongea littéralement dans les broussailles, mais eut le temps d’entrevoir les silhouettes de deux marins japonais qui accouraient.

-          « Qu’est-ce qu’ils foutent ici, ces deux là ?! »

Etaient-ils venus participer à la mise à mort du Français, ou au contraire Shodayaki les avait-il envoyés s’assurer que Suribashi faisait bien ce qui lui avait été ordonné ? Bob ne le saurait jamais, et c’était à cet instant le dernier de ses soucis.

 

        Ï

 

Bob jaillit de la lisière de la jungle comme une torpille de son tube et s’immobilisa dans le sable de la plage. Ses yeux gris se braquèrent sur le Corsair de Z3, à une centaine de mètres à peine sur sa droite. Son sens de l’orientation, aiguisé par des années d’aventure dans les contrées les plus impénétrables de la planète, ne l’avait pas trahi.

Dans son dos, il entendit encore des appels en japonais et un bruit de végétation remuée. Les hommes de Shoyadaki étaient sur ses talons. Il piqua un sprint vers l’avion, ayant soin de rester tout près de la ligne des cocotiers.

Il n’avait pas réussi à semer ses poursuivants. Les deux soldats qui l’avaient surpris dans la clairière avaient à l’évidence été rejoints par d’autres, et Bob avait rapidement compris qu’il ne parviendrait ni à les distancer ni à se cacher bien longtemps. Son seul salut restait donc le Corsair, en espérant que celui-ci serait encore en état de décoller. Il s’était donc dirigé vers l’autre côté de l’île, dont il avait désormais un plan assez clair dans la tête.

-          « Toute cette histoire a commencé parce que tu as voulu t’asseoir dans l’épave de ce zinc, songea-t-il en courant… Et bien maintenant, va falloir vraiment le faire voler, et fissa ! »

Un concert de cris furieux monta derrière le fuyard, et une balle ronfla au-dessus de sa tête. Il courba le dos et accéléra encore, sans prendre le temps de se retourner.

 La forme sombre et harmonieuse du Corsair se rapprochait, trop lentement à son goût. La fatigue et la tension des dernières heures commençaient à se faire sentir, et Bob se força à ne songer qu’à une chose : monter dans cet avion. Il n’était plus qu’une paire de jambes moulinant pour échapper à la mort. ..

Sa main gauche accrocha le rebord du cockpit, la pointe de sa chaussure s’engagea dans le marchepied au moment où une balle frappait la carlingue en tintant ; l’autre pied sur l’emplanture d’aile, le fusil de Suribashi balancé au fond de l’habitacle, un bond digne d’un kangourou, et il était assis dans le fauteuil taché de sang de Z3 ; encore des bruits d’impact sur l’appareil… A travers la verrière, il vit arriver une dizaine de Japonais, à une cinquantaine de mètres à peine ; trois d’entre eux avaient mis un genou à terre et visaient l’appareil.

Morane actionna le démarreur. Le moteur gronda immédiatement, l’échappement dégagea un nuage de fumée bleutée et la grande hélice quadripale se mit à tourner. Les volets était déjà sortis, il desserra les freins, mis les gaz… le Corsair commença à rouler en tanguant dans le sable meuble.

-          Ne t’enlise pas, surtout !, fit le Français entre ses dents serrées.

Il poussa encore le moteur dont le rugissement, ainsi que les vibrations de la carlingue, masquèrent le son lugubre des balles qui pleuvaient sur l’avion. Crispé sur le palonnier pour contrebalancer l’effet de couple du Pratt et Whitney lancé d’un seul coup à plein régime, Bob rentra la tête dans les épaules et déverrouilla la commande des six mitrailleuses. Les marins de Shodayaki n’étaient plus qu’à une dizaine de mètres lorsqu’il ouvrit le feu. Compte tenu de l’angle de tir, les balles se perdirent largement au-dessus de leurs têtes, mais les soldats nippons s’écartèrent précipitamment. Il faut une bonne dose d’inconscience pour rester sur la route d’un avion qui fonce sur vous en crachant le feu de ses armes, même en sachant qu’il n’est pas prévu pour atteindre une cible en roulant ! L’un des soldats, dont ladite dose d’inconscience devait être à son plus haut niveau, réussi néanmoins à bondir comme un tigre vers le cockpit du Corsair et à s’y agripper. A la force des bras, il se hissa vers Morane, poussant des hurlements de harpie. Le poing du Français s’écrasa sur le visage grimaçant, et l’homme partit en arrière en levant les bras au ciel ; l’aile le heurta alors qu’il tombait, il jeta un cri bref et roula dans le sable.

Par bonheur, Deray avait malgré la douleur de ses blessures réussi à poser son appareil près de la grève, où le sable était plus ferme qu’aux abords de la jungle ; l’avion prenait plus de vitesse de seconde en seconde. Derrière, il y eut encore quelques coups de feu, juste au moment où Bob tirait légèrement sur le manche. Le Corsair s’éleva sans effort, et grimpa rapidement au- dessus de l’île, en direction du volcan. Un sourire aux lèvres, Morane vira sur la gauche, jetant un coup d’œil sur le sous-marin de Shodayaki et sur les petites silhouettes des marins japonais, puis mis le cap vers la mer étincelante.

-          C’est pas tout, çà ; je fais quoi maintenant ?

 

        Ï

 

La réponse a cette question vint assez rapidement et Morane n’eût pas trop à se creuser la tête pour la trouver : quelques minutes à peine après son décollage mouvementé, il constata que la jauge du Corsair était à zéro…

Au nord, les fumées indiquant que sur Okinawa les combats aéronavals faisaient rage, lui donnaient une indication sur la distance entre la grande île pour l’instant encore japonaise et lui ; beaucoup trop loin. Restait la solution de voler vers le large et d’y amerrir, mais un bain forcé dans une mer certes turquoise mais infestée de requins ne le tentait guère. Il pencha l’appareil sur l’aile gauche et jeta un coup d’œil sur l’île qu’il venait de quitter, distante à présent de quatre ou cinq kilomètres. Evidemment, vu d’ici, elle avait l’air paradisiaque, mais Bob était bien placé pour savoir à quel point cette impression était trompeuse.

Il se frappa la cuisse du plat de la main dans un geste de colère. Il allait devoir y retourner, et le comité d’accueil aux yeux bridés ne lui passerait pas de colliers de fleurs autour du cou ! Une fois encore, il fit entre ses dents :

-          Mais qu’est-ce qu’ils font, chez Graigh ?

Il fit pointer le nez du Corsair vers l’île et commença à descendre en paliers.

Bientôt, la silhouette fuselée du sous-marin de Shodayaki commença à se préciser. Il y avait peut-être une faible chance de passer inaperçu… Bob pouvait raisonnablement supposer que les soldats nippons qui l’avaient pourchassé dans la jungle étaient déjà sur le chemin du retour. Engloutis par le sous-bois exubérant, ils ne pourraient pas voir le Corsair revenir. A la limite, Morane aurait peut-être pu atterrir sur la plage où il avait failli laisser la vie tantôt. Il décida néanmoins de ne pas tenter la baraka, sa compagne de toujours, qui apparemment avait décidé depuis peu de prendre des vacances… Il allait se poser à la pointe sud de l’île, après une approche au ras des vagues, et pour plus de précautions allait couper le moteur.

Il tendit la main vers le contact, et le Pratt et Whitney toussota, puis stoppa net, sans que le Français ait fait quoi que ce soit.

-          Ben voyons !

C’était un peu trop tôt et, le Corsair commençant immédiatement à perdre de l’altitude, Bob, plissant les paupières, calcula rapidement son point d’impact.

-          OK, je suis bon pour un bain forcé.

Il était en effet évident que l’avion allait s’abîmer à une vingtaine de mètre de la plage, au mieux dix. Un court instant, Morane fut distrait par une réflexion qu’il chassa rapidement d’un hochement de tête : si le Corsair était englouti, comment pourrait-il le découvrir, trente ans plus tard ? Et s’il ne le découvrait pas, comment aurait-il pu le conduire lui-même à disparaître, ce qu’il était précisément en train de faire ?

Sous l’appareil au train toujours rentré, la mer sereine aux dizaines de teintes de bleu défilait. Droit devant, la ligne claire du sable tranchait avec le rideau ondoyant des cocotiers. Bob serra les mains sur le manche, s’apprêtant à redresser au moment de l’impact pour éviter de planter le nez dans l’eau.

A travers le bruit de l’air sifflant dans le cockpit resté ouvert, il perçut nettement la détonation d’un coup de feu, en même temps qu’une lueur blanche s’allumait brièvement, là-bas, entre les troncs sombres bordant la grève…

 

        Ï

 

Le Corsair heurta violemment la surface des flots, rebondit deux fois en soulevant d’énormes gerbes d’eau écumeuse qui trempèrent Morane, et s’immobilisa à une dizaine de mètres du rivage. Il resta là, ballotté par les vagues courtes, tandis que Bob reprenait ses esprits… Il n’eût pas le temps de s’attarder, car deux nouveaux coups de fusil claquèrent, toujours en provenance de la jungle, et plusieurs silhouettes aisément reconnaissables à leurs uniformes en jaillirent, courant en direction de l’avion en poussant des cris rageurs. Une balle tinta contre la seule pale d’hélice émergeant encore complètement.

Cette fois, Bob n’avait plus d’autre choix que de fuir à la nage, d’essayer au plus vite de s’éloigner de cet endroit mortel. Vraisemblablement, les Japonais avaient décidé non pas de retourner vers leur camp en retraversant la forêt, mais de se faciliter les choses en contournant l’île ; ce qui les avait amenés ici au moment ou Morane se posait, avec un timing qui prouvait encore une fois que le Français était dans une période de brouille avec Dame Chance.

Bob se contorsionna, se pencha par dessus le rebord du cockpit et poussa sur les jambes pour se laisser tomber à l’eau. De cette manière, il évitait de se dresser pour sortir s’offrait le moins possible aux tirs des soldats. Il déchira un peu plus sa chemise et s’érafla le haut de la poitrine, mais c’était moindre mal. Il ne remarqua pas que le lacet qui retenait à son cou la montre de James Deray se cassait et que l’appareil responsable de tous ses malheurs glissait le long de la carlingue pour disparaître dans l’eau…

Il se laissa couler, remarquant qu’il n’y avait qu’un mètre d’eau à peine entre le ventre du Corsair et le fond sableux. Il nagea contre ce fond, vers la queue de l’appareil, puis continua le plus loin possible, retenant sa respiration jusqu’à ce qu’il soit au bord de l’asphyxie. Il remonta alors, aspirant goulûment l’oxygène, et machinalement tourna la tête vers l’île. 

L’avion était penché, une aile à présent presque complètement immergée. Les soldats japonais, certains encore sur la plage, d’autres dans l’eau jusqu’à la taille, étaient désormais silencieux et immobiles, comme figés sur la photo d’un correspondant de guerre prise ne pleine action ; l’un d’eux, ayant sans doute trébuché, était en train de tomber en avant, la bouche grande ouverte sur une grimace qui n’en finissait plus…

Tout autour de Bob, le paysage était légèrement brouillé, comme par la brume de chaleur qui monte d’une route en plein midi. Tout en nageant sur place, il leva la tête. Le ciel aussi était voilé ; il sembla au Français que les soldats, le Corsair et lui-même se trouvaient sous un grand dôme de verre, un dôme dont le sommet, à environ trente mètres au dessus du niveau de la mer, était matérialisé par un disque gris argenté, arborant en son centre les lettres bleu marine stylisées d’un logo : TP. Time Patrol…

-          Voilà les cavaliers d’Offenbach, murmura Morane.

Une voix s’éleva, à l’évidence diffusée par un haut-parleur situé quelque part sur la carlingue du temposcaphe.

-          Ne bougez pas, Commandant Morane ; nous vous téléportons jusqu’à l’appareil.

Le paysage devint lumineux et aveuglant, Bob ferma les yeux, les rouvrit ; il se tenait debout dans ce qui ressemblait à un sas de décompression aux parois d’un blanc mat et éclairé par une lumière diffuse semblant émaner de partout à la fois. Une partie de la cloison coulissa en silence et un jeune homme apparut, souriant. Visage régulier, yeux bleus, cheveux blonds impeccablement coupés, il ressemblait à une gravure de mode, dans son uniforme immaculé. Il tendit à Morane une serviette éponge blanche dont un coin portait le logo de la patrouille. Le Français eut envie de rire.

-          « Bill adorerait, lui qui a la sale manie de piquer les serviettes dans les grands hôtels ! ».

Puis, à voix haute :

-          Graigh se lance dans les produits dérivés ?

L’agent de la Patrouille sembla ne pas comprendre, et s’excusa simplement :

-          Désolé, nous n’avons pas à bord de vêtements de rechange ; nous avons quitté la base dès que les capteurs vous ont repéré. Suivez-moi s’il vous plait.

Bob hocha la tête et entreprit de se frictionner les cheveux tout en emboîtant le pas à la gravure de mode. Ils empruntèrent une étroite coursive, grimpèrent un escalier aux marches souples et débouchèrent dans le poste de pilotage de l’engin spatio-temporel. Mis à part le plancher, ce que l’on pouvait appeler le « cockpit » du temposcaphe était entièrement transparent. D’ici, on jouissait d’une vue magnifique à 360° sur l’île et la mer. Il n’y avait dans le poste que deux autres hommes, qui saluèrent Morane et reportèrent leur attention sur leurs écrans de contrôle.

Bob s’avança vers la paroi, qui à son approche perdit peu à peu de sa transparence et réfracta la lumière pour devenir irisée ; ce dispositif de sécurité évitait aux distraits de se cogner. Le Français désigna les soldats japonais, en bas, toujours statufiés.

-          Et eux, vous allez en faire quoi, agent…?

-          Agent Nilstrom, répondit l’autre… Notre effaceur de mémoire est en train d’analyser leurs souvenirs récents, d’éliminer tout ce qui doit l’être, et d’inscrire de nouvelles données. Quand nous partirons, dans quelques minutes, ils n’auront jamais vu aucun avion américain sur la plage, et auront simplement perdu votre trace dans la jungle. Ils continueront leurs recherches jusqu’à ce que Shodayaki les rappelle à bord, une fois les avaries du sous-marin réparées.

-          Vous en savez, des choses !

Nilstrom sourit.

-          Votre réveil dans le sas de téléportation n’a pas été instantané. Je me suis donné un peu de temps pour analyser la situation.

-          J’ai tué un homme, dans la forêt… Il faudrait peut-être vérifier les implications.

-          Je vois que vous connaissez nos procédures, EXA1. J’ai effectivement « lu » cet événement dans les mémoires de ces soldats. Il n’y aura aucune modification de la trame du Temps ; ce Suribashi serait mort de toute façon.

-          Quand ?

Nilstrom consulta sa montre (une vraie, celle-là).

-          Dans deux heures et vingt minutes environ, le sous-marin japonais va être éperonné par un destroyer américain, le « Valley Forge », et va couler par plus de deux mille mètres de fond. Il n’y aura aucun survivant.

Bob regarda vers le large, troublé. Il éprouvait un sentiment de soulagement qui lui déplaisait au plus haut point. La certitude que la mort de Suribashi n’aurait aucun effet sur les évènements futurs, si infimes soient-ils, semblait le dédouaner de toute responsabilité. Pourtant, il avait tué un homme, et l’apparente insignifiance de ce fait avait un goût de cendre. Il y avait de temps à autre dans les raisonnements de la Patrouille du Temps un aspect glacial et impitoyable qui le choquait.

-          Et l’avion ?

-          Nous allons le mettre en état de vibration pour le moment. Le Colonel Graigh devra faire certaines simulations et statuer sur ce qu’il convient de faire.

L’un des deux autres agents signala à Nilstrom que les soldats de Shodayaki étaient « reprogrammés » et que le Corsair serait désormais invisible dès le départ du temposcaphe, départ qui ne dépendait plus que d’un ordre de l’agent aux yeux bleus. 

-          Prenez un fauteuil, Commandant Morane, et attachez votre harnais.

-          Quelle est la destination ?

-          La base de la Patrouille. Vous avez déjà visité Chronotopia ?

Bob secoua la tête, absent… Il n’avait pas parlé de James Deray, ni de son étrange « montre ». Il baissa soudain la tête et porta la main à sa poitrine, pour constater l’absence de l’appareil.

-          Vous avez perdu quelque chose ?

-           Non, rien d’important.

        Ï

 

Le bureau du Colonel Graigh était situé au niveau –17 de la base de Chronotopia. Ses quatre murs étaient en fait des écrans géants relayant des vues en direct de Stardust. Pour l’instant, Bob, assis dans un fauteuil aussi profond que le Grand Canyon, observait un troupeau d’étranges mastodontes de la taille d’un immeuble de trois étages occupés à grignoter délicatement d’immenses arbres aux longues feuilles rouges.

-          « Décidément, il faut que Graigh m’organise un safari photo sur cette planète ! »

Comme pour permettre à l’expression « Quand on parle du loup… » de se vérifier encore une fois, la porte du bureau coulissa et le colonel fit son entrée. Il prit place derrière son bureau ovale et commença, tandis que Morane faisait pivoter son fauteuil pour se trouver face à lui :

-          J’ai été un peu long, mais nos ingénieurs n’arrivaient pas à bricoler de lecteur.

Bob fronça les sourcils.

-          Lecteur ?

-          Pour cet appareil.

Ce disant, il sortit de l’une de ses poches-poitrine la « montre » de James Deray et la posa délicatement sur le bureau. C’était la version 1945, à peu près intacte, seul le verre étant cassé. Le bracelet avait été retiré, aucune des deux diodes n’était allumée. De son autre poche, Graigh tira un petit cylindre argenté, de la taille d’une moitié de cigarette.

-          Vous avez vu juste, Bob, dit-il en désignant le tempomètre ; ceci est non seulement un transport temporel révolutionnaire, mais aussi un système qui génère dans un rayon d’une dizaine de mètres un champ de force que les sondeurs de la Patrouille ne peuvent percer. Accessoirement, Deray avait également doté son invention d’un enregistreur de données qui tournait en permanence. C’est cette partie qui a donné du fil à retordre à nos ingénieurs.

Il agita légèrement le petit cylindre métallique.

-          Ils ont réussi à le décoder ; tout est là-dedans. Qu’est qui vous a fait penser que l’appareil de Deray nous empêchait de vous localiser ?

Bob se passa la main dans les cheveux.

-          Rien de bien sorcier. Tout le temps que j’ai passé sur cette satanée île, j’étais en possession de la soi-disant montre. Je l’avais encore en pendentif quand je me suis crashé avec le Corsair. Une fois dans le temposcaphe, j’ai constaté que je l’avais perdue, sans doute en m’extirpant de l’avion, et Nilstrom m’a affirmé que je n’avais rien autour du cou lors de ma téléportation. C’était un peu gros pour une coïncidence, non ?

-          En effet. L’appareil qui vous avait ramené en 1945 est tombé à l’eau, nous l’avons décodé également. En vous éloignant de l’avion à la nage, vous êtes sorti de son rayon d’action, ainsi d’ailleurs que de celui de cet appareil ci ; et nous vous avons retrouvé. Mais il y a eu un autre moment où vous avez été hors champ… trop brièvement.

-          Quand çà ?

-          Vous voulez voir ?

Sans attendre l’agrément de Morane, le colonel appuya sur les deux bouts du cylindre argenté en même temps. Aussitôt, tout se brouilla autour des deux hommes, et l’image en trois dimensions d’une plage bordée de cocotiers vint se superposer à celle, bien réelle, du bureau de Graigh. Assis sous les arbres dont les palmes s’agitaient doucement dans la brise se tenait un homme que le Français connaissait plutôt bien... Il se vit jeter dans le sable la montre de Deray, réfléchir, se lever, marcher vers le Corsair. Graigh stoppa le « film ».

-          Là !… Vous quittez le rayon d’action du premier appareil.

Il manipula encore le lecteur de données. Bob se vit faire deux pas sur la plage, se figer.

-          Et là, vous entrez dans le champ de celui resté dans l’avion.

Morane ricana.

-          Dire que si je m’étais un peu plus éloigné pour me mettre à l’abri, vous m’auriez détecté avant qu’il ne m’arrive de vrais désagréments ! J’ai joué de malchance pendant toute cette histoire !

Le colonel éteignit le lecteur et regarda Bob, dont le visage affichait une expression concentrée.

-          Vous pensez à quoi, Bob ?

Le Français ne répondit pas tout de suite… Finalement, il murmura :

-          C’est pas possible ; quel idiot je suis !

-          Mais non, mais non…

-          Si. Deray a essayé de me prévenir, et je n’ai rien compris !

-          Vous prévenir ?

-          Vous avez visionné l’instant de sa mort ?

Graigh secoua la tête.

-          Pas dans le détail.

-          Passez-le.

Le colonel déclencha à nouveau la lecture en 3D. Morane était au chevet de Z3…

-          Restez calme, les secours vont arriver.

-          Quels secours ?

-          La Patrouille, peut-être.

-          C’est Graigh qui vous a envoyé, Commandant Morane ?

Bob leva la main, et Graigh mit la lecture en pause.

-          Pourquoi m’a-t-il parlé en français ?

-          Les parents de Deray étaient français et il savait que vous l’étiez aussi ; vous êtes une célébrité au sein de la patrouille, Bob.

-          Il aurait mieux fait de choisir une autre langue.

-          Je ne comprends pas.

-          Remettez en lecture.

-          Graigh n’y est pour rien. J’ai trouvé la montre, dans l’avion ; sur cette île, mais dans une trentaine d’années.

-          La montre… où… est-elle ?

Bob sortait l’appareil de sa poche, le montrait à Z3, qui le prenait et tentait de le lancer.

-          Pas assez loin, commenta Morane.

-          Com…mandant. Il faut… le tempomètre… cassé… ne l’utilisez pas… perdu dans le temps… jetez le… éloignez-vous…

-          C’est promis, je ne l’utiliserai pas, Z3.

-          Deray… James De… ray.

-          C’est promis, James.

-          Jetez la… montre… brouillard…brouillard…

-          C’est le brouillard qui vient de la mer, James, ça va rafraîchir un peu le…

-          Stop, fit Morane… Deray ne parlait pas de brouillard. C’est « brouilleur » qu’il fallait comprendre. A une syllabe près, encore une fois, j’évitais les ennuis.

Il y eut un long silence, avant que Bob ne reprenne :

-          Vous avez pu reconstituer ce qui s’est passé ?

Graigh hocha la tête.

-          Deray a été engagé dans un combat avec des avions japonais, juste avant son atterrissage forcé sur l’île. Il a été blessé, mais surtout le tempomètre a été endommagé. Cette diode rouge lorsqu’elle clignote indique un dysfonctionnement du chrono. En résumé, si Deray avait essayé de gagner une autre époque, ne serait-ce que pour remonter quelques heures auparavant, il se serait retrouvé n’importe où et n’importe quand… Après avoir posé le Corsair sur la plage, il a ôté le tempomètre de son poignet et a tenté de s’en éloigner, certainement pour être détecté par nos sondeurs. Il est mort avant d’avoir réussi, comme vous le savez…

-          Mais, objecta Morane, pourquoi n’ai-je pas été transféré « n’importe où et n’importe quand », lorsque j’ai actionné l’appareil ?

-          Parce que vous avez eu beaucoup de chance… L’avion japonais qui vous a attaqué dès votre re-matérialisation en 1945 venait juste de faire un premier passage en mitraillant le Corsair. Une autre balle a touché le tempomètre et l’a bloqué définitivement sur ce moment précis. Un tunnel s’est en quelque sorte ouvert, et quiconque actionnait le tempomètre serait ramené à cette seconde précise.

Bob soupira ; se passa la main dans les cheveux.

-          Vous avez décidé quoi, concernant la remise en ordre de tout çà ?

-          J’ai envoyé une équipe récupérer le tempomètre dans le Corsair juste après que l’autre avion américain ait percuté le Japonais qui vous mitraillait.

-          Ce qui signifie que je n’ai pas pu le trouver et que toute cette histoire ne s’est pas passée ?

-          Exactement.

Bob était depuis longtemps habitué aux paradoxes du voyage dans le temps, mais avoir vécu une aventure qui n’avait pas pu se dérouler le perturbait quelque peu.

-          Si je n’ai pas fait un tour en 1945, je n’ai donc pas tué le soldat Suribashi ?

-          …qui est mort noyé un peu plus tard.

-          C’était bien la peine que Nilstrom efface et ré-inscrive les mémoires des hommes de Shodayaki…

-          Nilstrom n’a fait qu’appliquer la procédure habituelle : laisser le moins de traces possibles d’une intervention. En l’occurrence, je vous accorde que cela n’avait aucune importance, mais l’Agent Nilstrom n’est pas quelqu’un de très…imaginatif. Ce n’est d’ailleurs pas ce qu’on lui demande.

Morane secoua lentement la tête.

-          Je n’ai donc pas voyagé dans le temps, pas parlé avec James Deray, pas eu à en découdre avec l’équipage d’un sous-marin japonais, pas non plus perdu le tempomètre après mon crash, et donc la Patrouille n’a jamais récupéré cet appareil et pu ainsi savoir ce qui c’était passé. Donc, l’invention de Deray se trouve toujours dans le Corsair ; pourtant, elle n’y est plus…

-          Ceux qui se frottent au grand mystère du Temps doivent s’attendre à ce genre d’absurdité, énonça le colonel sentencieusement. Disons qu’à cette occasion, vous avez vécu deux vies en quelques heures. Il nous est possible d’annuler un événement, de faire qu’il ne se soit jamais produit, et pourtant d’en conserver l’exact souvenir ; c’est un peu comme un songe éveillé. Vous vous souvenez, voilà bien des années, le jour où ces carreaux d’arbalètes vous ont tués, Bill et vous ? La Patrouille a finalement fait en sorte que votre mort ne se produise pas… Pourtant, cette mort est inscrite dans votre mémoire.

Bob grimaça.

-          J’en fais encore des cauchemars… Vous pourriez faire de même pour James Deray, Louis ; il suffirait de…

Le chef de la Patrouille du Temps arrêta Morane de la main.

-          Je sais ce que vous allez dire, Bob. Un petit saut le 6 avril 1945, nous récupérons Z3 sur la plage, et nous le ramenons au bercail.

-          Par exemple.

-          Nous pourrions aussi, maintenant que les enregistrements sont en notre possession, rattraper Deray bien avant son engagement dans l’aviation américaine, ce serait encore plus simple ; ou faire un petit bond jusqu’au jour où il a intégré la Patrouille et rejeter sa candidature : sans les moyens financiers et techniques adéquats, il ne pourrait jamais mettre au point son invention. Mais nous pourrions aussi…

Bob interrompit son interlocuteur.

-          C’est bon, Louis. Je connais les lois de la Patrouille et je sais très bien ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Deray était l’un de vos agents. Je suis bien placé pour savoir que lorsqu’un de vos hommes est en péril, vous faites tout ce qu’il faut pour le secourir.

Graigh se pencha en avant et répondit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre persuasive.

-          Justement, Bob, Deray n’était plus un membre de la Patrouille : il a déserté.

Morane eut un geste impatient.

-          Je sais, vous m’avez raconté son histoire. Selon moi, Deray n’a pas « déserté » comme vous dites ; il a simplement cherché à vivre ses rêves ; a vivre, tout simplement. Si j’avais moi-même accès à la technologie du voyage dans le temps, Patrouille ou pas, vous auriez bien du mal à m’empêcher d’aller causer avec Cicéron ou me battre aux côtés de Geronimo !

Graigh sourit.

-          C’est faux, Bob, et vous le savez. Vous ne feriez rien qui puisse risquer d’altérer de façon irréversible l’écoulement du temps. Deray n’a pas réfléchi, il a agit de façon purement égoïste… Et puis, après tout, il a vécu et est mort comme il le voulait. Vous me demandez de le sauver, ? et après ? Vous croyez que je vais lui taper dans le dos et le remercier pour son invention ? Non ; il passerait en jugement, devant le Haut Conseil de la Patrouille, et ses juges, dont je ferais partie, s’arrangeraient pour qu’il ne puisse plus mettre en péril la trame temporelle.

-          A votre époque, la peine de mort a été abolie depuis longtemps sur Terre, que je sache.

Le colonel haussa les épaules.

-          Il existe bien d’autres moyens… Non, Bob ; James Deray a vécu sa vie, et sa vie s’est terminée sur cette plage du Pacifique. 

Morane fit pivoter son fauteuil en direction du mur-écran diffusant toujours les images de la harde de mastodontes. Au bout d’une bonne minute de silence, il dit, sans se retourner :

-          Vous avez dit tout à l’heure que j’avais vécu deux vies en quelques heures…

Graigh ne répondit pas tout de suite.

-          Oui. Il vous reste à vivre la deuxième…

 

        Ï

 

Bob Morane sortit lentement de la jungle et se dirigea vers l’épave de l’avion… A trois mètres de l’appareil changé par endroits en dentelle de métal rouillé, il s’arrêta et posa son sac à dos sur le sable, faisant fuir un petit crabe brun.

Le Français détacha la pelle pliante dont il avait cette fois prit soin de se munir, et commença à creuser une tombe pour James Deray…

Quand la fosse fut suffisamment profonde, il y fit doucement basculer le squelette du pilote, combla la sépulture, et y planta la croix de bois qu’il avait confectionné un peu plus tôt.

Il se recueillit un moment, puis remit son sac à l’épaule et entreprit de regagner le « Shark », de l’autre côté de l’île. Il avait décidé de regagner Manille sans continuer son périple vers le Japon. Les vacances, de toute façon, n’auraient plus le même goût.

 

 

 

FIN