Bob Morane aventure HC05          

                                                                             Rome en jeu

 

                                       Jacques ANTOINE

                                                                D’après les personnages créés par Henri VERNES

 

  Macao, enfer du jeu.

 

 

 

Le Parisien.

 

D’un enfer à l’autre.

 

 

 

L'énorme et vieux ventilateur essayait de brasser l'air lourd d'odeurs, on aurait pu palper la peur dans une aussi épaisse moiteur. Sous les volutes de fumée irrespirable, une trentaine de joueurs serrés autour de tables crasseuses croisaient des regards tour à tour suspicieux et menaçants, défiants et sournois. Une grande table de poker côtoyait deux jeux de roulette alors qu’aux autres tables, les traditionnelles parties de fantan* constituaient l’essentiel de cette activité bruyante, suivant des règles incompréhensibles.

* Le jeu de fantan est un jeu de hasard commun à Macao ; il a été décrit par Henri Verne dans « l’empereur de Macao » (MJ.114, p.49)

Des Chinois aux visages altérés arboraient de simples costumes Mao ou des robes traditionnelles aux couleurs si passées qu’elles n’en avaient plus ; d’autres encore portaient des costumes occidentaux plus ou moins élimés, parfois d’une coupe de grand tailleur et d’une étoffe de belle qualité. Ils côtoyaient quelques occidentaux rougeauds ou trop pâles, des aventuriers ou des commerçants malchanceux, des marins en manque d’embarquement, beaucoup d’ivrognes, toute une populace dégénérée, aux traits tirés par tous les excès de la vie, venue des bas fonds des cinq continents, de pauvres êtres trop maigres ou trop gras, paumés dans des complets qui avaient été blancs et qui avaient perdu toute forme. C’étaient tous des hommes inquiétants, rassemblés là par leur passion du jeu et leur frénésie de gain facile. Certains cherchaient ici à multiplier un capital plus ou moins bien acquis, d’autres cherchaient là le commencement d’une hypothétique fortune... Les voix grasses et vulgaires de cette masse hétéroclite se mêlaient, colorant d’accents les plus variés un mélange de chinois, de pidgin –le jargon de toutes les mers de Chine- de mauvais anglais et de portugais. Sur les tables, des tasses de thé, des verres d’alcool, des paquets de tabac côtoyaient revolvers et couteaux, laissant juste une place suffisante pour le jeu.

Comme dans la plupart des maisons de jeux de l’ancienne colonie portugaise, des Chinois flegmatiques, entourés de parieurs au regard brillant, suant et surexcités, conduisaient les parties de fantan, comptant et recomptant les boutons de nacre, surveillant les mises, faisant aller et venir les piles de billets, ces enjeux qui faisaient - ou plutôt défaisaient- la fortune des joueurs accrochés à de si brefs instants d’espoir. Ceux-ci, les yeux brillants fixés sur les mains du meneur de jeu, s’exclamaient, soupiraient, criaient de joie ou de désespoir suivant leur chance mais, pris par la fièvre enivrante du jeu et le rêve d’une fortune facilement retournée, ils revenaient toujours et encore parier, tenter leur chance une nouvelle fois, quitte à emprunter des sommes inconsidérées ou à engager les objets les plus chers ou les plus indispensables.

Ce genre de transactions se passait devant une alcôve sombre, qui servait à la fois de bar et de guichet de prêt sur gage ou sur parole. Là, derrière un comptoir surmonté des plus mauvais alcools de la planète, un être silencieux surveillait cet essaim d’hommes qui semblaient prêts à tout à la moindre occasion. C’était un Chinois de grande taille, mais fin et plutôt racé, vêtu d’une grande robe grise à l’ancienne mode de l’empire du milieu, avec une longue natte qui lui descendait du crâne dans le bas du dos. Sans doute le patron de cet infâme tripot, c’était lui qui indiquait d’un geste discret à deux pauvres Chinoises aux tenues provocantes quelles tables elles devaient aller servir.

En face du bar, une étroite scène était fermée par un rideau rouge, décoré d’un énorme dragon noir aux griffes dorées. Immobile sous cette pièce de tissu délavé, un gigantesque Mongol, surveillait lui aussi la salle. Le crane rasé, le cou épais, le nez cassé, comme la musculature puissante qui roulait sous l’étoffe, montraient sans équivoque sa condition de lutteur poids lourd. Son costume trois pièces, d’un blanc immaculé, semblait trop petit pour contenir cette montagne et pourtant les muscles roulaient sous l’étoffe, prêts à propulser ce malabar à la seconde où l’ordre semblerait menacé.

 

Soudain, en haut des quatre marches qui descendaient de la rue, la porte d’entrée grinça pour dévoiler l’enseigne du bouge, une enseigne crasseuse qui ne laissait pas imaginer qu’elle était celle une des plus infâmes boites de jeu de Macao, puisqu’elle se nommait –bien curieusement ici- « Le Parisien ».

Tout à leur affaire, aucun des joueurs ne tourna la tête quand les deux hautes silhouettes sombres apparurent sur le ciel chargé de mousson. Seuls le tenancier du tripot et son molosse de garde du corps fixèrent ces inconnus qui n’hésitaient pas à descendre l’escalier. Le premier, un Occidental aux cheveux noirs en brosse, bien bâti, passa sous la lumière d’une des lanternes rouges qui éclairaient la salle. Le suivant, un vrai géant coiffé de roux le suivait, défiant les joueurs qui ne quittaient pas leur table des yeux.

Sur un cillement du patron, le molosse Mongol s’avança d’un air revêche. La rapidité de cet énergumène était étonnante, vu sa masse.

- Je savais bien qu’on ne serait pas les bienvenus, commandant, dit le rouquin en serrant les poings.

- Calme toi, Bill, répondit celui qu’on avait appelé « commandant », tu sais bien qu’on a le mot de passe.

Après ces quelques paroles prononcées en français, le commandant sortit, d’un geste mesuré, une épaisse liasse de lires italiennes de sa poche, avant de l’y remettre. A cette vue, le videur s’arrêta et un bref sourire inattendu éclaira sa face bouffie ; presque élégamment, il montra alors les tables de jeu d’un geste de la main.

- C’est quand même un drôle de mot de passe, souffla le surnommé Bill avec un petit accent britannique. A quoi ça ressemble ?… Je vous demande un peu, moi : des lires italiennes à Macao !

Les deux arrivants marchèrent alors entre les tables, traversant la salle comme s’ils cherchaient une place pour prendre part à une partie. Leurs regards restaient attentifs, leurs pas mesurés. Ils sentaient dans leur dos les regards du patron et de son molosse qui, ils pouvaient le deviner, ne les quittaient pas des yeux. Pourtant, les deux hommes scrutaient les tables dans un autre but.

- Tu te rappelles ce qu’on cherche, Bill ? fit le brun à voix basse.

- Et comment commandant ! On a traversé la moitié de la planète pour ça ! J’ai eu le temps de retenir ma leçon.

Les deux Européens dédaignaient les tables de fantan et fixaient uniquement leurs regards sur les jeux de cartes.

- Toutes ces cartes sont d’ici, ça se voit à trois kilomètres, grommela l’homme aux cheveux rouges.

- Pour l’instant, peut-être, répondit l’autre d’un air songeur et inquiet à la fois.

Leur étrange manège n’avait pas échappé au patron, ni à son molosse. Ces deux clients là n’avaient vraiment pas l’air d’être là pour jouer ni même pour boire et cela faisait d’eux des intrus, des ennemis potentiels.

- Va commander des whiskys, Bill, dit le commandant qui avait du sentir cette menace. Moi je cherche encore un peu…

Le géant interpellé se tourna vers le bar avec un sourire découragé :

- Pour ce qu’il doit y avoir comme piquette, grommela-t-il. Sûrement pas de Zat 77…

Le patron adressa un sourire à la fois commercial et sarcastique à son nouveau client. Face à cet Occidental, il utilisa d’abord un anglais aussi approximatif que mielleux, pour demander :

- Vous désirez boire quelque chose avant de jouer, honorable ami étranger ?

- Un whisky et du meilleur !

- Tout ici est de première qualité, cher ami étranger, vous pouvez d’ailleurs le constater par vous-même…

Joignant le geste à la parole, le patron montra alors une des serveuses qui revenait au bar avec un plateau chargé de vaisselle sale.

- Je vous présente Jeanne, annonça-t-il alors, fièrement, dans un français grinçant. Elle a longtemps travaillé à Paris, dans l’humble établissement que je possédais dans le quartier chinois du canal saint Martin. Mademoiselle Jeanne aussi est de première qualité, comme vous pouvez le voir !

Un peu estomaqué que ce Chinois ait pu les comprendre et même leur répondre dans la langue de Molière, le rouquin allait dire sa façon de penser, quand son regard se fixa sur le plateau de la jeune femme.

- Là bas, à Paris, on m’appelait le Vicomte… continua l’Oriental, dressé fièrement derrière son comptoir.

Bill n’avait l’air d’écouter ce discours étonnant que d’une oreille discrète. Il restait comme muet de stupeur.

- Mais que désire donc boire notre noble ami de France, susurra le Chinois en s’appuyant des deux mains sur son comptoir.

- Commandant, venez voir par-là ! réussit à prononcer le rouquin. Regardez…

- Le généreux étranger peut bien sûr commander aussi pour son noble ami, insista l’Asiatique d’une voix de plus en plus obséquieuse.

- Comm…, voyez voir par-là ! continuait Bill en fixant le plateau des yeux.

Heureusement pour les deux hommes, le commandant s’approcha rapidement et se tourna vers le bar pour commander sèchement deux whiskys. Au passage, il jeta un œil sur le plateau, ou plutôt sur les cartes qui s’y trouvaient au milieu des verres et des tasses vides.

- Nous avons le meilleur whisky de Macao, affirma le Chinois d’un air mielleux en saisissant une bouteille rougeâtre, d’une main boudinée et chargées de grosses bagues d’or. Vous m’en direz des nouvelles !… Il vient directement de Californie.

Il est impossible de décrire les yeux qu’ouvrit le prénommé Bill en entendant ces paroles. Ses poings se serrèrent comme des marteaux, prêts à écraser le patron, son bar, son molosse, les joueurs et le tripot tout entier. Son teint prit en quelques instants une teinte écarlate des plus impressionnantes. Mais une main ferme se posa sur son épaule pour le contenir et calmer cette colère d’Ecossais atteint dans le vif de son honneur national…

- Ici, c’est un gage de qualité, Bill ! Tu te rends compte, du whisky de Californie à Macao, quel luxe !

De telles paroles n’auraient pu suffire, dans une situation normale, à calmer les légitimes ardeurs d’un fier Highlander offensé, mais celui-ci devait avoir conscience que la situation, justement, n’était pas normale du tout. Devant les deux verres qui étaient maintenant remplis, il se laissa alors entraîner en arrière et son teint reprit une couleur plus humaine, malgré son regard fixe. Le commandant, de l’autre main, arrêta alors la serveuse qui attendait de pouvoir passer derrière le bar avec son chargement. Très rapidement, il ôta lui-même la vaisselle sale du plateau et la déposa sur le bar pour la remplacer par les deux verres de Whisky.

- Mademoiselle Jeanne va nous servir elle-même et nous conduire à une table libre, n’est-ce pas ?

- Bien sur, noble ami étranger. Mademoiselle Jeanne est là pour le plaisir de nos honorables hôtes !

Echappant au regard du Chinois doucereux, les deux amis suivirent alors la serveuse vers une table vide. Bill, contrairement à son habitude ne quittait pas la jeune Chinoise des yeux, allant sans guère de discrétion de sa nuque à ses jambes que dévoilaient sa longue robe fourreau fendue très haut sur les côté. Il est vrai que cette jeune femme semblait bien peu dans la couleur de ce lieu de perdition ; de type franchement asiatique, elle n’en montrait pas moins des traits très fins, avec de jolis yeux noirs à peine bridés qui tranchaient, comme sa chevelure noire de geai, avec son teint de peau, d’une blancheur presque surnaturelle. Un charme évident, une douceur et une honnêteté indiscutables ne faisaient qu’accentuer l’impression bien agréable qu’elle imposait aux yeux des deux Occidentaux. Une créature vraiment très inattendue ici ! D’ailleurs, le prénom même de Jeanne semblait bien incongru ici.

Négligemment, au moment de s’asseoir, le commandant prit le jeu de cartes sur le plateau et se mit à le battre avec beaucoup de naturel en s’asseyant. Une étrange comédie commença alors, qui allait se prolonger loin dans la torpeur glauque de cette salle de jeu.

Une fois la serveuse éloignée, Bill et son commandant se partagèrent les cartes pour une partie à deux. Les règles importaient peu. Les deux joueurs avaient l’air de s’intéresser autant au dos des cartes qu’à leur partie elle-même. Comme par hasard, le grand mongol en costume les avait rejoints et se tenait derrière eux, immobile. Cela sembla durer des heures, cela dura sans doute des heures. De derrière son bar, le patron, après avoir lancé un regard incendiaire à la serveuse, ne les avait plus quittés de ses yeux perçants. Dans le reste de la salle, les tables de jeux semblaient peut être elles-mêmes plus silencieuses, peut-être même menaçantes.

La soirée se prolongea longtemps ainsi. Bill et son ami vidèrent plusieurs verres du même horrible breuvage américain, non sans quelques grimaces. Au fur et à mesure des parties, l’argent allait et venait entre eux, mais ils n’avaient pas l’air de s’en soucier. Ils chuchotaient parfois en manipulant leurs cartes, mais en prenant soin de ne pas être entendus. La nuit s’avançant, quelques joueurs quittèrent la salle, d’autres les remplacèrent. Le rideau miteux s’ouvrit plusieurs fois pour les effeuillages plus pitoyables qu’excitants des deux serveuses qui se relayaient sur scène sans conviction ; d’ailleurs, personne ne les regardait ! L’aube approchait déjà quand trois marins de type méditerranéen entrèrent dans la salle. Le patron quitta alors son bar pour s’attabler avec eux à la grande table de poker, en face de la table de Bill et du commandant.

- Cinq heures ! Cette boite ne se videra donc jamais, gémit le grand rouquin.

- Je me demande si c’est une habitude ou si c’est à cause de nous ! répondit le brun d’un air songeur.

Pour la douzième fois de la soirée, Jeanne dégrafait l'air ennuyé le troisième bouton de son bustier pour trois matelots vraiment flippés. C’étaient bien les seuls qui la regardaient ! Le Chinois sortit alors de sa robe grise un revolver de gros calibre et le posa à portée de main sur la table en hélant en français  les deux Européens qui feignaient toujours de jouer :

- Ai-je osé vous dire qu’à Paris, on m’appelait le vicomte ?

Bill et le commandant lui sourirent poliment, ne sachant que répondre… et ils continuèrent leur partie. Il leur sembla même que, si cette manœuvre intimidante leur était bien destinée, le Chinois en profitait pour tricher, faisant d’une pierre deux coups… Mais leur préoccupation à eux n’était-elle pas plutôt de se demander comment sortir de ce trou à rat ?

- En plus, il se fiche de nous, souffla encore le géant roux.

- Quelle idée de prendre une table si loin de l’entrée ! marmonna son compagnon.

- C’est cette Jeanne qui l’a choisie…

- Ou c’est son patron qui lui a montré où nous mettre… Il veut nous garder là !

- N’empêche, faudra quand même bien qu’on sorte !

- Car pour la sortie, bien sur, on n’a pas le mot de passe !

À la grande table de poker, deux as planqués sous la théière, le vicomte lançait les enchères, une main posée sur le revolver. La menace se précisait…

- Je veux bien m’occuper du malabar… proposa Bill. Vous prenez le vicomte, commandant ?

- D’accord, mais cesse de m’appeler commandant !

- Comme vous voulez… commandant !

Tout se passa très vite. Sans aucune transition, cette ambiance qui était restée longtemps uniforme, tendue mais monotone, explosa. Le commandant se leva d’un coup et se lança en avant pour frapper du tranchant de la main la nuque du patron ; sans un cri, le patron chinois s’écrasa le nez sur ses cartes dans un craquement sinistre. Son pistolet sauta en l’air et un coup unique en partit tout seul, pour décrocher, on ne sait comment, une des lanternes rouges, semant la panique chez les joueurs. Bill, dans un même instant, se laissa tomber de tout son poids la tête la première dans l’estomac du gorille, qui souffla un grand coup, avant de glisser doucement par terre comme une montgolfière qui se dégonfle.

Les deux amis s’élancèrent aussitôt à travers la salle, s’ouvrant le passage à coups de poings. Après quelques secondes de chaos, ils se retrouvèrent comme par enchantement dehors, sous la pluie tiède qu’éclairaient les premiers rayons du soleil.

Après dix minutes de course effrénée dans des rues plus sombres et plus inquiétantes les unes que les autres, les deux amis s’arrêtèrent sur un quai du port pour tenter de faire le point.

-Mission accomplie ! Je crois qu’on ne nous a pas suivis, dit le commandant à peine essoufflé.

- Ah ! Macao ! Macao ! Six plombes du matin ! répondit Bill en s’étirant, c’est le meilleur moment.

- Ça sent le sang écarlate ! ajouta le commandant plus poète en admirant le soleil qui se levait sur le port.

- Dire qu’on a bu toute cette purge de Californie !

- Tu boirais n’importe quoi pourvu que ce ne soit pas de l’eau…

- Et tout ça pour un banal jeu de cartes, continua Bill.

Le commandant sortit de sa poche le jeu de cartes qu’il avait pris sur la table avant de s’enfuir du tripot :

 - Des cartes banales peut-être, dit-il comme pour lui-même, mais pas pour le professeur…

- Je répète commandant : des cartes qui n’ont rien de spécial ! On les a regardées pendant des heures : seul le dos est différent !

- Il faut qu’on retrouve le professeur ! Lui seul pourra nous dira ce qu’il faut en faire...

- Et j’espère que ça valait le coup de…

Bill ne finit pas sa phrase : une grosse voiture noire était apparue au bout du quai. Tournant la tête, le commandant lui en montra une seconde à l’autre extrémité.

Ils n’étaient pas encore à Paris !

 

2

 

Sur la route de Narbonne.

 

 

 

L’appel au secours.

 

Lancés dans l’aventure.

 

 

 

 

L’origine de cette aventure remontait maintenant à environ trois semaines. Comme souvent, nos deux héros avaient été projetés involontairement dans cette histoire qui les avait menés bien malgré eux à Macao, alors qu’ils aspiraient, chacun de son côté à un repos bien mérité.

Au début de cette affaire, l’homme brun appelé commandant par son compagnon se reposait bien tranquillement chez lui, dans son appartement du quai Voltaire, à Paris. Il était alors bien loin de se douter qu’avec son ami écossais, il traverserait la moitié du monde pour dérober, dans une sombre boîte de Macao, un simple jeu de cartes ! Le commandant Morane, Robert de son prénom, Bob pour ses amis, était une sorte d’aventurier au grand cœur, toujours prêt à défendre les faibles et à vendre sa peau pour une juste cause. Grand, bien bâti, l’allure franche et courageuse, il avait vécu en quelques années une multitude d’aventures, qui l’avaient mené aux quatre coins de notre planète. Son grade, il le tenait du temps où, pilote de la Royal Air Force, il repoussait au-dessus de la Manche les Junker 88 et autres Heinkel 111, qui venaient lâcher leur chargement de mort sur la capitale londonienne. C’est à cette époque, à bord de son spifire, qu’il s’était forgé son caractère si bien trempé et qu’il avait acquis son remarquable self-control qui lui avait permis de se faufiler alors dans les formations allemandes pour ajuster le tir de ses mitrailleuses.

Ce soir-là, l’ancien commandant n’avait alors qu’une aspiration : se reposer et se détendre. Un 33 tours de Louis Armstrong sur l’électrophone, une boisson fraîche à portée de la main, il était tranquillement calé dans son meilleur fauteuil, en train de relire « Robur le conquérant », le Verne qu’il préférait entre tous, quand le téléphone sonna. Personne ne le savait chez lui, sauf son ami Bill, ce géant roux qui, depuis des années, avait partagé tant de dangers avec lui. Normalement, ce diable d’Ecossais devait actuellement être occupé à compter et à recompter ses sacrés poulets ; ce qui était, pour ce colosse des Highlands, la plus reposante des occupations !

- Commandant, comment allez-vous ?

C’était bien Bill. Sans l’avoir jamais vraiment décidé, les deux amis avaient pris l’habitude, dans ces trop rares périodes d’inactivité, de se téléphoner régulièrement pour se donner quelques nouvelles.

- Vous êtes assez reposé, commandant ?

Cette seconde question, comme d’ailleurs le ton de Bill, avait suffi à faire comprendre à Bob que ses courtes vacances étaient d’ores et déjà terminées.

- Qu'est-ce qui t'amène, Bill ? Rien de grave j'espère ? Tes poulets vont bien ?

- Oui, comm…

- Je m'y fais bien, moi,  à cette petite vie tranquille. Sais-tu, j'étais justement en train de relire l'un de mes romans préférés quand tu m'as sorti de mes rêves. Je…

- Commandant, commandant ! Ecoutez-moi ! l'interrompit Bill, le ton un peu penaud ; car il sentait bien que Morane se montrait légèrement agacé.

- Bon allez, vas-y Bill, je t'écoute. De toute façon, le charme est rompu maintenant. Alors vas-y…

  La ligne était-elle si mauvaise ? Ou peut-être Bill marmonnait-il ? Les seuls mots compréhensibles furent :

- … Pas ma faute !…

- Monsieur l’éleveur de volaille aurait-il perdu son whisky ? avait grogné le commandant en refermant d’un geste fataliste ce livre qu’il ne pourrait sans doute pas finir avant longtemps.

Cette mauvaise humeur pouvait se comprendre : depuis des mois, les deux amis avaient vécu toutes sortes d’aventures palpitantes et frôlé plus d’une fois la mort. Un peu de paix lui semblait bien méritée… Et pourtant… l’aventure ? N’était-ce pas toute sa vie ? D’ailleurs, allez savoir pourquoi, plusieurs de ses dernières aventures, il les avait même vécues seul, alors que Bill contait bluette à son armée de gallinacés caquetants. Alors, si aventure il devait y avoir, Bob s’avouait intérieurement content d’entendre la voix de son ami.

- Allez, raconte ! Et qu'est-ce qui n'est pas de ta faute ? Et parle clairement ! prononça-t-il enfin d’une voix un peu bourrue.

- C'est pas de ma faute si je vous dérange, commandant. C’est le professeur ! Il nous attend demain matin, à cinq heures, devant la cathédrale de Narbonne.

- A Narbonne ? Rien que ça ! Qu’est-ce qu’il fait là-bas ?

- J'sais pas ! Il ne m’a rien dit d’autre. Il a besoin d’aide… C’est pas lui qui m’a téléphoné, c’est Jérôme ! Il vaut mieux prendre votre valise…

- Et la Jaguar, je suppose ?

- C’est-à-dire, commandant, d’après Jérôme, le professeur préférait qu’on loue une voiture plus… discrète !

- Donc, c’est toi qui viens me chercher ?

- Oui commandant, je serai là à dix heures pile. Je viens de débarquer à Dunkerque, j’arrive le plus vite possible !

- S’il faut être discret, je t'attendrai à la porte du garage, tu paraîtras dans ta superbe auto…

Bill Ballantine savait qu’il ne fallait pas se formaliser pour ce ton impatient et même moqueur qu'affichait son ami. Sans doute ce dernier cachait-il ainsi une inquiétude légitime. Pourquoi donc le professeur Clairembart leur faisait-il demander à tous les deux de le rejoindre ainsi, si rapidement ? Et pourquoi avait-il fait téléphoner seulement à Bill, laissant à celui-ci le soin de le prévenir et de l’emmener dans une voiture de location ? L’aventure n’avait pas commencé et, déjà, le mystère était là !

- Vous n’êtes pas correct de vous moquer comme ça, commandant ! Moi, je ne fais que suivre les consignes du professeur. Il fera nuit, vous êtes sûr que vous me verrez arriver ?

- Il fera nuit, mais avec l'éclairage, on pourra voir jusqu'au flanc du coteau !

- Nous partirons sur la route de Narbonne… reprit Bill.

Dans sa réponse, une nouvelle fois, l’ironie pointait dans la voix du Français :

- Bien sur ! Qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? Le professeur semble avoir besoin de nous, non ? A moins que tu n’aies encore des courses à faire avant ?

- Oui, euh, non, on part directement ! Euh, au fait, quel coteau, commandant ?

- Rien, rien, c’est une idée… juste une idée qui m’a traversé l’esprit… Tu ne peux pas comprendre… Et cesse de m’appeler commandant, je te l’ai dit mille fois !

- Oui, euh, bien sûr ! A vos ordres, commandant…

Ces derniers échanges de paroles qui pouvaient sembler aigres à l’observateur non prévenu, prouvaient en réalité la profondeur de l’amitié qui liait les deux amis depuis des années… Chacun, à l’approche d’une nouvelle aventure, se montrait à la fois impatient et inquiet : leurs multiples expériences ne leur avaient-elles pas déjà mille fois prouvé que, d’un instant à l’autre, la mort se montrait susceptible de vous emporter sans s’annoncer d’aucune manière ?

  Bill Ballantine, au volant d’une Simca 1000 de location sans allure, avait donc cueilli son ami Bob Morane devant le garage tout proche de son appartement du quai Voltaire. L’Ecossais était un pur produit des terres frustres et dures des landes des Highlands. Fier de sa condition et de ses origines, il avait la carrure d’un géant, mais montrait une souplesse incomparable pour quelqu’un d’une telle corpulence. Ses traits volontaires et burinés par une vie au grand air et chargée d’aventures lui donnaient sans conteste un aspect sympathique, renforcé par l’éclat étonnant de sa chevelure rousse repérable à des kilomètres.

Comme Bill avait déjà « un long voyage dans les bottes », comme il disait, ce fut Bob qui prit le volant dès leurs retrouvailles. Pour les rares passants qui rentraient chez eux tardivement, ce fut sans doute un spectacle cocasse d’observer ces deux grandes carrures se plier et se replier pour embarquer avec difficulté dans le petit véhicule !

  La voiture avait couvert dans la nuit les quelques centaines de kilomètres qui séparaient Paris de Narbonne, la fière cité du Languedoc.

Sauf aux carrefours où ils devaient parfois discuter de l’itinéraire, les deux amis n’échangèrent aucune parole. L’Ecossais n’avait rien de plus à dire sur l’appel du professeur et Morane n’attendait pas de renseignements supplémentaires avant le rendez-vous du lendemain. Conduisant souplement la Simca 1000, Bob ne cherchait pas à battre de record de vitesse, mais préférait réfléchir calmement puisque, de toute façon, l’heure de la rencontre ne pouvait être avancée… Pourquoi donc le professeur avait-il besoin d’eux ? Et pourquoi les avoir fait appeler de manière aussi inattendue ? Il aurait bien pu appeler lui-même… à moins qu’il ne soit en danger ou incapable de prendre lui-même le téléphone. Bob imaginait son ami Aristide prisonnier, mais pourquoi et de quels bandits ? Il pensait même au pire. Les recherches très particulières que menait le vieil archéologue le conduisaient parfois à mettre à jour des trésors inestimables, qui étaient la cible des plus vils malfaiteurs… Etait-ce le cas cette fois-ci ? Bob essayait de se rassurer, imaginant que le vieil archéologue avait découvert une grotte préhistorique, ornée de peintures rupestres exceptionnelles, et qu’il ne voulait simplement pas les rendre publiques pour l’instant. Ou alors, qu’il avait déniché un manuscrit carolingien relatant les amours de l’empereur d’Occident… Mais au fond de lui, il n’y croyait pas trop : aucune raison de ce genre ne justifiait ces précautions qui tenaient vraiment plus de l’appel dramatique que de la discrétion scientifique !

La descente nocturne vers le Midi s’était donc faite dans un silence plutôt tendu… digne d’une veillée d’armes…

Au lever du jour, les deux amis arrivèrent à Narbonne, où ils longèrent le canal de la Robine qui traverse la vieille cité occitane. Dans les rues encore endormies, la cathédrale ne fut pas difficile à localiser, bien visible de loin grâce à sa silhouette trapue… mais une autre question plus ardue se posait : « Où trouver le professeur ? »

- Jérôme m’a parlé d’une cour saint quelque chose, près de la cathédrale, se rappela Bill.

- Quelle précision, félicitations, vraiment ! Cherchons donc cette cour ! Ca va être facile… Tu ne te rappelles plus le nom exact, vraiment ?

- Ben non… c’était un nom bizarre, comme sainte Rita !

- Sainte Rita, la sainte patronne des causes perdues… Tu es optimiste, je vois…

En réalité, ils n’eurent aucune difficulté à trouver la cour en question ! Approchant du vieux quartier, les deux amis découvrirent en même temps un panneau indiquant la cour saint Eutrope, un peu comme s’il n’y avait qu’une seule cour dans la ville et que tous les passants la cherchaient.

- C’est ce nom là ! s’écria l’Ecossais soulagé.

Mais dans ce quartier moyenâgeux, les rues étaient étroites et, comme c’était jour de marché, des marchands ambulants commençaient à y installer leurs étalages de fruits et légumes. La voiture fut vite garée, sur le quai du canal, car l’heure du rendez-vous approchait. Et ce fut donc à pied que le commandant et son compagnon entreprirent de faire le tour de cet édifice que les aléas de l’histoire empêchèrent d’être terminé. La cathédrale Saint Just et Saint Pasteur ne se composait en réalité que d’un chœur gothique et de quelques travées, en guise de vaisseau. Là où le transept n’avait pas été terminé, là où la nef aurait dû être construite, se trouvait la cour Saint Eutrope… A cette époque, des travaux de pavage en cours y interdisaient exceptionnellement l’installation du marché : la dite cour était donc entièrement déserte et silencieuse, encombrée de quelques tas de sable de rivière et de pyramides de pavés.

- C’est ici, s’exclama Bill en voyant la plaque près de la porte principale de la cathédrale. C’est la cour Saint Eutrope ! C’est ici le rendez-vous !

Ils étaient à l’heure, mais il n’y avait personne…

- Mais montrez-vous donc, Professeur ! appela-t-il alors, mais sans hausser le ton. Mais…

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Vêtu, ou plutôt enveloppé, recouvert jusqu’aux yeux d’une noire robe de bure à capuce, un moine s’approcha rapidement, sorti d’un coin sombre de la cour, comme s’il attendait jusque là dans la pierre même d’un contrefort. De l’ombre de la capuche, un chuchotement leur souffla rapidement :

- Vous êtes venus… Dieu soit loué… Vite ! Prenez ce carnet et bonne chance ! Et rappelez-vous la vieille passion de votre ami !

- Qui êtes-vous ? Et…

Bob n’eut pas le temps de poser d’autres questions… Sans une explication, le moine s’était retourné rapidement vers la porte de la cathédrale, l’avait ouverte, s’y était engouffré et avait disparu à l’intérieur… Derrière lui, aussitôt, le battant avait claqué, une serrure avait tourné.

- As-tu reconnu la voix ?

- Ben non ! Il chuchotait ! Ce n’est pas facile ! Vous croyez que c’était le professeur ? demanda Bill.

- Non, la taille et la carrure ne correspondent pas… et puis on aurait distingué la barbiche… Et je ne vois vraiment pas le professeur se promener en capucin. Celui-là était un peu plus court, un peu plus large, mais il me semble que je connais quand même cette voix… ca ne te dit rien ?

- Si ! Je sais ! s'exclama Bill. C’est Jérôme ! Il sert encore une fois d’intermédiaire !

- C’est possible, tu as peut-être raison… Mais peut-être que… commença le commandant en regardant le carnet dans sa main.

- Peut-être que… ? insista son compagnon.

- Tu es certain de l’avoir reconnu ?

- C’est Jérôme, c’est lui ! Non, il n’a pas changé… décida enfin Bill.

- Je crois, moi, je suis même sûr et certain, maintenant que tu le dis que c’était bien Jérôme, l’assistant, le valet, le majordome, le chauffeur du professeur… continua Bob pensivement. Comme le coup de téléphone mystérieux en Ecosse au lieu de m’appeler à Paris, c’est plutôt inquiétant ! Cela signifie que le professeur n’est pas libre de ses mouvements et qu’après l’avoir fait te téléphoner, il nous a envoyé son assistant pour nous transmettre des informations… ou pour nous appeler au secours !

- Ou alors, il se cache et c’est qu’il a peur… Et comme ce Jérôme ne nous a rien dit, on n’est pas plus avancé ! grogna Bill.

- En tout cas, ce n’est pas la peine pour l’instant de tenter de le rattraper… Le temps de faire le tour de la cathédrale, il sera à l’autre bout de la ville…

- On ne va quand même pas rentrer à Paris comme ça, le ventre vide ?

- Qui t’a parlé de rentrer à Paris ? Et tu ne penses donc qu'à manger ? Tu vas encore prendre du poids ! Mais tu as raison ! On va prendre un café et un croissant sur les quais, décida Bob en serrant le carnet dans sa main. On a d’abord un peu de lecture à faire…

- Oui, un café, dit l’Ecossais qui pensait évidemment à une autre boisson plus corsée et à quelques denrées plus consistantes.

  Les deux amis retournèrent vers leur voiture et s’attablèrent à une terrasse située contre le canal de la Robine. Quelques minutes plus tard, nos deux amis commandaient un petit déjeuner complet à un garçon mal éveillé qui, à cette heure matinale, ouvrait à peine son bar. Face à face, le Français et l’Ecossais restèrent d’abord silencieux en attendant leurs consommations. Tous deux pensaient à leur ami, le professeur Clairembart, archéologue de renom, avec qui ils avaient vécu plusieurs aventures, partageant les risques et les coups. Où était-il ? Que lui était-il arrivé ? Pourquoi tout ce mystère ? Un peu fantasque, passionné et prêt à tout pour faire avancer la science, le professeur n’en était pas moins quelqu’un de posé, qui n’aurait pas inquiété ainsi ses amis à la légère. Il ne fallait sans doute pas omettre les seules paroles du messager, qui avait cité « la vieille passion » du savant. Comme passion, Bob lui connaissait l’archéologie en général, et plus particulièrement la recherche des continents perdus de l’Atlantide et de Mu… Mais quel rapport avec Narbonne ?

Le garçon qui apportait un lourd plateau coupa court à ces réflexions. Le géant toujours affamé détailla chaque assiette garnie de viennoiseries, de fougasse et de pain frais, se demandant sans doute s’il devrait partager ou non ces mets avec son compagnon.

Aussi copieux qu’il fut, le petit déjeuner fut avalé, en silence, dans un temps record. Un coin de table fut rapidement débarrassé et Bill se rapprocha de son ami qui ouvrit enfin le fameux carnet. Le premier regard jeté sur les pages laissa les deux amis ébahis et pantois.

- Des chiffres, rien que des chiffres ! s’exclama l’Ecossais, alors que le Français fronçait les yeux en feuilletant les pages couvertes en effet de chiffres. Qu’est-ce qu’il veut qu’on fasse de ces mathématiques ?

- Ce ne sont pas des mathématiques, Bill, c’est un code !

- Mais un code dont on n’a pas la clé, c’est juste des chiffres sans queue ni tête ! C’est donc du chinois, comme les mathématiques !

- Une clé, ça se trouve, continua Morane, comme pour lui-même en se passant la main dans les cheveux, ce qui était pour lui un signe de réflexion intense.

- En tout cas, ça prouve bien que ce cher Clairembart se méfie, qu’il se sent épié ou traqué !

- C’est donc une raison supplémentaire pour décoder ce message au plus vite !

Les deux hommes se penchèrent alors au-dessus du carnet et commencèrent à l’examiner… Bob avait déjà lu pas mal de choses au sujet des codes, quand il était dans la Royal Air Force. Et les principes du codage et du décodage étaient pour lui un exercice mental qu’il connaissait un peu, pour avoir étudié leurs théories dans des articles historiques et scientifiques.

- Tu sais que tu as raison, Bill ; le décodage, c’est des mathématiques !

- Vous dites cela pour me décourager, commandant ?

- Non, tout au contraire ; c’est pour t’encourager ! Si c’est logique, tout le monde doit pouvoir décoder un message, avec un peu de patience !

- De la patience ? Quelle patience ? Comment voulez-vous être patient, alors que ce brave professeur qui n’a jamais fait de mal à une coccinelle est peut-être en train de se faire couper en petits morceaux !

- Ne dramatise pas, Bill ! S’il a pu écrire ce long message, puis le coder, c’est qu’il n’était pas en pièces détachées ! Mais tu as raison, ne perdons pas de temps !

- Et puis d’abord, grogna encore l’Ecossais, si tout le monde pouvait décoder un code, on n’en ferait plus, des codes, pas vrai ?

Les deux têtes se penchèrent de nouveau sur les chiffres alignés de cette petite écriture serrée et régulière que les deux amis connaissaient si bien. Chaque page du carnet comptait vingt-quatre lignes, et chaque ligne comptait douze nombres de deux chiffres… des nombres toujours inférieurs à 27… Cette régularité de présentation avait-elle une importance ? Des nombres de 0 à 26, cela ne pouvait-il pas rappeler tout simplement les vingt-six lettres de l’alphabet ? Mais comment ? Par où commencer ? Le travail risquait d’être long…

  Tout se passa alors très vite. Avant qu’ils aient vu quoi que ce soit, une main passa entre leurs deux épaules, saisit le carnet sur la table, se retira et disparut dans leur dos ! Les deux amis sautèrent sur leurs jambes, renversant leur chaise… Bill se jeta en avant, mais manqua la silhouette qui s’éloignait déjà entre les tables voisines. Il ne put que s’étaler sur une table entourée de vieilles ménagères, venues faire leur marché, qui se mirent à hurler de terreur et d'indignation. Bob courut pour contourner la terrasse et couper la retraite à l’inconnu. Il arriva aux trois marches qui descendaient vers la chaussée, quand le fuyard se retourna pour lancer quelque chose dans sa direction

- Le carnet... imagina Bob un instant.

Il se pencha, mais fut saisi d’horreur en voyant ce qui rebondissait vers ses jambes : une grenade quadrillée !

Sans réfléchir plus longtemps, Bob plongea sur le sol, saisit d’une main l’objet meurtrier et, tout en roulant sur le sol, le lança de toutes ses forces au milieu du canal de la Robine. L’explosion ne se fit pas attendre. Une gerbe d’eau monta dans le ciel, accompagnée d’un bruit de tonnerre. Des hurlements montèrent de la terrasse et du marché, tout proches ; mais cette foule populaire avait-elle compris que le drame venait d’être évité par ce réflexe extraordinaire de Bob ? Celui-ci n’eut pas le temps d’y penser, pas le temps non plus de donner des explications à qui que ce soit, pas même au garçon de café effaré qui s’approchait en gesticulant : dans un crissement de pneus brûlés, la Simca de location s’arrêta sous son nez et il y sauta comme par réflexe…

Bob à peine installé sur son siège, la portière encore ouverte, Bill embraya dans le hurlement du moteur malmené. Les pneus patinèrent un instant dans une plainte aiguë, puis accrochèrent enfin le pavé. La voiture bondit en avant, laissant derrière elle un nuage bleuté à l'odeur nauséabonde de caoutchouc surchauffé.

- Je l’ai vu monter dans une auto, alors je suis allé prendre la nôtre, expliqua Bill qui conduisait dans les rues encombrées de voitures de livraisons.

- Bon réflexe ! Tu la vois encore, au moins ?

- Oui, à deux cents mètres devant nous ! C’est l’Alpine bleue !

En effet, au bout de la rue, une Alpine grillait un feu rouge et coupait la route à un bus de ville qui, pour l'éviter, se mit en travers de la chaussée, interdisant ainsi le passage aux poursuivants. Ceux-ci aperçurent un instant la Renault qui disparut dans la rue de gauche où elle tourna dans des fumées de gomme brûlée. Cela ne démonta pas l'Ecossais, qui confondait peut-être sa Simca avec un spitfire. Il enfonça la pédale de l’accélérateur en criant :

- Accrochez-vous, commandant !

Il donna un brusque coup de volant et écrasa son klaxon pour monter sur le trottoir, heureusement peu encombré. Les rares passants s’écartèrent de justesse devant ce pilotage hasardeux, mais l’avertisseur se montrait très efficace pour aider à se frayer une voie libre. La voiture passa derrière le bus immobilisé, et tourna sur deux roues pour enfiler la rue où l'Alpine, dans laquelle était monté leur voleur, avait disparu.

- Je la vois ! On ne l’a pas perdue !

- J’en étais sûr ! Avec un pilote comme toi, il ne peut pas nous échapper !

- Le problème, c’est plutôt la voiture. Je n’ai pas grand-chose sous le capot, tandis que lui…

En effet, dans leur dos, le petit moteur semblait donner son maximum !

- Tu as raison ! Il faut le coincer en ville ! Sur la route, tu n’auras aucune chance !

Cette course-poursuite insensée se poursuivit plusieurs minutes dans les rues de la ville. Malgré la dextérité de Bill, l’Alpine restait loin devant eux. En effet, les deux chauffeurs ne jouaient pas à armes égales ! D’abord, les deux voitures étaient vraiment différentes quant à leur puissance et leur tenue de route. Mais surtout, malgré ses motivations évidentes, Bill s’appliquait à ne pas mettre la vie des passants et des autres automobilistes en danger, alors que l’autre se moquait de tout et de tous, sauf de sa propre fuite. De rues en ruelles, les deux voitures traversèrent ainsi toute la ville. Étonnamment, l’Alpine ne semblait pas vouloir chercher à quitter la cité et cette poursuite pouvait continuer ainsi bien longtemps ! De trottoirs en files de gauche, de stops grillés en feux rouges ignorés, les deux véhicules évitèrent tous les obstacles et les seuls dégâts qu’ils causèrent ne le furent qu’indirectement, par les passants effrayés qui se jetaient en tous sens pour ne pas être percutés par les deux bolides et par les autres véhicules, qui cherchant à les éviter, finissaient dans le décor. Bill avait d’ailleurs cette tâche supplémentaire de ne pas heurter ces gens hagards, qui se relevaient après avoir échappé de justesse au passage de la première voiture.

Cette course-poursuite se termina pourtant sans gloire pour ce pilote adroit mais prudent. Après un carrefour, où il avait évité un camion de maraîcher et le vélo d’un facteur, sa route fut brusquement coupée par un véhicule qui venait d’en face et qui se mit en travers devant lui. Un crissement de pneus, un dérapage bien contrôlé, et la Simca s’immobilisa à quelques centimètres, parallèlement à cet importun.

C’était un tube Citroën C15, blanc et noir, bien reconnaissable dans les rues de toutes les villes de France.

- La police ! C’est pas vrai, c’est pas nous qu’il faut arrêter !

- Je crois qu’on a oublié de payer la note du café, remarqua Bob.

- Les petites économies sont toujours bienvenues, fut la seule réponse de l’Ecossais.

L’humour est bien souvent la meilleure manière de surmonter les échecs et les deux amis n’avaient rien d’autre à faire que de regarder les policiers contourner leur fourgon pour encadrer leur propre véhicule.

- Les mains en l’air ! Vous êtes cernés !

 - En plus, ça va être notre fête ! grogna Bill.

- Comprends-les ! Ils font leur travail de flics…

- Tu parles d’un boulot !

- Bien sûr, le monde serait meilleur si on n’avait pas besoin d’eux…

- Silence ! Et pas d’histoire, hein ! Levez les mains immédiatement !

Les deux amis obtempérèrent, lentement. La Simca se retrouvait alors cernée de toutes parts par un cordon de policiers, l’arme au poing. Ils n’auraient pas pu résister et de toute façon, ils n’allaient pas assommer douze policiers français après le rodéo qu’ils venaient de commettre dans les rues… Bob se demandait même comment ils allaient pouvoir simplement s’expliquer et se sortir de cette situation… En tout cas, ce n’était pas comme ça qu’ils allaient aider le professeur Clairembart…

Visiblement sur ses gardes, car ne sachant à qui il avait affaire, le brigadier s'approcha et ouvrit lentement la porte du conducteur. D’une voix glaciale, il ordonna :

- Dehors tous les deux ! Et pas d’histoire, hein ! Ne faites pas un geste !

- Comment on va sortir, si on ne doit pas faire un geste ? marmonna Bill.

- Laisse tomber, je crois que ce n’est pas le moment de faire de l’esprit…

Les deux amis, contrits et penauds, s’extirpèrent de leur véhicule ; Bob dut passer par-dessus le volant à cause de sa porte bloquée par le tube Citroën… Que faire d’autre ? Ils n’étaient pas en position d’élever la moindre protestation, pour l’instant !

Il leur fallut encore se mettre face à leur voiture, écarter les jambes et les bras pour se laisser fouiller… ce qui faillit mal tourner au moment où un browning fut découvert dans le veston de Bill :

- Alors, ça c’est le bouquet, souffla Morane. Tu avais bien besoin de ça !

- M’embarque jamais sans biscuit ! grogna la géant à qui on passait avec difficulté les menottes.

  Par contre, dans son autre poche…

3

 

Pris en chasse.

 

 

 

Sur les jonques et les sampans

 

Un ange gardien inattendu

 

 

 

 

Dans la brume du port, les quelques lampadaires boulonnés aux hangars antédiluviens ne tachaient le pavé défoncé que de rares halots lumineux. Aux extrémités de ce quai, les deux voitures qui venaient d’apparaître, avançaient lentement, dramatiquement. Par instant, les carrosseries sombres brillaient sous la lumière électrique des réverbères, mais la plupart du temps, on ne distinguait que les feux de positions et les pare-brise qui luisaient lugubrement sous la lumière lunaire, dont l’éclat était atténué par des nuages bas.

- Il vaudrait mieux qu’on se tire, souffla Bill.

- Je ne te le fais pas dire !

Mais par où fuir ? D’un côté, il n’y avait que cette longue ligne de hangars, en tôle ondulée ou en bois, bien sûr fermés à cette heure de la nuit. Malgré leur vétusté apparente, il était visible que toutes ces portes étaient solidement barricadées, la plupart par de lourdes chaînes réunies par de gros cadenas. Le long du quai, toutes ces constructions disparates étaient mitoyennes, aucune ruelle, aucun passage ne permettait de passer ce front aussi impénétrable qu’une muraille de forteresse. Vraiment, leurs poursuivants avaient bien choisi leur coin pour les piéger ! Bob regarda les façades les plus proches. Même en faisant la courte échelle, il n’y avait pas moyen d’escalader ne serait-ce qu'un de ces bâtiments qui serait plus bas que les autres, jusqu’à son toit. Il fallait donc se tourner vers le côté des bassins. Tout près, un cargo -sans doute un liberty ship* reconverti dans le cabotage- était à quai. Pas la moindre passerelle, pas plus d’échelle de coupée qui descendait du bordage, sans doute pour éviter les visiteurs indésirables. A la limite, il devait être possible d’y grimper par les amarres, mais une telle ascension ne serait ni aisée, ni rapide… D’un coup d’œil vers les voitures noires qui approchaient, Bob jugea qu’ils n’auraient pas le temps de se hisser jusqu’au bossoir. Homme de promptes décisions, il décida :

- Allons par-là, il faut qu’on trouve quelque chose !

Bob entraîna son compagnon vers la poupe du cargo, en revenant un peu sur leurs pas ; il savait que, de ce côté, il y avait des jonques en quantité, accolées les unes aux autres sur plusieurs rangées successives. Au moment où les deux hommes se préparaient à sauter sur la première qui se présentait à eux, les deux voitures se mirent en pleins phares, les éclairant comme en plein jour. Des coups de feux éclatèrent, mais aucune balle ne siffla à leurs oreilles.

- Ils ne sont pas malins, ils s’éblouissent mutuellement, ricana l’Ecossais qui sautait sur le pont de l’embarcation.

- Et surtout, ils risquent de se tirer dessus ! ajouta le Français qui le suivit sans hésiter.

Sans doute leurs poursuivants comprirent-ils la même chose, car les tirs cessèrent un moment. Mais quand les voitures, toutes proches maintenant furent tournées vers la ligne des jonques et que leurs lumières illuminèrent crûment la succession des ponts, des mats, des baumes et des cordages, les coups de feu reprirent de plus belle. Les balles sifflaient en tous sens au-dessus des têtes des deux amis, des éclats de bois arrachés se mirent à voler partout. Sans attendre, les fuyards enjambèrent le plat-bord pour se retrouver sur un second bateau, puis courant de bastingages en ponts, sautant de passerelles en panneaux, bondissant en zigzag pour déjouer les tirs mal ajustés, ils traversèrent les embarcations suivantes, dans le seul but immédiat de s’éloigner du quai, droit vers le bassin.

  Etrange course contre la mort. Comment trouver le bon passage, comment choisir une direction dans ce dédale inextricable, surtout dans cette demi obscurité ?

* Cargos construits à près de 3000 exemplaires à partir de 1943 par les Etats-Unis, pour pourvoir au ravitaillement de la Grande Bretagne malgré la chasse des sous-marin allemands.

Partout, des

obstacles se mettaient en travers de leur chemin, à chaque instant, ils pouvaient se prendre la jambe dans un rouleau de cordage, ou tomber entre deux coques noires. Seuls contre une meute de tueurs sans scrupules, ils étaient isolés, sans armes, obligés de fuir vers nulle part, puisque, devant eux, il n’y avait que le bassin désert du port. Pourtant, par instants fugitifs, des visages leur apparaissaient derrière une vitre sale, deux yeux accrochaient un reflet de lumière et brillaient dans l’obscurité, tandis que plus loin, une forme humaine s’écartait devant eux. En effet, ce désert de ponts sinistres n’était pas un désert. Il y avait tout un petit peuple misérable sur ces bateaux. Des gens qui laissaient la traque se faire sous leurs yeux, trop effrayés sans doute pour avoir l’idée même d’intervenir ou d’offrir la moindre aide.

« S’ils décidaient d’aider quelqu’un, ce ne serait sans doute pas nous », pensa Bob en croisant un regard dans l’encoignure d’une minuscule fenêtre entrouverte.

Il n’était pas sans connaître l’esprit oriental enclin à se méfier en général des Occidentaux qui, depuis si longtemps, ont si longtemps et si durement exploité ces régions, traitant l’homme jaune comme du bétail corvéable à merci. Il n’ignorait pas non plus la puissance et l’omniprésence des Triades dont personne ici n’osait prononcer le nom… Il ne pouvait donc s’étonner que cette course poursuite ne soit, pour ces marins terrés dans le noir, qu’un événement désagréable, inquiétant, qui ne pouvait être en aucun cas une occasion de se comporter en héros généreux.

  Leur fuite se poursuivait donc, sans grand espoir et sans doute sans fin, malgré la ligne brillante de l’eau libre, dont ils se rapprochaient inexorablement.

Par moment, dans l’ombre d’un pont, ils rampaient sur le côté, pour tromper les tireurs qui pouvaient les viser sans problème chaque fois qu’ils devaient se découvrir pour passer d’une jonque à l’autre. Leurs poursuivants commençaient sans doute à les suivre sur la multitude des embarcations et ils semblaient même gagner du terrain, ce qui était bien logique, puisqu’ils n’avaient pas à ramper la moitié du temps pour se défiler des balles. Bob comptait cependant sur le nombre de bateaux, sur la complexité des cabines, sur les amoncellements de marchandises, sur les fouillis de cordages, de bâches et autres toiles pour se cacher, et peut être même se laisser dépasser par la horde qui les traquait. Ils étaient maintenant loin du quai et les phares des voitures ne les éclairaient plus vraiment, ils ne faisaient qu’ajouter un peu de lumière d’ambiance à cette tragédie nocturne en deux actes, qui n’en connaîtrait peut-être pas de troisième. Mais justement, peut-être pourraient-ils ainsi se perdre dans la nuit ? Finalement, ces vieilles jonques étaient truffées de cachettes et elles se révélaient un refuge assez efficace… Pour se redonner un peu de courage, Bob se dit que, pour finir, ils auraient pu tomber sur pire endroit…

Les deux fuyards, à bout de souffle malgré leur excellente condition physique, s’immobilisèrent un instant derrière un amas de filets de pêche, pour souffler un peu et surtout réfléchir à la meilleure décision à prendre. Bob en profita pour enfermer le jeu de cartes avec ses papiers et son argent, dans la pochette étanche qu’il emportait toujours sur lui :

« Vu les circonstances, ça peut être utile… », se dit-il.

A ce moment là, tout à coup, un cri guttural déchira brièvement la nuit et, comme par enchantement, les tirs cessèrent et le silence revint sur le port. Sauf l’odeur de la poudre brûlée et surtout ces inquiétantes silhouettes qui les entouraient de plus en plus prêt, les deux amis auraient pu se croire seuls.

- Comme je l’ai toujours dit, on n’aurait jamais du aller dans un bouge pareil sans biscuit, chuchota Bill.

- Comme si on avait eu le choix ! Tu sais bien l’urgence de notre mission, on n’avait pas le temps de se procurer un arsenal digne de ce nom !

- Reste plus qu’à faire not’ prière à sainte Rita, conclut l’Ecossais.

- Tu as oublié qu’on est censé avoir une baraka d’enfer ?

Pourtant, malgré cet optimisme affiché, Bob savait bien que leur situation n’était vraiment pas brillante. Autour d’eux, dessinés par la lune qui se découvrait lentement, les chasseurs avançaient, silencieusement, précautionneusement… Deux d'entre eux les avaient déjà dépassés à leur droite. A leur gauche, trois autres avançaient, légèrement en arrière.

C’étaient des Chinois, on les reconnaissait à leur face ronde qui luisait dans la nuit et à la forme de leurs vêtements, pantalons larges et courts, vestes à col rond… On distinguait surtout leurs armes, muettes mais encore fumantes, menaçantes au bout de leur bras levé, prêtes à faire feu à la moindre alerte. Comme la ligne des poursuivants les encadrait maintenant sur chaque flanc, Bill montra d’un coup de menton muet que, derrière, personne ne venait. Peut-être que le filet trop distendu allait les rater, que les tueurs allaient passer de chaque côté, les évitant comme par miracle... La baraka, apparemment, ne les lâchait donc pas ? Ils retinrent leur souffle, se figèrent là où ils étaient, évitant le moindre geste, fermant même presque les yeux pour éviter qu’ils ne brillent et ne signalent ainsi leur présence… Un suspense intenable… Les ombres passèrent, proches, mais personne ne les aperçut dans cette nuit où tout se confondait.

- Merci sainte Rita, murmura Bill.

Les Chinois étaient maintenant à une dizaine de mètres d’eux, côté bassin. Ils s’approchaient de l’eau, le premier se penchant par-dessus le dernier bastingage pour scruter la surface glauque du port, mélange d'eau et de mazout, où flottaient détritus, cadavres de rats, bois mort et autres objets non identifiables, que d'imperceptibles vaguelettes animaient d'une sorte de pulsation lente et profonde.

- Viens, on se défile par le côté, décida Bob.

Sans aucun bruit, penchés en avant, les deux amis se mirent alors à s’écarter de la ligne qu’ils avaient suivie depuis le quai. Ils n’avaient pas d’autre solution : près de l’eau, les Chinois armés et, de toute façon, le bassin… et de l'autre côté, les voitures où devait attendre le reste de la bande.

Les deux amis se faufilèrent le plus rapidement possible sur une nouvelle jonque, puis sur un sampan un peu plus bas, où ils purent accélérer un peu car ils s’éloignaient des tueurs. Reprenant espoir, ils ne purent bientôt plus distinguer aucune silhouette inquiétante quand ils se retournaient par précaution. A leur gauche, à mesure qu'ils progressaient, ils observaient avec plaisir que l'éclat des phares des voitures, toujours tournés vers la baie, s'amenuisait jusqu'à ne devenir qu'un vague halo lumineux. Etaient-ils tirés d’affaire ?

  Toujours aussi silencieusement, ils progressaient comme des chats dans la nuit quand, tout à coup, un cri de douleur sortit du néant, juste là où Bill venait de se laisser tomber après avoir enjambé un bordage.

- Qu’est-ce qu’il fichait là, celui-là ? grogna l’Ecossais qui avait bien du mal à reprendre son équilibre. Je crois que…

Il venait de comprendre qu’il venait d’écraser un jeune pêcheur endormi à même le pont.

Après avoir eu l’estomac écrasé par une telle masse, le pauvre Chinois qui se relevait en se tenant le ventre à deux mains ne pouvait guère se calmer ni être rassuré par une remarque aussi abrupte et sèche ! Surtout que Bill s’était exprimé en dialecte écossais, sa langue maternelle. Langue qu’il usait par automatisme dans ce genre de surprise.

Le frêle Asiatique, une fois sur ses jambes, montra à la fois une frayeur excessive, tremblant de tous ses membres devant les grands hommes blancs qui le dominaient d’un bon demi mètre, et une animosité envers ces perturbateurs qui, elle, se traduisit par un cri de rage. Ce cri ne fut guère puissant, car son souffle était encore bien faible après le poids qu’il venait de recevoir sur l’abdomen ; mais il fut suffisant pour attirer aussitôt plusieurs autres Chinois hirsutes, sortis d’on ne sait où, pour porter secours à leur condisciple. Ils furent d’abord trois, puis quatre, qui entourèrent Bill et Bob qui l’avait rejoint : les bras levés dans des postures défensives, les jambes souplement mobiles, le regard concentré sur les deux amis qui s’étaient mis dos à dos pour se protéger mutuellement, ces gars-là n’étaient évidemment pas nés de la dernière pluie. « Ce ne sont pas de simples pêcheurs, c’est certain », se dit Bob… « C’est bien notre chance… »

- C’est une erreur, un accident ! tenta-t-il d’expliquer en pidgin. Excusez mon ami ! Il ne vous avait pas vu dans le noir ! Nous ne vous voulons aucun mal !

Bob se demandait comment ils allaient se sortir de ce guêpier, surtout que le cercle menaçant se complétait très rapidement de nouveaux protagonistes. En quelques minutes, ils furent bientôt une dizaine à les cerner. Certains tenaient des armes blanches dont les lames brillaient dans l’obscurité.

Bob était adepte des décisions rapides : ces gars-là n’avaient sans doute rien à voir avec leurs poursuivants, mais le bruit de la lutte, qui n’allait pas manquer de s’engager, ne pouvait qu’attirer l’attention des hommes qui les traquaient.

« Et ceux-là, en plus, ils ont des pétards ! » pensa-t-il pour achever de se décider.

Leurs adversaires semblaient sûrs de leurs forces et prenaient leur temps… Ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire… Quand, sur un geste de Morane, les deux Européens lancèrent leur attaque, ou plutôt leur percée, leur cercle ne résista pas longtemps. La tête de Bob atteignit le creux d’un estomac, tandis que son poing droit cueillait la pointe d’un menton et qu’il achevait de s’ouvrir la route d’un coup d’épaule ; Bill ne fut pas en reste : il attrapa par le poignet un des Chinois qui tenait un coutelas et, sans se soucier de la lame certainement aiguisée comme un rasoir, il se baissa pour lui saisir aussi la cheville. Du même mouvement, il se releva, tourna sur lui-même en soulevant le malheureux qui ne pouvait que s’accrocher à son arme inutile en criant, et le projeta sur trois autres adversaires qui s’écroulèrent pêle-mêle.

  Sans demander leur reste, les deux amis se mirent à courir de plus belle à travers le dédale des bateaux. Il n’était plus nécessaire de se dissimuler, les cris de la bagarre avaient remis leurs chasseurs sur leurs traces. Il leur suffisait de détaler le plus vite possible, tout en zigzaguant pour éviter les quelques balles qui recommençaient déjà à siffler autour d’eux. Si ces tirs épars étaient maintenant trop lointains pour être bien dangereux, les perspectives ne semblaient pas pour autant très ouvertes : à gauche, les voitures étaient revenues à leur hauteur pour les éclairer, à droite, l’eau noire du bassin, derrière eux, la bande des poursuivants, maintenant renforcée des hommes des bateaux, auxquels ils venaient tout juste de fausser compagnie.

  - Vot’ baraka, commandant, j’y crois plus, moi ! s’écria Bill qui courait sur un pont de sampan qui craquait douloureusement.

Bob ne répondit pas. D’un côté, il était bien d’accord avec son ami : la situation n’était pas brillante du tout ! Pourtant, quelque chose -il ne savait pas quoi- lui disait que tout n’était pas perdu. Quelque chose, un signal, une présence… Il s’arrêta un instant et s’accroupit derrière une pile de casiers de pêche, pour scruter la nuit et réfléchir à ce qu’il ressentait. Le voyant arrêté, Bill l’attendit à l’avant du bateau, planqué derrière le bastingage.

- Pas l’moment de traîner, commandant !

- Je sais… Mais…

- Mais ? Ya pas d’mais ! Y vont nous tomber dessus !

- Chut ! Ouvre donc un peu tes oreilles !

Bill écouta comme son ami le lui demandait. Il savait bien, au fond de lui-même, que si le commandant s’était arrêté là, c’est qu’il y avait une bonne raison ! Mais quelle raison ? Il entendait bien les coups de feu et les voix qui se rapprochaient, il y avait aussi ce petit bruit de moteur sur le bassin… C’était ça ?

- Vous parlez de ce moteur qui ronronne dans le port ? Pas étonnant qu’un rafiot se ballade dans un port, même de nuit, non ?

- Ce n’est pas seulement ça ! Qu’est-ce que tu penses des tirs de ces zigotos ?

- Ils visent comme des casseroles !

- Voilà ! Justement ! Tout à l’heure, les balles étaient toutes proches et on les a entendues siffler à nos oreilles ! Et maintenant, elles…

- Vous avez raison ! Regardez ! s’exclama Bill qui se releva sans grande précaution, tellement il était excité par sa découverte. Ils tirent sur un bateau ! C’est un canot ! Il tourne tout prêt, comme s’il cherchait quelque chose…

- Je crois qu'il n'y a que le pilote à bord, je ne vois que la tache pâle d'un visage derrière le pare-brise.

  - Peut-être qu'il vient à notre aide, espéra Bill.

- Faut quand même pas trop espérer, répondit Bob, qui ajouta :

- Ce serait bien le monde à l'envers, voilà que quelqu'un viendrait au secours des chevaliers en détresse… Je crois que c’est plutôt quelqu’un qui se trouve là par hasard et que nos ennemis cherchent à éloigner en lui tirant dessus.

  Effectivement, un petit canot automobile croisait à petite vitesse, à une trentaine de brasses des jonques amarrées, suivant une trajectoire sinueuse afin d'éviter les tirs qui le prenaient pour cible.

Derrière le pare brise, il n’y avait qu’une seule silhouette sombre. On ne devinait que la tache claire d’un visage qui semblait scruter attentivement les superstructures des bateaux, dans leur direction.

- Non, il n’est pas là par hasard ! Ce serait trop beau ! Mais qu’il soit là pour nous ou non, ça vaut le coup de tenter notre chance !

- Tu as raison, Bill. Après tout, on n’a rien à perdre ! Et les ennemis de nos ennemis…

- …ne peuvent être que nos amis !

Sans plus tergiverser, les deux hommes traversèrent en courant les quelques mètres qui les séparaient de la dernière jonque et, sans plus de précaution, se jetèrent à l’eau nauséabonde. Restant le plus possible sous la surface pour éviter de servir de cibles aux tireurs qui ne pouvaient pas les ignorer, ils rallièrent le petit canot qui piqua franchement vers eux. Quand ils en furent tout proches, une voix leur cria clairement, en français :

- Accrochez-vous à la bouée au bout de la corde ! Vous monterez plus tard, quand nous serons loin !

Ils repérèrent tout de suite ladite bouée qui flottait derrière l'embarcation, au bout d'un court filin. Ils s'y accrochèrent et le canot, qui ne s'était pas vraiment arrêté, reprit de la vitesse dans le vrombissement rageur de son moteur poussé à fond, en remorquant Morane et Ballantine dans des gerbes d’écume phosphorescente. Roulant, rebondissant sur les vagues, ils s'éloignaient rapidement de ces damnées jonques et des tirs nourris qui en fusaient toujours, inutilement maintenant.

Cette fuite irréelle derrière ce canot inconnu ne dura qu’une minute, pendant laquelle les deux rescapés ne purent que supputer sur celle qui les avait sauvés…

 

Car la voix qui les avait hélés était bien une voix de femme.

4

 


La clé du carnet.

 

 

Un décodage laborieux.

 

La clé de Mu.

 

 

 

 

- Ça n’a pas été sans mal, soupira Bob en descendant les marches du commissariat de police.

- Ça sert quand même à quelque chose d’avoir quelques connaissances, hein, commandant ?

- Bien sûr, Bill, mais surtout, ce qui sert, c'est d’être innocent !

  Ils avaient été retenus près de trente heures. D’abord une journée complète d’interrogatoires inutiles, puis une nuit entière à attendre entre quatre murs, sans pouvoir dormir à cause des deux ivrognes enfermés dans la cellule voisine. Enfin, il avait fallu toute une matinée pour convaincre un inspecteur de téléphoner au commissaire Daudrais de la Police Judiciaire et au capitaine Vendauren, des services secrets. Morane connaissait ces deux hommes depuis de nombreuses années, pour avoir collaboré activement avec eux dans plusieurs affaires. Heureusement que ceux-ci étaient des personnes crédibles, car leur garantie permit de prouver l’honnêteté et la bonne foi des deux amis et, finalement, ceux-ci purent, quitter les locaux de la police narbonnaise sur les coups de midi.

  - Quand même, grogna Bill, les témoignages des passants auraient pu suffire ! Il y a eu assez de gens qui ont vu la grenade rouler par terre et le lanceur s'enfuir à bord de l’Alpine ! Ils ont bien dû raconter ce qui s’était passé !

- S’ils étaient encore là et surtout s’ils ont bien voulu témoigner… Tu sais bien que c’est plus simple de ne rien voir !

- Ben moi, c’est pas mon habitude ! C’est comme ces poulets qui n’ont rien voulu savoir quand je leur disais que j’avais faim ! C’est tout simplement inhumain ! Ils nous ont traités comme des terroristes ! Vous ne leur en voulez pas, vous, commandant ?

- Pas vraiment… Comprends les, ils faisaient leur boulot de policiers alors que nous, on avait l’air de se faire justice nous-même ! Légalement, ce n’était pas à nous de les poursuivre, ces lanceurs de grenade !

- En tout cas, ils nous ont faussé compagnie ! Et je crève la dalle ! Vous vous rendez compte ? Ca fait vingt-quatre heures qu’on n’a rien avalé ! Vingt-quatre heures ! Moi, je crois bien que ça ne m’était jamais arrivé !

- Cela ne m'étonne pas ! D’ailleurs, ça se voit à ton estomac ! Ces braves gendarmes t’ont privé de nourriture à cause de ta brioche ! Tu devrais peut-être même prendre un abonnement dans cette bonne maison de cure, non ? Allez, avance, il faut reprendre ta voiture à la fourrière, maintenant ! Ah, si nous avions eu ma Jaguar !

Bill, qui savait se montrer aussi susceptible sur son poids que sur son appétit se contenta de prendre un pas plus rapide, sans souffler le moindre mot…

- Voilà, c’est bien ! Un peu de marche, ça ne peut te faire que du bien !

  Bob plaisantait, mais il n’avait pas vraiment le cœur à ça. A part ce carnet qu’il serrait dans sa poche depuis que l’inspecteur le lui avait rendu, ils n’avaient aucun élément qui puisse les éclairer sur le sens des derniers évènements ! Car la bonne surprise de la veille, après le mauvais moment de la découverte de l’arme, c’était que Bill avait retrouvé dans ses poches le calepin que le voleur avait perdu en courant.

- Je l’ai récupéré au vol… J’avais oublié de vous en parler, avait-il dit simplement à son ami en guise d'explication.

Et le pire, c’est qu’il était sérieux : pris dans l’action, puis par la poursuite, il n’y avait plus pensé avant que les policiers ne leur fassent vider leurs poches.

Malgré cette chance inattendue, ils n’étaient guère avancés ! Ils étaient venus ici à la demande du professeur Clairembart et celui-ci, lors d’un rendez-vous bien mystérieux, ne se montrait pas ; à sa place, il envoyait un messager déguisé -sans doute Jérôme- leur donner un carnet couvert de chiffres…

« Un code, c’est un code, bien sur, mais quand on n’en a pas la clé ! Sacré Professeur ! », pensait Morane, de plus en plus anxieux.

Puis, moins d’une heure après, un tueur venait le leur voler devant tout le monde, avant de lancer une grenade dans la foule pour couvrir sa fuite. Vraiment, cette histoire ne sentait pas bon ! Et le pire, c’est qu’ils n’avaient aucune idée de la nature de cette affaire, justement ! Sur quoi était donc tombé ce cher Clairembart ?

Quand il pensait à son vieil ami, l’inquiétude prenait Morane à la gorge et ce sentiment n’avait cessé de le hanter toute la nuit… Que lui était-il arrivé ? Bien sûr, le vieux savant en avait vu de toutes les couleurs, dans son existence mouvementée, mais quand même, s’il avait encore bon pied, bon œil, il n’était plus tout jeune ! Et aussi, qu’est-ce qu’il avait donc pu imaginer comme clé pour ce sacré code ? Plusieurs fois, le Français avait ressorti le carnet que les policiers lui avaient rendu sans même y jeter un coup d’œil. Son contenu était très long –presque la totalité des quatre-vingt-seize pages-, et l’écriture des chiffres très soignée… De tous petits chiffres, alignés d’une main très précise sur chacun de ces petits traits distants de cinq millimètres les uns des autres.

Bob imaginait que le vieil Aristide avait sans doute rédigé ces lignes d’abord pour lui-même, calmement, comme des notes personnelles, des notes qu’il voulait garder secrètes. Mais s’il lui avait fait transmettre ce carnet, c’est qu’il était certain que lui, Bob, il arriverait à le déchiffrer… Ce n’était sans doute pas compliqué comme par exemple avec une clé basée sur les mathématiques, mais cette matière-là n’avait pas la préférence du professeur… Bob finit par conclure que tous ces nombres devaient effectivement correspondre assez simplement à des lettres.

Il se remémorait aussi l’étrange phrase de Jérôme :

« Rappelez-vous la vieille passion de votre ami. »

Le langage utilisé devait être lui-même difficile à traduire pour le commun des mortels mais, d'une manière ou d'une autre, assez aisément accessible à Morane et à Ballantine… Ils connaissaient, le professeur et eux, une multitude de langues… Quand on saurait laquelle, on trouverait le code…

Avec les heures, ce principe de base était devenu une certitude, mais avec des moments de doute, car aucune langue ne donnait quoi que ce soit quand il manipulait ces damnés chiffres.

Ces idées là, il les avait retournées toute la nuit, sans pourtant aller plus loin... Morane fut tiré de ses réflexions par une voix grinçante, un chant dissonant… Il releva la tête… C’était Bill, trois pas devant lui, qui chantait, en accentuant comiquement son accent anglo-saxon :

  La taca taca tac tac tiqu',

Du gendarme,

C'est d'être toujours là

Quand on ne l'attend pas.

La taca taca tac tac tiqu',

Du gendarme,

C'est d'être perspicac'…

  Et cela, l’air de rien, à dix mètres à peine de deux gendarmes à vélo qui pédalaient dans leur direction ! Le fier Ecossais n’était vraiment pas près de digérer ces dernières vingt-quatre heures sans nourriture !

- Arrête, Bill ! Tu crois que c’est le moment ? Ça ne t’a pas suffi, ce séjour entre quatre murs ?

- Je chante, déclama l’Ecossais en faisant semblant de tituber, mais la faim qui me poursuit, tourmente mon appétit. Je tombe soudain au creux d'un sentier, je défaille en tombant et je meurs à moitié…

- Mais arrête donc ton cinéma ! On va reprendre la voiture, c’est à deux pas, maintenant ! Puis nous allons trouver un endroit calme pour déjeuner car, de toute façon, il faut qu’on trouve le secret de ce carnet !

- Hé, continua pourtant Bill qui en voulait alors visiblement à tous les uniformes de la terre, gendarmes qui passez sur le chemin, gendarmes, je tends les mains ! Pitié, j'ai faim, je voudrais manger ! Je suis tout léger, léger…

Heureusement, ces gendarmes-là avaient de l’humour et c’est en riant sous leur cape qu’ils croisèrent ces deux passants, dont le plus grand était sans doute un simplet ou un amateur de pastis un peu trop matinal. Sûrement l’attitude conciliante et gênée de Bob n’avait-elle pas été étrangère à cette mansuétude !

- Ah, toi, tu n’en rates pas une ! l’invectiva Bob après quelques pas. J’espère que tu es calmé, maintenant !

- Excusez, commandant, mais j’ai pas pu m’en empêcher ! Quand même, c’est pas humain, ce que vous me demandez ! Deux nuits qu’on ne dort pas ! Vingt-quatre heures qu’on n’a rien avalé ! Je ne sais pas comment vous faites, vous, mais moi, ça me retourne les nerfs ! Surtout quand je pense à ce pauvre prof qui doit se ronger les sangs on ne sait où !

- Ce n’est pas moi qui demande, ce sont les évènements ! Cela fait belle lurette que je ne commande plus rien….

  Sur ces entrefaites, ils étaient parvenus à la fourrière où les formalités ne prirent que le temps de recevoir du responsable la clé et les papiers de la voiture : le coup de téléphone du commissariat avait du faire son effet ! Ce fut aussi un jeu d’enfant de trouver un restaurant : Bob avait déjà séjourné dans la région et il connaissait un hôtel restaurant -un ancien relais de poste où la table était excellente, ce qui n’était pas peu dire dans cette région si gastronomique du Minervois-. Il indiqua donc la direction « plein Sud », jusqu’au hameau de Cabezac.

Pendant une demi heure, ils suivirent une petite vallée, dans ce pays cathare qui a vu tant de drames se dérouler et dont les ruines des forteresses médiévales sont les seuls témoignages.

  Quand les deux amis eurent commandé le menu « grand dîneur », enrichi vu les circonstances de quelques spécialités supplémentaires choisies à la carte, quand les premiers plats leur eurent enfin permis de commencer à se sustenter –et il faut bien dire que Bob lui-même attendait ce moment avec impatience !- le carnet se retrouva comme par enchantement sur la table, ouvert à sa première page.

Entre deux bouchées, Bill demanda si sa nuit blanche avait inspiré Morane. Celui-ci lui fit part de ses réflexions et de ses interrogations toujours sans réponse ; puis un silence s’installa entre les deux amis qui semblaient ne pas goûter leurs plats comme ils l’auraient mérité. Ce fut Bill qui reprit enfin la parole en fronçant les sourcils :

- C’est sûr que le professeur doit penser qu’on est capable de décoder ça ! confirma-t-il sans attendre d’avoir la bouche vide. Mais quand même, pas facile !

- Réfléchissons : C’est la même idée que le javanais* que nous utilisons quand on n’est pas seul !

- Mais lui, le vieil Aristide, le javanais, c’est pas son truc…

- Alors c’est une langue que nous parlons tous les trois. Je dis tous les trois, car si tu n’avais pas pu me joindre, tu aurais reçu ce carnet toi-même, puisque l’appel par téléphone t’est arrivé à toi !

- D’accord ! C’est entendu : compréhensible par nous trois.

Les deux amis envisagèrent ainsi une variété de langues des cinq continents, qui allait du Japonais au Portugais en passant par le Bambouti. Bob qui avait demandé un bloc de papier à lettres au maître d’hôtel, essayait chaque fois diverses possibilités sur les nombres de la première page du carnet, mais cela ne donnait rien. Sans être un expert en la matière, il avait côtoyé des officiers décodeurs, durant ses années de guerre, et il avait beaucoup discuté des différentes méthodes utilisées pour casser un code : aujourd’hui, comme souvent, cet intérêt qui n’était alors que de la curiosité se révélait utile, voire vital. A chaque langue évoquée, il appliquait la même méthode simple, d’abord sur la première page, puis sur une des pages centrales du carnet… Cela ne donnait rien…mais il savait que ce genre de quête pouvait durer des jours, ou mêmes des années. Ce qui était intolérable quand il pensait que pour leur ami Clairembart, c’était peut être une question d’heures !

* Au départ, langue utilisée dans le milieu, c’est un argot conventionnel consistant à intercaler dans les mots les syllabes «va» ou «av», de manière à n’être compris que des initiés. Souvent utilisé par Bob et Bill.

D’abord animée, la conversation retomba à la fin du repas, l’ambiance virait au plus sombre. Il leur semblait bien avoir passé en revue toutes les langues qu’ils parlaient. Bob avait consommé quatre blocs de papier, sans aucun résultat.

Quelles autres langues envisager ? De toute façon, le professeur, lui, avait quand même un peu moins voyagé qu’eux et il ne parlait pas beaucoup de langues vivantes. Au moment du choix des fromages, ce fut une idée formulée presque hasardeusement par Bill qui les sauva enfin :

- J’y suis, s’écria-t-il tout à coup. Une langue morte !

Le serveur, qui lui proposait alors un plateau bien garni et très varié des productions fromagères nationales et régionales, sursauta, suffoqué, stupéfait, abasourdi que la sélection d’un fromage puisse mettre ce convive dans un tel état. Et surtout, il ne connaissait pas ce fromage réclamé par ce client surexcité !

- Qu'est-ce que tu as dit ? Mais oui, bien sûr ! Mon vieux Bill, tu es génial ! Une langue morte

Heureusement, la réponse de Bob, qui ne prit pas de fromage mais saisit le bloc avec frénésie, rassura vite le pauvre homme ; et le choix de Bill qui finalement se révéla des plus classiques -sauf pour la quantité- l’aida à reprendre un peu de ses couleurs de bon vivant.

Bob fronçait les sourcils. Avec différentes méthodes, il essaya d’abord le latin, puis le grec ancien, bien que Bill ne soit pas un esprit très éclairé en ces domaines linguistiques. Ces deux vérifications préalables prises, restait… Mais qu’avait donc dit Jérôme -si c’était bien lui- lors du rendez-vous ? Quelque chose comme « Souvenez-vous de la vieille passion de votre ami ! ». Pourquoi n’avaient-ils pas eu l’idée plus tôt ?

- Qu’est-ce que tu penserais du Muvien*, Bill ?

- Ah, oui, bien sûr ! C’est ça qu’il a dû prendre ! Le continent Mu, l'un des dadas de notre ami. Vous vous rappelez votre Muvien, Commandant ?

- Assez bien, oui ! Je pense que ça suffira… Il y a quelques mois, le professeur et moi avons longuement relu ses notes pour l’article qu’il rédige sur le monde de Mu. Nous avions même commencé à réaliser un lexique !

Bien sûr, une de leurs premières théories ne collait pas, puisque Bill ne parlait pas un mot de ce langage. Mais sans doute le professeur avait-il destiné ce texte à lui seul ou avait-il oublié que l’Ecossais ne pourrait pas le lire… Etait-ce la bonne solution ?

Bob, néanmoins convaincu qu’il était sur la bonne piste, se relança dans de nouveaux essais de décodage. Il essaya différentes clés, différents systèmes pour trouver à quelle lettre pouvait correspondre chaque nombre… Le plus gênant, c’étaient ces nombres de 1 à 26 : en effet, le Muvien comptait trente signes.

Pendant ce temps là, Bill semblait rêver ou digérer, mais en fait, il n’était pas convaincu par ce genre d’association d’un nombre pour une lettre…

Il trouvait que c’était trop simple, même en Muvien… Et d’ailleurs, cette langue ancienne n’était pas si secrète que cela puisque le professeur Clairembart avait publié plusieurs articles dans des conférences archéologiques internationales sur cette langue. Pourtant, il voyait son ami qui suait, s’acharnait en vain à tenter d’associer de toutes les manières possibles les nombres aux lettres de l’alphabet.

- Montrez-moi voir ça, souffla tout à coup Bill, qui attrapa le carnet pour le détailler, les sourcils froncés, très attentif, le regard concentré sur les lignes.

Sous les yeux interloqués de Bob, il se mit alors à tourner les pages, de plus en plus excité :

- Il y a autre chose, ajouta-t-il. Les espaces ! Regardez les espaces !

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Je crois qu’il y a des espaces de tailles différentes : de petits espaces et de grands espaces. C’est à peine visible, mais quand on regarde, ça me semble évident. C’est que j’ai le compas dans l’œil, moi ! Comme quand mon jardinier plante les petits pois pour nourrir mes poulets, je vois tout de suite si les rangs sont bien réguliers ou pas ! Alors, comme il est aussi têtu que moi, on parie un verre que…

- Je crois que tu as raison, le coupa Morane qui avait repris le calepin. Il y a bien des espacements différents entre les nombres. De temps en temps, il y en a un de plus grand que les autres… C’est irrégulier, à peine perceptible… mais c’est indéniable ! Je ne sais pas si ces chiffres signifient quelque chose en eux même, mais je suis certain que ces intervalles, eux, ont leur importance !

Le repas se terminait alors… Les deux compères étaient maintenant seuls dans la salle de restaurant… Il leur fallait maintenant trouver un coin calme et discret pour continuer ce travail.

- Garçon, avez-vous des chambres libres ? demanda alors Bob… Nous sommes en voyage d’affaire, mais nous n’avons pas réservé.

- Oui monsieur, je crois qu’il nous en reste, qui donnent sur la terrasse.

- Alors, on prend ! Mais d’abord, apportez nous deux kawas bien tassés, décida Bill. On en a bien besoin !

Après ce réconfortant breuvage -bien nécessaire après deux nuits blanches-, Bill alla chercher les bagages dans la voiture, tandis que Bob se chargeait des formalités à la réception. Il en profita pour réclamer une vingtaine de blocs de papier à lettres, épuisant d'un coup la réserve de l'hôtel, et pour lesquels il laissa un billet sur le comptoir. La nuit promettait d’être longue !

  Dix minutes plus tard, ils s’installaient sur leur terrasse baignée d’ocre, de soleil et de ciel bleu, mais ils étaient incapables d’apprécier la magnifique vue qui s’offrait à leurs yeux. Face à eux, les contreforts de la Montagne Noire aux coteaux couverts de vignes, d’oliveraies et de vergers, étaient dominés par le vieux château féodal, témoin hérité des tragédies cathares. Comment imaginer dans ce calme idyllique qu’ils venaient une fois de plus d’échapper à la mort, et qu’ils s’inquiétaient pour un ami en danger ? Cette campagne profonde, où la nature domptée par le laborieux travailleur de la terre côtoyait les arêtes de rochers sauvages, ne semblait pas à portée de la folie du monde.

Ignorant cette paix bucolique, ils reprirent leur travail, plus décidés que jamais à déchiffrer pour, enfin, arriver à lire, ce message mystérieux que le professeur leur avait adressé.

C'est Bill qui prit le carnet puis qui, s'asseyant dans un transat qui gémit le martyr sous son poids, décida :

- Bon, je vais compter les petits espaces et vous, vous les notez, d’accord ? Pour la fin des lignes, je fais comme s’il n’y avait pas d’espace !

- Ok, Bill ! Faisons comme ça.

  Un long travail commença alors.

- Sept, treize, sept - sept, quinze…égrenait le géant écossais, tandis que Morane notait sur l'un des blocs la longue litanie des nombres énoncés par son ami, cherchant en même temps à leur trouver une signification.

Au bout d'une vingtaine, il comprit que cela devrait suffire, dans un premier temps, à trouver le début d'une piste, s'il en existait une. Il s’accrochait à l'idée de Bill qui voulait que le professeur ait employé une langue morte. Méthodiquement, il recopia dans l’ordre les chiffres sur trois feuilles vierges. Puis, en titres, il écrivit latin, puis grec ancien, langues que le professeur parlait couramment, en spécialiste des civilisations anciennes qu’il était… Lui-même en avait quelques notions…

Puis, avec un sourire, il écrivit sur la troisième feuille : paléo-muvien ! Il en était certain, c’était bien évidemment ça, la clé ! Cette langue d’un autre temps, d’une autre époque, qui concordait si bien avec l'attirance profonde de Clairembart pour le continent de Mu !

"Si cette fois nous n'arrivons à rien je ne vois pas quoi d’autre essayer ensuite", soupira-t-il.

Morane écarta le latin et le grec et décida de commencer par là. Bill s'était levé et se penchait maintenant sur la table.

- Voilà, mon vieux ! Nous allons supposer que chacun de tes nombres indique une lettre dans l’alphabet de Mu, enfin, qu’il en indique la position… Je vais donc recopier précisément l’alphabet muvien et, en dessous de chaque signe, son numéro d’ordre tel que le professeur l’avait décrit. Il faut que tu m’aides… A nous deux, on va le retrouver, j’en suis sûr ! Tu te souviens de cet alphabet ?

- Certainement pas aussi bien que vous, commandant !

- Allez, Rappelle-toi, fais un effort ! Toutes ces lettres accolées devraient ensuite constituer des mots paléo-muviens que nous n'aurons plus ensuite qu'à traduire en français.

L’écriture en question comptait trente signes que le professeur Clairembart avait ordonnés en un alphabet au fur et à mesure des lettres et sons qu’il découvrait. A eux deux, les deux amis réussirent à reconstituer l’alphabet tel que le vieil Aristide l’avait établi, quelques mois auparavant.

Ils en déduisirent rapidement les lettres correspondant aux premiers nombres, mais leur découragement augmenta d'un cran quand ils constatèrent que cela ne donnait rien. Ils avaient beau essayer de constituer des mots dans cette langue antédiluvienne, jamais aucun ne ressemblait à un de ceux qu'ils connaissaient.

  Bob rejeta son stylo sur la table en soupirant, son regard se perdant au loin, dans la campagne, sur le soleil qui descendait sur les crêtes des Montagnes Noires. Bill avait repris place sur son transat. Ils restèrent ainsi un long moment, silencieux, pensifs.

Machinalement, Morane griffonnait sur la feuille, tout en fixant à nouveau, à s'en brûler les yeux, ces quelques mots incompréhensibles, tracés en caractères paléo-muviens. Sans savoir pourquoi, les premiers attiraient toujours son regard : trois lettres, un grand espace, puis quatre lettres. Ces deux mots commençaient par un même caractère, qu’on retrouvait aussi à la fin du premier mot. Rien… Pas d’idée… Quel découragement ! Alors, ses pensées s'égaillèrent, allèrent vers ce cher professeur et son message consigné dans ce satané carnet. Sa main courait toujours sur le papier, dessinant, traçant au fil de ses pensées…

Se reprenant, il tenta bien de raisonner : quel pouvait être ce mot de trois lettres commençant et finissant par une même lettre, situé au début d'un message que le professeur lui avait adressé, ainsi qu'à Bill, d’ailleurs ? Bob et Bill, ses deux seuls véritables amis.

Bob et Bill, qui en ce moment étaient découragés, Bob et Bill, sans idée, Bob et Bill, bien vannés, complètement dans le noir… Bob et Bill…

Bob, Bill…

Tout à ses pensées, ignorant ses griffonnages inconscients, Morane avait écrit ces deux mots à la suite et soudain, la lumière jaillit. Oui, c'était ça ! Le début du message, comme n'importe quelle missive, commençait par les noms de ceux à qui l’on s'adressait : B O B   B I L L.

- Bill, je crois avoir trouvé !

  L'interpellé, à demi endormi, sursauta, tenta de se lever, mais si brusquement que son transat céda sous la violence du mouvement. Ecroulé sur la tommette de la terrasse, l’Ecossais, du coup complètement réveillé, regarda son ami :

- Hein ? Comment ? Quoi ? Vous dites ?

- Allez, relève toi et viens voir, rit Bob, tout à coup bien plus gai. Je pense avoir la solution. Tu vois ces deux premiers mots ? Si nous attribuons à chaque nombre la lettre correspondante dans l'alphabet paléo-muvien, nous n'obtenons rien d'intelligent. Et c'est là que nous nous sommes trompés.

- Comment ça ?

- Facile ! Enfin, presque… Pour décoder le contenu du carnet, il faut un double alphabet. C'est un code à double détente. Prenons le premier chiffre : le sept. Dans l'alphabet paléo-muvien, en septième position, nous trouvons ce caractère étrange en forme de canard… Ce qu'il faut faire ensuite, c'est trouver dans notre alphabet le caractère équivalent, qui se prononce de la même manière ou presque. Ce canard se prononce « b‘’ », comme dans bawawa, qui veut dire feuille. Donc, je dis que cette espèce de canard remplace le B, qui dans notre alphabet n’est pas à la septième position !

- Je commence presque à comprendre, marmonna Bill.

- Voilà ! Dans le code imaginé par le professeur, il ne faut pas chercher à constituer des mots paléo-muviens pour les traduire en français ! Il faut pour chaque caractère trouvé, en prendre la lettre équivalente phonétiquement en français. Alors, ces lettres constitueront des mots en français. Essayons !

  Et quelques minutes plus tard, après avoir jonglé avec les deux alphabets et établi une table de correspondance, cette idée était confirmée :

- C’est bien du paléo-muvien ! Nos suppositions étaient bonnes lorsque nous avions pensé à Mu, affirma alors Morane. En phonétique, bien sûr, mais ça colle ! Voici les vingt premières lettres données par les nombres inscrits dans le calepin : B O B   B I L L   J E   M A D R E S S E   A    V O…

- Vous avez raison, commandant ! C’est ça ! Faut continuer maintenant !

  Les amis ne prirent pas le temps de fêter cette première victoire. Le décryptage continua donc, obstinément. Même une fois le code découvert, ce fut un travail pénible pour tous les deux. Bill écarquillait les yeux pour trouver l’espace qui, parmi les nombres, était le plus large, puis il comptait, recomptait les petits espaces, donnait le nombre à son ami, qui écrivait alors la lettre correspondante sur une feuille, puis retranscrivait l’équivalent phonétique en français. Peu à peu des morceaux de phrase, puis des phrases entières apparurent.

Maintenant, ils en étaient convaincus, ils étaient bien sur la piste de leur ami, mais les premiers mots décodés ne donnaient pas envie de montrer des signes de joie ! De temps en temps, Bob lisait une phrase complète, et les deux amis se regardaient, incrédules, horrifiés par ce qu’ils découvraient. Cela eut été d’un autre que du professeur Clairembart, ils ne l’auraient pas cru ! Mais l’utilisation du paléo-muvien ne laissait aucun doute !

Le décryptage se révélait parfois assez ardu car les deux alphabets ne correspondaient pas exactement et le vieil archéologue avait eu sans doute bien du mal à représenter nos sons et nos lettres avec les caractères muviens. Alors Bob faisait appel à sa mémoire et parfois extrapolait et, une fois une phrase terminée, il la relisait dans son ensemble pour en comprendre le sens, quitte à compléter certains détails là où il avait eu une incertitude.

En plus, sans doute pour ne pas aider à percer le code, le professeur n’avait rien indiqué comme signe de ponctuation, sauf, ils le comprirent vite, trois « X » juxtaposés qui terminaient chaque phrase à la place des points.

De temps en temps, il relisait à voix haute les dernières lignes qu’ils venaient de traduire, d’une voix blanche et de plus en plus inquiète.

  Une besogne qui devait durer des heures, mais sur laquelle ils s’acharnaient, toujours plus horrifiés par ce qu’ils apprenaient page après page.

- Des p’tits trous, des p’tits trous, toujours des p’tits trous ! Y’en a marre ! , des trous d’première classe, des trous d’seconde classe ! marmonna tout à coup Bill. Y’a d’quoi dev’nir dingue, de quoi prendre un flingue !

- Et on t’mettra dans un grand trou et t’auras rien gagné du tout !

  La nuit était tombée depuis bien longtemps, des sandwiches avaient été commandés et avalés, et le carnet n’avait livré que la moitié de ses secrets. Au point où ils en étaient à minuit, ils savaient déjà qu’ils allaient devoir partir au plus vite à l’autre bout du monde. Bob avait juste pris le temps de descendre à la réception de l'hôtel pour réserver par téléphone deux places sur un long courrier. Pour être à Orly à temps, il avait aussi réveillé le responsable d’un aéroclub local, pour lui louer un petit avion de tourisme qui devrait les attendre à l’aube, prêt à partir.

Mais ce damné message, quand auraient-ils donc fini de le traduire ? Le professeur leur avait joué là un bien sale tour, mais pouvait-il faire autrement ?

5

 

Le message du professeur

 

 

 

De l’ami au fou.

 

Le message enfin décodé.

 

 

 

 

« Bob, Bill, je m’adresse à vous car la vie de milliers d’hommes, sans doute même de millions d’innocents, est en jeu, et cela dans des délais assez brefs. Ce que je viens de découvrir est proprement incroyable, mais vu l’endroit où je suis allé chercher ces informations, je suis persuadé qu’il ne s’agit pas d’un canular.

« Si vous êtes en train de lire ceci, c’est que vous avez percé le code, manière indispensable pour moi de vous transmettre les informations que je connais de cette affaire… En effet, cette histoire m’oblige à la plus grande prudence, comme vous pourrez vous en rendre compte plus loin.

« Ne soyez pas étonné si vous lisez ci-dessous un récit plutôt que des faits juxtaposés. Je préfère, même si le travail de codage et de décodage doit en être bien long, vous narrer l’histoire par le menu, telle que je l’ai moi-même vécue, pour qu’aucun détail utile ne soit omis.

« Il y a quelques semaines, j’ai été appelé par un confrère, le professeur Marchand qui dirige les fouilles d’une villa gallo-romaine, mise à jour par des travaux, près de Narbonne. Il tenait à me montrer une étrange découverte qu’il avait faite en déposant une mosaïque romaine située dans les bains privés. Je dois tout d’abord préciser que cette mosaïque, de la plus belle facture, se trouve dans un état de conservation exceptionnel, avec des couleurs particulièrement éclatantes et que, en conséquences, sa dépose en musée avait été décidée par les Beaux-Arts. Malgré son état étonnant, par son style, sa facture et les matériaux utilisés, elle nous a semblé, jusqu’au dernier moment, authentique. C’est autre chose qui avait intrigué mon confrère, et cela m’abasourdit complètement, moi aussi. Pourtant, j’ai déjà vu beaucoup de choses, et des plus étonnantes, vous le savez…

« Quand les fouilleurs avaient retiré une petite partie de la mosaïque, sous celle-ci, ils avaient découvert une plaque de marbre blanc qui s’enfonçait, continuait horizontalement sous le béton romain qui servait d’assise au décor.

« Cette dalle, taillée dans un grand bloc de marbre blanc à grain très fin –sans aucun doute provenant des carrières de Carrare- présentait des gravures fines sur toute sa surface visible. On y voyait un grand nombre de lignes, de formes géométriques de tailles différentes, alignées selon des axes parallèles et perpendiculaires, avec des espacements aléatoires. Cet ensemble graphique pouvait faire penser au plan d'une cité avec ses voies de circulation et ses maisons et autres édifices. Mais rien ne venait étayer cette supposition, car la surface polie que nous avions dégagée ne présentait aucune autre indication de nature à nous renseigner.

« Bizarrement, la pierre blanche était dans un parfait état, de même que la gravure en creux, aux arêtes très vives, où la moindre trace d’outil était visible. En l’observant à la loupe binoculaire, on pouvait même trouver des éclats microscopiques dus à la taille et de la poussière résiduelle de polissage. On avait vraiment l’impression que ce motif venait d’être gravé sur place ! Ce travail nous semblait donc à tous deux très récent ; si ce n’étaient les circonstances, nous l’aurions considéré sans aucun doute possible comme une œuvre moderne. Mais comment comprendre cette stratigraphie impossible ? Une dalle neuve sous une mosaïque et un béton anciens !

« Je suis resté sur la fouille tout le temps de la dépose du décor, donc du dégagement de cette curieuse plaque ; cela a duré plus d’une semaine, car nous prenions toujours toutes les précautions possibles pour conserver au mieux la mosaïque qui, sans avoir un décor très original, n'en était pas moins remarquable par son état exceptionnel. Vingt fois, nous en avions réétudié le dessin, analysé son travail, son support de béton, vingt fois nous sommes arrivés à la même conclusion, nous ne pouvions avoir le moindre doute : Le sol des bains était d’époque ! Bien entendu, il nous restait à en déterminer exactement la datation, ce qui n’était pas aisé avec de telles figures et ce qui reste impossible par une analyse du matériau…

« Une fois le bloc de marbre entièrement dégagé –il avait exactement la surface de la mosaïque- ce fut bien un plan de ville antique qui nous apparut, un plan avec une seule mention « JUPITER LABOR », surmontant un nombre en chiffres romains qui, de prime abord, ne signifiait pas grand chose pour nous, archéologues, surtout dans un contexte aussi mystérieux.

« Il nous fallut un après midi pour terminer d’étudier cette œuvre et confirmer ce que nous pressentions depuis plusieurs jours. Au fur et à mesure de l’apparition de ce dessin, nous avions vu apparaître les formes typiques d’amphithéâtres et de théâtres… Nous avons vite comparé avec les documents existants, la signification de ce plan était des plus évidentes : nous avions sous les yeux le plan de la Rome antique à l’époque d’Auguste.

« Pourtant, bizarrement, ce plan était complet, toutes les parties qui nous sont encore aujourd’hui totalement inconnues y étaient représentées ! Et il y avait aussi quelques grandes bâtisses à des endroits où tout le monde est d’accord pour affirmer qu’il n’y a jamais rien eu de construit ! Ces dernières figurations étaient intrigantes en elles-mêmes … Et que voulait dire ce nombre mystérieux !

« Le dessin de la ville était en outre marqué de deux fines lignes perpendiculaires qui se croisaient au sud-ouest du plan, si on se réfère à l’orientation de Rome, ces traits déterminant un point marqué de trois petits cercles concentriques.

« Cette représentation nous a évidemment surpris ! Déjà ce marbre gravé qui avait l’air moderne, recouvert d'une mosaïque authentique, ancienne ; ensuite ce plan d’une Rome antique, intégralement représentée au point qu'y figurent des édifices inconnus de nous, peut-être imaginés par l’artiste…

« Nous avons photographié la dalle et nous en avons réalisé un relevé précis, dont nous avons pris aussi un cliché. Un exemplaire de ces négatifs est dissimulé dans le cartonnage de couverture de ce carnet.

 « Nous avons alors décidé que Marchand continuerait à comparer ce relevé avec les différents documents que nous avions demandés à divers collègues archéologues et qui allaient nous parvenir. Quant à moi, je me rendrais à Rome pour chercher sur le terrain ce qui se trouvait au point désigné par le croisement des lignes perpendiculaires. Sans encore pouvoir me l'expliquer, je sentais bien que cette intersection de lignes représentait un intérêt capital dans toute cette affaire pleine de mystère.

  « Comme vous allez bientôt l’imaginer en lisant la suite, les résultats de ce voyage éclair en Italie m’apportèrent des réponses que j’aurais préféré ne jamais découvrir. Nous avions affaire à un fou, ou plutôt à une bande de fous !

« L’emplacement que je cherchais se trouvait au sud-ouest de la ville antique, sur la rive droite du Tibre. L’échelle du plan gravé me laissait bien incertain sur la probabilité de réussite de ma quête. Mais en réalité, une fois sur place, les choses furent plus simples que prévu, car de visu on appréhende mieux la topologie d'un lieu. Le centre des trois cercles, reporté sur un plan moderne, m’a amené dans le quartier de Monteverde Vecchio, près de l’église san Sergio. Là, je trouvai un petit terrain arboré, une sorte de parc revenu à l’état sauvage qui, comme souvent à Rome, servait d’écrin à quelques ruines antiques. J’en fis un tour rapide dès le soir de mon arrivée. Il y avait là quelques arcades en briques d’un aqueduc secondaire, une statue brisée de gladiateur près d’un tronçon de rue dallée. Mais ce qui retînt le plus mon attention, ce fut le soubassement d’une construction en pierre, sans doute une ancienne taverne, avec son plan de cuisson, ses amphores enterrées pour le grain, sa citerne à eau, son foyer, ses étals de service. Après la journée entière du lendemain à errer dans ce terrain vague presque romantique, je fus vite convaincu que le seul endroit à étudier était cet endroit et cette ruine de taverne.

« C’est donc là que je décidai de concentrer mes recherches, au moins dans un premier temps. J’étais à la fois inquiet et impatient, car je craignais d’avoir à terme à entreprendre des fouilles sur l’ensemble du terrain, ce qui ne pouvait se faire rapidement même si, bien sûr, à l'énoncé de mon seul nom, je pouvais sans problème obtenir les autorisations nécessaires. Je ne sais pas pourquoi, mais mon esprit n’était pas tranquille, je sentais plus ou moins consciemment que cette histoire si étrange cachait des choses secrètes, inquiétantes, surtout que nous n’avions pas encore trouvé la signification du mystérieux nombre gravé. Déjà avec Marchand et ses collaborateurs, quantité d'hypothèses avaient été émises, mais aucune ne nous avait semblé valable : échelle du plan, nombre d’habitants, code secret, somme d'argent quelconque, par exemple salaire d’un artisan ou d’un artiste, mesure comme celle d’un rayon autour du point central … Non, rien ne nous semblait déboucher sur du concret et nous en étions restés là.

« Dans la caravelle qui m’amenait à Rome, je ne cessais d'étudier les relevés de la dalle gravée, cherchant un indice qui pourrait m'amener à soulever un coin du voile… Comme souvent dans mes voyages, Jérôme m'accompagnait à Rome. Ce fut lui, mon fidèle majordome qui, à moitié sommeillant et regardant du coin de l’œil le plan que je tenais, me demanda tout à coup pour quelle raison je n'avais pas inscrit la date complète du jour de la découverte de la dalle de marbre. Comme je ne comprenais pas ce qu'il voulait me dire, il me montra, un peu excédé, le nombre figurant sur le plan en me disant : « Pourquoi avoir juste indiqué l'année ?" D'un coup, je compris ! Oui, ce nombre, si c’était une année, c'était précisément la nôtre, celle où nous vivions ! Comment n’avions-nous pas eu cette idée ?

Bien sûr, dans un contexte de fouille, nous ne pouvions penser qu’à une année avant Jésus-Christ, énoncée dans notre calendrier, ou à une année comptée dans le calendrier romain. Dans ces deux cas, ce nombre ne pouvait convenir : Autant d’années avant le Christ, Rome n’était pas encore créé et, de toute façon, aucun Romain n’a jamais calculé les années à partir de Jésus Christ ! Et en comptant les années comme les Romains, à partir de la naissance de Rome, notre nombre nous aurait amenés au treizième siècle, c’est à dire bien loin de l’antiquité !

Pourtant, si c’était bien notre année présente qui figurait sur la dalle, le mystère restait entier. Pourquoi justement cette année-là –notre année actuelle- inscrite dans un marbre de l'époque romaine ? S'agissait-il, de la part d'un visionnaire d’alors, du plan de sa ville telle qu'il l’imaginait dans un lointain futur ? Décidément, la supposition que ce nombre représentait notre année ne nous apportait rien de plus concret et, surtout, elle ne calmait pas mon inquiétude.

« Le lendemain, dès l’aube, je me retrouvais donc de nouveau dans cette auberge de deux mille ans qui renfermait peut-être l’explication du mystère de la villa de Narbonne. Je cherchais partout, dans les amphores, dans la citerne, j’inspectais le sol, j’observais les ruines et, même sans autorisation, je me lançais même à faire plusieurs petits sondages… rien.

« Bien entendu, mon majordome m’accompagnait toujours, car son aide m'est souvent précieuse. Je ne le regrette pas, car, encore une fois, ce fut encore lui qui trouva le sésame, par un complet hasard, dans un endroit que je n’aurais pas imaginé moi-même. Après avoir inspecté en vain la statue du gladiateur et son socle, Jérôme s’était éloigné quelque peu pour explorer une excavation –sans doute l’emplacement d’un cellier ou d’une cave- à moitié remplie de branches mortes, de ronces et d’autres détritus variés. Il n’y trouva rien d’intéressant mais, en s’agrippant à la branche basse d’un très vieil if pour s'extirper de ce trou, il eut la surprise d’entendre un étrange bruit de mécanique et de voir une partie du tronc s’ouvrir, telle une porte : cet arbre dissimulait un passage secret ! Dans l’intérieur évidé, un puits cylindrique à la paroi garnie de barreaux de bronze scellés régulièrement nous invitait à descendre dans les entrailles de la ville éternelle. Heureusement que j’avais emporté à tout hasard une lampe de poche…

« Nous avons emprunté cet itinéraire sans hésiter, croyant avoir trouvé là une des innombrables entrées des catacombes romaines. Etions-nous sur la bonne piste ? Nous ne pouvions alors imaginer que nous allions rejoindre un caveau fabuleux, répondant par son éclat au plan gravé dans le marbre de Carrare et qui nous donnerait les réponses que nous cherchions…

« Une quinzaine de mètres plus bas, c’est plutôt dans une sorte d’égout que nous nous sommes retrouvés, une galerie maçonnée de pierre de taille grossière, où nous tenions à peine debout. Ce passage nous conduisit dans une première salle rectangulaire aux parois enduites à la chaux où, comme dans une villa antique, un bassin central couvert de mosaïques était encadré de colonnades. Ici, en fait d’atrium, ces dernières portaient un plafond assez bas, constitué de grandes dalles sombres.

« Ne trouvant rien là, nous avons cherché une autre issue, sondant les murs, le sol, sans succès et bientôt sans espoir. Enfin, ma torche commençant à faiblir, j’allumais mon briquet. Ce fut grâce à la flamme de celui-ci, qui s’inclinait sous un léger courant d’air que je fus mis sur la bonne piste. La petite flèche lumineuse penchait incontestablement vers le bassin central. Même quand je contournais la colonnade, elle avait toujours tendance à être aspirée par le milieu de la pièce. La sortie était sans doute là-haut...

« Sautant dans l’eau peu profonde, je me fis aider par Jérôme qui me porta sur ses épaules pour que j’atteigne le plafond. Le courant d’air était là, un peu plus vif qu’en bas ; il m’indiquait nettement la périphérie d’une des dalles qui se souleva sans aucun effort, sur une simple petite poussée. En même temps, dans un bruit de mécanique bien huilée, une échelle sortait comme par magie de l’ombre et descendait du trou béant jusque dans l’eau. Le mystère continuait…

« Une fois grimpés là et arrivés dans une sorte de vestibule, nous n’avons pas pris le temps d’étudier ce système d’ouverture. Nous avons emprunté l’unique couloir apparent, qui se révéla très différent du premier, qui avait commencé sous l’arbre : celui-ci était plus large, plus haut, mais surtout il était luxueusement habillé de pierres blanches, polies et assemblées avec soin. Le sol lui même était immaculé, net de toute trace de poussière.

« Après une cinquantaine de pas, nous arrivâmes dans une nouvelle pièce voûtée en cul de four, une magnifique salle circulaire, couverte de fresques flamboyantes. On y voyait, représentées dans les teintes les plus vives, des scènes de la vie quotidienne, des édifices publics et surtout, sur la moitié de la périphérie, un panorama de la Cité Eternelle à son apogée. Comme je venais d’étudier le plan de Narbonne, et que j’en avais une reproduction avec moi, il me fut facile de les comparer et de me rendre compte que cette peinture murale reprenait exactement la même vue, avec les mêmes bâtiments inconnus, montrés cette fois-ci, bien sûr, en perspective. Cette scène avait un tel rendu, une si exceptionnelle technique des volumes et des couleurs, qu’on avait du mal à imaginer qu’une main humaine ait pu en être l’auteur. C’était comme une photographie en couleur ! Je connaissais le talent des peintres antiques, mais ce travail me parut vraiment extraordinaire de précision, de profondeur des ombres, de nuances ; surtout, j’étais perplexe quant à l’utilisation de la perspective qui était inconnue sous cette forme aussi aboutie à l'époque romaine. Vraiment, depuis le début, dans cette histoire, nous naviguions avec la sensation étrange de ne pas situer précisément les faits.

« En m’approchant pour l’étudier de plus près, je me suis aperçu alors qu’une statue, que j’avais d’abord prise pour un premier plan peint en trompe l’œil, était en réalité une véritable sculpture : devant ce panorama, une figure d’empereur romain me faisait face, assise sur un trône de pierre blanche.

« En outre, au centre de la salle, un piédestal portait une grosse boule de verre, mais nous n’avons rien pu tirer de cet élément qui devait sans doute symboliser un soleil, ou le centre du monde…

« Une telle mise en scène, un tel luxe et surtout un tel état de conservation ne pouvaient que me laisser pantois. Mais quel était donc ce personnage qui trônait dans cette crypte inconnue ? Je me sentais maintenant assuré que j’étais sur la bonne piste, mais je n’avais toujours aucun début d’explication ! Pourtant, les minutes nous étaient comptées, car mon briquet ne nous éclairerait pas indéfiniment. Si besoin, je reviendrai. Je pris quand même le temps de m’approcher de la statue pour lire sur son socle cette inscription en latin :

 

"Le nouvel Auguste a juré

de reconstruire

la nouvelle Rome

à partir d'ici".

 

« Jérôme découvrit quant à lui, posée dans une petite niche, derrière la statue, une curieuse plaque de métal que nous avons emportée en courant presque, car mon briquet commençait à faiblir. En ressortant, nous avons bien sûr tout refermé derrière nous, pour ne laisser aucune trace de notre passage.

  « La phrase gravée dans la pierre ne m’aura été d’aucun secours : à ce moment là, j’ai simplement imaginé qu’un original avait rêvé cette grandiose représentation de Rome, en complétant à sa manière les relevés connus. Vous allez voir comme j’étais naïf, et combien, décidément, nous devons à mon brave Jérôme qui avait mis la main sur le message en métal !

« Car ce qu’il avait trouvé était bien un message, dissimulé d’une manière tout à fait originale dans la plaque elle-même. Ce rectangle, de la taille d’une feuille de papier ordinaire était composé de deux couches d’environ deux millimètres chacune, l’une en plomb, l’autre en cuivre. Sur la face jaune, le nom d’Auguste apparaissait en relief, sur l’autre, la louve romaine. Une louve classique, mais pas avec les deux jumeaux habituels : cette louve-là n’allaitait qu’un seul enfant !

  « Je ne sais quelle intuition me poussa à vouloir séparer ces deux feuilles métalliques, j’imaginais sans doute qu’il y avait un papier, une sorte de dédicace dissimulée à l’intérieur ! Sans doute le plat de raviolis servi le soir le soir même à mon hôtel n’y fut-il pas étranger ! En tout cas, je n’avais pas complètement raison, mais le fond de mon idée était bon, et c’est peut être ce qui va nous permettre de sauver la situation !

« Une fois dans ma chambre, j’ai d’abord essayé de décoller les deux parties avec un tournevis emprunté à la réception : mais rien n’y fit, les deux matières adhéraient parfaitement l’une à l’autre, le plomb semblait être coulé directement sur le cuivre et s'y être soudé intimement. A force d’efforts répétés -que j’aurais mieux fait de contrôler-, je ne réussis qu’à entailler le métal gris de la pointe de mon outil qui alla jusqu'à la surface du cuivre ! Et je m’en mordrai sans doute longtemps les doigts !

  « Je me rendis alors au musée national de la villa Grudi, qui possède un appareil de radiographie qu’on utilise pour les restaurations d’objets étrusques. Le professeur Rinaldi, qui est ami de longue date, se mit à ma disposition pour ma recherche. Des clichés aux rayons X furent aussitôt réalisés. On y distinguait bien quelque chose comme une écriture, mais celle-ci restait floue, complètement illisible. C’était un fait important, car cela prouvait que cette inscription était taillée dans la masse d’un des métaux. Nous cherchions une idée pour avoir une radiographie plus précise quand l’assistant du laboratoire, par raisonnement, nous amena à la solution.

Les deux plaques, constituées de métaux différents, étaient étroitement collées l'une sur l'autre, comme si elles étaient brasées ou soudées. Cet état d’intimité ne pouvait s'obtenir que par la chauffe des deux plaques. Le plomb fond à une température d’environ 330°, bien plus basse que celle du cuivre qui, lui, ne se liquéfie qu’à près de 1100°. Ce ne pouvait donc être que ce dernier qui avait reçu les inscriptions. La plaque de cuivre avait donc été gravée, puis chauffée à faible température ce qui n'a pas altéré la gravure. Le plomb a ensuite été coulé pour recouvrir toute la plaque de cuivre. En refroidissant, le soudage fut effectif. Pour avoir accès au message, il suffisait donc maintenant de chauffer l’ensemble à la température de fusion du plomb qui s’écoulerait, révélant ainsi la surface gravée de la plaque de cuivre.

  « Le laboratoire de Rinaldi avait tout ce qu’il nous fallait : bec Bunsen, chalumeau, four… Une simple lampe à souder suffit à liquéfier la couche de plomb et à faire apparaître un texte gravé à la pointe sèche dans la plaque de cuivre.

  « J’en transcris la traduction ci après. Notons que là, contrairement aux autres inscriptions de Narbonne et de la crypte, ce texte était inscrit en italien moderne et que, bien malheureusement, c’est moi, avec mon tournevis maladroit, qui ai détruit la fin de la dernière phrase ! Nous ne disposons donc plus de ce sésame permettant de quitter «en paix » la mystérieuse boîte de jeu citée dans cette espèce de poème alambiqué.

 

 

 

 

 

Sur l’ordre du divin, grandissime et génial,

l’Empereur, le héros de la nouvelle Rome,

Notre nouvel Auguste,

si grand parmi les grands

Les sept semeuses de mort sont bien à Macao

Où elles recevront leur venin salvateur.

Dans la maison de jeu mal dite de Paris,

Un simple jeu de cartes marqué de l’aigle au dos

Porte au sein de ses cartes les plus basses et secrètes

Qui, lues par transparence des rayons donneront

Les chiffres qui mèneront aux sept tueuses de pierre

Qui trôneront si fières sur nos sept collines,

Pour disperser la mort sur ces fourmis modernes

Qui souillent le sol sacré de l’empire à renaître.

 

Quand les semeuses chargées,

un joker doit manquer.

 

De Macao parties,

plus de Joker ici.

 

Pour vous ouvrir la maison de jeu,

montrez 500 000 lires italiennes.

 

Pour la quitter en paix,

montrez 1 00///////////////////////

 

 

 

« Après mûre réflexion, je suis rentré le plus rapidement possible à Narbonne. Mais là, à ma grande surprise, le chantier de la villa était fermé par une palissade de planches, la fouille elle-même avait été remblayée au bulldozer et, surtout, du professeur Marchand et de son équipe, je ne trouvais aucune trace, ni ne reçu aucune nouvelle !

  « Suite à cette rapide visite, sans être vraiment menacé, je me suis senti surveillé, suivi. N’étant pas né de la dernière pluie, je pense avoir réussi à semer mes suiveurs, car je n’ai rien remarqué depuis aux alentours de mon refuge. Cela fait maintenant deux jours que je suis revenu à Narbonne. J’ai confiance en la personne qui tient ma pension de famille –c’est une grand-tante de Jérôme- et je suis certain de ne pas être trahi par celle-ci. De même, ni le professeur Marchand, ni aucun membre de son équipe ne savent où je loge. Je crois donc pouvoir être en paix ici pour un certain temps.

« Je dois pourtant me montrer très prudent et c’est pourquoi, après avoir écrit ce carnet codé dans le secret de ma retraite dont je ne sors plus, je viens de vous faire appeler à l’aide par l’intermédiaire de mon cher Jérôme, que je vais aussi charger de vous transmettre discrètement ce carnet. Vous comprendrez, j’en suis sûr, ces précautions !

« Surtout, ne cherchez pas à me contacter ! Votre tâche consiste à aller d’abord à Macao, pour y trouver une maison de jeu dont le nom a un rapport avec Paris, puis à enquêter à Rome pour déjouer ce piège infernal qui s’installe dans l’ombre. Pour moi, je me trouve donc bloqué ici où je peux continuer à questionner discrètement diverses relations par téléphone. C’est pourquoi je m’adresse à vous, mes amis, car vous seul sans doute pourrez empêcher le drame infernal qui se trame en secret !

A Macao, je n’ai pas de contact possible mais, à Rome, le professeur Rinaldi, au musée national de la villa Grudi pourra vous être d’une aide précieuse. C’est un passionné d’archéologie, un homme droit qui ne pourra que vous apporter son soutien. Je lui ferai transmettre si besoin des messages à vous remettre.

  « Voilà où j’en suis arrivé de mes réflexions après deux jours d’enquêtes supplémentaires que je vous décris plus bas : Un fou et ses sbires semblent bien avoir programmé l’apocalypse sur la capitale italienne et envisagent de reconstruire la Rome antique à l’identique, peut être pour en faire un gigantesque musée. Il existe de telles rumeurs qui circulent actuellement dans le monde des latinistes. Si, comme tout historien, je peux comprendre ce vœu de restitution, je ne puis imaginer de détruire une ville, encore moins toute une population, pas plus d’ailleurs que de nier toutes les autres richesses que l’histoire a continué à accumuler dans cette ville au cours des siècles. Une nouvelle Rome en carton pâte n’a de toute façon aucun intérêt ! La grande Rome des Césars a vécu, et son histoire si riche a eu son heure de gloire, mais aujourd’hui, celle-ci est bel et bien révolue !

« Ce fou qui se fait appeler le nouvel Auguste semble avoir –je ne sais comment- des accointances avec des complices de Macao qui doivent lui fournir de quoi se débarrasser de la population romaine actuelle, qui a le tort de le gêner dans ses projets de reconstruction. D’après les représentations de cette ville qu’il projette de restituer, ce sont plus de trois millions d’Italiens qui constituent pour lui de simples obstacles à éliminer. Je suis incapable d’imaginer de quels moyens il pourrait disposer, mais ils doivent être importants s'il veut mener à bien ces projets qui me semblent des plus sérieux : la disparition de l’équipe du professeur Marchand à elle seule le prouve sans conteste !

« J’ignore complètement à qui était destiné ce message, mais il semble que Jérôme ait eu la main heureuse en le découvrant. Ces informations une fois étudiées, retournées dans tous les sens, j’en suis arrivé à la conclusion que les sept semeuses de mort, les sept tueuses de pierre, citées dans le texte gravé sur la dédicace, ne pouvaient être que des statues. Celles-ci, placées sur les sept collines de Rome, seront d'une manière ou d’une autre, porteuses d'un produit destiné à vider par la mort la ville de Rome. Poison chimique, arme bactériologique, ou autre ? Je ne sais pas ! Malgré les accords internationaux, ce genre d’armes de destruction massive est actuellement développé en secret dans de nombreux pays, même les plus civilisés ! Il semblerait que des mains malveillantes soient prêtes à en céder à ce malade mental qui nous occupe !

« Je crois aussi avoir compris que les emplacements de ces statues sont indiqués  dans ce jeu de cartes qui se trouve à Macao…

 

--§--

 

- Deux heures du mat’, j’ai des frissons, avoua tout à coup Bill. Et je ne vois plus rien ! Faut qu’on arrête, commandant !

- Tu as raison ! On continuera plus tard ! Il faut qu’on dorme ! Demain, on aura le temps de terminer dans l’avion !

Bob rangea dans son portefeuille les deux négatifs qu’il avait extraits de la couverture du calepin, puis il glissa ce dernier, avec les feuillets couverts de texte décodé, sous son oreiller. Maintenant, c’était décidé, il garderait le tout en permanence sur lui.

Les deux amis s’endormirent aussitôt couchés. Tout épuisés qu’ils étaient, les inquiétudes qui les habitaient ne purent les empêcher de trouver rapidement le sommeil salvateur qui leur était plus que nécessaire. C’est sans doute à ce genre de choses qu’on reconnaît les hommes d’action.

Après quelques courtes heures de repos, dès que son réveille-matin le tira des bras de Morphée, Bob sentit cette angoisse le reprendre : Bill et lui allaient partir vers l’inconnu, laissant le professeur seul ici, comme ce dernier le souhaitait lui-même. Mais ce cher Aristide avait-il raison ? Etait-il vraiment en sécurité entre sa logeuse, sans doute âgée, et son Jérôme, qui était plus un valet attentionné qu’un homme d’action ? Bien sûr qu’en circulant, le professeur risquait de se faire repérer et de faire échouer toute expédition à Macao. Evidemment aussi qu’en le rejoignant, ils auraient couru le même risque ! Eux même, n’avaient-ils pas été repérés aussitôt après le rendez-vous de la cour sainte Eutrope, pourtant si discret et si rapide ? Comment d’ailleurs avaient–ils été localisés ? Jérôme avait-il été suivi ? Si c’était le cas, il y avait bien de quoi être inquiet !

  Bien sûr, avec leur passage au commissariat, ils avaient sans doute été perdus de vue par leurs ennemis, quels qu’ils soient. Maintenant, ils ne se trouvaient plus à Narbonne même, mais dans un hameau complètement perdu dans la campagne ! Cela suffirait peut-être à leur permettre de prendre tranquillement leur vol pour l’Extrême-Orient… Mais ceux qui recherchaient ce carnet ne pouvaient pas abandonner si simplement ! Il leur fallait partir au plus vite !

Sans prendre le temps d’avaler un petit-déjeuner digne de ce nom, le Français et l’Ecossais prirent la route de l’aéroclub. Il était environ quatre heures, le soleil pointait à peine à l’horizon.

  Le patron du petit terrain contacté leur avait bien indiqué la route à suivre en direction du nord-ouest. Il leur fallut quand même trois quarts d’heure sur les petites routes sinueuses du pays Cathare pour arriver au minuscule terrain de Lézignan-Corbières… Bob connaissait de réputation ce site mythique, aménagé dès le début du siècle, à l’aube de l’aviation, et qui avait vu Santos Dumont évoluer et procéder à plusieurs essais.

Là, un magnifique Beechcraft Bonanza les attendait, moteur au ralenti ; il avait été préparé à leur demande durant la nuit. Accueillis par un mécanicien pas très réveillé –un gars du pays qui ne pouvait imaginer les raisons d’un départ aussi matinal-, ils chargèrent vite leurs bagages à l’arrière. Puis, alors que Bill vérifiait comme à son habitude tous les niveaux, Bob remplit rapidement le plan de vol dans le bureau de piste. Au moment où il en ressortait, il entendit tout à coup une voiture déboucher à l’entrée du terrain en vrombissant… Surgissant dans un nuage de poussière, bondissant sur le chemin en terre, il reconnut une Alpine… l’Alpine !

- Grimpe ! hurla-t-il à Bill qui refermait le capot moteur droit.

Déjà, lui-même courait vers l’avion. Une rapide évaluation de la situation lui assura que le temps lui manquerait : l’avion était à quarante mètres, la voiture à moins de cent. Elle allait le rejoindre, lui couper la route. Bill dut faire le même calcul car, ayant balancé les cales de roues à grands coups de pieds rageurs, il avait sauté sur le siège du pilote et avait lancé le moteur pour venir à la rencontre de son ami. Ce dernier, en pleine course, vit le danger du disque menaçant de l’hélice foncer sur lui. Sans hésiter, en un éclair, il s’aplatit sous l’aile gauche, roula contre la roue, et attrapa le bas de la porte ouverte. Traîné sur l’herbe par la vitesse, il réussit à se rétablir et à sauter dans la carlingue dans un roulé boulé plus ou moins orthodoxe. Au dessus de l’avion, des balles sifflaient, mal ajustées. Enfin, sentant que les gaz étaient poussés à fond, Bob tira sur la cordelette pour fermer la carlingue.

Quelques secondes plus tard, sans autre point fixe, sans s’occuper de la direction du vent ni du balisage de la piste, Bill arrachait l’appareil au sol. Les roues évitèrent de justesse la carcasse d’un Junker 52, épave abandonnée en bord de piste, qui rappelait que la guerre -pas si lointaine- était même venue jusqu’ici.

- Ouf, soupira Bob en se laissant tomber sur le siège de droite. On a eu chaud !

 

--§--

 

Après deux heures de vol sans histoire, le Bonanza se posait sans autre encombre sur une des pistes secondaires d’Orly. Bill coupa le moteur sur le tarmac.

- Ca fait longtemps que vous ne m’aviez pas laissé piloter, commandant !

- C’est vrai que d’habitude, tu joues plutôt le rôle du mécano. Mais c’est un plaisir de se laisser conduire par toi ! Avec ta carrure, on ne dirait pas que tu puisses être si doux !

- Faut toujours être tendre avec la mécanique, commandant ! Elle vous le rend toujours au centuple ! Et c’est un mécano qui vous le dit !

Le trajet s’était passé en silence, encore une fois comme une veillée d’armes. Chacun dans sa tête se remémorait la somme d’informations que le professeur leur avait transmises dans son si long message codé. Maintenant, ça allait être à eux de jouer ! Seraient-ils à la hauteur ? Rien n’était moins sûr ! Si cela se trouvait, à Rome, à ce moment-là, le dernier compte à rebours avant l'Apocalypse était déjà engagé, prêt à semer la terreur et la mort, sans que personne n’y comprenne jamais rien !

Au moment de débarquer et de chercher où il pouvait trouver une compagnie de convoyage qui se chargerait de reconduire l’avion à son propriétaire, Bob s’écria tout à coup, en tâtant toutes ses poches :

- Le carnet !

- Quoi, le carnet ? Vous allez pas dire que…

- Si ! Je l’ai perdu ! Ca doit être en courant ou en sautant dans l’avion ! J’ai encore mon portefeuille avec les deux négatifs, les feuilles avec les textes décodés, mais plus de calepin !

Ils eurent beau fouiller l’avion de la cabine passagers au poste de pilotage, le précieux livret était bel et bien perdu.

  C’est le cœur bien gros que Morane et Ballantine embarquèrent sur le Super Constellation d’Air France qui les emporta vers l’Orient. Après ces heures d’efforts pour décoder ce texte, avec les nouvelles que ce dernier leur avait apportées, mais surtout avec la perte du précieux calepin, Bob se sentait tout à coup bien abattu. Ils avaient encore la première moitié du message, transcrite sur le papier à lettres de l’hôtel. Mais le reste, ce qu’ils n’avaient pas déchiffré, ils n’en sauraient jamais rien ! Il leur faudrait se débrouiller sans !

Bill essaya bien de lui redonner un peu le moral en affirmant que si leurs agresseurs découvraient le carnet, ils seraient eux-mêmes incapables de le déchiffrer, mais ces paroles ne le rassuraient pas et ne le consolaient pas plus :

« S’ils ont le professeur, ce carnet leur prouverait seulement que celui-ci avait des informations à nous transmettre ! pensait Morane en essayant de trouver le sommeil. Quel maladroit je fais ! Je ne me le pardonnerai jamais ! »

6

 

Le récit d’une jeune fille

 

 

Les origines de l’affaire.

 

Contre offensive.

 

 

 

 

Quand le canot stoppa enfin, moteur coupé, au milieu du bassin, la même voix féminine s’éleva de nouveau, dans le silence à peine animé par le clapotis des courtes vagues sur la coque.

- Maintenant, vous pouvez monter à bord ! Ils ne peuvent plus nous atteindre.

C’était une charmante voix féminine, qui parlait un français teinté d’un sympathique accent exotique.

Les deux amis épuisés et meurtris obéirent aussitôt. S’aidant de la corde, ils se hissèrent dans l’embarcation où ils se laissèrent tomber lourdement sur le fond. Tandis que Bob vérifiait qu’il avait toujours le jeu de cartes dans sa poche, leur mystérieuse inconnue leur tendit des couvertures et, sans un mot de plus, se retourna vers l’avant pour remettre les gaz et piquer droit vers la côte Est, en direction de Hong Kong.

Encore abruti par cette fuite rebondissante sur les vagues, Bob ne savait que penser. D’où sortait cette femme ? Surgie de nulle part, comme par hasard, elle était arrivée juste au bon moment et juste au bon endroit, pour les tirer des griffes de leurs poursuivants… Bob avait beau croire en sa baraka, il savait bien qu’ici, Dame la Chance n’était pas une explication satisfaisante ! Et d’abord, qui était donc cette sorte d’ange gardien ? Ils n’avaient pas pu distinguer ses traits, qui étaient restés dans l’ombre, d’autant plus que sa tête était couverte d’un foulard, ou d’un voile. Et ce français prononcé avec cet accent indéfinissable…, quelle étrangeté, ici… En tout cas, à sa voix, à sa démarche, il devait s’agir d’une femme jeune. Mais quelle place celle-ci tenait-elle dans toute cette histoire ? Elle venait de les écarter d’un danger évident, mais ils se trouvaient maintenant presque à sa merci… Amie ou ennemie, que leur voulait-elle ?

Un frisson le ramena à la réalité et il se releva pour s’envelopper dans une des couvertures. A côté de lui, il vit que Ballantine semblait mal en point, car il ne bougeait pas.

- Bill ? Ca va ?

- Ouais ! Ca va ! Ca va ! Enfin… si on veut ! Comme quelqu’un qui vient de faire du ski nautique sans équipement, grogna l’Ecossais. En plus, moi qui n’aime pas l’eau, je suis servi !

- Si c’est ton seul problème, ce n’est pas bien grave ! Mais couvre-toi ! Ce n’est pas le moment d’attraper une grippe ! Moi, je vais aux nouvelles !

Morane se releva et avança vers l’avant, où la silhouette anonyme qui leur tournait le dos sans crainte pilotait le canot avec assurance. Il resta un moment près d’elle, à sa gauche, se tenant d’une main au haut du pare brise, serrant la couverture de l’autre, et jetant des petits coups d’œil discrets à celle qui les avait tirés de ce bien mauvais pas. Ce visage dans la nuit, dont il ne distinguait que la ligne du profil sur le fond brillant de la petite houle, lui disait vaguement quelque chose… Très vaguement. Plusieurs fois, il sentit plus qu’il ne vit ses yeux se tourner furtivement vers lui… Elle semblait attendre…

Respectant d’abord le silence voulu par l’inconnue, il osa enfin poser la question qui lui brûlait les lèvres :

- Nous nous connaissons ?

- A peine, Commandant Morane, à peine…

Pour répondre, elle s’était un peu tournée vers lui et il avait entraperçu un visage jeune et un délicieux sourire. Il en était sûr, maintenant, elle ne pouvait pas être leur ennemie. Sa voix ne lui était pas complètement étrangère, mais il ne voyait pas, non, vraiment pas qui elle pouvait être, ni où et quand il l’avait déjà rencontrée, alors qu’elle, elle connaissait son nom.

A nouveau, ils restèrent silencieux. Si elle ne voulait pas se présenter maintenant. Bob ne se sentait pas de l’obliger à parler, ni d’exiger quoi que ce soit car, ne les avait-elle pas arrachés à ce tir aux pigeons dans lequel ils servaient de cible ?

Ce fut pourtant elle qui reprit la parole quand Bill, en maugréant des mots incompréhensibles,  s’approcha aussi pour venir à sa droite :

- Et vous, monsieur Ballantine, vous me situez ?

- Bien sûr ! Mais après votre partie de ski nautique, j’vais être plein de bleus, moi ! Pas une vie…

Son ton, bizarrement presque guilleret, contrastait avec ses mots plaintifs. Etonné, Morane accusa le coup. D’habitude, il était très physionomiste. Les circonstances, l’éclairage pouvaient expliquer qu’il ne remettait pas ce visage et cette voix. Mais si Bill, lui, la reconnaissait, que devait-il penser ? Il tenta encore une fois de scruter l’ombre sous le foulard, mais sans plus de succès.

- Vous avez encore votre jeu de cartes sur vous, commandant Morane ? demanda-t-elle.

Machinalement, Bob vérifia une nouvelle fois dans sa poche. La pochette étanche était bien là, avec le jeu de cartes, l’argent, les négatifs découverts dans le carnet et la traduction du message de Clairembart. Il se félicita une fois de plus de cette habitude qu’il avait de prévoir le pire…

Mais qui était donc cette jeune femme qui savait tant de choses ? « Cette histoire de cartes, personne n’était au courant, à part Clairembart et les complices de Néron. »

Ici, surtout, en Extrême-Orient, il n’y avait que les gens de la boîte de jeu qui les avaient vus, et ceux là leur avaient prouvé leur hostilité par la partie de chasse qui avait suivi. Le patron avait l’air intelligent… Avait-il deviné leur rôle dans l’affaire ou avait-il reçu leur signalement, peut-être même leur nom ? Son allure, ses yeux, son ton n’étaient pas ceux d’un simple comparse, il pouvait même être l’un des cerveaux de la bande. Par contre, tous les autres n’étaient que des brutes épaisses, des secondes lames, comme le videur et les tueurs qu’il avait lancés sur leur piste. Tous…sauf… Oui, c’était elle ! Jeanne, la petite serveuse qui les avait accompagnés à leur table et que le patron semblait mener à la baguette !

- Jeanne, murmura-t-il.

- Oh, oh… Joli effort de mémoire, commandant ! Je vois que vous me remettez enfin, ironisa-t-elle gentiment.

- Mais, s’étonna le Français, comment connaissez-vous nos noms ?

- Tout le monde sait qui vous êtes ! Et, à la boîte de jeu, votre arrivée était annoncée depuis hier matin… Vous savez, vous vous frottez à une organisation très puissante !

Les deux amis accusèrent le coup. Ainsi, ils s’étaient crus tranquilles, ils avaient imaginé pénétrer anonymement dans ce bouge et, en réalité, ils étaient connus, attendus, et certainement suivis de près depuis l’Europe.

- Je suis de votre côté, continua Jeanne, et je vais vous aider à quitter la région. Vous comprendrez pourquoi tout à l’heure, quand je vous expliquerai tout. Mais je préfère être au calme pour vous dire tranquillement qui je suis et ce qui se trame.

Morane et Ballantine acquiescèrent en silence. Bien qu’ils ne la connaissent qu’à peine, l’attitude de cette jeune femme leur inspirait confiance et ils ne pouvaient oublier de quel pétrin elle venait de les sortir. Le mystère resterait donc complet quelques minutes supplémentaires et, malgré leur impatience et leur curiosité inassouvie, ils s’installèrent dans un mutisme forcé. Peut-être cette demoiselle qui, comme un ange gardien, les avait arrachés à leurs poursuivants, allait-elle enfin leur dire les tenants et les aboutissants de toute l’affaire ? Mais surtout, Jeanne pourrait-elle leur apprendre quelque chose au sujet de leur ami, le professeur Clairembart ? Rien n’était moins sûr !

Après une courte navigation sans encombre, la côte était de nouveau proche. Mais, cette fois-ci, ils se trouvaient sur l’autre rive, du côté de Hong Kong. La jeune femme coupa le moteur et dirigea son canot vers un appontement privé qui faisait face à une grande villa coloniale de style portugais, à moitié dissimulée, autant par les frondaisons luxuriantes qui l’entouraient que par la nuit finissante.

 

 

--§--

 

Quelques minutes plus tard, après avoir passé des vêtements secs que Jeanne, décidément pleine de ressources, leur avait trouvés, les deux amis étaient confortablement assis sous la véranda, un grand verre de whisky à portée de main. Jeanne leur faisait face ; elle avait à présent passé une tenue plus sportive que sa robe d’hôtesse du Parisien, soit un blue jean et un pull léger passé directement à même la peau.

- Tout d’abord, pouvez-vous me dire ce que vous savez ? commença-t-elle, un peu abruptement.

D’abord interloqué par cette entrée en matière, Bob –comme Bill sans doute- se mit à douter du rôle de Jeanne : en fait, n’était-elle pas dans l’autre camp, n’avait-elle pas feint de les sauver pour mieux leur soutirer des renseignements ? Pourtant, son visage franc, son regard direct, son sourire engageant ne semblaient pas fabriqués. Bob n’était pas certain de savoir juger aussi bien une femme qu’un homme, mais il décida vite qu’il pouvait faire confiance à cette jeune personne qui leur offrait son aide spontanément, et avec beaucoup de simplicité. Comprenant sûrement ce doute légitime, la serveuse reprit rapidement la parole :

- J’ai besoin de connaître ce que vous savez, juste pour ne pas perdre de temps en explications inutiles. Mais pour vous rassurer et tenter de vous prouver ma bonne foi, je vais déjà vous relater quelques évènements.

« Je vais d’abord vous parler de mon père. Pour l'état civil, il se nomme Massimo Primo. Peut-être ce nom vous dit-il quelque chose, car il est très connu dans le petit monde des archéologues comme étant le spécialiste de la cité de Rome, de son organisation antique, de ses monuments, de son histoire. On le consulte du monde entier et ses avis font autorité en la matière. Je dois aussi vous dire qu'il fut pour moi le meilleur des pères. A la demande de ma mère qui ne supportait pas le tumulte de Rome, mes parents s’étaient installés à Capri, où mon père obtint le poste de conservateur des villas de Tibère. Là, entre mes deux parents, j’eus une enfance des plus heureuses, jusqu’à ce que…

La jeune fille, la voix étranglée par des sanglots prêts à monter de sa gorge, s’interrompit un moment, mais elle se reprit rapidement pour continuer :

- Il y a trois ou quatre ans, je ne me souviens plus vraiment de la date exacte, mon père a rencontré un groupe de passionnés de l’Antiquité romaine et c’est à ce moment-là que notre vie bien rangée a commencé à basculer dans le cauchemar.

« Ces gens ont acquis peu à peu une emprise certaine sur mon père qui ne parlait plus qu’en citant leurs idées et, en même temps, semblait se retirer de plus en plus du monde réel. Il semblait s’éloigner de sa famille et nous en souffrions beaucoup, ma mère et moi. Ma mère se sentait d’autant plus abandonnée qu’elle n’a aucune famille en Italie… Vous ai-je dit son origine chinoise ? Mes parents se sont rencontrés là bas, dans la concession italienne de Tianjin, pendant le service militaire de mon père…

« Voilà qui explique sans doute l’accent étrange et les traits asiatiques de cette jolie Italienne », pensa Bob…

« Mon père passait donc de plus en plus de temps avec ses nouvelles relations, il voyageait beaucoup, participait à de nombreux congrès. Ces conférences nous ont laissé croire, à ma mère et à moi que son travail prenait tout simplement de plus en plus de place dans sa vie et nous nous contentions d’espérer qu’après un certain temps, il nous reviendrait…

«  Poussé par sa passion et sans aucun doute influencé par ses nouveaux amis, son caractère changeait de jour en jour, il devenait de plus en plus taciturne.

- Mais, interrompit Bob, comment et quand avez-vous été au courant de tout ça ?

- Attendez, commandant, Jeanne nous expliquer, n’est-ce pas ?

- Oui, j’y arrivais, justement…

« Un jour, il y a à peine six mois, je surpris par hasard une conversation qu’il tenait avec un de ces envahissants amis. Interloquée par les premières paroles que j’avais perçues, je me cachai pour écouter la suite de leur dialogue, et ce fut pour moi une véritable descente aux enfers. D’après ce que je comprenais, les projets de mon père et de ses nouvelles relations étaient bien loin de la classique et inoffensive archéologie ; avec ses amis qui se qualifiaient eux-mêmes bien pompeusement de Néo-Romains, il parlait d’une populace à éradiquer, d’élus à sélectionner, de nettoyage de population… De plus en plus abasourdie par de nouveaux propos qui confirmaient toujours plus précisément ce que j’avais tant de mal à admettre, je dus pourtant me résoudre à accepter la vérité qui s’imposait difficilement à moi : mon père était un monstre cynique qui n’hésiterait pas à employer l’assassinat et même le génocide pour parvenir à ses fins ! Dès lors, nous n’avons plus jamais eu les mêmes rapports…

« Après plusieurs jours de désespoir silencieux, je m’en ouvris à ma mère, que j’eus bien du mal à convaincre de m’entendre. A force de persuasion, je réussis pourtant à l’amener à douter de son mari, dont elle avait bien remarqué certains propos étranges. Elle accepta donc d’être plus attentive aux activités de son époux et de ses amis.

 

A ce moment-là, Jeanne marqua un arrêt pour essuyer ses grands yeux emplis de larmes. Puis elle reprit d’une voix tremblante :

- Une semaine plus tard, ma mère disparaissait.

«  Mon père voulut me rassurer en m’affirmant qu’ils s’étaient fâchés et qu’elle avait quitté le domicile conjugal, qu’elle était repartie dans sa famille, à Tianjin... Mais je n’en crus rien : Jamais ma mère ne m’aurait laissée ainsi, sans me prévenir !

«  Maintenant que je connaissais les horreurs dont mon père -le grand Professor Massimo Primo- était capable, j’imaginai sans peine qu’il avait simplement fait disparaître un témoin gênant ou trop curieux. A ce moment-là, je pensais encore, naïvement, que ma mère était enfermée quelque part…

« Craignant pour ma propre sécurité, j’ai feint de croire ce monstre avec qui je vivais et qui ne m’inspirait plus que de l’horreur. Pendant des semaines, mon âme ne fut plus habitée que par l’inquiétude et la haine, et je cherchais en vain, d’une part à savoir ce qu’il était advenu de ma mère chérie et, d’autre part, comment contrecarrer ce plan diabolique. Je dus sans doute bien rendre le change, car mon père n’imagine toujours pas, semble-t-il, les sentiments qu’il m’inspire.

«  Avec le temps, il en vint même à m’informer progressivement de ses plans, puis à me croire convaincue de leur bien fondé. Il finit même par me faire intégrer le groupe dirigeant des Néo-Romains, me chargeant de divers contacts, de transports de documents… Semaines après semaines, mois après mois, je continuais à feindre de m’intéresser au complot, je me montrais faussement enthousiaste et tentais toujours, inlassablement, de glaner des renseignements le plus discrètement possible.

«  Le mois dernier, quand j’ai enfin compris que c’était d’abord la population romaine qui allait être exterminée, et que cela devait avoir lieu très vite, j’ai voulu en informer la police et la justice, mais tout le monde m’a prise pour une folle et j’ai même craint un moment que mon père ne soit informé de ma prétendue démence et qu’on ne lui rapporte mes propos.

«  C’est à ce moment-là que Mario, un ami d’enfance qui travaille pour mon père sans toutefois approuver ses idées, m’a appris que ma mère n’avait pas quitté volontairement le foyer conjugal, mais qu’elle avait été éliminée ! Cette confirmation de son assassinat, que je me refusais jusqu’alors à admettre, tout en le sachant au fond de moi depuis sa disparition, déclencha en moi un profond dégoût pour Lui.

- Mais, demanda alors Morane, quels sont donc les projets précis de votre père et de ses amis ?

 « Il m’a lui-même appris pas mal de choses sur ses objectifs mais, comme je viens de vous le dire, je tentai, chaque fois que possible, d’obtenir des renseignements complémentaires. Ainsi, un jour qu’il s’était absenté, j’ai consulté une pile de dossiers qu’il avait laissés sur son bureau. C'est ainsi que je découvris le projet qu’il avait en commun avec ses nouveaux amis. Les Néo-Romains envisageaient à terme de débarrasser l’Europe entière de sa population actuelle, de détruire tout ce qui n’était pas antique, et de reconstruire, de reconstituer les cités de l’Empire telles qu’elles se présentaient dans l’antiquité.

« C'est là que j'ai compris que mon père avait atteint les limites de la folie. Vous imaginez mon désespoir, mais que pouvais-je faire ? Je savais qu'il ne m'écouterait pas, que je ne pourrais lui faire entendre raison, même au nom de l'amour filial qu’il devait d’ailleurs avoir oublié. Mais surtout, je ne m’en sentais pas la force. J’avais en moi trop de haine pour ce qu’il avait fait à ma mère. Lui ne voyait que ce projet utopique, insensé.

« Peu de temps après, j'appris qu'il avait aussi acquis l’aide de Chinois de Macao, qui avaient mis au point une arme biologique, un virus qui devait lui permettre de tuer rapidement tous ceux qui ne seraient pas jugés dignes de connaître l’ordre nouveau de la Rome Nouvelle.

« Je ne sais pas comment il avait rencontré ces Chinois, mais peut-être l’avait-il fait lors d’un de nos voyages dans la famille de ma mère ?

« L’intérêt de ces Chinois semblait se porter uniquement sur l’expérimentation de cette arme, mais je n’en sais guère plus… Leurs courriers, écrits à mots couverts, donnaient simplement l’impression de voir tout cela comme un terrain d’essai.

Jeanne, qui avait raconté toute cette histoire en regardant tour à tour les deux hommes, se tourna alors franchement vers Bob pour lui demander :

- Connaissez-vous ces projets, commandant ?

 

Les deux amis n’hésitèrent pas longtemps. Le ton de Jeanne, les larmes qui mouillaient ses yeux quand elle parlait de ce père transformé par la mégalomanie et de cette mère assassinée, les quelques éléments nouveaux qu’elle venait de leur fournir sans se faire prier, tout les poussait à la croire et à lui confier ce qu’ils savaient déjà de l’affaire. D’ailleurs, ils ne prenaient pas beaucoup de risques. Si, comme ils étaient sûrs qu’elle le ferait, elle leur racontait les tenants et aboutissants de cette histoire, cela compenserait sans doute au mieux la perte du carnet codé. Par contre, si elle jouait double jeu, leurs ennemis n’apprendraient pas grand-chose sur eux. Ils sauraient juste où ils en étaient –c’est à dire pas très loin- et cela les rassurerait plutôt !

C’est pourquoi, après avoir consulté Bill d’un regard, Bob raconta rapidement, en résumant mais sans omettre rien d’essentiel, le début de leur enquête, depuis l’appel du professeur Clairembart, jusqu’à leur arrivée à la boîte de jeu.

Ce récit terminé, la jeune fille ne les laissa pas languir et joua le jeu :

- Mon père, qui exige maintenant qu’on l’appelle Néron, se croit le messager des dieux… Comme je vous le disais et comme vous l’avez appris par vous-même, dégoûté par la civilisation moderne, la technique galopante et la mondialisation des cultures, il veut restituer sa grandeur et sa splendeur antique à la cité de Rome, pour qu’elle domine de nouveau le monde.

« Pour commencer, il a décidé d’éliminer la population de la Ville Eternelle. C’est l’opération Jupiter. Sauf pour quelques élus qui devront organiser et reconstruire la ville antique à l’identique, tous les Romains seront décimés par une épidémie. Pour cela, il va répandre le virus de la grippe aviaire…

- Hein, s’écria Bill, la grippe aviaire ? Mais c’est pas possible !

- C’est une maladie banale chez tous les oiseaux, mais…

- Justement, coupa encore l’Ecossais, moi, j’ai un élevage de poulets et je ne vais pas laisser faire ça ! Vous n’imaginez pas les dégâts qu’une cochonnerie comme ça peut…

- Attends, Bill, laisse donc Jeanne continuer !

Ballantine finit par se taire mais on voyait bien qu’il était hors de lui et qu’il avait bien du mal à se contrôler.

- Mon père va obtenir ce virus de la pègre chinoise qui l’a fait muter sous une forme transmissible d’homme à homme, et surtout mortelle. Il aura aussi le moyen de répandre cette maladie…

« Un de ses collaborateurs, un médecin vaguement naturopathe, mais qui est à la fois un néo-fasciste et le gourou d’une sorte de secte, a déjà sélectionné les élus romains à épargner et les a vaccinés discrètement contre cette maladie redoutable. C’est l’opération Esculape* qui est déjà terminée, je crois. Ces quelques hommes privilégiés seront les nouveaux patriciens. Soutenu par cette nouvelle élite romaine et par ses amis, mon père espère bien être considéré et respecté comme un sauveur et que tous lui obéiront aveuglément. Seront aussi épargnés quelques centaines d’artisans et de travailleurs manuels, destinés, eux, à reconstruire la cité puis à devenir la plèbe**.

« Avec ces élus choisis, ils auront entière latitude pour détruire toutes les constructions, tous les équipements modernes à coup d’explosifs et reconstruire la Rome dont ils rêvent. Ces projets fous ont reçu les noms respectifs d’opérations Pompéi et Romulus.

« Ils n’en sont aujourd’hui qu’aux débuts de leur opération Jupiter. Mais toute leur bande, lors d’une première réunion qui s'est tenue près de Narbonne, a juré une première fois de rester fidèle à leur idée et de reconstruire Rome, quoi qu'il puisse leur en coûter. Cela a eu lieu à l'endroit où vous avez découvert la dalle de marbre de la fausse villa antique, qu’ils ont recouverte d’une mosaïque aussi vraie que les véritables.

« Puis, après avoir organisé toute leur affaire et mis au point les détails avec les Chinois, ils se sont réunis une seconde fois et ont prêté serment de conduire tous ces projets à leur terme. Ce pacte solennel a eu lieu dans l’hypogée que votre ami archéologue a découvert au centre de Rome. Cette salle sert aujourd’hui de boîte aux lettres pour se transmettre discrètement, entre des initiés qui ne doivent pas avoir de contact direct, des messages, comme celui que vous connaissez et dont vous possédez une copie, qui était gravée sur la plaque de cuivre recouverte de plomb.

 

Après ce long discours énoncé d’une voix blanche et presque d’un seul souffle, Jeanne marqua une pose, comme pour observer les réactions de ses interlocuteurs. Les deux amis n’étaient pas déçus de cette entrée en matière.

* Chez les Romains, dieu de la médecine.

** Peuple de Rome, constitué de citoyens ayant droit de cité, par opposition aux Patriciens, assimilables à une noblesse.

Les renseignements qu’elle venait de leur

fournir correspondaient bien à ce qu’ils savaient déjà eux-mêmes, y compris ce que Bob avait omis de dire en résumant leur propre enquête.

Morane ne regrettait vraiment pas d’avoir fait confiance à cette jeune fille qui semblait bel et bien être de leur côté. Bill, impatiemment, profita de cette pose pour diriger ces révélations d’un côté qui lui semblait le plus efficace :

- Mais à quoi sert donc ce jeu de cartes ? demanda-t-il. Cela me semble bien compliqué pour pas grand-chose !

- Ce jeu de cartes est un élément très important et c’est pour cela qu’ils vous cherchent partout et qu’ils n’auront de cesse de le récupérer ! Tout d’abord, il faut bien savoir que les Néo-Romains –comme ils se complaisent à se nommer pompeusement eux-mêmes- et leurs complices chinois qui s’apparentent sans doute aux Triades*, ne s’accordent qu’une confiance très limitée. Ils n’ont pour ainsi dire aucun contact direct et ne communiquent entre eux que par des intermédiaires qui se transmettent leurs informations par des systèmes compliqués de boîtes aux lettres. Mon père m’a dit que la plupart des groupes clandestins et beaucoup de services secrets officiels utilisaient des procédures identiques.

- C’est exact, confirma Bob.

- Ce jeu de cartes, qu’on peut reconnaître à son dos marqué de la louve romaine devait servir plusieurs fois et de différentes manières. Tout d’abord, il ne devait être utilisé, vu, manipulé, ou emporté que par des personnes utilisant des sortes de mots de passe…

- L’histoire des cinq cent mille lires, peut-être ? avança Bob.

- Oui, la liasse de lires permettait de montrer patte blanche pour accéder aux cartes. Mais pour les emporter, il fallait montrer un million de francs.

- Ça, on ne savait pas ! pesta Bill. C’est pour ça qu’on s’est fait courser comme des lapins !

- Hong Tia, l’homme de main du patron de la boîte, était chargé de la stricte application de ces consignes et c’est pour cela qu’il vous surveillait quand vous jouiez. Moi, je supervisais tout ce qui se passait pour le compte de mon père… mais j’espérais toujours, au fond de moi, pouvoir arrêter cette machine infernale qui doit conduire le monde à l’horreur.

- Ainsi, ce gros lard s’appelait Hong Tia… enchanté ! railla Bill qui se rappelait le sort qu’il avait réservé à l’estomac du gorille.

- Il y avait aussi un code pour avoir le droit de prendre une carte, il fallait demander à changer les lires italiennes contre des dollars… C’était vraiment un système très discret. Il y a environ un mois, c’est moi qui avais apporté ces cartes à la boîte de jeu, avec les consignes correspondantes, et j'accompagnais aussi les sept statues qui devaient être converties en bombes bactériologiques. Très méfiants, les Chinois ont en effet refusé que les Néo-Romains manipulent les ampoules de virus et leurs systèmes vaporisateurs. D'ailleurs, cette exigence s'appliquait également aux statues une fois équipées de leurs mortels accessoires.

- Mais, à propos de ces statues, demanda Bob, je ne comprends pas ce choix ! Les travaux sur les œuvres d’art, leur transport, surtout à l’étranger, sont très contrôlés. De plus, en Italie, il existe sûrement des restaurateurs en nombre suffisant pour traiter les statues de Rome. Comment les Néo-Romains ont-ils pu arranger cette restauration par des Chinois ?

- En réalité, ce fut une solution très naturelle et la plus simple qui ait été trouvée, contrairement à ce que vous pouvez penser. Depuis la découverte à Xian, en Chine, du tombeau de l’empereur King Xi Wang* et de l’armée de statues qui l’accompagne, les Chinois sont devenus les spécialistes mondiaux de la restauration des œuvres de terre cuite anciennes. Leurs prix défient toute concurrence, mais l’affaire s’est conclue sous couvert d’un échange de bons procédés : en paiement de ces travaux, l’Italie doit former des Chinois à d’autres techniques de conservation et de restauration. C’est pour cela qu’il a paru très normal que ce lot de statues soit traité à l’autre bout du monde. On peut supposer -mais est-ce encore une supposition ?- que les Néo-Romains bénéficient sans aucun doute de la complicité de plusieurs fonctionnaires travaillant au Ministère delli Belli Arte**. Je sais que mon père y a ses entrées…

* Pègre chinoise qui étend son influence sur une grande partie de l’extrême Orient.

* Le premier empereur à unifier la Chine vécut entre 300 et 200 avant Jésus Christ. Il est à l’origine du lancement de la construction de la grande muraille de Chine, mais on le connaît surtout pour son tombeau où une armée de 6000 statues de terre cuite l’escorte, alors que ses prédécesseurs faisaient immoler leur véritable armée à leur mort.

** Equivalent italien du Ministère de la Culture.

« Par prudence, les Chinois ont prévu d’envoyer deux équipes successives à Rome. La première, qui appartient vraiment au monde des restaurateurs, replacera les sept statues,

comme s’ils étaient employés officiellement par le Ministère, conformément au contrat. La deuxième, qui est constituée de spécialistes des virus et des armes bactériologiques, doit aller activer les bombes dans un second temps. Ce dernier groupe n’a rien à voir avec le premier, et c’est pour cela que les emplacements des sept tueuses -des sept pourvoyeuses de mort- sont indiqués par les cartes à jouer et, plus précisément, dans les quatre sept. Il suffit de superposer ces derniers sous un appareil de radiographie et on lit en même temps les vingt-huit microfilms dissimulés dans les piques, les cœurs, les carreaux et les trèfles. Je ne sais pas sous quelle forme les emplacements sont codés, je sais juste qu’il faut aller dans la crypte dont vous avez parlé et y consulter la grande fresque.

« Le nombre de jokers est aussi un élément indicateur. Pour indiquer l’avancée de leur tâche, un messager devait retirer du jeu le premier puis le second joker. Il y a dix jours, un très grand Chinois en habits noirs a emporté le jeu de cartes et l’a rapporté deux heures plus tard. Un autre Chinois, petit et voûté, est venu le même jour, quelques minutes après le premier, il a utilisé le jeu pour jouer avec le patron, puis il a emporté lui aussi les cartes quelques heures. Le soir, quand j’ai vérifié le jeu, j’ai constaté qu’il manquait un des jokers, ce qui signifiait que les statues étaient chargées de leur bombe. Mais je ne sais pas lequel des Chinois a pris ce joker.

« Hier après midi, le petit Chinois voûté est revenu et a simplement retiré le second joker, ce qui signifie que les statues ont quitté Macao. Depuis que je suis ici, d’autres hommes, toujours différents, des envoyés des Néo-Romains sont passés assez régulièrement et ont simplement joué avec les cartes ; leur visite était prévue, ils venaient pour savoir où en était l’avancement des travaux.

« Une dernière personne devait venir à la boîte de nuit afin de constater que le contrat était accompli et emporter les cartes pour les détruire, donnant ainsi le signal de mon retour vers l’Italie, ma mission de surveillance étant terminée. Mon père m’avait promis qu’alors, il m’enverrait aux Etats Unis pour que j’y sois en sécurité durant la transformation de Rome. Hier soir, c’est vous qui êtes arrivés. Vous aviez bien le mot de passe pour accéder au jeu de cartes mais, ce qui n’était pas normal, c’était que vous soyez deux. Il avait toujours été prévu que les messagers viendraient seuls et qu’ils joueraient soit avec le patron, soit avec Hong Tia. Votre venue pour cette raison était déjà suspecte.

« Après la bagarre que vous avez déclenchée, j’ai appris aussi que votre visite avait été signalée au patron de la boîte, mais qu’on ne m’avait pas tenue au courant. Il possédait une photo en couleurs de vous, celle-ci vous montrait attablés à la terrasse d’un café, en train de lire un petit carnet… Et vos noms y figuraient aussi.

- C’était à Narbonne ! s’écria Bill. Ils nous ont pris en photo à ce moment-là et ils ont filé notre portrait à toute la bande !

- Je ne sais pas, je n’ai qu’entraperçu la photo. Mais, vu comme les choses tournaient et comment Hong Tia et ses sbires se sont lancés à votre poursuite, je me suis dis que c’était pour moi une occasion inespérée d’agir et de contrecarrer les desseins de ces criminels menés par mon père.

« Lui, que j’avais tant aimé avant,… avant qu’il ne fasse tuer ma mère et que maintenant je haïssais. Même si je mettais son comportement actuel sur le compte de l’influence qu’exerçaient sur lui ses nouveaux amis et sur cette folie de grandeur qui maintenant l’habitait, je ne pouvais oublier son crime. Son amour pour la Rome Antique a toujours été une passion dévorante et, avec ce projet monstrueux, il touchait enfin, ou presque, à son rêve, surtout que ses compagnons l’avaient choisi pour être le futur Empereur de la Nouvelle Rome. Mais quand on sait ce qu’il projette pour cela…

 « Ignorant que je savais le sort qu’il avait réservé à ma mère, mon père ne se rendait pas compte de mes sentiments réels, ni de mes buts. Il m’a envoyé à Macao où il me fit jouer ce rôle d’entraîneuse. Il n’a même pas hésité une seconde quand il a été question de strip-tease ! Pour sa grande cause, il m’a lui-même demandé de me déshabiller sur cette horrible scène ! Mais c’est ainsi que j’ai pu, en écoutant, en observant, avoir une connaissance plus complète de ses sinistres desseins et de l’avancée du complot.

  « Cependant, je ne savais comment faire, car j’étais seule contre toute une bande internationale, très bien organisée.  Je ne pouvais même pas les dénoncer à la police, puisque je n’avais aucune preuve matérielle !

« Et puis vous êtes arrivés… Oui, avec votre venue à la boite de jeu et le remue ménage qui s’en est suivi, je tenais enfin mon occasion. J’ai compris qu’en vous, j’allais peut-être trouver des alliés.

  Jeanne, le visage blême, les traits déconfits, interrompit son discours pour les dévisager tour à tour. Son inquiétude, son désespoir faisaient peine à voir.

- Ne vous inquiétez pas ! Maintenant, nous sommes avec vous, la tranquillisa Bob qui ajouta : et je suis sûr que nous ne serons pas de trop à trois.

- Don Quichotte et son fidèle Sancho contre les Romains, pas de problème ! Envoyez, c’est parti ! compléta Bill.

Alors qu’en d’autres circonstances, l’Ecossais s’était toujours montré réticent à s’occuper des affaires des autres, cette fois-ci, son attitude ne laissait aucun doute sur sa détermination. Il affichait un large sourire rassurant et couvait la jeune femme d’un regard chaleureux, aussi apaisant que convaincant.

- Nos intentions rejoignent les vôtres ! confirma le Français. Nous ferons l’impossible pour empêcher cette apocalypse. Mais d’abord, quand doit avoir lieu la diffusion de ce virus ? Si ça se trouve, c’est déjà trop tard !

- Malheureusement, je ne suis pas au courant de la date exacte. Tout ce que je sais, c’est que les statues viennent juste de quitter Macao ; il leur faudra encore plusieurs jours pour le voyage en bateau et leur mise en place. Des Chinois ont emprunté les cartes pour quelques heures hier, sans doute pour connaître les emplacements de remise en place. J’ai cru comprendre qu’il y aurait encore des réglages à faire une fois à Rome, au moment de les amorcer… Et puis, bien qu’il m’ait fait vacciner, mon père tient à ce que je sois en sécurité en Amérique au moment de l’opération Jupiter. Non, je ne pense pas qu’ils aient déjà commis l’irrémédiable !

- Alors nous avons encore une chance, décida Morane. Il nous faut un moyen de rejoindre Rome. Je suppose que les aérodromes seront surveillés et que…

- J’ai ce qu’il vous faut, le coupa la jeune fille qui, visiblement, reprenait espoir face à une telle détermination. Je dois rentrer en Italie et pour cela, à vingt minutes de canot d'ici, un hydravion m'attend sur la plage de Kuien Long. Les Chinois l'utilisaient pour leurs inavouables trafics, puis ils l'ont donné à mon père qui l'a rebaptisé Mercure. Cet appareil assure la liaison entre l'Italie et la Chine. Je suis venue ici à son bord avec les cartes. Maintenant que les statues sont reparties en Italie, puisque les deux jokers ont été retirés du jeu, l’avion est revenu exprès pour me ramener en Europe.

- L’Italie, c’est pas la porte à côté, remarqua Bill.

- Quand je suis venue de Rome, le voyage a pris plus d’une journée, et on n’a fait qu’une escale. Je ne saurais vous dire exactement où ! Mais il n’y a pas eu de ravitaillement de carburant, ça, j’en suis certaine.

- Mazette, continua le géant en connaisseur, ça fait quand même une sacrée trotte… Le Sud de la Chine, le Nord de l’Indochine, l’Inde, l’Iran, la Turquie, la Grèce et la Yougoslavie… A vue de nez, un quart de tour du globe terrestre à parcourir, plus de dix mille bornes sans refaire le plein…

- Ce que je vous propose, c’est de monter à bord discrètement et de voyager clandestinement. L’avion est très grand et vous trouverez facilement un endroit où vous cacher. Une fois là-bas, il faudra encore retrouver les statues piégées, mais comme vous possédez le jeu de cartes, cela devrait être faisable…

- Passager clandestin, ça ne me branche guère, grogna l’Ecossais.

- D’accord avec toi, compléta Bob. On ne sait même pas où et comment nous pourrons débarquer, surtout avec un tel rayon d’action. Ils peuvent très bien changer d’avis et vous emmener directement vers les Etats-Unis… sans compter que nous pouvons nous faire surprendre au cours du vol et alors… Non, je pencherais pour une autre solution que la… clandestinité ! Combien y a-t-il d’hommes à bord ?

- A l’aller, je crois qu’ils étaient quatre ou cinq, plus le cuisinier, répondit Jeanne qui se demandait où le Français voulait en venir.

- Quatre ou cinq ? sourit Bill. Pas de problème, hein, commandant ? A nous deux, on va tous les mettre KO !

- Oh, non, attention, s’interposa Jeanne, il ne faudra pas toucher au cuisinier ! Il est avec nous !

- Si vous voulez… Mais il est où, ma petite Jeannette, votre fils de Jupiter, ce beau Mercure ? Je préfère être en cabine avec vous qu’à fond de cale ! Que voulez-vous, j'ai toujours eu un faible pour le confort.

- Et, ajouta Bob, ce n’est pas un cuisinier qui va te poser problème, n’est-ce pas ?

- Oh non, commandant ! Je sens que nous allons faire un excellent voyage avec Mercure, le dieu des voleurs mais aussi des voyageurs…

 

 

--§--

 

C’était décidé : ils allaient prendre le contrôle de cet hydravion capable, à partir de Hong Kong, de rallier Rome d’un coup d’aile. Avant de s’attribuer quelques heures de sommeil, il leur fallut encore mettre au point un plan pour le lendemain, ce qui se révéla finalement assez simple.

- La routine habituelle, conclut Bill en s’installant confortablement sur un divan pour prendre un peu de repos. Je sens que je vais faire de beaux rêves.

Seraient-ce des rêves d’action ? Il ne le précisa pas : il dormait déjà, un grand sourire sur les lèvres.

7

 

Le grand oiseau de fer

 

 

Abordage.

 

Fuite en mer de Chine.

 

 

 

 

- Parlez d’une histoire… maugréa Bill entre deux brasses. Si j’attrape pas la grippe, moi !

- Chut ! souffla Bob… Au dessus de l’eau, le moindre bruit porte loin, tu le sais bien ! Tais-toi donc et nage !

- N’empêche, insista pourtant l’interpellé, on était à peine essoré et nous revoilà à la flotte ! Pas une vie ça…

Le fait est que les deux amis n’avaient guère eu le temps de se sécher après leur plongeon dans la baie, et qu’ils étaient de nouveau en train de tirer leur brasse. Pourtant, cette fois-ci, les circonstances étaient bien différentes : leur but n’était pas de fuir, mais de surprendre… sans être surpris.

Jeanne les avait déposés près d’un wharf abandonné et leur avait indiqué la direction de l’hydravion. Il s’agissait maintenant, tout simplement, de trouver le Mercure, de le rejoindre, de monter à bord, de surprendre l’équipage, de s’en débarrasser, de mettre les moteurs en route, de couper les amarres et de décoller…

« Tout simplement, bien sûr… » pensait Bob en nageant le plus silencieusement possible… Bien sûr qu’il y aurait Jeanne à leurs côtés, mais pouvaient-ils compter sur ce petit brin de fille s’il leur fallait jouer des poings ? Bill avait l’air si sûr d’elle, comme s’il la connaissait depuis toujours, mais lui-même ne comprenait pas d’où lui venait cette confiance aveugle. Evidemment, elle les avait sauvés du tir des Chinois en les prenant à bord de son canot. Bien sûr, elle leur avait raconté toute cette incroyable histoire par le menu… Bien sûr… Mais quand même, pourquoi cette jeune fille, leur sauveuse lui faisait-elle cette impression étrange, comme si elle leur cachait quelque chose d’important ? Il y avait aussi cette attitude de Bill qu’il ne comprenait pas… Tandis qu’elle racontait toute cette affaire, tout à l’heure, on aurait dit un gamin, tant il gobait ses paroles comme du petit lait !

 

Devant eux, la silhouette, d’abord à peine reconnaissable, se précisait. L’avion était là, devant eux, tapi dans l’ombre du contre-jour de l’aube qui commençait à colorer l’horizon. Sans se consulter, les deux nageurs s’immobilisèrent contre une bouée, qui marquait la limite d’un chenal, pour se concerter. Bob jeta un œil à sa montre bracelet étanche : ils étaient juste dans les temps. 

- Je crois que c’est un Sunderland*, chuchota-t-il en fronçant les sourcils pour mieux détailler l’hydravion.

A une centaine de brasses, la masse de la machine était impressionnante. Comment imaginer qu’un particulier, aussi riche soit-il, pouvait posséder, entretenir et surtout cacher une telle machine, surtout ici, dans un endroit aussi passant que la baie de Hong Kong, tout près de ces frontières si surveillées ?

- Pas certain, je demande à voir ! répondit Bill sur le même ton. Ça a la taille d’un Sunderland, ça a la ligne d’un Sunderland, ça a l’allure d’un Sunderland… mais je crois que ce n’est pas un Sunderland !

Bob savait combien son ami connaissait les avions, particulièrement les britanniques, mais il ne comprenait pas. Pour lui, la forme qu’il avait devant lui ne laissait aucun doute ! Des Sunderland, il en avait vu plus d’un durant la guerre et ces quatre moteurs en étoile dans leur gros capot rond, cette longue aile collée sur le dessus du fuselage, la courbe de ce dos, l’empennage haut et fin, il n’avait au  cun doute ! Même le nez, à gauche, correspondait bien, avec son vitrage qui luisait dans cette fin de nuit.

- Qu’est-ce que tu voudrais que ce soit, alors ?

* Hydravion quadrimoteur britannique fabriqué par Short durant la seconde guerre mondiale.

- Sais pas, commandant ! Vous pariez que ce n’est pas un Sunderland ? Une caisse de Whisky ! ?

- OK ! Tope là, conclut Morane, mais je ne vois vraiment pas ce que ça pourrait être d’autre…

- Suis pas certain, Commandant, mais j’ai une petite idée ! Je préfère ne rien dire pour l’instant…

Bob préféra laisser cette question en suspend, au moins pour l’instant, car le jour n’allait pas tarder à se lever et il leur fallait se hâter.

- On pique tout droit pour suivre le dessous de l’aile et nager dans son ombre. Quand on sera contre le fuselage, on le longe vers la gauche… A mi-chemin, il y aura la porte de coupée… On entrera par là…

- Si vous le dites… rétorqua Bill d’un ton mystérieux, on croise les doigts.

Morane ne tînt pas compte de cette nouvelle remarque et il reprit sa progression dans les eaux noires, vers l’énorme machine tapie contre la côte. Après quelques instants pourtant, il posa la main sur l’épaule de son ami pour l’arrêter et lui montrer, devant eux les moteurs de gauche qui les dominaient de près de cinq mètres. Bill comme lui, écarquilla les yeux, incrédule : des bâches ! Les moteurs étaient encore recouverts de leurs protections ! Comment allaient-ils faire pour aller enlever ça, au vu et au su de tout le monde ? Ce n’était pas prévu comme ça : selon Jeanne, l’avion devait être prêt à décoller, moteurs chauds…

Soudain, ce fut Bill qui à son tour signala du nouveau : là-haut sur l’aile, il y avait quelqu’un ! Etaient-ils repérés ? Deux hommes marchaient le long de l’aile, venant droit au-dessus d'eux. Sans hésiter, les deux nageurs plongèrent sous la surface pour rejoindre le plus rapidement possible l’ombre de cette grande voilure ; quand ils durent remonter silencieusement à la surface pour reprendre leur respiration, ils n’étaient qu’à mi-chemin. Mais, avant de disparaître de nouveau sous l’eau, ils eurent le temps de comprendre que ce n’était qu’une fausse alerte : là-haut, les deux arrivants étaient en train de retirer la toile qui protégeait le moteur extérieur gauche. Enfin, quand ils émergèrent une seconde fois de l’onde noire, juste sous l’abri de l’aile protectrice, après une très courte pétarade, un vacarme assourdissant brisa le silence de la baie et emplit la nuit. La première hélice brassait l’air, juste au-dessus de leur tête. Ce n’était donc qu’un simple retard.

Sur les lèvres de son ami souriant, Bill lut quelques mots qui signifiaient : « Tu vois, il suffisait d’attendre ! », mais lui-même, tout au contraire, sembla tout à coup effrayé, comme s’il venait de comprendre quelque chose. Pourtant, dans ce bruit de moteurs, il ne pouvait rien dire, il aurait fallu crier pour couvrir le vacarme et alors n’aurait-il pas été entendu par les hommes de l'hydravion ?

Sans remarquer ce trouble, Bob s’éloigna et commença comme prévu à remonter la longueur de l’aile ; puis, arrivé à l’énorme fuselage, il se mit sans hésiter à longer ce dernier vers l’avant. Au moment où le second moteur démarra, il s’écarta un peu de l’appareil, tout en restant dans son ombre et il continua à progresser, la tête levée pour regarder vers le haut, à la recherche de l’écoutille qui devait se trouver juste à l’aplomb du pare brise.

Enfin, juste au moment où, presque ensemble, les moteurs de droite ajoutèrent leur grondement au vacarme des deux premiers, le Français aperçut la porte et se rapprocha de la coque. Accroché à une poignée, levant très haut la main, il eut beau pousser, tirer, le battant était bloqué de l’intérieur. Bill rattrapa alors son ami et le tira fermement par l’épaule pour l’éloigner de nouveau de la machine et prendre un peu de recul.

- J’ai gagné ma caisse de whisky, souffla-t-il en guise d’explication. Il n’y a pas de hublots derrière votre porte ! Et elle est située bien trop haut !

Ici, le tonnerre des quatre moteurs était un peu moindre et ils pouvaient parler presque normalement, tout en étant assurés que leurs voix seraient couvertes par ce bruit qui emplissait tout l’espace.

- Comment ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Ce n’est pas un Sunderland, c’est un Kawanishi Emily, un japonais qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un Short Sunderland ! Mais même dans deux gouttes d’eau, il peut y avoir des différences et le Emily, lui, a sa porte plus en avant et plus haut, tandis que le Sunderland a une rangée de hublots alignés derrière elle ! Tout à l’heure, il me semblait déjà… J’avais cru voir que le nez était bizarre et il me semblait bien que les flotteurs d’ailes n’étaient pas à la bonne place…

Bob comprit son erreur, mais en lui-même, il ne voyait pas vraiment le problème : Sunderland ou pas, comme d’habitude, ils sauraient s’adapter et trouveraient bien le moment de monter à bord. Il allait se diriger vers le nez où les vitrages de la tourelle brillaient, quand son ami le retînt et insista, visiblement inquiet :

- Vous lisez le Japonais, commandant ?

- Je ne vois pas…, commença Morane qui s’interrompit pourtant lui-même un moment avant de poursuivre :

- Ah, oui… les instruments de bord… Espérons qu’ils ont été traduits ! A la limite, s’ils sont en italien, ça pourra aller…

Sur ces pensées inquiètes, ils se coulèrent silencieusement sous la proue de l’engin, jusqu’au filin d’ancrage. Après avoir observé les alentours un moment, Bob se hissa, pendu sous l’amarre, jusqu’à la pointe supérieure du nez, où se trouvait une verrière arrondie qu’ils avaient prise de loin pour une tourelle. Le vitrage était ouvert pour le passage du câble, Morane y passa la tête et, n’entendant aucun bruit, il se glissa à l’intérieur du poste avant, qui était effectivement vide. Alors, il fit signe à Bill de le rejoindre, ce qui ne prit que quelques instants.

De prime abord, l’avion semblait entièrement désert, mais le vacarme des quatre moteurs en chauffe pouvait couvrir bien des bruits de voix. Sans un mot, ils avancèrent donc vers le panneau arrière percé de deux portes. Le Français ouvrit précautionneusement l’une d’entre elles : celle-ci donnait sur une courte volée de trois marches qui descendait dans un poste d’équipage désert, à peine éclairé par quelques faibles ampoules protégées par des grillages. Personne... Laissant Bill en arrière, Bob traversa rapidement les quatre mètres de la pièce aménagée avec couchettes, table, plaque de cuisson. Une fois à la cloison postérieure, il passa la tête par l’ouverture qui donnait dans le dernier compartiment, mais celui-ci ne contenait que deux longues rangées de bidons de deux cent cinquante litres, alignés de part et d’autre d’une allée centrale. Sur ce point au moins, Jeanne semblait avoir raison : cette machine semblait avoir de l’essence ! Loin, à l’extrémité de cette longue cale, il aperçut la tourelle arrière, elle aussi déserte.

Le niveau inférieur étant sans âme qui vive, il ne restait que le pont supérieure à fouiller.

Morane rejoignit donc son compagnon. Celui-ci lui dit avoir perçu quelques bruits de voix à travers la seconde porte qui devait, elle, accéder au poste de pilotage. La poignée fut actionnée doucement, en silence, le battant métallique entrouvert. On devinait une échelle qui montait sur un mètre cinquante et, tout en haut, l’arrière d’une paire de chaussures surmontée d’une paire de jambes. Effectivement, il y avait du monde, deux hommes au moins, qui conversaient en Italien. C’était sans doute l’équipage qui vérifiait les différents systèmes de l’avion avant le vol, car on échangeait surtout des données techniques. En les entendant préparer aussi calmement leur mission, on aurait pu se croire à bord de n’importe quel avion, civil ou militaire au moment de la check-list réglementaire… Rien ne pouvait laisser imaginer à quel genre de groupe ces gars-là appartenaient. !

La première question qui se posait aux deux amis était de savoir combien ils étaient. Pour ce genre de machine, en plus du pilote et du copilote, il fallait au moins un mécanicien de bord, peut-être même un radio… Eux-mêmes n’étaient que deux. Ils auraient la surprise pour eux, mais ne pourraient monter que l’un après l’autre. En plus, avec ces échelons à monter et ces jambes qui leur coupaient le passage, ils n’étaient pas dans une position des plus faciles !

Bob et Bill se consultaient du regard, indécis malgré l’urgence. Ils comprenaient qu’ils avaient tout à gagner à laisser l’équipage préparer normalement le décollage à leur place, et à tirer le plus de renseignements possible d’une écoute discrète. Il valait peut-être mieux aussi attendre que Jeanne se manifeste pour détourner les attentions. D’un autre côté, celle-ci tardait et ils ignoraient le nombre de complices qui l’accompagneraient, renforçant ainsi le nombre de leurs ennemis. Enfin, ils voulaient à tout prix éviter de porter leur attaque en vol, car ils seraient alors deux contre tout un équipage organisé, à son poste, dans une machine inconnue. Vu l’enjeu, ils ne pouvaient prendre le risque que, à la moindre alerte, les pilotes reviennent se poser à leur base pour chercher de l’aide tandis qu’ils s’occuperaient du reste des hommes du bord. Et la seule autre solution -commencer par se rendre maître du poste de pilotage, et décoller- ne leur laisserait aucune possibilité de combattre les autres… 

Ce qui les décida fut une nouvelle voix féminine et douce, qui d’un ton enjoué prononça comme si de rien n’était :

- Bonjour Messieurs. Tout va bien ?

En fait, ils ne se décidèrent pas ! Ce fut Bill qui, tel un ressort, bondit en avant, bouscula la porte, sauta en l’air, attrapa les deux chevilles qui lui coupaient la voie pour les tirer brutalement vers le bas. Dans le même élan, il escalada l’échelle métallique, suivi de Bob qui enjamba le corps de leur première victime qui gisait, inerte. Ils débouchèrent dans la vaste cabine de pilotage, très lumineuse.

Aussitôt en haut, Bill lança un crochet du droit dans le prolongement de son entrée fulgurante, cueillant en pleine face le radio qui écarquillait les yeux de stupeur incrédule. Il ne sut sans doute jamais le nombre des attaquants, car l’impact le projeta violemment contre le vitrage de côté. Ces deux chocs successifs et aussi violents ne pouvaient que le retirer de tous les registres de personnels navigants pour un temps certain !

Presque en même temps, Bob fit irruption derrière l’Ecossais et se faufila entre les sièges pour asséner deux atémis imparables sur les nuques du pilote et du copilote qui s’affaissèrent sans un bruit sur leurs commandes.

Après cette entrée en matière fracassante, les deux aventuriers se retournèrent de concert vers l’arrière du poste. De part et d’autre de Jeanne, deux Chinois armés de pistolets mitrailleurs contemplaient, incrédules, cette irruption ; complètement ahuris par la scène, ils semblaient plus embarrassés de leur arsenal que disposés à s’en servir : la soudaineté et la violence de l’attaque ne leur laissa pas le temps de comprendre qu’ils avaient perdu toute chance de réplique dans cette première et fatale hésitation. Bill les saisit tous les deux à la gorge, de ses énormes mains, les attira vers lui en les écartant de la jeune femme qui se colla contre la cloison. Sans tenir compte des armes qui pendaient, inutiles, à leur bretelle, le géant écrasa d’un élan irrépressible les deux têtes l’une contre l’autre. Au craquement d’os qui accompagna le choc, il n’était pas douteux que ces deux là aussi avaient leur compte pour un certain temps. Pendant ce temps-là, Bob tombait littéralement sur le mécanicien qui se retournait et tentait de se lever de son siège. Lui aussi était armé, il tenta même de saisir le pistolet qu’il portait dans un étui à sa ceinture. Mais il n’avait pas la rapidité nécessaire pour contrer une attaque aussi fulgurante. Avant qu’il ne soit complètement debout, le Français l’avait cueilli d’un crochet droit à la pointe du menton, qu’il fit suivre d’une magistrale manchette sur la nuque. L’homme s’écrasa contre le haut de son tableau de contrôle et ce fut ce bruit sinistre qui conclut cette prise de contrôle qui, en tout, avait pris moins de vingt secondes.

- Et bien, vous alors ! s’exclama la jeune femme qui tenait à présent un petit revolver dans sa main, il vaut mieux être de votre côté !

- Ben, vous n’êtes pas la première à nous dire ça, répondit Bill avec un sourire fendu jusqu’aux oreilles. Mais rangez donc votre joujou, mademoiselle Jeanne, c’est fini, maintenant.

- Combien y a-t-il d’hommes à bord ? demanda Bob qui semblait plus garder les pieds sur terre.

- Il n’y a que Mario, le cuistot italien qui est monté avec moi et qui doit être en train de ranger ses victuailles à l’office. C’est un très gentil garçon et il n’appartient pas du tout du complot. Les derniers membres d’équipage, c’étaient eux, ajouta-t-elle en montrant ceux qui, avant de connaître la force de Ballantine, l’encadraient.

- Bill, décida le Français, tu vas trouver ce cuisinier et le ramener gentiment ici, en silence. Vous Jeanne, tâchez de trouver quelque chose pour attacher tout ce petit monde. Moi, je vais voir à quoi ressemblent ces tableaux de bord.

- D’accord, mais ne brutalisez pas Mario, hein ?

- Comme si j’étais une brute, grommela Bill avant de sortir vers l’arrière.

Morane dégagea alors les sièges de leurs occupants précédents et prit place derrière le volant du pilote. Aussitôt, une bonne surprise le rassura : sans doute l’Emily avait-il été réquisitionné par l’armée des Etats Unis ? Toujours est-il que toutes les commandes étaient accompagnées de plaques métalliques aux écritures plus américaines que japonaises. Il passa alors en revue les principaux cadrans du tableau principal, ainsi que, derrière, ceux du mécanicien volant. Pour ces derniers, il faisait évidemment confiance à son ami écossais qui, en toute occasion, savait se montrer maître de la plus exotique des mécaniques…

A ce moment-là, Bob sursauta, car la porte arrière du poste s’ouvrait violemment, claquant bruyamment sur sa butée. Mais ce n’était qu’une fausse alerte : c’était seulement Bill qui revenait avec, jeté comme un sac sur son épaule, le corps inanimé d’un minuscule petit homme brun et frisé. La chemise blanche du nain était maculée de sang.

- Je ne lui ai rien fait, se défendit le géant roux, tout penaud, honteux peut-être qu’on puisse le croire capable de s’attaquer sans raison à un si petit être. Quand je suis entré, il a été surpris, ou peut-être qu’il a eu peur… D’ailleurs…. je ne vois vraiment pas pourquoi… Alors, il a lâché une caisse qu’il voulait caser dans un placard et il l’a prise sur la tête. C'étaient des boîtes de sauce tomate, j'ai même pris le temps de les ranger et… je vous ai rapporté le bonhomme, comme vous me l’aviez demandé ! Je crois qu’il est juste un peu étourdi. M'a l'air fragile, ce petit homme.

Avec un air de chien battu, il déposa sa charge contre la cloison ; le minuscule cuisinier n’avait sans doute rien de grave, en effet. Le plus urgent était de quitter ce lieu mal famé. Pendant que Jeanne ligotait les hommes d’équipage avec des fils électriques trouvés dans un réduit technique et que Bill se mettait à étudier le tableau de contrôle des moteurs, Bob courut à l’avant puis à l’arrière pour larguer les amarres. En revenant, il ferma la porte d’accès qui, sur le flanc droit, était reliée par une planche à une sorte de radeau formé de bidons recouverts d’un plancher. Pour faire illusion, le Français avait emprunté une veste et un couvre-chef à un des deuxChinois, mais ce ne fut sans doute pas suffisant car, quand il rejeta cette passerelle à l’eau, des cris fusèrent d’une baraque qui bordait la rive et il vit plusieurs formes s’agiter derrière les fenêtres, et aussi sous les arbres.

- Vite, s’écria-t-il en réintégrant la cabine de pilotage, on y va !

Bill à son poste devant ses cadrans, Bob poussa un peu les gaz, d’abord sur le seul côté droit pour faire pivoter l’avion sur place. Jeanne surveillait la côte par les hublots pour le guider. Puis, une fois écarté du ponton, les quatre manettes furent poussées ensemble et la machine prit de la vitesse.

- Ils nous tirent dessus !

C’était la jeune femme qui avait crié. Elle voyait en effet en arrière plusieurs hommes armés qui lâchaient des rafales d’armes automatiques dans leur direction. Mais autant le tir de ces engins peut être périlleux à courte distance, même au jugé, autant la centaine de mètres qu’ils avaient déjà gagnés sur la mer les mettaient-ils hors de portée.

Maintenant une petite vitesse, Bob cherchait à travers les larges vitrages un cap dégagé qui pourrait lui permettre de prendre assez de vitesse et de décoller. Il faudrait sans doute pas mal de longueur pour arracher cette machine qui devait être bien lourde, avec ces bidons qui garnissaient sa cale.

Tout à coup, contre toute attente, il réduisit les gaz et laissa aller l’hydravion sur son aire.

- On va décharger le poids inutile, annonça-t-il à ses compagnons étonnés. Bill, vas dans le nez, trouve une amarre et débrouille-toi pour l’accrocher au ponton ! Vite !

Sans protester, car il savait pouvoir faire confiance à son compagnon, Bill se leva et sans bien comprendre, s’engouffra dans le réduit par lequel ils avaient pénétré quelques minutes auparavant. Il y trouva un cordage muni d’une bouée. Sortant le buste par une ouverture des vitrages, il découvrit, presque devant de l’avion et à peine sur son côté, un ponton de bois qui approchait lentement. Un simple radeau en bambous, de quelques mètres carrés, habité de filets tendus sur de hautes perches, qui semblait sans âme qui vive. Sans hésiter, l’Ecossais lança sa bouée qui s’accrocha à quelques parties en relief, puis il assura son cordage sur les bossoirs d’amarrage pour amortir le choc. Malgré le reste de vitesse, cette corde tint bon, et ce fut l’ancrage du radeau qui céda, l’avion le traînant avec lui sur quelques encablures.

Bob arriva derrière lui et expliqua enfin son idée :

- On débarque nos prisonniers là-dessus ! Ce sera toujours ça de poids en moins et ça nous évitera sans doute pas mal d’ennuis.

Quelques centaines de kilogrammes ne feraient sans doute pas beaucoup de différence, mais il fallait bien admettre que la réussite de la traversée serait simplifiée si le souci de surveiller les cinq hommes pouvait être évité. Morane descendit sur le plancher de bambou, pour réceptionner les corps inertes que Bill lui passait par la verrière. Le débarquement de l’équipage, toujours plus ou moins conscients, fut vite accompli. Mais quand Bob fut remonté à bord, au moment où il allait larguer le cordage, un cri retentit dans leur dos :

- Attendez !

C’était Jeanne ! La jeune femme se tenait là, derrière eux, main dans la main avec le petit cuisinier qui était revenu à lui et qui arborait un grand sourire, malgré le sang et les éclaboussures de sauce tomate qui maculaient son visage et ses vêtements.

- Attendez ! Nous descendons aussi !

Elle expliqua aux deux amis incrédules qu’elle aimait en secret le petit Italien depuis des années et qu’il valait mieux pour eux deux s’en tenir aux projets qu’ils avaient patiemment construits :

- Mon père a décidé de m’envoyer aux Etats Unis pour que j’y sois à l’abri pendant qu’il reconstruira Rome. Je préfère jouer la comédie et dire que vous m’avez faite prisonnière. Quand il sera au courant de la disparition du Mercure, il ne manquera pas de retarder ses projets pour m’envoyer directement en Amérique, où en réalité, j’ai prévu de disparaître pour rejoindre une troupe de cirque. C’est mon rêve de toujours, de jouer les acrobates sous un grand chapiteau ! Je suis d’ailleurs très douée. Je suis certaine qu’il me fera accompagner de mon cher Mario, qui est officiellement mon valet et mon mentor.

- Je suis aussi son garde du corps, compléta fièrement le minuscule Italien en se redressant.

- Si vous nous laissez ici, continua Jeanne, nous jouerons le rôle de prisonniers parmi les autres. La blessure de Mario sera une preuve de sa lutte pour me sauver de vos griffes, et personne ne se doutera de notre rôle dans la perte du Mercure.

- Je comprends, répondit Bob en observant ce couple étrange.

En son fort intérieur, il devait bien s’avouer qu’il ne comprenait pas vraiment : « Une si jolie fille qui pourrait avoir le monde à ses pieds et qui choisit un nain ! Vraiment, la vie est bien étrange… »

- Moi, j’y pige rien ! s’écria Bill. Vous deviez partir avec nous ! De toute façon, votre nabot, ça me ferait mal qu’il passe pour un garde du corps ! C’est des boîtes de sauce tomate qu’il a prises sur le crâne !

- Ce que vous ne saisissez pas, c’est que nous nous aimons. Une histoire d’amour qui dure depuis des années en secret, mais que nous voulons vivre librement, même si nous devons partir au bout du monde.

- Les histoires d’amour finissent mal, en général ! protesta Bill, qui se serrait les poings. Vous allez regretter…

- Bill, coupa le Français, Jeanne a raison, il vaut mieux qu’elle débarque ici avec les autres. Elle rendra compte de sa mission sans se faire soupçonner et son père l’enverra comme prévu aux Etats Unis. Avec nous, le voyage risque de ne pas être calme… D’ailleurs, regarde ! On n’a pas de temps à perdre !

Derrière l’hydravion, il montra dans une gerbe d’écume, une grande vedette qui s’était détachée de la côte et qui gardait franchement le cap sur eux. Bob savait pouvoir faire confiance à sa baraka, mais il savait aussi que celle-ci ne faisait que rarement des miracles. « Je ne comprends pas l’attitude de Bill, mais il ne faut plus traîner. On a déjà eu de la chance en essuyant les premières rafales, il ne faudrait pas tirer trop sur la corde…»

- S’ils sont décidés, qu’ils descendent ! trancha-t-il. Jeanne nous a déjà bien aidés, qu’elle vive sa vie au mieux, et avec qui elle veut !

Ballantine, malgré une moue franchement réprobatrice ne répondit rien. Lui aussi voyait ce bateau qui approchait… Il comprenait que le temps leur était compté. Les choses étant réglées, il aida même Jeanne à enjamber le bord de la tourelle et descendit lui-même le petit Italien sur le ponton. Et quand celui-ci lui demanda un petit coup sur le crâne pour faire plus vrai, il ne se fit pas prier, malgré le regard désapprobateur de Jeanne. Vu la nature du petit coup, le nain n’aurait rien à simuler quand on le retrouverait !

 

Sans un adieu, sans un regard en arrière, il largua la corde d’amarre, remonta à bord et fila sans demander son reste au poste de pilotage où Bob le suivi, un peu surpris de son attitude.

« Que se passe-t-il dans cette tête de mule d’Ecossais ? », se demandait-il en reprenant place sur le siège de pilote.

 

Durant cette halte, Bob avait eu le loisir de repérer un espace qui semblait dégagé en direction du large. Après une courte manœuvre, sans s’occuper de la direction du vent, Bob poussa franchement les commandes des moteurs à leur maximum. Tiré en avant par ses quatre Mitsubishi de 1850 chevaux chacun, le Kawanashi prit progressivement de la vitesse. Même pour un aventurier qui avait déjà connu bien des machines, Bob se sentait impressionné par cette énorme masse métallique qui ouvrait les flots de sa proue puissante, qui devenait de plus en plus légère, qui se mettait à bondir de vagues en vagues. Bob n’avait jamais piloté d’hydravion aussi gros, mais il savait les manœuvres spécifiques à accomplir, qui ne pouvaient être différentes de celles, par exemple, d’un Catalina. Sans tirer sur son volant, il sentit la coque monter sur son premier, puis sur son second redan*, la machine accélérer d’autant plus ; les commandes commençaient à répondre… Encore quelques instants et ils seraient en l’air. Mais…

Devant eux, au delà des embruns soulevés par la proue, à deux ou trois cents mètres, il y a avait quelque chose. Ecarquillant les yeux, Bob devina un gros tanker qui lui coupait la route. Alors que l’avion venait enfin de quitter les flots, il n’avait pas assez de vitesse pour tenter une manœuvre latérale. Et ils étaient trop lents, trop lourds… A la moindre sollicitation sur le volant, le décrochage était assuré. Bob aurait été plus à l’aise sur un spitfire mais, aux commandes de ce gros balourd, surchargé par surcroît de bidons d’essence, il ne pouvait qu’espérer en un petit coup de pouce de Dame la Chance. Droit devant, le pétrolier était déjà tout proche. Au dessus du pont, Morane distinguait les superstructures, le château arrière sur sa droite… Une infime pression du pied droit sur le palonnier, rien au volant pour tenter de garder l’assiette horizontale… Le cap se modifia à peine, mais ce serait peut être suffisant pour éviter la passerelle du navire. Au dernier moment, il tirerait ces commandes et sortirait les volets…

- Accroche-toi, cria-t-il à Bill qui, de sa place, ne s’était rendu compte de rien. Et donne le maximum des moteurs !

Au moment où le haut de la coque du tanker emplissait tout le pare-brise, Bob sortit les volets en grand et tira de toutes ses forces sur ses bras. Une secousse souligna la violence de la manœuvre, quelques craquements sinistres accompagnèrent ce saut de la dernière chance, mais le lourd Emily bondit littéralement par-dessus le pont où des marins couraient, affolés par l’irruption de ce monstre surgi de nulle part.

A la limite du décrochage, Bob dut rendre la main et l’hydravion retomba de l’autre coté de l’obstacle, touchant assez lourdement les vagues où il rebondit une ou deux fois. Mais grâce à la vitesse acquise et surtout à l’habileté du pilote, après avoir hésité entre l’onde et l’air, l’Emily réussit à préférer s’appuyer sur ses ailes et à prendre son essor.

 

 

--§--

 

Depuis des heures, ils volaient plein ouest. Au mépris de toutes les règles de la navigation aérienne, négligeant les frontières et les espaces aériens, au risque d’être interceptés par l’une ou l’autre des nations survolées, ils gardaient leur cap, inexorablement.

Il n’avait pas été nécessaire de sortir de leur pochette imperméable les cartes et les notes qu’ils avaient emportées pour décider de la direction à prendre. Plein Ouest dès le décollage, Bob et Bill survolèrent d’abord les écarts de Macao qu’ils n’avaient quitté que quelques heures auparavant. Puis ce fut la péninsule du Leizhou Bandao et, plus tard, le golfe du Tonkin.

 

Tout en prenant sa nouvelle monture en main, Morane refit ses calculs rapidement, vaguement préoccupé par la longue traversée qui les attendait.

Le premier compte était simple. De Hongkong à Rome, il y avait au bas mot douze mille kilomètres. L’autonomie normale de leur machine était d’à peine plus de sept mille kilomètres, mais Jeanne leur avait affirmé que le vol devait se faire d’une traite. La réserve de fûts dans la cale devait donc constituer un complément suffisant. Heureusement, Bill, après avoir vérifié une dernière fois les réglages -qui devaient être le plus économique possible- était descendu faire le point à fond de cale : il y avait là au moins sept mille litres supplémentaires ! Chacun des fûts était relié, par un tuyau souple, à une conduite centrale qui rejoignait les réservoirs principaux situés dans le fond de la coque. Pour transférer le carburant, il suffisait d’ouvrir la vanne vissée sur chaque tonneau. Le problème d’autonomie était sans doute résolu…

Le second calcul indispensable fut lui aussi vite mené. La vitesse de croisière stabilisée à 425 kilomètres à l’heure -toujours par mesure d’économie d’essence-, les douze mille kilomètres devaient prendre plus de vingt-huit heures ! Sans tenir compte de vents contraires, de dérives inopinées, ni d’autres ennuis techniques toujours possibles ! Vingt-huit heures ! Bob avait bien tenté d’utiliser le pilote automatique, qui était d’un modèle très classique. Mais chaque fois qu’il le connectait après avoir affiché le cap et l’altitude, la machine entamait une courbe descendante vers le Sud. Même en essayant de tricher, de donner un cap plus au Nord et une altitude plus haute, Morane ne put que constater l’inutilité de ses efforts :

- Ce foutu mécanisme est hors service, commandant ! N’insistez pas ! Faudra piloter à l’os !

Bob dut bien s’avouer vaincu et se ranger au jugement de son ami. Ils devraient donc se relayer aux commandes, tout en assurant le contrôle du tableau « moteurs ». Sans doute cette perspective n’était-elle guère réjouissante, mais ils n’avaient pas le choix.

Au bout de quelques heures, Bill prit la place de Bob qui alla se reposer sur une des couchettes, après avoir avalé le contenu de quelques boîtes de conserve réchauffées rapidement. Ce genre de navire volant, prévu dès l’origine pour de longues patrouilles comprenait un minimum de confort pour l’équipage.

Après avoir longé sans encombre la côte sud de la Chine, la route de l’Emily venait maintenant sur les terres troublées du Nord de l’ancienne Indochine. Ce n’était sans doute pas, dans le coin, la région la plus calme, mais survoler cette zone frontalière avait à la fois des avantages et des inconvénients : Une frontière est toujours surveillée et on a beaucoup de chances d’y être repéré et intercepté. Mais la proximité de cette ligne virtuelle avait aussi l’avantage de pouvoir fuir de l’autre côté de la ligne en cas de problème… En peu de temps, ils allaient survoler le Nord du Vietnam et du Cambodge, revenir un peu en Chine avant de traverser la Birmanie de part en part.

Bill, qui avait pris ses repères, évita soigneusement les limites de la vieille cité d’Hanoï et reprit le cap initial, droit vers l’ouest.

Il avait réussi à brancher la radio et tout en pilotant, il parcourait les fréquences les plus usuelles, tentant d’observer le ton des conversations, pour deviner s’ils étaient repérés.

Malgré une consommation de carburant accrue, ils avaient fait le choix, pour traverser ces contrées si surveillées, de descendre le plus bas possible, pour éviter les couvertures radar. Mais ce jeu de saute-mouton au dessus de la jungle n’était pas de tout repos avec une pareille machine et le géant roux devait faire appel à toutes ses forces pour faufiler ce lourd engin entre les montagnes et raser les rizières étagées le long des coteaux. Parfois, à travers le large pare brise, il devinait des paysans qui s’égaillaient dans toutes les directions, effrayés par l’irruption de l’énorme avion. Il fallait les comprendre, la guerre ici était si proche…

Tout en pilotant, il surveillait aussi comme il le pouvait les alentours, mais il devait bien s’avouer que de sa place, il ne pouvait pas voir grand-chose.

Cette suite sans fin de bonds destinés à épouser au plus près le relief ramenèrent rapidement Bob au poste avant. Il était tellement secoué par les manœuvres qu’il revînt se faufiler entre les sièges en maugréant, faussement grognon :

- Je ne savais pas que les Ecossais aimaient autant les montagne russes !

Tout à son pilotage, Bill attendit de passer une crête couverte d’une jungle inextricable, qu’il frôla presque de la quille, pour répondre :

- J’obéis aux ordres, commandant ! Vous m’avez dit de voler en radada*, je vole en radada !

- N’empêche, ne prends pas trop de risques quand même ! conseilla Morane. La dernière colline, on n’en est pas passé loin.

Pour mieux se rendre compte, le Français se colla à une vitre latérale pour regarder en arrière cette fameuse ligne verte qu’ils venaient de sauter de justesse. Mais au lieu de continuer à commenter le pilotage de son ami, il s’écria :

- Zut ! On a de la compagnie !

- Hein ?

- Il y a un zinc à cinq heures… Non… Ils sont deux ! Des jets ! 

Une fois passé de l’autre côté, il ajouta :

- …mais rien à gauche !

- Qu’est-ce qu’ils font ?

- Rien ! Ils ne font rien ! Ils ont l’air de nous suivre, c’est tout.

- Je continue comme ça, alors ?

Bob consulta rapidement la carte, prit quelques repères sur le paysage survolé avant de répondre :

- Continue ! On va bientôt quitter le Vietnam. Je suppose que si ces oiseaux là nous voulaient du mal, ils nous l’auraient déjà fait savoir. D’ailleurs…

Une voix grésillante sortie de la radio lui coupa la parole, pour dire dans un mauvais anglais chargé d’accent oriental :

- Patrouille frontalière à Mercure ! Bonne route Mercure ! Over.

- Mercure à patrouille frontalière. Bien reçu. Merci à vous. Over.

La réponse de Bob était venue comme un réflexe et avait sans doute permis de sauver la situation en donnant le change. Mais en même temps, il avait échangé un regard stupéfait avec son ami : Qu’est-ce que cela signifiait ? Des jets les rejoignaient, les interceptaient, les accompagnaient, pour simplement leur souhaiter une bonne route au moment où ils allaient passer la frontière ?

- Qu’est-ce qu’on fait ? On continue, je suppose ?

- Bien sûr ! On continue comme prévu. Je vais prendre ta place et toi, tu vas transvaser le plus possible d’essence des bidons vers le réservoir.

- Avant, je jette juste un coup d’œil à mes cadrans, répondit Bill qui savait combien une mécanique doit être choyée. Et puis, je nous préparerai quelque chose à manger. C’est que j’ai un p'tit creux, moi ! Pas vous, commandant ?

 

 


8

 

Cap à l’ouest

 

 

 

Vol au long cours.
 

De la jungle au toit du monde.

 

 

 

 

Bob était toujours aux commandes, jouant de toute son expérience pour se couler dans les vallées, franchir les crêtes en souplesse, se laisser descendre au dessus des plaines inondées des rizières. La lourde machine répondait docilement, les moteurs tournaient, d’après Bill, comme des réveils suisses, mais il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter, sans toutefois savoir pourquoi.

« Notre plan de vol est respecté, si on peut appeler plan de vol une telle expédition sauvage. Cinq heures qu’on vole… Plus de deux mille kilomètres franchis, mais à peine le sixième de la route… »

Après le Vietnam, la Birmanie avait été traversée sans encombre. Grâce à une petite inflexion de leur route vers le sud, ils comptaient éviter le Pakistan par le golfe du Bengale mais, ensuite, ils devraient traverser l’Inde d’Est en Ouest.

« Traverser l’Inde ? L’Inde est un grand pays, doté d’une aviation moderne et qui ne plaisante pas avec les intrusions aériennes. »

Avaient-ils fait le bon choix ? Pourraient-ils passer ?

Bob était seul à l’avant, car Bill s’était posté dans le poste central d’où il pouvait, par les baies latérales et la coupole de plexiglas qui remplaçait la tourelle originale, surveiller les alentours. Il avait été convenu qu’ils se relaieraient et Morane avait dit à son compagnon d’aller se reposer à son tour.

- Pas envie de dormir, avait bougonné le géant. Et puis faut surveiller nos arrières !

- Tu penses qu’on risque une autre visite ?

- Je n’sais pas, mais j’ai pas sommeil…

- Ne me dis pas que tu te sens en pleine forme ?

Le grand Bill n’avait pas répondu et, d’un coup d’œil, Bob avait compris qu’il y avait autre chose, que son ami avait quelque chose de lourd sur le cœur, quelque chose de très lourd. Il connaissait bien son compagnon de tant d’aventures et, depuis quelques heures, l’attitude de celui-ci était étrange. C’était depuis la maison de jeu, non, plus tard… Quand ils étaient montés sur le canot de… C’était ça ! Jeanne ! Bill et Jeanne… Il n’y avait rien eu, rien n’avait été dit, mais il avait été aveugle de ne rien voir !

Bill, inexpugnable célibataire comme lui, Bill devait être amoureux. Et amoureux déçu avec ça, car la belle Jeanne ne l’avait même pas regardé et elle avait préféré rester avec son cuisinier italien, un piètre rival dont l’image même ne pouvait être qu’une souffrance de plus pour le fier géant des Highlands.

- Ca ne va pas, Bill ? avait-il essayé, maladroitement, pour tenter de briser cette chape de plomb qui semblait enfermer son ami.

- Bof, tout va bien au contraire.

- Tu fais une sale tête… Tu as des soucis ?

Faire parler ce monstre de pudeur, bardé d’un faux air bravache, ne pouvait être aisé ! Bob, après un moment de silence, à peine justifié par le franchissement d’une nuée de brouillard qui coiffait une crête, s’était décidé à attaquer franchement, l’air accablé de son ami lui étant trop insupportable :

- Tu ne serais pas amoureux ?

Le mutisme qui avait fait office de réponse n’en avait pas été moins clair. D’un coup d’œil en arrière, Bob avait deviné les gouttes de sueur qui perlaient dans la barbe rousse, qui n’avait pas connu de rasoir depuis deux jours. Pourtant, il ne faisait pas si chaud…

- Tu ne lui as même pas dit un mot gentil…

Encore une fois, le géant n’avait pas répondu. Il s’était tenu là, immobile, debout, accroché des deux mains aux dossiers des sièges du pilote et du copilote, silencieux. Enfin, il avait semblé prendre une décision et avait conclu cette intense réflexion par un énorme soupir qui couvrit le pare-brise d'une belle couche de buée."

- Vous faites pas de bile, commandant, vous et moi, on n’est pas fait pour ce genre de chose ! A nous deux, pas vrai, on n’a jamais eu un instant pour s’ennuyer à en mourir ! Ma blonde est partie pour gagner sa vie dans un cirque aux Etats Unis ? Eh bien tant pis !

Sans doute ce discours rassurant ne cachait-il qu’à moitié la douleur qui habitait encore l’esprit du géant au cœur tendre, mais Morane préférait le voir ainsi, prendre un peu de recul et tenter de redevenir lui-même.

C’était sur ces mots-là que Bill était parti pour l’arrière, où il faisait dorénavant le guet. Depuis, il n’en était revenu qu’une fois, porteur d’un grand pot de café et de biscuits car, comme il le disait : « Il faut bien quelqu’un pour assurer l’intendance !», ce qui était de la plus implacable logique.

Malgré cette dose de caféine, malgré l’attention qu’il devait porter à la conduite de sa machine, Bob avait bien du mal à garder les yeux ouverts. Les derniers jours, depuis son départ du quai Voltaire, avaient été bien remplis. Bien sûr qu’ils avaient, Bill et lui, l’habitude d’une vie aussi mouvementée, mais à part la traversée en Super Constellation où ils avaient pu dormir, les heures de sommeil avaient quand même été rares.

Par précaution, il avait plus ou moins inconsciemment repris un peu d’altitude, car il sentait bien que ses réflexes avaient perdu de leur rapidité. Ce qui le rappelait pourtant à la vigilance, c’était la douleur lancinante qui habitait ses bras sans cesse sollicités par le pilotage du lourd hydravion.

Le bourdonnement régulier des quatre moteurs était lui aussi fatigant, hypnotique, même. Bob ne pouvait pas non plus discuter avec son ami pour tuer le temps et vaincre cette somnolence insidieuse, car ils n’avaient pas réussi à brancher le système de communication interne. Il pilotait de plus en plus par automatismes, ses yeux allant du compas aux reliefs qui se dévoilaient progressivement derrière le pare-brise. Ses muscles devenaient durs, ses bras raides… Ses paupières se faisaient lourdes, si lourdes…

 

Tout à coup, quelque chose le tira brusquement de sa rêverie. Sans savoir ce qu’il avait vu, il avait déjà incliné l’avion dans un dérapage sur le côté qui le fit plonger contre le flanc d’une colline. Bouillonnant d’adrénaline, Bob tenta de comprendre ce qui l’avait alerté malgré lui et remit l’avion à plat sur son cap, plus vigilant que jamais. Sa lassitude l’avait-elle induit en erreur ? Peut-être n’était-ce qu’un reflet du soleil sur quelque chose de brillant qui l’avait alerté ? Qu’est-ce que c’était ? A ce moment-là, il sentit un poids sur son épaule et une voix familière confirma le retour de l’Ecossais :

- Ben alors, chapeau ! L’est pas passé loin, celui là !

- Qu’est-ce que tu dis ?

- Le missile… La roquette, je ne sais pas, moi ! Ca devait être un SAM* ou un truc du genre…

Morane comprit alors que ses sens, même émoussés par la fatigue, avaient vu inconsciemment le danger et que sa manœuvre réflexe les avait sauvés.

- Je sais pas comment vous faites pour rester lucide, mais moi, ça m’a réveillé, ce truc-là ! Il est passé à quelques mètres de mon hublot, puis je l’ai vu disparaître dans les nuages… Ou alors c’est votre manœuvre qui m’a tiré des bras de Morphée ?

Tenté de démentir son ami pour le rassurer, mais préférant ne rien dire pour ne pas le décevoir, Bob se concentrait maintenant sur sa tâche. Il se penchait en avant et vers les côtés pour scruter les alentours, mais il devait bien admettre qu’il ne voyait presque rien de son siège. L’alerte avait été chaude et la chance ne se reproduirait sans doute pas deux fois.

- Je retourne à l'arrière faire le guet, annonça Bill comme s’il avait compris le problème, mais il faut trouver quelque chose pour que je puisse vous avertir si on nous canarde encore…

Quelle que soit la situation, Ballantine était toujours plein de ressources. Avisant les bobines de fils électriques que Jeanne avait abandonnées sur le sol après avoir ligoté l’équipage, il décida :

- Je vais accrocher deux câbles sur les accoudoirs du siège de droite. Si je tire sur celui de gauche, ça remontera l’accoudoir gauche et c’est qu’il faut tourner à gauche et si c'est l'accoudoir de droite qui se lève… OK ?

Sans un mot de plus, sans attendre de confirmation ni d’accord, Bill retourna vers la queue, déroulant ses deux rouleaux derrière lui. Il s’installa dans le poste central, où il coupa les fils à la bonne longueur pour les attacher de part et d’autre de l’ancienne tourelle dorsale. Puis il commença aussitôt son rôle de guetteur, passant régulièrement d’une baie latérale à l’autre, prêt à signaler tout nouveau départ de fusée.

Pendant plus d’une heure, il n’y eut aucune nouvelle alerte. Comme Bob lui aussi devait le penser à l’avant, Bill commençait à se dire que ce ne serait qu’une attaque isolée, et qu’ils étaient maintenant tranquilles… Et bien sûr, comme chez son ami, la lassitude commençait à reprendre le dessus, sa vigilance diminuait. Il changeait de côté de moins en moins souvent, se laissait un peu aller, restant de plus en plus longtemps le front collé sur sa vitre, les paupières lourdes…

Heureusement, son attention restait encore suffisante quand ses yeux fatigués distinguèrent sur le sol écrasé de lumière deux petits points brillants qui grossissaient. Ça venait de la droite. Instinctivement, Bill se redressa et tira plusieurs fois sur le fil électrique de gauche pour signaler le danger. Sans doute Bob hésitait-il un peu, sans doute était-il lui aussi assommé par cette veille sans fin, toujours est-il qu’après quelques secondes, pendant lesquelles le fil fut secoué de plus en plus énergiquement, l’avion, enfin, s’inclina sèchement sur le flan en piquant. Une fois redressé de main de maître et voguant au raz du sol, Bill vit bien les deux colonnes de fumée revenir vers eux, mais la manœuvre de diversion avait été tellement brusque que les têtes chercheuses ne pouvaient plus retrouver leur cible.

A l’avant, Bob vécut ces évènements d’un autre point de vue.

Il avait bien perçu le signal, car le claquement de l’accoudoir à moitié arraché par la première traction virile de son ami ne pouvait pas passer inaperçu. Il s’était alors levé, tenant les commandes de la main gauche et s’était collé contre les vitrages du côté opposé. Tout en surveillant ces deux dards empoisonnés qui les prenaient pour cible, il continuait à suivre tranquillement son cap initial, malgré le câble qui claquait toujours plus fort dans son dos, traduisant sans l’inquiétude légitime de son ami. « Patience, Bill… Le dernier moment, il faut attendre le dernier moment… »

Quand enfin il distingua devant les colonnes de fumées les jets de flammes et même le corps des missiles « Ce sont bien des SAM ! Fabrication soviétique… », il se laissa retomber sur le siège de droite et tourna son volant à fond en le poussant. Il ne connaissait pas la résistance de sa monture, mais il faudrait bien qu’elle résiste ! Sans broncher, l’avion roula sur le flanc et plongea, à la limite du décrochage. Quand Bob estima que les fusées étaient passées sous son ventre, il poussa ses moteurs pour assurer la ressource, sortit un peu de volets et tira fermement sur ses commandes pour redresser. Devant son pare-brise, la jungle resta bien longtemps seule visible. De longues secondes durant, il tira, tira sur ses bras, de toutes ses forces. Après une longue hésitation, la machine se plia aux exigences de son pilote ; sa trajectoire s’arrondit enfin et une bande de ciel bleu apparut dans le haut des vitrages. Encore quelques efforts angoissés, et l’avion reprit son assiette au raz des arbres.

Deux minutes plus tard, ce fut Morane qui, de son poste, vit l’attaque suivante. De nouveau une paire de missiles, de plein front, cette fois. Courant à l’horizontale, les deux machines de mort approchaient à une vitesse infernale. Bob avait déjà joué plusieurs fois au jeu du premier qui changera de route, et il savait que ses nerfs étaient assez solides. Mais le jeu était ici bien différent : face à lui, il n’y avait que transistors et des systèmes électroniques. Et s'il se sentait capable d’éviter la collision par une manœuvre à l’ultime instant, il savait que les machines qui lui faisaient face avait été conçues, fabriquées, lancées pour ne pas perdre leur proie avant de la percuter, quoiqu’elle fasse pour s’échapper. Cette fois-ci, il ne pouvait plus profiter d'une réserve d’altitude, il était même très près du sol. Il rendit encore un peu la main, rentra les volets, laissa ses moteurs plein gaz et, les mains serrées sur ses commandes attendit, comme la première fois, le dernier moment. Enfin, décidant que c’était l’instant où jamais, il ressortit brusquement les volets en grand, tirant en même temps sur ses gouvernes. L’Emily renâcla à ce bien brusque traitement, mais obéit docilement, sautant littéralement à une vingtaine de mètres plus haut, évitant les deux Sam qui passèrent sous ses ailes pour s’égailler dans la nature.

Bob préféra reprendre de l’altitude et rejoindre des cieux d'où il verrait plus facilement les menaces monter et où l’avion serait plus manœuvrable.

Après une vingtaine de minutes de montée, il décida d’en profiter pour se couler dans un plafond nuageux qui commençait à se former et qui pourrait leur servir de couverture. Ceux qui leur tiraient dessus ne pourraient plus que viser au jugé !

 

Cette attaque de missiles sol-air fut la dernière. Pourtant, tandis qu’il grimpait vers la couche nuageuse en reprenant son cap, Bob sentit une autre angoisse l’étreindre : ces nuages, en effet, n'auguraient rien de bon… Au-dessus d'eux, ils formaient un dais bouillonnant qui devenait de plus en plus sombre et ces nuées roulaient, se gonflaient, s'étiraient sous l'action de vents de plus en plus furieux.

Plus l’Emily grimpait, plus Bob sentait sa machine secouée par ces rafales annonciatrices de déchaînements bien plus terribles encore.

- Après la DCA*, on a droit à un coup de tabac, commandant !

Bill était revenu ; ses deux grosses mains accrochées aux dossiers des sièges, il contempla un instant le ciel de plus en plus chargé, dans lequel ils allaient devoir se glisser.

- Vais jeter un coup d’œil aux moulins !

Bob approuva d’un signe de la tête. Dans de telles circonstances, tous deux le savaient bien, il fallait pouvoir compter sur ses propulseurs pour garder l’initiative de sa route et ne pas se laisser manipuler par les éléments.

Bill n’avait rejoint le panneau de contrôle des moteurs que depuis quelques secondes quand, de son siège, Bob l’entendit jurer dans son langage natal, ce qui n’était pas du tout bon signe.

- On a le quatre qui va nous lâcher, commandant, cria l’Ecossais. Il doit perdre de l’huile et il chauffe ! Réduisez les tours de moitié, pour qu’on le garde le plus longtemps possible, mais ça ne fera pas de miracle !

Bob obtempéra. Il n’y avait pas à discuter. Le spécialiste de la mécanique, c’était Bill Ballantine ! Si Bill disait qu’un moteur chauffait et qu’il allait lâcher, c’est qu’il chauffait et qu’il allait lâcher !

A ce moment-là, le nez de l’hydravion entra dans une masse d’air noir, agitée de soubresauts plus inattendus les uns que les autres. Ballantine se laissa choir sur le second siège pour prêter main forte à son compagnon. Pendant des minutes qui leur parurent des heures, ils luttèrent contre les éléments pour garder l’avion en ligne de vol, et pour tenter de conserver un semblant de cap à l’ouest. Les SAM étaient oubliés, le moteur numéro quatre tiendrait le temps qu’il pourrait, ce qu’il fallait, maintenant, c’était tenter de résister à cette tempête, d’essayer de rester entier sous les claques monstrueuses qui malmenaient leur machine comme un simple fétu de paille.

- C’est la mousson* ! cria Bill qui s’accrochait à son volant tout en surveillant du coin de l’œil le moteur défectueux.

- Pas de chance ! On n’a plus qu’à prier sainte Rita, encore une fois !

Mais cette fois-ci, la protectrice des causes perdues ne se laissa pas attendrir. Comme si la situation pouvait encore empirer ! Des éclairs commencèrent à fuser autour de l’appareil, certains le touchant même de plein fouet, mais sans dégâts apparents. Eclatant à un rythme incroyable, la foudre était tellement aveuglante qu’il était presque impossible de distinguer quoique ce soit dans l’intérieur de l’avion. C’est ce moment que choisit le numéro quatre pour rendre l’âme, s’illuminant aussitôt d’une longue torche tordue par les bourrasques. Bill retourna au poste de mécanicien pour mettre l’hélice en drapeau* et actionner les extincteurs du moteur ; mais ses efforts restèrent vains, les flammes commencèrent à s’étendre, à gagner l’aile.

- Si le feu atteint les réservoirs, on est cuit ! s’écria l’Ecossais.

Sans doute leur restait-il encore une parcelle de chance car, quand il fut atteint, le réservoir n’explosa pas. Tandis que Bill commandait le transfert d’urgence du carburant de l’aile vers les citernes de la coque, la paroi percée se mit à vomir de longues vagues d’essence qui s’enflammaient dans le sillage de l’avion sur des dizaines de mètres. Mais il n’y eut pas d’explosion ! Le combat continuait pour les deux amis qui luttaient maintenant désespérément pour leur propre vie.

Au milieu de ce feu d’artifice dantesque, les vingt-cinq tonnes du gros oiseau désemparé semblaient dérisoires.

Contre toute attente, le feu s’éteignit soudain de lui-même, soufflé par le vent et sans doute dilué par la pluie battante. L’aile perdit encore un moment son précieux et si dangereux liquide, mais la situation se stabilisa dans un équilibre précaire et pourtant tenable.

- S’il n’y avait pas cette tempête, on volerait très bien sur trois moteurs, grogna Bob, toujours agrippé à ses commandes. Mais là, c’est quand même difficile !

- Houai, profitez-en, parce que ça ne va pas durer !

- Comment ? hurla Morane. Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Depuis le temps qu’on tire dessus à plein régime, les trois derniers moulins commencent à chauffer, eux aussi !

- On ne peut pas réduire pour l’instant, on a besoin de toute la puissance !

- Je sais bien, mais c’est pas ma faute s’ils chauffent !

Durant presque une demi-heure supplémentaire, Bob continua à lutter contre les éléments, s’épuisant sur les commandes, tirant à chaque minute sa machine de trajectoire désespérée. En fait, il ne pilotait plus vraiment ! L'avion se lovait dans les éléments, tentant d’appuyer ses ailes d’acier là où il trouvait de l’air, se laissant couler sans force quand ce dernier venait à manquer.

Plus question non plus de parler de cap… Même si le nez de l’appareil était resté à l’ouest, la tempête ne pouvait que l’entraîner loin de sa route. Le compas lui-même tournait sur lui-même de manière désordonnée. Dans de telles conditions, il était impossible d’estimer leur dérive ! On ne pouvait qu’imaginer qu’elle était énorme !

 

Tout à coup, aussi brusquement que la tempête avait avalé l’avion, elle le recracha dans l’air pur et calme, au-dessus d’une mer de nuages blancs, d’un calme inattendu. Au loin, tout autour d’eux, de hauts sommets enneigés pointaient ça et là à travers les nuées. En un instant, ils avaient laissé le monde furieux des éléments déchaînés et volaient maintenant dans un air d’ouate d’une transparence étonnante. Même le bruit des moteurs semblait maintenant un doux silence.

Bob, machinalement, remit le cap à l’ouest, vers le soleil qui commençait déjà à descendre sur l’horizon, mais il devait bien avouer qu’il était perdu. Il réduisit les gaz, au grand soulagement de Bill qui surveillait toujours ses cadrans.

- Merci pour eux, commandant ! Mais je ne sais pas si on ira loin sur trois pattes !

- Pour l’instant, je préfère descendre à la limite des nuages. Je ne sais pas si un avion comme celui-là est prévu pour une telle altitude*… D’après l’altimètre, on est à plus de dix mille mètres !

- Vous avez une idée de l’endroit où on se trouve, commandant ?

- Aucune idée ! répondit Bob… enfin, aucune idée précise ! Sans doute quelque part au-dessus de l’Himalaya… ou du Tibet peut-être…

« L’Himalaya… le toit du monde, cette chaîne de montagne de plus de six mille kilomètres de long… Un désert de montagnes où le froid et l’altitude épuisent les meilleurs des alpinistes si elles ne les écrasent pas sous des avalanches, une kyrielle de divinités honorées et craintes par les fiers habitants de ces rudes contrées… Mais qu’est-ce qu’on fait là ?»

- Je vais faire le tour du zinc pour voir où il en est, annonça Bill. Et je transvaserai quelques bidons d’essence.

- D’accord… Monte nous aussi quelque chose à manger. Il faut qu’on tienne le coup ! Et trouve nous aussi des vêtements chauds, ou on va mourir de froid !

A cette altitude, il fallait bien dire que la température était tombée loin sous le zéro et que cela les changeait de la lourde chaleur de Macao !

Tandis que l’Ecossais était ainsi occupé, Morane réfléchit à leur position : S’ils avaient été déportés dans le massif de l’Himalaya, le cap plein ouest se justifiait toujours. Il attrapa une des cartes qui étaient tombées sur le sol est l’observa tout en pilotant. Les sommets qui pointaient autour d’eux étaient de la catégorie des sept ou huit mille mètres ; ces sommets étaient nombreux, ce qui les situait sans doute dans la région de Katmandou, mais il ne pouvait en être certain. De toute façon, s’ils étaient plus à Est, le même cap se justifiait toujours.

La route qu’ils avaient imaginée initialement était plus au sud, au-dessus de l’Inde, mais ils pouvaient s’adapter et passer plus au Nord, en longeant ces montagnes. Pour finir, s’ils n’avaient pas été rejetés trop en arrière, ils ne s’en sortaient pas trop mal. Au lieu de survoler l’Iran et l’Arabie, ils arriveraient sans doute à la hauteur de la Turquie…

Bill revînt alors, les bras chargés de victuailles, sans doute de celles que le prévoyant Mario avait lui-même fait embarquer à bord. Il avait aussi trouvé des pulls et des parkas fourrées et chacun fut vite emmitouflé dans des tenues adaptées au froid qui commençait à les paralyser. Apparemment, les vols en altitude devaient être courants pour le Mercure, car les placards de l’équipage regorgeaient de vêtements chauds.

En inspecteur scrupuleux, Bill avait fait le tour de tous les compartiments, observé ce qu’il pouvait voir des ailes, et contrôlé les cadrans de ses chers moteurs et son constat était presque optimiste : pour le moment, il n’y avait pas d’urgence, le Kawanishi tenait bien le coup malgré les épreuves qu’il venait de traverser. Son aile blessée près du moteur avarié ne semblait pas atteinte dans ses œuvres vives et la situation semblait stabilisée, au moins pour le moment. Malgré les pertes dans l’incendie, ils avaient encore plus de quinze mille litres de carburant, ce qui leur permettait d’espérer encore rallier leur destination sans escale.

Mais où étaient-ils ? La chaîne himalayenne était si vaste, les sommets visibles au dessus des nuages étaient si similaires qu’ils n’avaient aucun repère. Ballantine approuva son ami qui avait décidé de lui-même de reprendre leur cap à l’Ouest. Mais ce choix n’était qu’un pis allé.

Ensuite, Ballantine tenta de faire le point. Il n’avait trouvé aucun instrument de navigation lui permettant de se repérer par rapport à la hauteur du soleil ou à celles des étoiles qui allaient bientôt apparaître. Mais il essaya de capter des radios en ondes courtes pour repérer leur azimut et tracer des recoupements sur une des cartes. Mais il ne put rien recevoir, sur aucune fréquence, peut-être à cause de leur éloignement, mais sans doute était-ce plutôt leurs antennes radio qui était détériorées. Ils ne pouvaient que continuer.

 

 

--§--

 

Le voyage se prolongea ainsi plusieurs heures, des heures longues et monotones, entre les sommets qui émergeaient ça et là de la mer de nuages. Bob avait du se résoudre à prendre un peu de repos, laissant à son ami le soin de piloter et de surveiller les abords, en jetant de temps en temps un coup d’œil par les vitres latérales. A cette hauteur, ils ne craignaient plus aucun missile sol-air, surtout dans ces contrées quasi désertes. Par contre, à cause même de cette altitude, la nation qu’ils survolaient maintenant pouvait les détecter sur ses radars et s’inquiéter de leur traversée sauvage… Une patrouille de chasse était toujours à envisager.. Mais pour surveiller leurs abords, ils n’étaient que deux et ils devaient bien dormir un minimum !

Au bout de deux courtes heures réparatrices, Morane avait été réveillé par le froid et était revenu relayer son ami qui chantait à tue-tête, tout seul, pour se tenir éveillé. A son arrivée, Bill sursauta de surprise et heurta même le vitrage du poste de pilotage :

- J’ai presque cru que c’était un fantôme, avoua-t-il.

- Allez, c’est ton tour d’aller dormir un peu, répondit Bob avec un sourire. Mais avant, je vais me faire un petit caoua et ouvrir quelques boîtes.

- Si vous trouvez quelque chose de plus corsé, vous me le mettez de côté, hein ?

 

Un quart d’heure plus tard, Bob reprit les commandes. La nuit était maintenant tombée et le Mercure voguait dorénavant entre la mer de nuages d’un blanc laiteux et la voûte céleste sans lune, brillante de ses seules étoiles lumineuses, si transparente dans l’air pur d’altitude qu'on aurait pu y voir l’infini...

Pour lutter contre le sommeil, il se força à réfléchir, malgré son épuisement. D’abord, revenant à quelques heures en arrière, pourquoi les chasseurs qui les avaient interceptés tout à l’heure s’étaient-ils contentés de les accompagner et de les saluer, exactement comme s’ils avaient affaire à un vol officiel ? Fallait-il imaginer des accointances entre Néron, ses alliés chinois et certains pays, ou au moins une partie de leurs dirigeants ?

Qu’est-ce qui d’ailleurs pouvait pousser la pègre chinoise à s’allier à un projet tel que celui de ces fous qui voulaient rétablir la puissance d’une Rome antique révolue ? Bob ne pouvait trouver de raison à une telle alliance, à moins que… reconstruire le monde, la Chine… Comment ne pas rapprocher cela de leur ennemi récurrent, l’Ombre Jaune. Néron serait-il le reflet, le pendant occidental de l’infâme Ming ?

Tant en remuant ces idées inquiètes, Bob déplorait le temps qui passait, ce voyage qui n’en finissait pas, si toutefois il devait finir un jour… Où en étaient les bombes à présent ? Étaient-elles arrivées à Rome, étaient-elles installées, armées ? Quand devait avoir lieu l’irréparable attentat ? Eux-mêmes, après Aistide Clairembart, n’avaient-ils pas accéléré les choses malgré eux ? Et le professeur, ce cher professeur… Où se trouvait-il à cette heure ? Toujours chez sa logeuse ou aux mains de ces Romains d’opérette ? Ou pire encore ?

Empli d’anxiété lancinante, Bob était tenté de pousser encore une fois ses moteurs pour abréger cette traversée sans fin. Mais malgré l’urgence qu’il ressentait –et qui était bien réelle-, il devait se résoudre à un pilotage raisonnable :

« Qui veut aller loin ménage sa monture… » se répétait-il.

Et pour dédramatiser un peu, il ajoutait, un sourire grimaçant sur les lèvres : 

« …comme disait mon maître Chinois… »

 

Bien que tout à ses pensées, Bob ne cessait de surveiller les alentours, ce qui n’était pas simple. Pour pouvoir couvrir les deux flancs, et regarder au large, vers le haut et le bas, mais aussi en arrière, il devait enjamber régulièrement la console centrale, changer de siège puis coller son visage sur les vitres latérales. Ces changements de place se révélaient efficaces, au moins pour lui éviter de s’endormir, et cela ne gênait guère dans son pilotage

Cela se passa juste au moment où il se demandait s’il ne voyait pas un éclat brillant près de l’horizon, à quelque distance, quelque chose de différent des étoiles... Il scrutait le ciel noir, essayant de retrouver dans cette multitude de points brillants ce qui l’avait alerté. Et puis, d’un coup, plus rien ! Il ne voyait plus rien !

Une fois la première surprise passée, il comprit que l'avion avait perdu de l’altitude et qu’il était entré dans la couche nuageuse. Logiquement, presque par réflexe, Morane sollicita ses commandes. Mais rien n’y fit, l'appareil ne remontait pas. Il poussa un peu le régime des moteurs qui répondirent docilement, mais l’aiguille de l’altimètre s’inclinait toujours vers la gauche. Une descente franche, régulière, qui n’était pas normale et qui s’apparentait à une perte de contrôle.

Bill, en bon mécanicien, avait été tiré du sommeil par le changement de régime des moteurs et il rejoignit le poste de pilotage pour grogner :

- Faudra pas vous étonner s’ils lâchent, hein ! Moi, je…

Mais, contemplant le pare brise qui perçait les nuées sombres, il comprit vite la situation et s’interrompit avant de reprendre, la voix blanche :

- Il ne veut pas remonter ?

- Non, on dirait qu’il est trop lourd.

Sans un mot, Bill alla coller son visage contre les vitres latérales.

- Je ne vois rien, mais je crois que je sais ce que c’est…

- Et alors ?

- Alors… si je trouve la commande des dégivreurs, on sera fixé !

Bob comprit que son ami avait sans doute trouvé la raison de leur inquiétante et inéluctable perte d'altitude. A cause du froid et de l’humidité, les ailes de l’avion s’étaient couvertes de givre, ce qui était un piège des plus dangereux* : non seulement le poids de la glace pouvait alourdir l’avion mais, bien pire, l'état des surfaces portantes se trouvait sans doute altérée au point de perdre toutes leurs qualités. Les ailes étaient plus lourdes et en plus, ne les portaient plus. Depuis quelques années, les gros avions étaient équipés de systèmes antigivre, qui réchauffaient l’air frappant le bord d’attaque des ailes. Bill semblait certain que l’Emily en était muni. En enclenchant celui-ci, le problème serait sans doute réglé, mais c’était vrai qu’il fallait d’abord trouver le bon commutateur… Celui-ci était-il sur le tableau de bord principal, côté pilote ou côté copilote, ou sur la console du mécanicien ? Bob commençait à examiner les cadrans et commandes qui étaient à sa portée, mais ce fut Bill qui trouva le bon bouton et activa le système.

Ce furent alors des secondes interminables, d’abord pleines d’espoir, puis de plus en plus angoissées. En effet, au bout de quelques minutes, il fallut bien se résoudre à admettre que l’avion se faisait de plus en plus lourd, de plus en plus incontrôlable, que cette descente se transformait en chute.

- Le dégivrage ne fonctionne pas, pesta Bob.

- Peut-être que plus bas, la glace fondra d’elle même…

Aucun des deux amis ne croyait vraiment en cet espoir illusoire. Il faudrait un certain temps de vol dans un air plus chaud pour que l'épaisseur de givre diminue de façon significative. Et ce temps, ils savaient bien qu’ils ne l’auraient pas !

Le gros hydravion désemparé perça brusquement la couche de nuages, pour déboucher au dessus d’une vallée sombre, entourée de toutes parts de montagnes aux flancs escarpés. Bob arriva à modifier le cap vers un col qui lui permettrait peut être de sortir de ce piège, mais les commandes se faisaient de plus en plus raides.

Moteurs toujours poussés à leur plein régime, l’Emily approchait de cette trouée qui était la seule sortie, ce col couvert de neige luisante sous la lumière lunaire diffusée à travers le plafond nuageux.

- On sera trop bas ! s’écria Bill.

- On a peut-être une chance ! Vas voir derrière si on peut alléger cette machine ! Tu as quatre minutes !

Bill courut dans la soute où il avisa les bidons d’essence. La plupart étaient vides. Sans s’encombrer du moindre scrupule, le géant les empoigna un par un et les balança à travers la porte arrière. Il savait que chaque fût balancé était une chance supplémentaire de passer la crête. Serrant les mâchoires dans un effort suprême, Ballantine se débarrassa même de la demi-douzaine de bidons qui étaient toujours pleins, accompagnant ce choix d’une réflexion bien digne de lui : « Si on doit s’écraser sur le Yeti, pas besoin de cette essence ! ». Puis il s’attaqua aux éléments de mobilier qu’il pouvait arracher, et l’holocauste continua jusqu’à ce qu’un grand choc le colla face contre terre.

Bob avait calculé ses chances de franchir l'obstacle. Vu la pente descendante qu’ils suivaient inéxorablement, il suffisait de prolonger celle-ci pour constater qu’ils ne passeraient pas. Mais dans ses multiples aventures, il avait vécu bien d’autres situations désespérées. Des milliers, des millions de vie dépendaient de lui et il devait se battre jusqu’au bout, il n’avait pas le droit de s’avouer vaincu. Il ne doutait pas qu’à l’arrière, Bill se battait de toute son énergie pour ôter quelques dizaines de kilos à ce piège volant.

La pente neigeuse approchait, elle emplissait maintenant tout son champ visuel.

« J’espère que les volets ne sont pas bloqués par la glace… »

Morane savait qu’il n’y avait qu’une manœuvre possible, la même qui leur avait réussi lors du décollage de Hongkong. Attendant la dernière extrémité, Bob vînt tout près de la montagne puis, tirant sur le volant de toutes ses forces, sortit en plein ses volets, qui obéirent en craquant lamentablement. Mais ils obéirent et c’était tout ce qu’on leur demandait !

Sans doute sa bonne étoile veillait-elle sur le Français, toujours est-il que, porté par cette poussée supplémentaire, s’appuyant sur la couche d’air compressée entre la montagne et les ailes, l’avion se cabra brusquement, grimpa courageusement le long d’un névé. Et il finit par sauter la crête en soulevant une tempête de neige.

Couvert de sueur, Bob ne triompha pourtant pas car, après cet ultime effort, l’avion redescendait de plus belle sur l’autre versant. Devant, une nouvelle vallée s’ouvrait, qu’ils pourraient sans doute suivre un moment, mais qui était, elle aussi, cernée de montagnes. Morane repéra vite, à trois ou quatre kilomètres, le point le plus bas de ces crêtes, l’unique sortie. Au niveau du fond de la combe glaciaire, entre deux falaises verticales, s’ouvrait un étroit défilé. Cette gorge était assez large pour passer, elle était aussi bas que possible, mais elle était loin, bien trop loin.

« Cette fois-ci, c’est fini !», comprit-il.

Même en gardant les moteurs à plein régime, même en allégeant la machine au maximum, ils n’atteindraient pas cette sortie, ils ne passeraient jamais ! Aucune chance !

Bill, le visage en sang fit alors irruption aux côtés de son ami pour faire en silence le même constat.

Ensemble, ils écarquillèrent les yeux pour trouver un terrain à peu près plat dans ce désert de neige et de rocs.

- Là, c’est un lac ! s’écria Bob. On va amerrir bien gentiment !

- O.K. Mais en douceur, si possible, hein ! On a encore de l’essence dans les réservoirs !

Pleins d’espoir, ils guidèrent ensemble le brave avion vers ce havre de paix qui allait leur permettre de se débarrasser gentiment de cette maudite couche de glace, et même de repartir, comme après une simple escale technique. Le lac était étendu, bien assez long pour y poser leur hydravion sans problème. Ils avaient échappé aux SAM, à l’orage, à l’incendie, au crash, ils allaient pouvoir faire halte sur cette eau calme, limpide, lisse comme un miroir. La confiance revenait et ils échangeaient même des sourires amusés à l’idée de se poser en pleine montagne sur ce paquebot volant.

L’arrondi fut négocié au mieux, compte tenu de la lourdeur des commandes, la coque allait toucher l’eau juste au-delà de la rive, quand un double hurlement monta dans la cabine.

- Noooooooon !

Il était trop tard pour changer leur trajectoire ! Devant eux, sous eux, ce n’était pas de l’eau… C’était de la glace !

9

 

Aristide Clairembart

 

 

 

Terré dans sa mansarde.

 

Les mines du nouvel empereur

 

 

 

 

Dans sa petite chambre mansardée transformée en cabinet de travail, le professeur Aristide Clairembart se décidait enfin à se coucher. Sa chevelure encore drue mais d’un blanc éclatant annonçait sans ambiguïté un âge avancé, comme sa barbiche de chèvre indiquait un caractère affiné et une personnalité bien trempée ; mais, derrière ses lunettes cerclées d’acier, ses yeux pétillaient, malgré la fatigue et l’inquiétude, comme ceux d’un bébé trop vite vieilli.

Comme à son habitude, le professeur avait travaillé très tardivement mais, cette fois, ce n’était pas par simple passion scientifique. Après avoir pensivement refermé la chemise de carton qui rassemblait ses notes, le petit vieillard avait passé un pyjama de flanelle et terminait machinalement sa toilette sans pouvoir s’empêcher de faire une nouvelle fois le point. Face à une adversité qu’il cernait à présent un peu mieux, il se sentait plus que jamais farouchement décidé à s’opposer personnellement à ce groupe dangereux qui faisait fi des valeurs qui lui tenaient le plus à cœur : l’humanité, la liberté et l’archéologie.

En effet, d’après les derniers renseignements qu’il venait de recevoir, l’archéologue connaissait maintenant le plan de ces déments qui voulaient commencer par décimer la population de toute une ville, avant de réduire en esclavage l’Europe entière. C’étaient des fous, il n’y avait pas à en douter, mais des fous dangereux !

Le pire, c’est que tout concordait pour lui confirmer une nouvelle presque aussi terrible pour lui : un de ses plus chers amis se trouvait impliqué à la tête même de cette entreprise !

  Depuis trois jours, c’est à dire depuis qu’il avait appelé Bob Morane et Bill Ballantine à l’aide et qu’il leur avait fait transmettre son carnet codé, le professeur avait comme prévu continué à mener son enquête depuis sa retraite. Là, tout prêt de la cathédrale de Narbonne, au dernier étage de sa modeste pension retirée au fin fond de la rue des Rougets, le téléphone s’était révélé pour cet usage le plus efficace des moyens de communication. D’autant plus que la standardiste des postes appartenait aussi à la famille de cette logeuse décidément pleine de ressource. La discrétion leur étant demandée à toutes les deux, pour des raisons de vie ou de mort, ces deux anciennes résistantes étaient rapidement apparues dignes de la plus grande confiance dans une affaire aussi périlleuse.

Par téléphone donc, Aristide Clairembart avait contacté de nombreux collègues de différents instituts et musées, des passionnés comme lui, qui vouaient leur vie à la redécouverte du passé. Le vieil archéologue se connaissait de par le monde une quantité d’amis, même si beaucoup étaient gênés et souriaient, un peu incrédules, quand ils lisaient ses articles sur l’Atlantide et le continent Mu… A part sans doute pour ces sujets précis, le sérieux du professeur était reconnu dans la communauté scientifique où il était très respecté. Mais là, ses passions sujettes à caution n’étaient pas le problème du jour, et le professeur Clairembart réussissait à aborder délicatement son sujet de préoccupation actuel sans trop attirer l’attention.

  Aujourd’hui, plus enquêteur qu’archéologue, il apprit ainsi que, depuis un an ou deux, une ambitieuse restitution* de certains monuments romains était dans l’air du temps. Plusieurs spécialistes avaient étudié les matériaux et les savoir-faire de l’époque pour les utiliser dans des travaux modernes, leur objectif officiel alors affiché étant de mieux connaître le travail des bâtisseurs romain, pour mieux respecter les techniques originelles dans de futures restaurations. Plusieurs chantiers importants étaient déjà ouverts dans le Sud de la France et en Italie du Nord, mais ceux-ci semblaient entourés d’un certain secret, alors qu’ils auraient dû être, tout au contraire, montrés en exemple, tellement ce genre d’archéologie expérimentale était novatrice et intéressante.

Par ailleurs, plusieurs publications récentes rassemblaient tout ce qu’on savait de la construction romaine, en allant de la brique au béton, de la céramique à la verrerie, de la charpente à l’ameublement. Une revue mensuelle récente rassemblait ces articles mais, curieusement, peu de ses amis la connaissait : elle restait confidentielle et n’était pas diffusée dans les institutions classiques, ce qui, là aussi, était des plus étonnants !

Le professeur comprenait maintenant que cette sorte de « mode » n’était pas du tout due au hasard…

  Parallèlement, depuis quelques mois, plusieurs historiens spécialistes de l’époque romaine s’étaient étrangement retirés de leurs laboratoires, prenant des retraites anticipées inattendues. Brusquement, tous ces savants avait purement et simplement décidé de ne plus travailler avec leur équipe, qui leur apportait pourtant des facilités considérables, mais de continuer, seuls, leurs activités. Bien sûr, la plupart des illsutres collègues de Clairembart continuaient, eux, comme par le passé, leurs recherches dans le cadre de leurs institutions. Mais tous connaissaient deux ou trois collaborateurs qui avaient quitté leur situation confortable sans aucune raison apparente.

Dans le monde des restaurateurs, de nombreux spécialistes manquaient aussi à l’appel. Des artisans connus qui avaient abandonné leur entreprise et leur chantier sans prévenir quiconque. Ces gens-là s'étaient soudainement mis à beaucoup voyager, ce qui dénotait chez eux une activité intense et supposait de multiples rencontres. Pourtant, une fois revenus chez eux, ils semblaient ne plus sortir, ne plus voir personne, et rester sans aucune occupation professionnelle. Peut-être travaillaient-ils maintenant sur ces chantiers de reconstructions expérimentales mais, vu l’espèce de secret qui entourait ces derniers, il’était impossible d’en être certain…

  Cette après-midi, face à toutes ces informations concordantes qui lui prouvaient qu’il existait bel et bien un réel mouvement d’importance, Clairembart avait poussé ses plus proches relations à évaluer l’ampleur du phénomène ; il leur avait demandé de tenter de dénombrer les historiens qui avaient quitté le confort des institutions officielles et de rechercher les circonstances de tous ces départs. Plusieurs fois, le téléphone avait sonné tard dans la soirée pour lui apporter les premières réponses. A ses questions précises, ses collègues n’avaient pas été longs à établir des listes que le professeur Clairembart avait copiées de sa fine écriture, avant de les étudier et de les comparer.

Maintenant, il savait qui était le pivot, la tête de ce mouvement, mais il ne pouvait se résoudre à croire ce qui pourtant s’imposait à son esprit : plus des deux tiers des archéologues qui avaient tiré leur révérence l’avaient fait suite à la visite dans leur laboratoire d’un grand savant, qui était en outre son ami de jeunesse et son compagnon de faculté. Il semblait bien que, lorsque ce fameux collègue visitait un laboratoire, il y tenait des propos curieux et questionnait ses interlocuteurs avec une insistance à peine voilée, sans doute pour les sonder sur leurs motivations intimes.

Ce qui confirmait le vieil Aristide dans sa conviction, c’était que son ancien ami paraissait avoir été le premier à quitter la direction de ses musées de Capri, qui lui étaient pourtant si chers. C’était aussi et surtout que lui-même, lors de sa dernière rencontre avec son ancien camarade, avait eu une impression bizarre : Massimo Primo, l’archéologue italien bien connu, s’était montré à la fois empressé et curieux. Empressé de montrer des projets de restaurations, il avait insisté pour parler des bienfaits de la civilisation romaine, de ses aspects pacificateurs, il avait vanté la paix romaine* et –oui, il en avait bien parlé !- il avait évoqué la possibilité de vivre de nouveau comme les Romains d’antan. Se montrant bien curieux, Massimo lui avait aussi plusieurs fois demandé ce qu’il pensait de ces idées sur Rome et quel était son avis sur le monde moderne actuel. A l’époque, le professeur n’avait pas pris ces sous-entendus au pied de la lettre, il n’avait pas fait de rapprochement, il n’avait d’ailleurs même pas imaginé que son ami puisse être sérieux. Il avait simplement énoncé ses propres inquiétudes sur la nature humaine, sur le progrès galopant vers une autodestruction de la civilisation, il avait parlé de pollution, de déforestation, de gaspillage de l’énergie et des autres ressources naturelles. Pourtant, il en était certain maintenant, Massimo l'avait alors sondé pour considérer son éventuelle adhésion à ses projets, pour observer ses réactions et voir s’il pouvait, à terme, l’entraîner à ses côtés dans son entreprise démente.

Le professeur Clairembart s’en voulait : il croyait bien connaître son ami, mais il n’avait rien vu, rien deviné de ses intentions criminelles ! Même maintenant, il devait sans cesse se remettre en tête la multiplicité des témoignages pour se convaincre de ce fait incroyable : son ami le professeur Primo était un monstre, capable de massacrer des foules, pour ramener une ville entière, un pays même, deux mille ans dans le passé !

 

Au moment où il se couchait, Clairembart pensa à ses amis à qui il avait demandé de l'aide. Bob et Bill étaient arrivés à Narbonne, sans rien savoir de ce qui motivait cet appel, sans rien imaginer de ce qui les attendait. Ignorant tout, ils étaient venus se jeter docilement dans la gueule de loup, à cause de lui, de son coup de téléphone. Où étaient-ils maintenant ? S’ils avaient bien décodé le carnet, ils avaient dû partir pour Macao… Y étaient-ils arrivés ? Qu’avaient-ils découvert, là-bas ? Le vieux professeur connaissait assez ses deux aventuriers d’amis, pour savoir qu’ils avaient vécu ensemble suffisamment d’aventures pour être capables de s’opposer à de fortes parties. Mais là, ils allaient se retrouver entre cette bande de Néo-Romains et ces groupuscules chinois dont nul ne pouvait imaginer l’étendue et les pouvoirs.

 

Bien sûr, il ne regrettait pas sa décision de les avoir appelés et embarqués dans cette galère. Si quelqu’un était capable de contrecarrer les projets de ces illuminés, de sauver Rome et le reste, c’était bien eux, cela ne faisait aucun doute. Pourtant, Aristide doutait par instants et se demandait si, cette fois-ci, ses deux amis seraient de taille à s’opposer à cette bande d’autant plus dangereuse qu’elle était mue par la folie et d’autant plus forte que chacun de ses membres semblait agir avec une bonne conscience désarmante.

Bien sur, son carnet codé allait les aider en leur donnant moult indications, car il y avait consigné tout ce que lui-même savait quelques jours plus tôt. Mais ce code, l’avaient-ils trouvé assez vite ? Le paléo-muvien était une base sûre pour coder de telles informations car, à part Bob et lui, peu de gens possédaient les connaissances suffisantes de cette langue… Même Bill n'en savait que quelques mots et ne pourrait donc se rappeler l’alphabet qu’avec bien du mal !

Et si on les avait interceptés ? Et si on leur avait volé le carnet ? Et si…  Et si…

Le professeur avait beau essayer de se rassurer, de se dire qu’il n’avait pas le choix, qu’il devait se considérer satisfait malgré tout de leur avoir confié cette mission, il ne pouvait s’empêcher de douter de son choix, de s’inquiéter pour ses amis. Plusieurs fois, suivant la méthode du bon docteur Coué*, il se répéta à voix basse « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien ! », mais rien n’y faisait.

 

 

--§--

 

Depuis des heures, Aristide Clairembart ruminait ainsi dans son lit, se retournant sans cesse dans ses draps pour tenter de s’endormir. La nuit avançait, le sommeil ne venait pas. Seul l’accompagnait le son des cloches de la cathédrale qui annonçait imperturbablement les heures et les demi-heures.

Le petit matin s'annonçait quand, du fond de son mauvais repos, il entendit un véhicule qui approchait de la maison et qui freinait devant la porte. « Le boulanger qui livre le pain », pensa-t-il.

Etonné, il allait consulter sa montre, car ce mitron lui semblait bien matinal quand, à des claquements de portières peu discrets, succédèrent de grands coups frappés à la porte d’entrée qui le firent sursauter. Ce n’étaient pas les coups de quelqu’un qui signale son arrivée et demande à entrer… Tout au contraire, c’étaient des chocs violents, destinés à enfoncer une porte !

- Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? se demanda le professeur.

Inquiet, il se redressa dans le noir, et chercha ses lunettes qu'il mit sur son nez, enfila une paire d’espadrilles, puis attrapa un pantalon et un polo.

Mais il n'eut pas le temps de les enfiler : en bas, le portail d’entrée céda dans un grand bruit de bois martyrisé, il y eut plusieurs chocs, des cris, des meubles renversés, puis des pas rapides montèrent vers les étages. Pas de doute, ces gens ne pouvaient venir ici que pour lui, à cause de ce qu'il avait découvert, de ce qu'il savait… Ils avaient retrouvé sa trace !

- Je crois, marmonna Clairembart, qu’il est temps de lever le camp !

Sans hésiter, il laissa tomber son paquet de vêtements et, la sortie par l’escalier lui étant désormais interdite, il se précipita vers la porte pour tourner la clé dans la serrure et pousser la petite armoire minervoise -unique meuble de sa minuscule chambre- afin d'en barricader l’accès. Enfin, il attrapa au vol la chemise de carton qui contenait ses notes et courut à la fenêtre qui donnait sur les toits. Il en enjamba le rebord et, sans s’occuper du vide, remonta la pente glissante vers le bâtiment mitoyen qui dominait la maison de sa logeuse de presque un étage.

Des coups sourds montaient jusqu’à lui, lui indiquant qu’on essayait d’enfoncer la dérisoire barricade qu'il venait de dresser derrière la porte de sa chambre. Celle-ci ne résisterait sans doute pas bien longtemps, mais peut-être suffisamment pour les retarder et lui permettre de s’échapper. Malgré son âge, malgré la nuit, le professeur était capable de prouesses insoupçonnables et il ne s’avouait pas vaincu. Il passa la chemise de carton dans la ceinture de son pantalon de pyjama et, avec une grande détermination, s’accrocha à la cheminée adossée au mur de la maison voisine. S’aidant des mains et des pieds, il commença courageusement à escalader les deux mètres qui le séparaient de la toiture toute proche. Les aspérités des briques et des joints de ciments n’étaient pas très sûres mais, à force de volonté, il parvint à grimper. Sa main saisit la bande de zinc qui bordait les tuiles. Loin en dessous de lui, les coups continuaient toujours.

Avant de lancer sa jambe sur la bande de rive, il dut attendre un bref instant pour reprendre son souffle. Quand il se serait rétabli sur le toit voisin, il pourrait entrer par une lucarne et redescendre dans les étages. Là, il y avait de nombreux appartements et il serait sans doute hors de danger : il lui suffirait de crier, de frapper à une porte pour appeler au secours… Ici, au milieu des nombreux locataires, personne n’oserait s’en prendre à lui !

Dans un dernier effort, le professeur lança son pied de côté, et tira sur ses bras. Un dernier effort, et il allait réussir !

Trop tard ! Quand son regard allait arriver à fleur du toit, il se sentit saisi par le col de son pyjama et tiré vers le haut. Dans un dernier réflexe, avec une clairvoyance ultime, le professeur Clairembart prit sa précieuse chemise de carton et la glissa dans l’ouverture de la cheminée qui était à sa portée. Tandis qu’une poigne ferme le soulevait, il devina comme dans un rêve le glissement de son précieux dossier qui tombait dans le conduit invisible. Un craquement sinistre l’empêcha de percevoir la fin de cette chute : dans sa mansarde, l’armoire avait cessé d’opposer son dernier rempart.

 

 

--§--

 

Le professeur Clairembart n’avait rien vu de ce voyage, car il avait été jeté, un bandeau sur les yeux, bâillonné et ficelé comme un saucisson, sur le plancher métallique d’une camionnette, sans doute celle qu’il avait entendue dans la nuit. Le trajet sur des routes sinueuses avait été assez long pour qu’il perde la notion du temps passé… Il pouvait aussi bien avoir roulé une heure que deux. Malgré ses efforts pour tenter de reconnaître le peu d'indices sonores qui étaient parvenus jusqu'à lui, il ne pouvait avoir la moindre idée de l’endroit où il se trouvait quand les portes du véhicule s'ouvrirent. On lui retira les liens qui entravaient ses jambes, ainsi que son bandeau. Il cligna des yeux, éblouit par la lumière crue d’une ligne de tubes fluorescents, qui s’étirait dans un couloir sans fond pour disparaître à l’infini.

Un homme en bleu de travail le releva sans ménagement pour le faire descendre. Face à lui, une demi-douzaine de personnes silencieuses se tenaient groupées, semblant l’attendre. Il y avait là des hommes et des femmes de toutes allures, toutes portaient des tenues bleues comme celui qui le poussait une nouvelle fois en avant.

  Où se trouvait-il ? La camionnette qui l’avait conduit ici –une estafette noire toute neuve, sans fenêtre - avait reculé dans une sorte de grand garage dont le rideau de fer avait été abaissé aussitôt la manœuvre terminée. Le bâtiment ressemblait à une sorte de vaste local technique en briques rouges sans fenêtre et, en plus de celui des néons du couloir, Clairembart comprit que l’éclairage provenait surtout de lampes suspendues sous le très haut plafond.

Sans doute était-ce là une installation industrielle, car de grosses pièces métalliques traînaient ça et là entre d’énormes caisses de bois. En outre, plusieurs lignes de chemin de fer à voie étroite étaient scellées dans le sol cimenté. Après un aiguillage, une des paires de rails disparaissait dans la galerie qui semblait sans fin malgré l’éclairage des tubes au néon. A part la porte roulante, ce boyau bétonné semblait être la seule ouverture, il n’y avait donc guère d’espoir de fuite possible.

  Bien sûr qu’il avait une idée de la raison pour laquelle on l’avait enlevé ! Mais le ton d’une réponse, et aussi la seule attitude qu’on lui réserverait, pouvaient l’aider à entrevoir ce qu’on attendait de lui. Les mains toujours attachées dans le dos, le professeur tenta donc de prendre la parole aimablement, espérant glaner un renseignement quelconque sur les intentions de ses geôliers.

- Bonjour Messieurs, que me vaut…, commença-t-il d’un ton amène.

- Silence !

Cet ordre sec, accompagné d’un coup violent dans le creux de ses reins, était sans réplique et Aristide se le tint pour dit.

A part celui qui semblait lui servir de gardien, les autres ne s’occupaient pas de lui. Comme lui, ils attendaient… mais quoi ?

Après quelques minutes d’un profond silence, le professeur entendit un bruit, d’abord très discret, puis de plus en plus fort. C’était à la fois un grondement sourd et une sorte de grincement métallique continu. Entre les combinaisons bleues qui lui faisaient face, deux lumières apparurent qui approchaient lentement dans le fond du couloir.

« Un train, c’est un train ! » comprit-il.

Un vacarme de plus en plus assourdissant le précédait.

Le professeur n’était pas au bout de ses surprises car, quand la rame arriva au seuil de la salle, il comprit que sa perception des volumes avait été erronée. En effet, lorsque devant lui, le groupe s’écarta pour dégager la voie, le locotracteur qui déboucha de l’ouverture était aussi minuscule que cette dernière, aussi lilliputien que la rame de voitures. De tous petits wagons au profil arrondi, qui ne mesuraient qu’à peine un mètre de haut.

  Tandis qu’il était poussé dans la première des remorques, où il dut se plier en deux pour s’asseoir sur l’unique banquette longitudinale, le professeur réfléchissait :

« Des trains comme ça, il n’y en a que dans les mines ! »

Il se pencha en avant pour essayer de détailler la petite locomotive qui manœuvrait pour se mettre en tête de la rame, côté couloir. Elle avait bien tout d’une machine d’exploitation minière. La perche qui lui permettait de prendre le courant dans les galeries avait été abaissée, des batteries assurant sans doute le relais dans la grande salle sans caténaire.

Deux hommes s’étaient installés de part et d’autre de Clairembart, la large porte coulissante fut refermée et le convoi s’ébranla et entra sous la voûte de béton. Roulant d’abord lentement, celui-ci accéléra pour atteindre une allure qui parut impressionnante dans cette étroite galerie. Le bruit des roues sur les rails, le souffle de l’air humide chargé d’ozone, l’odeur minérale, les cahots de la voie irrégulière donnaient à cette expédition une allure de train fantôme. Ses mains toujours liées dans son dos empêchaient le professeur d’assurer son assise et il était ballotté durement entre les épaules de ses deux gardiens. Devant lui, éclairé de loin en loin par les tubes fluorescents, il ne distinguait plus que la paroi bétonnée qui défilait, à peine à dix centimètres de la fenêtre de matière plastique transparente.

« Vu la longueur du trajet, nous sommes bien dans une mine. » jugea Clairembart.

Pourtant, ne pouvant consulter sa montre, il perdit de nouveau toute notion de temps. Quand les néons disparurent, le béton fut remplacé par la roche brute, qu’il ne distinguait qu’à peine, à la lumière de la faible ampoule de la voiture. La monotonie de ce parcours ne fut plus brisée, de loin en loin, que par quelques étais en bois ou autres poutrelles métalliques.

  Emporté sous une montagne inconnue, gardé de près, le professeur était bel et bien à la merci de la bande dont il venait, à ses dépens, de découvrir l’importance et la détermination.

« Ils ne me veulent pas de mal, tout du moins dans l'immédiat, puisqu’ils m’ont fait prisonnier et prennent la peine de m’emmener dans leur repaire. Ils veulent sans doute m’interroger. »

Aristide n’avait pas peur de la torture, il se sentait prêt à résister à la douleur. Mais d’un autre côté, il se doutait bien que, s’ils ne tiraient pas de lui des renseignements utiles, ses tortionnaires en viendraient vite à se débarrasser de lui. Il savait qu’ils avaient d’ores et déjà décidé d’éliminer tous les habitants de la ville éternelle qui les gênaient par leur simple existence ! Ils n’étaient donc pas à un crime prêt.

Après la longue et riche vie qu’il avait vécue, le vieil homme considérait sa propre mort avec un certain détachement. Mais il craignait que celle-ci soit bien inutile s’il emportait avec lui la connaissance des projets criminels de Massimo Primo et de sa bande de fous. Il y a quelques heures encore, il aurait pu alerter les autorités, car il possédait maintenant un solide faisceau de preuves et de recoupements. Mais c’était trop tard ! Il aurait dû se décider tout de suite au lieu de bêtement essayer de dormir !

Sa seule consolation était qu’il avait sans doute réussi à soustraire ses précieuses notes à ses assaillants. Il ne pouvait que se féliciter d’avoir eu ce réflexe en glissant le dossier les contenant dans la cheminée. Pour l’instant, c’était une bonne chose que ses ravisseurs ne puissent déterminer l'état d'avancement de son enquête et pour ses documents, peu importait qu'ils soient retrouvés ou non !

  D’autres soucis supplémentaires étreignaient douloureusement la poitrine de Clairembart. S’ils ne lui avaient pas fait de mal, à lui, quel sort ses kidnappeurs avaient-ils réservé à Jérôme et à sa logeuse ? Ceux-ci étaient sans doute inutiles à leurs yeux, et leur élimination avait peut-être été jugée tout bénéfice pour protéger leur fuite… C’était lui qui les avait entraînés dans cette histoire, lui qui serait responsable si…

Il pensait aussi à Bob et Bill, ses amis partis à l’autre bout du monde sur la piste des sept bombes qui devaient anéantir la population de la cité éternelle. Que faisaient-ils en ce moment ? Où étaient-ils ? Avaient-ils trouvé ce jeu de cartes ? Avaient-ils pu quitter Macao sans encombre ? S’ils parvenaient enfin à Rome, trouveraient-ils les sept statues à temps ? Et s’ils revenaient à Narbonne, penseraient-ils à fouiller la cheminée pour y trouver le dossier ?

  Essayant de chasser ces sombres inquiétudes qui ne le mèneraient nulle part tant qu’il serait ainsi immobilisé dans ce train fantôme, Aristide tenta de reprendre le dessus sur ses angoisses, car il allait sans doute bientôt avoir à affronter directement ses ennemis, dans le secret de ce repaire mystérieux. Pour s’y préparer, il se força donc à considérer ce voyage souterrain avec un certain humour :

« En fait de nid d’aigle, c’est un petit voyage qui ne manque pas de sel ! » pensa-t-il avec un sourire contraint sur les lèvres.

Comme si cette plaisanterie douteuse avait pu forcer les évènements, le grincement métallique d’un freinage énergique lui vrilla les oreilles tandis que, incapable de prendre appui, le professeur s’écroulait lourdement sur les genoux de son voisin de gauche qui le redressa sans ménagement.

La rame s’était immobilisée dans une galerie large d’une dizaine de mètres où, comme dans une gare, plusieurs voies parallèles se côtoyaient. Ici, le plafond très haut disparaissait dans l’ombre au-dessus des caténaires et des éclairages. De nombreuses ouvertures perçaient les parois de nouveau bétonnées, toutes fermées par des vantaux métalliques. S’ils étaient bien sous une montagne, celle-ci devait être un vrai gruyère !

Sans un mot, ses deux gardiens ouvrirent la voiture et poussèrent leur prisonnier vers la plus grande de ces portes verdâtres, et il remarqua que celle-ci était marquée d’une louve romaine qui allaitait un seul enfant. Les autres personnes en bleu les suivaient, toujours sans parler. A leur approche, le panneau de métal coulissa silencieusement sur le côté. Après une galerie rectiligne taillée dans la roche sur une cinquantaine de pas, une seconde porte, identique à la première, fut franchie.

Ils empruntèrent un nouveau couloir, éclairé par des lampes à huile et richement recouvert de plaques de marbres. De chaque côté, plusieurs passages donnaient sur de petites pièces qui, avec leurs bancs et leurs portemanteaux, semblaient être des vestiaires. Le professeur essaya d’y regarder en passant, mais n’eut pas le loisir de les détailler, car on le conduisit tout droit jusqu’à un dernier portail monumental. Contrairement aux précédents, celui-ci ne s’effaça pas dans la paroi. En effet, l’accès était gardé par deux hommes qui poussèrent les deux lourds battants de bronze devant eux pour libérer le passage. L’archéologue n’eut pas le temps de s’étonner de la tenue de ces deux hommes –qui étaient les reconstitutions parfaites de gardes prétoriens*-, car le spectacle qui s’offrit alors à ses yeux l’arrêta sur le seuil. Il fallut que ses gardiens le poussent pour qu’il fasse quelques pas de plus.

  Devant lui, aussi incroyable que cela puisse paraître, se trouvait un hémicycle de marbre blanc auquel faisait face une tribune, dominée par cette curieuse louve allaitant un seul enfant. Comme dans un rêve, il vit plusieurs personnages vêtus de toges qui devisaient tranquillement sur les gradins en le regardant à peine.

Il devina, passant près de lui, les gens qui avaient attendu le train en sa compagnie et qui entraient à leur tour dans la salle arrondie pour prendre place parmi les autres. Les hommes avaient changé leur tenue bleue contre des toges immaculées, mais les femmes avaient disparu.

« Sans doute ces pièces latérales du corridor… » pensa-t-il machinalement.

Subjugué par cette scène anachronique et difficilement imaginable à notre époque, le professeur restait interdit, incapable de la moindre initiative, du moindre mouvement. Quelques minutes durant, il observa sans les voir de nouveaux arrivants vêtus à la romaine, qui entraient par d’autres portes latérales et s’installaient avec un naturel inconcevable. Ils finirent par être là plus d’une cinquantaine…

Enfin, deux nouveaux gardes entrèrent et embouchèrent une trompette d’où ils sortirent quelques phrases musicales dignes des productions hollywoodiennes ou de Cinecittà. Aussitôt, un silence respectueux emplit l’hémicycle. Le professeur regarda autour de lui, cherchant si c’était lui qu’on annonçait ainsi, et il se rendit seulement compte que ses gardiens vêtus de bleu avaient été remplacés par deux prétoriens aux allures sévères. Enfin, derrière la tribune, un rideau s’écarta et toute l’assemblée se leva avec respect. Clairembart, lui, fut brutalement mis à genoux par ses deux anges gardiens qui écrasèrent ses épaules, puis sa nuque pour le forcer à incliner la tête, si bien qu’il ne vit pas qui on accueillait avec tant de respect.

- Ave…

Toujours de manière aussi surréaliste, les saluts échangés entre le nouvel arrivant et le reste de l’assemblée eurent lieu en latin classique. Clairembart avait assez usé ses yeux sur des inscriptions de l’époque romaine pour comprendre les phrases échangées et même saisir qu’on parlait de lui, et qu’on finissait même par s’adresser à lui. Il put enfin se relever et regarder en face celui qui présidait cette grotesque réunion comme tirée d'un mauvais péplum.

 

Comme il s’y attendait, il s’agissait bien de celui qui fut son ami, Massimo Primo, mais celui-ci était à peine reconnaissable. Lui, qui il y a quelques mois encore arborait une fine moustache aussi noire que ses cheveux bouclés, était maintenant imberbe et sa chevelure taillée très courte. Surtout, comme les autres qui semblaient lui vouer un véritable culte, il portait une toge fièrement drapée sur son épaule. Toujours en latin, il s’adressa directement à Clairembart :

- Bienvenue parmi nous, mon cher Aristide. Quel dommage que tu n’aies pas choisi notre parti et que tu te ranges dorénavant dans les rangs de nos ennemis !

- Je ne vois pas de quoi tu veux parler, Massimo ! Et tu veux bien m’expliquer à quoi rime toute cette mascarade ? Dans quel film jouons-nous ?

Le professeur avait décidé de tenter de jouer l’innocence, espérant encore que ses découvertes seraient inconnues de la bande, que ses avancées dans son enquête seraient ignorées… Mais cette tentative était bien inutile et ne lui fit même pas gagner de temps :

- Allons, Aristide ne joue pas à l'innocent avec moi et ne cherche pas à me leurrer ! D’abord, sache que je m’appelle dorénavant Néron ! Ceci dit, tu connais sur nos projets beaucoup plus de choses que tu ne le laisses entendre, je sais très bien que tu es sur nos traces et que tu as envoyé tes amis à Macao pour enquêter sur nous ! Malheureusement pour toi, ce que tu ignores certainement, c’est qu’ils ont perdu ton précieux petit carnet codé et que c’est nous qui l’avons récupéré !

- Misérables ! Que leur avez-vous fait ? Que sont-ils devenus ?

- Oh, nous ne leur avons rien fait, rassure-toi ! Mes hommes n’ont pas réussi… Ce n'est pas faute d'avoir tout tenté, mais… Oui, il faudra que nous punissions ces exécutants incapables, l'ordre de la Nouvelle Rome ne peut tolérer l'échec !

Dans la salle, il y eut un murmure d'approbation à ces paroles prononcées d'un ton ferme. Puis, après avoir laissé passer un silence qu'il mit à profit pour faire, du regard, un lent tour de salle, Primo continua, avec aux lèvres un sourire un peu fat :

- Mais revenons à ceux que nous appellerons tes… complices. Tu peux être tranquille, selon mes dernières informations, ils sont sains et saufs et bien arrivés à Macao ! Ils en sont même repartis avec mon avion personnel ! Mais je crois qu’ils n’ont pas pu déchiffrer ton code plus que nous, car ils ne connaissaient même pas le mot de passe pour quitter la boîte de jeu !

Massimo éclata alors d’un long rire sonore qui résonna dans la grande salle circulaire, rire à peine repris par quelques-uns des assistants. Ce rire était un rire primaire, un rire incontrôlé, un rire de forcené…

« Il est vraiment fou ! » pensa Clairembart ! « Il faudrait que j’essaye de le faire parler, ça m’éviterait d’avoir à répondre à ses questions ! Et surtout, j'en apprendrai plus sur ce qui a pu arriver à Bob et à Bill ! »

Au moins, il savait maintenant qu’ils étaient parvenus jusqu'à Macao et qu’aux dernières nouvelles, il ne leur était rien arrivé de fatal. Suivant l’adage pas de nouvelles, bonnes nouvelles, il y avait de quoi être un peu rassuré : il pouvait ainsi espérer que ses deux amis parviendraient encore à contrecarrer cette bande d'illuminés menée par ce fanatique qui déshonorait la collectivité des archéologues. Cela lui apprenait aussi que, contrairement à ce que croyait Massimo, Bob et Bill avaient percé le code. Seul le message du carnet avait pu les mettre sur cette piste !

« Il est vraiment fou ! » En même temps, le professeur était triste de voir son ancien ami dans cet état. Mais il savait que ce genre de psychopathe se nourrissait par essence de ses propres paroles et que ce ne serait pas difficile de le pousser sur les chemins de la confidence –ou plutôt de la vantardise-. Quand le rire se fut éteint, Aristide engagea alors la conversation sur un sujet presque anodin, mais d’un ton assez provocateur pour faire réagir son adversaire :

- Dis-moi, Massimo… euh… Néron, demanda-t-il ironiquement en montrant le symbole qui dominait la tribune, tu ne sais pas que la louve romaine avait recueilli deux jumeaux et non pas un seul enfant ?

Cette stratégie se révéla efficace, au moins dans un premier temps, car celui qui se prenait pour l’empereur d’une nouvelle Rome se redressa de toute sa hauteur pour affirmer d’un ton hautain :

- Pour qui me prends-tu, Aristide ? Vraiment, je te connaissais plus perspicace ! S’il n’y a qu’un seul enfant sous notre louve, c’est un choix délibéré ! Nous désirons par-dessus tout que la Nouvelle Rome puise son origine dans la concorde, dans l’ordre et sous un pouvoir unique. Nous sommes en effet convaincus que ce qui a fait la perte de la Première Rome réside dans ses origines mêmes. Quand Romulus tua Remus, qui avait désobéi en quittant l’enceinte sacrée, il sema dans l’âme de chaque Romain l’idée de la trahison. C’est pour cela que notre nouvelle louve n’allaite symboliquement qu’un seul enfant que nous nommons Renovo…

- Donc, votre nouvelle Rome sera parfaite dès son origine ? continua le professeur Clairembart d’un ton faussement intéressé.

- Bien sûr ! Nous profiterons de toutes les connaissances que nous avons sur l’histoire romaine, mais aussi des expériences en majorité négatives de l’histoire qui succéda à cette époque glorieuse. Nous construirons une civilisation parfaite, où chacun aura la place qui lui revient. Avec la Nouvelle Rome, cette escalade actuelle qui prône la croissance et la consommation sans s’occuper de l’avenir de notre civilisation sera impossible.

- Mais il vous faudra une main de fer pour contrôler un tel système ? Quelqu’un qui sache où cette civilisation peut aller sans courir à un nouveau drame !

Malgré l’horreur qu’il ressentait, Clairembart essayait de se montrer presque passionné, comme si le seul contact de cette assemblée et de Néron pouvait l’avoir fait changer d’avis. Il comprenait bien qu’il ne pourrait abuser longtemps son ancien condisciple, tout illuminé qu’il était, mais il savait aussi que la flatterie pouvait être une arme utilisable, au moins dans un premier temps.

- Je suis le mieux placé pour tenir ce rôle de guide, affirma comme de bien entendu ce Néron d’opérette. Avec mon expérience, mes connaissances, c’est moi qui ai été choisi pour diriger cette nouvelle société parfaite.

- Je comprends, encouragea Clairembart pour le pousser plus loin dans sa harangue. Mais pourquoi n’avoir pas décidé que c’était ton image, Massimo, qui devait figurer sous cette louve ? Cette place te revenait de droit ! Votre Renovo est chargé de symbole, mais ne renvoie pas l’image du chef unique, sur une base sans faille.

- Bien sûr, répondit le nouvel empereur, mais tout le monde a compris que Renovo était la représentation symbolique du nouvel empereur que je suis. Bien sûr que c’est moi qui suis à l’origine de toute cette recréation en marche mais j’ai jugé que ce n’était pas la peine d’insister en me figurant sur cette représentation. Je tiens à ce que, pour le peuple, l’image de la nouvelle louve et de l’origine de la reconstruction de Rome soit différenciée de ma propre personne qui va diriger le nouvel empire.

« Renovo, voilà le nom qu’ils ont donné à cet enfant unique. Quelle outrecuidance ! »

Sans doute était-il temps maintenant d’orienter la conversation sur des sujets plus urgents pour Clairembart, qui se lança donc :

- Mais pour le moment, Massimo, cet empire est loin d’être rétabli… Quand allez-vous passer à l’action ?

- Sur ce point, je peux te rassurer, Aristide, c’est pour les prochains jours. Mais voilà que tu sembles t'intéresser à l'avancement de notre cause : changerais-tu d'avis ? ajouta-t-il sur un ton légèrement ironique.

La réponse, claire et froide frappa en pleine face l'archéologue qui avait bien compris sans la relever la pique lancée à son intention. Comme il le présageait, l’urgence était bien réelle. La population romaine et, dans la foulée la liberté de  peuples d’Europe, ne dépendaient plus maintenant que de la mission qu’il avait confiée à Bob et Bill. Il fallait qu’il sache où ils en étaient.

- Vous ne craignez pas que quelqu’un se mette en travers de vos projets ? avança-t-il.

- Assez, dit une voix forte venue des gradins. Néron, tu n’as pas à répondre à quelqu’un qui a refusé de nous rejoindre !

Tout à son duel verbal, Aristide avait fini par oublier que ce n’était pas un face à face. Il avait réussi à pousser ce fanatique qui se prenait pour un empereur sur les chemins de la confidence, mais il avait bêtement négligé cette assemblée qui n’était sans doute pas si soumise qu’elle s’en donnait l’air.

Cette invective avait été suivie de quelques chuchotements dans les rangs, mais Néron, après un regard assassin dans leur direction, rétablit le calme.

- Silence ! Je sais ce que je fais ! affirma-t-il d’une voix ferme. Par contre, continua-t-il après un silence, j’ignorais jusqu’à présent si notre ami Aristide approuvait ou non notre beau projet. Et d’après sa dernière question, je comprends qu’il s’oppose à nous, définitivement !

L’empereur triomphant se redressa et sembla réfléchir un instant. Sans doute se demandait-il s’il allait poursuivre la conversation ici ou s’il préférait entreprendre un interrogatoire plus poussé ailleurs. A voir ses yeux cruels et calculateurs, Clairembart comprit alors que, pendant tout le temps où il croyait manipuler ce fou, celui-ci n’avait parlé que pour l’encourager, lui, à se dévoiler.

- Gardes, emmenez-le !

10

 

Robinsons de l’Himalaya

 

 

Moins quarante

 

La longue descente

 

 

 

 

Le cri de la coque déchira douloureusement la nuit sur un ton aigu. Le métal arrachant, labourant la glace hurla sa souffrance dans un sillon bouillonnant. Malgré la dureté du choc et des frottements, la course chaotique semblait sans fin sur le lac gelé.

Secoués en tous sens, incapables de la moindre action, les deux amis s’accrochaient comme ils le pouvaient sur leur siège. Tétanisés autant par la surprise que par l’accident lui-même, incrédules, ils écarquillaient les yeux, leur bouche s’ouvrait sans un cri.

Face à eux, le paysage tressautant était à peine discernable derrière les projections blanches qui jaillissaient de la proue. Ils allaient droit vers la falaise, mais ce n’était pas cela qui les inquiétait, ils savaient que, malgré cette patinoire plus que glissante, il leur restait de la marge et que l'avion aurait le temps de s'arrêter avant de la percuter. Leurs craintes se tournaient d’abord vers l’avion lui-même : Allait-il rester entier ? Tiendrait-il sa ligne ? N’allait-il pas se retourner ? Les réservoirs d’essence n’allaient-ils pas exploser ? Ils maudissaient aussi cette satanée glace qu’ils n’avaient pas vue : résisterait-elle, supporterait-elle le poids de l'appareil qui à chaque nouveau heurt sur les irrégularités de la surface gelée hurlait son martyr et tentait, de toutes ses membrures, de ne pas céder.

Les ingénieurs de Kawanishi n’avaient pas lésiné sur les matériaux. L’Emily était un avion solide, construit pour supporter sans mal les assauts de la haute mer, mais sa structure n’avait pas été étudiée pour résister à un tel traitement. De la proue à la poupe, les longerons, les cadres et les lisses se tordaient et gémissaient. Sous la tension de ses montants torturés, le pare-brise vola en éclats, heureusement, sans blesser les deux amis. Derrière eux, au milieu du vacarme de cette glissade diabolique qui ne voulait pas finir, ils percevaient le claquement des rivets qui sautaient, les craquements sinistres de la coque écrasée, l’arrachement des planchers, la plainte des cloisons compressées, le fracas des équipements qui tombaient… Dans la soute, plusieurs fûts avaient dû rompre leurs amarres et cognaient sourdement contre la coque

Tout à coup, Bill bascula en arrière et disparut à la vue de Morane. Le siège du géant n'avait pas supporté cette suite de secousses chaotiques, et son assise malmenée avait brusquement cédé.

Après une éternité, le rythme des chocs finit par ralentir et le vacarme infernal s’atténua lui aussi. Puis, enfin, le silence -un silence profond, lugubre, définitif- emplit brusquement le poste de pilotage, à peine interrompu par un dernier craquement, comme un dernier sursaut du grand oiseau blessé à mort qui s’installait sur sa dernière aire.

Après l'absence de bruit, la première chose qu’ils perçurent fut l’odeur du carburant qui envahissait tout. Bill, le visage en sang, se releva et coupa aussitôt l'alimentation électrique principale, pour éviter les risques de courts circuits. Titubant, se heurtant à toutes sortes d’obstacles inattendus, ils se précipitèrent vers le passage qui conduisait vers l’avant, mais le battant de la porte de communication était sorti de ses gonds et bloquait le passage, coincé entre les poutrelles de la structure. Bill allait courir vers les portes arrière, mais Bob le retînt en criant :

- Si ça saute, on n’aura pas le temps ! On va passer par là !

  Ce disant, il montrait le pare brise. Joignant le geste à la parole, Morane empoigna une barre métallique arrachée par les chocs et entreprit de faire sauter les derniers fragments de verre qui tenaient encore aux montants. Puis, escaladant le tableau de bord l’un après l’autre, ils se faufilèrent à l’extérieur, pour se laisser glisser sans hésitation sur la glace. S’attendant à chaque instant à ce qu’une explosion les cloua sur place, ils coururent sans se retourner jusqu’aux rochers du rivage. Ce n’est que là qu’ils regardèrent derrière eux. Mais, contrairement à toute attente, l’épave dont les moteurs fumaient dans l’air glacial restait là, intacte.

- Sautera ou sautera pas ? demanda Bill. C’est pas que j’y tienne, mais…

- Je crois qu’on a de la chance, le coupa Bob. Peut-être qu’avec le froid, l’essence ne va pas s’enflammer ! On va attendre un peu et puis, s’il ne se passe rien, on retournera voir l'état de cette carcasse et ce que l'on peut en tirer.

- Oui, de la chance, façon de parler, j'admire votre optimisme, commandant ! Moi, j'aurais parlé de chance… si nous ne nous étions pas écrasés au milieu de cet univers de glace… Ouais… Et…

- Et quoi, Bill ?

- Et… Et, y a même pas de whisky pour aller avec tous ces glaçons ! tempêta Bill furibond, tout en se frottant le dessus du crâne.

Les deux amis s’assirent donc sur les rochers, tournés vers cet hydravion posé de manière si incongrue, en haute montagne, sur ce grand lac gelé. Ils distinguaient parfaitement la silhouette sombre se découpant en ombre chinoise sur le fond clair du gigantesque paysage. Celui-ci prenait ainsi des allures de décors fantastiques, éclairé par la lueur des étoiles qui le parsemait de milliards de points brillants et, vu de là, planté bien d’aplomb dans la glace, l’Emily avait l’air entier, comme si un froid inattendu l’avait surpris au mouillage.

Parfois, un long craquement sinistre, dû aux mouvements imperceptibles de la glace, venait troubler la quiétude des lieux, qu'ils auraient pu apprécier n'eussent été les circonstances, et ces bruits sourds ajoutaient au lugubre de la situation.

S'arrachant à cette contemplation et sortant de sa poche la lampe stylo qui ne le quittait jamais et qui avait échappé au désastre, Bob examina l’estafilade que Bill s’était faite sur le crâne, certainement en heurtant une quelconque pièce métallique de la carlingue. La blessure se révéla moins profonde que le laissait supposer la chevelure toute poisseuse de sang et, d’ailleurs, elle ne saignait déjà plus. Un simple nettoyage à la neige se révéla suffisant pour redonner meilleure mine au géant qui s’impatientait et ne comprenait pas cette attention dont il était l'objet, car il ne sentait presque pas la douleur et n’avait pas vu son propre visage couvert de sang séché. Quant à sa culbute en arrière, apparemment, il n'en gardait aucune autre séquelle, à part peut-être sa mauvaise humeur.

Malgré leur besoin de repos, les deux amis se relevèrent rapidement, car le froid glacial les gagnait et il leur fallait bouger, faire les cent pas tout en battant vigoureusement de bras pour activer leur circulation sanguine.

Enfin, Bob finit par consulter sa montre. Ils laisseraient passer encore un bon quart d’heure pour écarter tout risque d’explosion, puis ils retourneraient à bord. Le fuselage pourrait dans un premier temps leur servir d’abri, même si ce ne pouvait être que provisoire… Ici, ils ne devaient attendre aucun secours extérieur, surtout que leur vol n’avait été enregistré nulle part. Plutôt que des sauveteurs, ils risquaient bien plus de recevoir une visite indésirable.

Bob se passa la main à plat dans les cheveux, ce qui était de sa part un signe de réflexion intense, mais aussi de perplexité. D’abord, des avions de chasse les avaient accompagnés et même salués. Puis on leur avait lancé des missiles…

« Ensuite, nous n’avons plus été inquiétés, sauf par les éléments naturels, bien sûr ! »

Toutefois, quelque chose lui disait qu’ils ne seraient pas longtemps tranquilles, même ici, perdus sur le toit du monde.

Machinalement, il vérifia qu’il avait toujours sur lui sa pochette étanche où il gardait à l’abri ses papiers, son argent et surtout le jeu de cartes. C’était tout ce qu’il avait pu sauver du désastre. Sans doute ces cartes étaient-elles essentielles pour avancer l’enquête mais, maintenant, leur importance était devenue en quelques minutes très relative. Echoués ici, sans équipement particulier, ils auraient bien du mal à rejoindre les vallées habitées pour trouver un moyen de transport et rallier rapidement l’Italie.

Morane regarda pensivement son ami écossais qui récupérait, assis près de lui, le visage caché dans ses deux mains en coupe. Jamais sans doute dans toutes les aventures qu’ils avaient vécues depuis tant d’années, ils n’avaient été si éloignés de leur but qu’à présent. Tels des chevaliers des temps modernes, ils avaient cru pouvoir sauver du mal l’Europe entière et ils se retrouvaient là, Robinsons des neiges, avec pour tous compagnons des pics de 8000 mètres .

Bob n’arrivait pas à s’ôter de la tête que tout ça était de sa faute. Il aurait dû voir, sentir la glace se former sur les ailes. S’ils avaient été mis en route à temps, les dégivreurs auraient sans doute été efficaces. Il avait aussi sans doute un peu trop tiré sur ses moteurs pour qu’un d’entre eux rende l’âme… Ensuite, ne pas avoir pensé que le lac ne pouvait être que gelé à cette altitude, quelle méprise grossière !

« Un amateur ! Je ne suis qu’un amateur ! »

Un énorme bâillement de Bill le tira de ses idées noires en le faisant lui aussi bailler à s’en décrocher la mâchoire et cela lui fit prendre conscience du froid qui les pénétrait insidieusement. Sans se chercher d’excuse, il fallait bien qu’il tienne compte de la fatigue qui s’était accumulée avec ces dernières journées intenses en évènements, et surtout ces longues heures de pilotage, physiquement et nerveusement épuisantes. Sans aucun doute, le manque de sommeil lui avait-il fait perdre une partie de ses moyens.

Sa modestie le poussa à corriger ses pensées : il n’était sans doute pas responsable de ce lamentable crash mais, après tout, il n’était qu’un homme comme les autres, un être humain avec ses limites, ses faiblesses. Bob Morane, le Don Quichotte des temps modernes devait se montrer lucide et accepter ses propres limites. Il ne pouvait pas tout savoir, tout voir, tout prévoir !

  Cette dernière réflexion amena Morane à se rappeler ce qui l’avait intrigué quelque temps plus tôt. Juste avant de descendre dans les nuages, alourdis par la glace, il lui avait semblé apercevoir un point brillant tout près de l’horizon, quelque chose qui ne ressemblait pas à une étoile. Bob avait assez d’expérience pour faire confiance à son instinct. Si son œil averti avait été attiré, ce n’était pas sans raison : il devait y avoir réellement un autre avion dans les parages. Au-dessus des chaînes himalayennes, il n’y avait aucune chance que ce soit un vol commercial, car les lignes régulières évitaient soigneusement ces régions inhospitalières. C’était vraisemblablement un appareil militaire, d’autant plus qu’ils ne devaient pas être loin des frontières de la Chine, du Tibet ou du Népal.

« Il n’y a guère que la Chine qui puisse avoir des avions pour surveiller ses frontières », se dit-il en contemplant la vallée suspendue qui s’était refermée sur leur hydravion.

Sous le plafond nuageux sans faille, tout autour d’eux, des pentes raides couvertes de neige plongeaient vers le lac sauf, il le savait, vers l’aval où l’eau devait pouvoir s’échapper en période de dégel. Cette sortie qu’ils n’avaient pu atteindre en volant, ils la trouveraient et la rejoindraient à pied pour entamer un raid désespéré. Le goulet était actuellement invisible, dissimulé dans l’ombre des montagnes. Avec leur brave Emily, ils l’auraient passé en moins d’une minute, mais il imaginait bien qu’en marchant, ce serait une autre affaire, et qu’ils ne devraient pas compter leurs efforts pour atteindre cette issue, puis pour descendre vers les plaines.

- On y va Commandant ? Des fois qu’on puisse récupérer quelque chose… Et puis, si on reste là, on sera bientôt trop gelé pour pouvoir mettre un pied devant l’autre !

C’était Bill qui le tirait de sa rêverie soucieuse. Le quart d’heure était effectivement dépassé et, s’ils voulaient mettre à profit les dernières heures de la nuit pour se reposer un peu, ils devaient se dépêcher de retourner à bord. D’ailleurs, un vent glacé descendu des pentes neigeuses se leva, comme pour les exhorter à courir se mettre à l’abri.

 

 

--§--

 

Quelques minutes plus tard, ils étaient de nouveau à bord de l’épave.

Le poste de pilotage avait été abandonné, après que Bill ait pris le temps de vérifier que la radio fracassée ne pourrait plus leur être d’aucun secours. Il avait aussi consulté le dernier instrument utile dans leur situation : le thermomètre. Celui-ci fonctionnait encore et son aiguille phosphorescente indiquait déjà vingt-deux degrés en dessous de zéro…

Les deux amis s’étaient réfugiés dans le poste d’équipage supérieur, derrière la cabine. Le poste central comme la queue étaient sous l'emprise d’un courant d’air insupportable, car toutes les baies d’observation avaient été brisées alors que les hublots latéraux avaient en général mieux résisté. Le niveau inférieur, quant à lui, était entièrement envahi par le carburant rendu visqueux par le froid et ils arrivaient à peine à y respirer.

  Dans un premier temps, ils avaient obstrué l’ouverture de la porte latérale dont le panneau avait disparu ; un des matelas de couchette avait fait l’affaire. Mais les vapeurs d’essence avaient vite envahi leur refuge au point de devenir insupportables, si bien qu’il choisirent de rétablir cette aération, préférant le froid à l'odeur entêtante de l’essence.

- Faire et défaire, c’est toujours travailler ! avait grogné Bill en enlevant le matelas qu’il avait eu tant de mal à caler dix minutes plus tôt. Mais on n’est quand même pas des carburateurs !

- Et comme tu n’as pas d’antigel, tu seras toujours mieux ici que dehors, compléta Morane.

Cet échange de plaisanteries leur tira un éclat de rire qui résonna quelques instants dans la sombre carcasse métallique, se mêlant au bruit du vent qui forcissait à l’extérieur. L’humour, même dans de telles situations, reste souvent le dernier signe d’espoir et, en même temps, le premier signe de foi en un lendemain possible.

Pas question de réchauffer quoique ce soit, pas question non plus de s’éclairer, car la lampe stylo avait regagné le fond de la poche de Bob. En effet, même ici, les vapeurs de carburant restaient dangereuses et ils jugeaient plus prudent de n’utiliser aucun instrument électrique ; ils se montraient également attentifs à ne rien laisser tomber sur le plancher pour éviter toute étincelle fatale.

L’exploration de l’épave et la fouille des compartiments se fit donc à tâtons, à la faible lueur de la lune qui s’était levée et traversait les nuages pour pénétrer difficilement par les ouvertures.

Ils avalèrent rapidement un peu de lait en poudre et quelques biscuits, mais ils ne purent rien boire, car tout était gelé, même la bouteille de whisky que Bill avait fini par découvrir dans un casier d’un membre d’équipage.

- Cette nuit, je la collerai contre ma peau, sous mes vêtements, pour la réchauffer ! Comme ça, je pourrai avoir ma dose d’antigel demain matin ! expliqua-t-il avec un sourire plein d’envie.

- Ton idée est bonne, mais moi, je préfère user mes calories à faire fondre un peu de glace, répondit Bob. Le froid déshydrate et il faut boire, d’accord… Mais tu sais bien que c’est une histoire de bonne femme, cette croyance populaire de l’alcool qui réchauffe ! Même les chiens du col du Grand Saint Bernard n’ont jamais apporté d’alcool aux voyageurs égarés : c’était de la tisane chaude qu’ils avaient dans leur tonnelet !

Au fond, Morane savait qu’il était inutile d’insister, il connaissait trop bien son ami pour savoir qu’il ne cèderait pas sur son péché mignon ; pourtant, il devina que son compagnon prenait avec lui une seconde bouteille. « Il va quand même le couper d’eau, son whisky ! », pensa-t-il avec attendrissement.

L’ensemble de la carlingue avait été revisité à tâtons dans la pénombre pour y glaner tout ce qu’elle contenait en matière de vêtements chauds et de couvertures. Transis de froid, ils passèrent plusieurs parkas –même Bill pour qui ce fut bien difficile d’en trouver une seule à sa taille- et ils s’installèrent tant bien que mal sur les couchettes qui les attendaient. Couvant leurs bouteilles à réchauffer, ils disparurent tous les deux, serrés l'un contre l'autre afin de concentrer au mieux leur chaleur corporelle, dans un monceau de textiles de toutes sortes, comme des vers à soie dans leur cocon.

Malgré les soucis et le froid, ils trouvèrent tous deux le sommeil assez rapidement car, malgré tout, l’épuisement était là.

« Bientôt, il fera jour ! » se dit Morane avant de sombrer dans le sommeil.

 

 

--§--

 

Ainsi, bien protégés, le froid ne les atteignit pas, et ce fut le jour qui les éveilla, sur les coups des six heures. En ouvrant les yeux, le regard de Morane parcourut l’intérieur du poste d’équipage avec incrédulité. Les hublots recouverts de givre laissaient entrer une lumière à la fois diffuse et crue, qui éclairait un chaos indescriptible qu’ils n’avaient pas distingué la veille, dans l’obscurité.

La violence des chocs sur la glace avait projeté beaucoup d’objets et de débris divers, des bouts de métal, de verre ou de bois, dont on devinait à peine l’origine. Leur fouille à l’aveuglette de la nuit avait achevé de joncher le sol de tout ce qu’ils avaient trouvé dans le noir et qu’ils avaient alors jugé inutile. Il y avait là des ustensiles en aluminium et de la vaisselle en paille de riz, des conserves et des bouteilles, qu’ils avaient sortis des placards communs ; tout cela mêlé aux effets des membres d’équipage qu’ils avaient trouvés dans leurs casiers personnels. Comme pour donner un air de Noël à cette image d’apocalypse, une fine couche de glace recouvrait les pièces métalliques, dédaignant les autres matières.

Tout en prenant un semblant de petit déjeuner, toujours emmitouflés pour conserver le plus longtemps possible la chaleur emmagasinée lors de leur trop courte nuit, ils discutèrent de leur situation bien peu brillante. Bill étant très occupé à goûter le whisky qu’il qualifia d’abord de dégelé à point, puis de digne d’être regoûté, ce fut Bob qui commença :

- On ne peut pas rester là comme des marmottes ! On va essayer de descendre dans les vallées…

- On n’est pas bien ici, commandant ? Tout le confort, une vue imprenable, le bon air de la montagne, une cave bien garnie, le calme…

- Tu as oublié le chauffage, Bill ! Un brave chauffage central prêt à tout faire péter à la première étincelle mais qui, en attendant, nous laisse geler comme des glaçons.

- Ouais, j‘sais bien ! grogna Bill en avalant une nouvelle gorgée de ce whisky, décidément pas si mauvais. Mais votre descente dans la vallée, j’y crois pas beaucoup !

- Tu as peut-être une meilleure idée ? La radio est morte. Personne ne nous recherche, sauf peut-être les complices de ce Néron de malheur et…

- Hein ? coupa l’Ecossais, le goulot de sa bouteille arrêté juste devant les lèvres. Qu’est-ce que vous dites ? Vous ne croyez quand même pas qu’on va venir nous chercher des poux jusqu’ici ?

- Justement, Bill, répondit le Français, justement… Hier, une seconde avant de plonger dans la purée de pois, je n’en suis pas sûr, mais je crois avoir aperçu quelque chose…

- Un avion ?

- Je ne sais pas ! J’ai seulement entrevu un point brillant au raz de l’horizon. A ces altitudes, ça ne peut pas être une construction, je ne crois pas non plus que le hasard m’ait fait tomber sur une de ces expéditions qui essayent de gravir ces sommets de 8000 mètres…

Morane n’était pas plus certain que la veille de ce qu’il fallait penser de ce bref éclair à peine entraperçu. Faisait-il bien d’alarmer ainsi son ami sans aucune certitude ? Sans ce supposé appareil sorti de nulle part, les circonstances étaient déjà bien assez inquiétantes, pour ne pas dire désespérées… Mais ce fut Bill qui, ayant réfléchi de son côté, continua pour lui :

- Et dans un endroit pareil, s’il y a un avion, ce ne peut être que l’aviation militaire chinoise, ou des copains de notre cher Néron, n’est-ce pas ?

Sans se consulter, les deux amis arrivaient aux mêmes conclusions.

- D’un certain côté, continua l’Ecossais, pour moi qui n’aime pas marcher, si on vient nous chercher ici, je ne m’en plaindrai pas ! Après, ce sera toujours possible de prendre la poudre d’escampette ! On n’est pas des manchots, ni des culs de jatte !

- Je ne crois pas que si les amis de Néron viennent nous dénicher dans notre jolie vallée, ce soit pour nous ramener au chaud chez eux. Ici, c’est l’endroit idéal pour se débarrasser d'ennemis gênants ! Et si c’est l’armée de l’air chinoise, je ne suis pas certain qu’on puisse sortir si facilement des geôles de ce beau pays…

- Ce qu’il y a d’énervant avec vous, commandant, c’est que vous avez toujours raison ! Surtout que…

- Surtout que… ?

- …que peut être que les Chinois sont les comparses de cette bande de fous… Rappelez-vous ces chasseurs qui nous ont si gentiment salués, hier matin ?

- Tu as raison, Bill, on ne sait pas jusqu’où vont les complicités dans cette affaire.

- Alors, qu’est-ce qu’on attend ? On y va ?

Tout en contemplant le désert de glace qui les entourait de sa blancheur sans fin, Bob réfléchit un moment avant de répondre. Bien sûr qu’ils allaient partir d’ici. Mais ce qui les attendait ne serait pas un raid de quelques jours, sans doute même leur faudra-t-il plusieurs semaines en marchant dans l’inconnu, presque en aveugle. Avec les seules cartes de navigation aérienne qu’ils possédaient, ils ne pouvaient que suivre les vallées vers l’aval, descendre le plus vite possible vers des plaines plus clémentes. L’espoir d’atteindre Rome à temps tenait maintenant de la gageure, mais bien sûr qu’il valait mieux quitter cette épave au plus vite, pour éviter d’y être découvert ou tout simplement pour ne pas y mourir de faim et de froid ! Pourtant, même s’ils ne possédaient aucun équipement de montagne, une telle expédition demandait un minimum de préparatifs :

- On va revisiter à fond l’avion, pour trouver le plus possible de nourriture et ce qu’il y a de plus chaud comme vêtements. Il faut aussi quelque chose qui puisse nous servir de sacs, une corde, plus peut-être une ou deux armes…

- A vos ordres, Commandant ! Vaut mieux pas s’embarquer sans biscuits !

- Ah, je t’ai dit des milliers de fois de ne plus m’appeler Comm…

Une bourrade et un énorme éclat de rire lui coupèrent la parole. Maintenant qu’il fallait de nouveau agir, face à la fatalité qui les avait cloués ici, les deux compagnons de tant d’aventures se retrouvaient comme des frères, complices et soudés contre l’adversité, prêts à combattre jusqu’au bout de leurs forces pour leur propre vie… comme pour celle de ces Romains innocents, si toutefois ils se trouvaient encore en mesure de leur être utiles un jour…

 

 

--§--

 

Chargés comme des mulets, ils marchaient depuis une heure et ils venaient d’atteindre l’extrémité aval du lac. Si, de loin, ils pouvaient ressembler à des alpinistes, de près, leur curieux équipement cessait bien vite de faire illusion. Emmitouflés chacun dans plusieurs couvertures qu’ils avaient passées comme des ponchos par-dessus leurs parkas, leur tenue tenait plus de celle du clochard frileux que du sportif ! En fait de sac à dos, ils n’avaient que des enveloppes de parachutes. Même leurs piolets n’étaient que des barres métalliques arrachées à la structure de l’avion et mises grossièrement en forme par Bill, à l'aide d'un marteau trouvé dans la caisse à outils du bord. En outre, bien qu’ils ne risquaient guère de faire de mauvaise rencontre dans un tel désert, ils emportaient chacun un des pistolets qu’ils avaient récupérés en désarmant l’équipage.

- Juste pour ne pas partir sans biscuits, avait précisé Bill qui avait aussi déniché quelques boites de cartouches.

Avant de passer derrière un ressaut rocheux et de se diriger vers la gorge de sortie, ils jetèrent un dernier coup d’œil à l’Emily -toujours aussi incongru dans ce désert glacé- quand un son lointain leur fit dresser l’oreille. Le jour était maintenant entièrement levé et un ciel bleu vif, sans un seul nuage, dominait leur vallée. Bob avait récupéré une paire de lunettes de soleil qui avait résisté à l'accident et il pouvait affronter sans crainte le redoutable rayonnement solaire de ces altitudes immaculées. Bill, lui s’en passait et déclarait même « qu’un peu de soleil n’avait jamais fait de mal à un Ecossais ».

Pendant un long moment, aucun d’entre eux ne vit rien. Tout autour d’eux, sous un ciel turquoise, des sommets et des crêtes inaccessibles les cernaient de leur éclatante blancheur.

Le bruit grossit rapidement et ils n’eurent bientôt plus aucun doute :

- Un avion ! chuchota Bill, comme si le pilote pouvait les entendre de son cockpit.

- Un jet, précisa Bob sur le même ton.

Bientôt, le bruit se changea en tonnerre et un chasseur à réaction déboucha d’un des cols.

- C’est un Mig 21, annonça Bob, mais il est encore trop loin, on ne voit pas s’il a des cocardes ou pas…

Les deux amis coururent se tapir entre deux gros rochers où ils étaient certains de ne pouvoir être vus, ni atteints par aucun tir. Mais ils comprirent vite que leur hydravion était repéré, car l’appareil inconnu entama une large boucle pour se mettre à cercler au-dessus du lac gelé.

- Qu’est-ce qu’il fiche ? demanda Bill tandis que le Mig entamait son quatrième tour.

- Il attend des ordres ou il cherche à voir s’il y a des survivants, tu as le choix. Ou alors il repère le site avec précision pour envoyer une équipe terrestre.

- Le temps qu’ils montent, nous ne serons plus là, car on ne va pas les attendre !

- Sauf s’ils viennent du haut, remarqua Bob. Que ce soit des Chinois ou des complices de Néron, il faut s’attendre à tout !

- Vous pensez à des parachutistes ?

- Pourquoi pas… Ou à des commandos héliportés, s’ils ont des machines qui montent si haut… J’ai l’impression qu’avec ces gars-là, tout est possible…

Après avoir terminé son cinquième circuit au-dessus de la vallée, le jet remit brusquement les gaz pour reprendre un peu d’altitude, puis il revînt en glissant sur l’aile pour prendre le lac en enfilade, au raz de la glace.

- Il va tirer sur l’épave ! s’écria Bob.

- Houai, on a bien fait de mettre les voiles, hein ?

Effectivement, le chasseur ouvrit le feu de ses canons et il n’eut aucun mal à faire mouche sur une cible aussi grosse. Bien mal lui en prit, car le premier obus qui atteignit l’Emily fit exploser tout le carburant répandu aux alentours et dans la coque elle-même. Une gigantesque boule de feu monta au milieu du lac, se dressant juste devant le jet qui s’y engouffra tout droit pour en ressortir de l’autre côté, tel une flèche de feu, avant d'aller s'écraser contre la berge opposée causant une deuxième explosion spectaculaire due à son propre carburant mais aussi, sans doute, à ses munitions.

  - Ca lui apprendra ! s’écria l’Ecossais en levant un poing vengeur. Cette espèce de mangeur de petits enfants qui tire sur une épave n’a eu que ce qu’il méritait ! On aurait été dedans…

- Ne te fais pas d'illusion, Bill, c'est ce qu'il espérait : que nous soyons encore à l'abri, à l'intérieur… Nous avons bien fait de nous en éloigner rapidement.

L’attaque n’avait duré que quelques secondes, mais le rayonnement de l’incendie qui atteignit les deux amis dura deux ou trois minutes. A peine de quoi goûter à cette bonne chaleur, juste le temps de l’apprécier avant d’être de nouveau saisi par le froid. La glace fondant sous les flammes, le lac avala ce qui restait de l’hydravion et très vite, dans ce froid indescriptible, il se referma, immaculé et vierge de toute trace.

- Si on avait encore des regrets, il est trop tard pour récupérer quoi que ce soit… commença Bill.

- Il vaut mieux ne pas traîner ici, coupa Bob en tournant résolument le dos à la carcasse fumante du Mig.

  Sans plus regarder en arrière, ils reprirent donc leur marche. Devant eux, le défilé s’ouvrait entre des falaises presque verticales. A l’échelle des montagnes glacées où elle semblait taillée d’un fantastique coup d’épée, la gorge paraissait étroite ; pourtant, en s’y engageant, les deux marcheurs s’y sentirent eux-mêmes bien petits, car ses proportions se révélèrent inattendues : le fond plat de la passe, qui en réalité était la surface gelée d’une large rivière, mesurait presque une centaine de mètres de large. Aussi impressionnant que ce décor dantesque, ils percevaient, venant de sous l'épaisse couche de glace, le grondement rageur d’un véritable fleuve, puissant et invisible, qui courait malgré le froid, cherchant à se libérer de sa gangue gelée. Sans doute ces masses d’eau venaient-elles de l’amont de la vallée et avaient-elles évité le lac où ils avaient posé –avec le résultat que l’on connaît- leur avion, car ils n’avaient pas senti ce courant plus tôt. Parfois, des bruits plus sourds, des craquements inquiétants de la glace, pouvaient laisser croire à la victoire du torrent qui s'affranchirait ainsi de son glacial carcan, mais les deux amis n'avaient pas le choix.

En aventuriers pleins de prudence, ils prirent la précaution de s’encorder avant de s’engager sur cette voie étonnante. Ce fut Bob qui passa en tête, laissant à son ami le soin de l’assurer en cas de coup dur.

La progression se révéla assez aisée, et même rapide. En effet, la surface gelée, complètement lisse, descendait très légèrement. Après avoir tenté d’y marcher, Bob entreprit quelques glissades et il remarqua qu’ainsi, ils progresseraient bien plus rapidement et sans trop se fatiguer. Son compagnon de cordée, réputé autant pour son amour du whisky que par son horreur de l’eau -même gelée- ne voyait pas d’un bon œil de se laisser aller sur cette pente sans fin ; mais il se laissa convaincre de « au moins, essayer ». Finalement, après quelques tentatives plus ou moins heureuses et malgré quelques dernières récriminations pour la forme, Bill se rangea à l’avis de Bob, comprenant qu’il était préférable d’utiliser le glissement plutôt que de lutter contre lui. D’abord accroupis, puis se relevant, ils entamèrent alors une longue glissade, qu’ils contrôlaient en traînant derrière eux leur piolet de fortune qui leur servait maintenant à la fois d’appui, de frein et de gouvernail.

Après quelques minutes à une allure très modérée et après avoir vérifié qu’ils étaient capables de changer de direction, de freiner et de s’arrêter, ils prirent progressivement un peu d’assurance et se laissèrent aller à une vitesse plus conséquente. Oubliant pour un temps leurs soucis et leur situation plus que précaire, ils semblaient être redevenus des gamins et se laissaient prendre à ce jeu grisant. Inclinés sur leur espèce de piolet, ils glissaient sans grand effort sur leurs seules semelles, comme le font les bergers en montagne pour dévaler les pentes même en été, en l'absence de neige, sur la pierraille ou la terre.

Bien sûr, des haltes régulières étaient nécessaires pour se réchauffer en battant des pieds, car leur équipement improvisé les protégeait bien mal du froid et ce genre de déplacement demandait plus d’équilibre et de tonus que de réels efforts physiques ; mais à chaque arrêt, la rapidité et la facilité de leur progression les étonnaient.

  Derrière eux, l’ouverture de la vallée avait disparu depuis longtemps et les parois paraissaient se rejoindre dans leur dos comme elles semblaient le faire devant eux. De part et d’autre de leur fleuve de glace, la roche défilait, verticale et monotone, ne leur laissant aucun choix sur la direction à prendre et ne leur donnant guère de points de repère pour mesurer les distances. En deux heures, ils estimèrent avoir parcouru entre vingt-cinq et trente kilomètres, ce qui était une performance exceptionnelle, vu la température et surtout l’altitude où ils évoluaient, mais en même temps aussi, ils descendaient peu à peu, et cela seul importait !

  Les deux compagnons encordés avaient pris de l’assurance avec les kilomètres. Tout au contrôle de leur équilibre et de leur glissade, ils ne s’étaient pas rendus compte qu’ils allaient maintenant vite, très vite même. Pourtant, ils s’appuyaient sur leurs barres métalliques avec fermeté et celles-ci creusaient dans la glace des profonds sillons, avec un bruit capable de faire grincer des dents un éléphant dur d’oreille. Dans leur sillage, de grands jaillissements d’éclats brillants fusaient, attestant de l’effort produit pour contrôler leur descente.

- Commandant ! appela tout à coup Bill.

- Oui, répondit Bob d’une voix essoufflée et légèrement anxieuse.

- J’ai l’impression qu’on ne peut plus s’arrêter ! Ça descend de plus en plus raide et, nous, on file de plus en plus vite !

Morane ne répondit pas tout de suite. Lui aussi, justement, avait cette sensation plus ou moins consciente depuis quelques temps. Mais la griserie de cette descente sans efforts, ainsi que l’attention qu’il devait porter à son équilibre lui avaient fait perdre le sens des réalités.

Il appuya de tout son poids sur son piquet qui se tordit sous l’effort. Derrière lui, l’Ecossais fit de même, comme le prouvait le raclement de son piolet sur la surface torturée. Ils finirent par se coucher tous les deux de toute leur masse sur leur pauvre crochet qui mordait furieusement la surface glacée sans réussir à les ralentir.

- On n’arrivera pas à s’arrêter, s’écria Ballantine.

- Tu as raison ! Il faudrait qu’on arrive à se diriger vers le bord ! On essayera de s’accrocher au rocher !

- On peut toujours tenter le coup, répondit Bill, pas très convaincu. De toute façon, on n’a pas le choix !

Usant de toutes leurs forces et de leur toute récente expérience de la glissade sur le fleuve gelé, ils infléchirent peu à peu leur course vers la rive droite, mais ce fut peine perdue : la prise de contact avec le rocher fut des plus brutales et plusieurs essais successifs n’eurent pour seul effet qu’une belle collection de bleus et de bosses très honnêtement partagée entre eux deux. A chaque tentative, ils avaient toutes les peines du monde à retrouver une assiette à peu près confortable pour continuer leur infernale descente.

Le pire est qu’à chaque fois, ils devaient abandonner leur freinage et que leur vitesse en était d’autant augmentée !

Ne persistant pas dans ces tentatives vaines et douloureuses, ils se laissèrent de nouveau revenir vers l’axe central du lit du torrent qui semblait toujours accentuer la raideur de sa pente…

L’esprit de Morane fonctionnait à fond, analysant la situation pour tenter de trouver une solution. Jusqu’à quelle pente cela irait-il ? La rivière gelée allait-elle se changer en cascade de glace ? Leur freinage qu’ils avaient repris ne limitait qu’à peine l’accélération de leur impitoyable dégringolade vers l’inconnu. Pourtant, ils étaient maintenant couchés sur leur crochet qui labourait profondément la surface, les jambes largement écartées pour éviter de rouler. Bill avait même de sa main libre tordu son propre piolet pour utiliser sa deuxième extrémité. Rien n’y faisait !

Les berges escarpées n’avaient pu être vraiment atteintes. Maintenant, elles défilaient à toute allure et il fallait abandonner l’idée de s’y accrocher… Restait peut-être le centre du lit lui-même…

Bob eut une vague idée mais était-elle applicable ? Au début de leur périple, ils avaient dépassé quelques rochers qui émergeaient plus ou moins de la glace. Si un de ces rochers surgissait devant eux, s’ils pouvaient s’y accrocher ou sauter dessus… quoique, avec une telle vitesse, l’abordage risquait bien d’être violent…

Bob releva la tête pour voir comment Bill s’en tirait. Malgré son double crampon qu’il enfonçait de tout son poids, le géant ne parvenait pas à freiner autant que le Français. Son poids accélérait sa propre descente et il avait depuis un certain temps pris la tête de la cordée, tirant même parfois un peu sur la corde. Tout à coup, Morane l’entendit hurler et il le vit rouler sur lui-même, sauter comme une truite qui ne veut pas connaître l’odeur des amandes. Là, droit devant, à quelques dizaines de mètres, il y avait un rocher isolé qui se dressait comme une dent d'animal antédiluvien ! Ils fonçaient droit dessus. C’était peut-être leur dernière chance !

Sans un mot, Bob comprit que son ami tentait de passer par la gauche du rocher, du côté le plus proche de la rive. Peut être Bill voulait-il tout simplement éviter le rocher ? Lui-même, instantanément, avait eu une autre idée, une idée folle, une de ces idées désespérées qui seules peuvent vous tirer de tels cas. Jouant des reins et des membres autant que de son précieux crampon, il essaya d'infléchir sa propre course vers la droite. S’ils arrivaient à se diriger un minimum, s’ils passaient chacun de leur côté, si la corde tenait, si…

Leurs manœuvres désespérées, ponctuées de jurons inavouables, finirent par porter leurs fruits. Bob aperçut une dernière fois son ami qui disparaissait derrière le flan gauche du gros rocher, non sans le heurter violemment au passage. Lui même passa plus largement mais son sac à dos de fortune fut arraché par une saillie. Il ne le vit pas disparaître vers l’aval : D'un coup, il eut la sensation d'une étreinte géante lui sciait la taille, il fut brusquement rejeté en arrière. Il comprit que la corde retenue par le rocher venait de se resserrer, lui entrant dans le ventre et lui coupant la respiration. La violence de la secousse faillit véritablement le démembrer. Sa première pensée fut que leur tentative avait réussi, qu’ils avaient accroché le rocher, et que le lien qui l'unissait à Bill avait tenu le coup.

Après quelques derniers mouvements pendulaires, Bob, au bord de l'évanouissement, bouche grande ouverte pour chercher son air, sentit qu’enfin, il ne bougeait plus. Six mètres plus bas, il aperçut Bill qui pendait, cassé en deux, inerte, à l’autre bout du filin.

Ils étaient tous deux suspendus à leur fil, au-dessus du vide, contre la paroi d’une immense cascade de glace

Avant de lui-même sombrer dans l’inconscience, il devina les yeux grands ouverts, fixes, de son ami.


11

 

Face à l’ennemi.

 

 

Une grippe pas comme les autres.

 

Evasion improvisée.

 

 

 

 

Aristide Clairembart se trouvait complètement ridicule dans cette tenue. Il avait beau la porter depuis le premier soir, depuis qu’il avait été conduit pour la première fois dans les deux pièces qui lui servaient autant d’appartement que de cellule, il ne pouvait vraiment pas s’y faire ! La tunique légère de lin blanc avec le manteau de laine de même couleur qui la recouvrait constituaient sa panoplie de Romain. Même si ces vêtements ne pouvaient prêter à critique au vu des connaissances archéologiques actuelles, il ne pouvait que se sentir lamentablement burlesque dans cette espèce de jupette que ses gardiens l’avaient obligé à mettre dès le premier jour.

« Je suis certain que même Bill qui porte pourtant le kilt avec naturel serait aussi grotesque que moi dans cette tenue.» se disait-il pour la centième fois.

Par contre, ces galeries enduites de chaux, qui constituaient un véritable labyrinthe sans fin, où le moindre bruit résonnait lugubrement, ces innombrables portes de bronze qui claquaient sourdement, ce silence omniprésent, tout cela avait fini par devenir presque familier.

En effet, si une certaine angoisse l’étreignait à chaque fois qu’il quittait sa cellule, ce n’était pas à cause de l’ambiance oppressante de ces anciennes mines transformées en repaire par ces Néo-Romains, c’était à cause de lui.

Chaque fois qu’il arpentait ces couloirs souterrains entre deux légionnaires plus vrais que nature, c’était pour le rencontrer, lui, son ancien condisciple, cet homme devenu un monstre incontrôlable, qui projetait d’annihiler les neuf dixièmes de la population européenne pour le plaisir fou de recréer une civilisation disparue depuis presque 2000 ans !

En effet, durant ces entretiens, il avait appris que les projets de ces criminels ne s’arrêtaient pas à la seule cité de Rome ! Ils voulaient à terme redonner à tout l’empire romain la gloire et l’étendue de son apogée… pour ne s’arrêter qu’aux frontières de l’ancien monde barbare !

Aristide avait presque perdu la notion des jours et des nuits, même si sa montre, qu’il avait réussi à dissimuler dans ses sous-vêtements, lui indiquait bien que les temps de repos et les heures de repas suivaient le rythme quotidien. Ces visites répétées à Néron étaient elles-mêmes des plus régulières : une heure le matin vers dix heures, une autre l’après midi aux alentours de seize heures, une dernière le soir sur les coups de vingt-deux heures.

  La première chose qu’avait découverte l’archéologue durant ces nombreux entretiens, c’était que son ex condisciple Massimo se plaisait réellement à discuter avec lui ; plus précisément, l’Italien adorait exposer son programme, préciser ses intentions personnelles, expliquer ses priorités, les moyens qu’il s’était donné, ceux qu’il allait mettre en œuvre. Son orgueil, sa fierté n’avaient d’égale que son impatience à enfin passer aux choses sérieuses, ces choses sérieuses revenant à une pandémie froidement orchestrée, à un véritable holocauste planétaire.

Le professeur Clairembart ne pouvait évidemment souscrire à ces projets criminels et, sans aucunement encourager Néron dans sa folie, il se contentait la plupart du temps de l’écouter et de lui donner prudemment la réplique de manière neutre. Parfois, surtout les deux premiers jours, il avait émis plusieurs objections bien senties, mais les réactions de fureur qu’il avait déclenchées lui avaient fait perdre tout espoir de modifier les desseins de l’Italien. Il avait alors choisi une attitude plus discrète, se contentant d’une écoute attentive qui flattait l’orgueil du dément et surtout le renseignait, lui, de manière très précise sur l’ensemble de l’affaire. Cela pourrait être utile s’il parvenait à fausser compagnie à ces prétoriens de carnaval… Mais ça, il ne voyait vraiment pas comment il pourrait le faire !

« Je ne me risquerais pas à me coltiner avec ces gars-là. » pensa le professeur en jetant un coup d’œil sur ses arrières.

Les deux hommes qui l’accompagnaient, malgré leur équipement d’un autre âge, étaient en effet très impressionnants : une paire de géants bruns d’un mètre quatre-vingt-dix, bien bâtis, affichant une musculature d’athlète et des traits décidés et durs. Aristide avait, une fois ou deux, été bousculé par l’un d’entre eux qui estimait sans doute qu’il traînait trop, et il avait alors mesuré l’effrayant écart physique qui le séparait de ces mastodontes.

Malgré tout, à y réfléchir, tromper la vigilance de deux gardes dans ces galeries, ce serait sans doute encore plus facile que de forcer la porte de sa cellule devant laquelle ces deux même gardes demeuraient en permanence. Quant à profiter de ses entretiens avec Néron, il ne fallait pas y penser, car l’escorte rapprochée de celui-ci ne le quittait pas d’une semelle.

Pourtant, avec ce qu’il savait maintenant, il était primordial de tout mettre en œuvre pour écraser cette bande abjecte avant que l’irréparable ne soit commis. Les confidences de Néron lui avaient donné bien des détails sur le déroulement des différentes opérations projetées et ces informations suffiraient sans doute aux diverses autorités pour déjouer le complot qui, heureusement, n’en était toujours qu’à ses préparatifs. Mais comment s’évader de ce labyrinthe inconnu ?

  Aristide avait vécu une vie si remplie d’aventures et de satisfactions dans tant de domaines qu’il n’attachait qu’une moyenne importance à sa propre existence. Son heure pouvait venir, il ne fuirait pas l’irrémédiable. Il était donc prêt à prendre des risques pour s’échapper et transmettre aux autorités ce qu’il savait. Mais il ne pouvait pas non plus risquer bêtement le tout pour le tout, car sans les précieuses informations qu’il détenait, le monde occidental courait à sa perte… C’était pour cela que sa captivité lui était si pénible. Comment s'évader et sauver les innombrables innocents que Néron et les siens comptaient immoler sans scrupule ?

Même s’il ignorait encore quand serait déclenchée l’apocalypse, le professeur était donc hanté par l’urgence d’une évasion. Mais cette question récurrente n’avait aucun début de solution.

La dernière double porte de bronze s’ouvrit largement devant lui, poussée par les deux sentinelles qui la gardaient. Comme d’habitude, le professeur entra et ses gardes restèrent à l’extérieur. Il se retrouva dans le cabinet de travail de Néron, où toutes les rencontres précédentes avaient déjà eu lieu ; il savait que là, la sécurité de cet empereur de pacotille et sa propre surveillance étaient assurées par ces quatre gardes dissimulés derrière des tentures décorées de figures d’empereurs. Ces cerbères, ils les avaient vus la fois où, maladroitement, il avait tenu tête à son ancien ami : ils avaient brusquement fait irruption dans la pièce, prêts à obéir au moindre désir de leur maître. Dans leur regard glacé et fanatique, il avait lu que le meurtre de sang froid n’était sans doute pour eux qu’une peccadille… « Là non plus, je ne peux rien tenter… » se répéta une nouvelle fois Aristide.

  - Bienvenue, cher ami ! lança Néron qui entrait dans la pièce en écartant les pans d’un panneau de tapisserie richement décoré d’une scène de gladiateurs.

A chaque nouvelle rencontre, le professeur l’avait remarqué, l’accueil de ce fou se révélait plus chaleureux, comme si le plaisir de raconter par le menu l’avancée de ses projets à son ancien condisciple le mettait dans une joie immense.

Sur un geste de Néron, le professeur prit place sur un lit de table, sorte de divan qui, normalement, n’était présent chez les Romains que dans le triclinium, leur salle à manger.

- Décidément, nota silencieusement le professeur, l’ami Néron ne prend chez ses modèles que ce qui l’arrange !

Comme chaque fois, Massimo Primo lança directement la conversation sur le sujet qui l’intéressait et, à peine installé sur un second lit de table, il demanda abruptement :

- Aimez-vous le poulet, Clairembart ?

- Euh, hésita celui-ci, ça dépend si c’est un poulet de batterie… J’ai un ami écossais qui… commença prudemment l’archéologue.

- Je vous parle du poulet en général, coupa l’Italien qui continua sans attendre d’autre réponse : ou plutôt de la volaille en général !

Les entrées en matière de Massimo Primo avaient toujours été aussi brusques et inattendues ; Clairembart décida d’attendre patiemment la suite du discours qui allait immanquablement suivre, pour en tirer toutes les informations utiles.

- La volaille est le symbole de la civilisation du vingtième siècle, un produit de la dégénérescence des hommes et de leur mode de vie. Tout le monde sait que la viande de ces animaux, très justement qualifiés de basse-cour, n’est pas une viande noble ! Et pourtant, on en fait une viande de fête ! Pire, on élève les poulets et autres dindes dans des conditions déplorables, en leur donnant une alimentation scandaleuse, bourrée d’hormones et d’antibiotiques, que chacun retrouve ensuite dans son assiette ! Le poulet, et la volaille en général, font partie des symboles de la décadence de la civilisation moderne. Sous prétexte de luxe, d’abondance et de bien-être, la société creuse inexorablement sa propre tombe, à force de trahir et de malmener la nature ! Celle-ci ne peut que se retourner contre l’humain, vous ne croyez pas, Aristide ?

Le professeur Clairembart n’eut même pas le temps de prendre sa respiration pour tenter de répondre, que Primo reprenait déjà son monologue :

- Depuis des années, je suis convaincu que ces déplorables conditions d'élevage ne peuvent que créer des foyers de maladies qui, un jour, se transmettront à d’autres animaux et, à plus ou moins longue échéance, à l'homme aussi. En effet, les systèmes immunitaires des animaux de batterie sont annihilés par l’usage intensif et systématique des antibiotiques : ces pratiques agricoles sont proprement suicidaires ! Vous me suivez, Aristide ?

- Vous voulez peut-être parler de la grippe aviaire ?

Cette fois, la question n’avait pas pris le professeur au dépourvu. Le discours de l’Italien avait naturellement orienté ses propres pensées vers ce virus.

- C’est cela même !

- Je ne vois guère où vous voulez en venir ou, plus exactement, je n'ose l'imaginer…

- Ah, ah, ah… Mon cher Clairembart, je savais que vous comprendriez vite, vous ne faites pas mentir votre réputation d'esprit aiguisé, mais laissez moi vous expliquer : En ce domaine, les laboratoires officiels n’en sont encore qu’aux premières conjectures, mais ce virus grippal de type A est à la fois très répandu et très virulent, même si on considère qu’il ne concerne que les volailles et ne peut franchir la barrière des espèces. Pourtant, les biologistes savent aussi que ce virus est capable de mutations rapides et qu’il peut alors contaminer l’homme. Plusieurs pays ont déjà utilisé des souches naturelles H5, H7 et H9* dans le cadre de recherches militaires : les armes biologiques ont beau être interdites, quand l’homme prépare la guerre, il ne s’encombre pas des lois édictées pour le bien commun, n’est-ce pas ?

- Mais si je me souviens bien, même s’il franchi la barrière des espèces, le virus de la grippe aviaire n’est pas transmissible d’homme à homme ?

- Le virus normal, non ; mais le nôtre, si ! Quelques mutations l’ont rendu très virulent.

- Vous avez donc récupéré des souches de ce virus et vous l’avez trafiqué ?

- Je vois que vous me suivez ! Oh, pour être honnête, ce n’est pas notre groupe qui a travaillé à cette partie du projet… Nous sommes des historiens, pas des biologistes ! Je crois que vous savez que nous avons fait appel pour cela à des amis chinois… Ils sont allés faire leur marché dans les laboratoires militaires de différents pays récemment déstabilisés par les jeux politiques mondiaux et dont les gouvernements ne sont pas très regardant sur les moyens de s'enrichir. La presse n’a, bien évidemment, pas été mise au courant de ces disparitions, car les autorités n’ont pas l’habitude de crier sur les toits que de tels échantillons s’envolent !

- Et vous comptez vous servir de cette maladie pour mener à bien vos terribles projets de conquête. N'est-ce pas ?

Visiblement satisfait, Néron regarda Clairembart, laissant passer de longues secondes, avant de poursuivre, sans répondre exactement à la dernière question de son prisonnier :

- Je vous le répète, le monde court à sa perte ! Notre action ne fera qu’accélérer cette autodestruction, mais en toute connaissance de cause car, grâce aux vaccinations que nous avons réalisées, nous préserverons quelques élus qui nous aideront à reconstruire un monde meilleur. Ce sont la plupart des amis, mais nous avons aussi sélectionné des spécialistes, des artisans, des techniciens, que nous jugeons indispensables à notre nouvel empire ; ceux-là ne connaissent pas encore notre projet, mais ils accepteront d’y participer quand ils comprendront de quoi nous sommes capables.

- Mais êtes-vous certain de l’efficacité de ce virus ? risqua le professeur Clairembart.

- Sans aucun doute possible ! Il a été testé avec succès sur deux ou trois îles isolées du Pacifique… En deux semaines, aucun survivant ! Ça ne pouvait être plus positif, n’est-ce pas ? Et l'Organisation Mondiale de la Santé s'interroge encore sur les raisons de cette hécatombe. Ah ! Ah ! Ah !… Il n’y a…

  Aristide ne put en écouter plus.

A l’annonce de telles expériences, menées froidement sur des innocents, racontées d’une manière aussi cynique, il sentit en lui une fureur monter, enfler à lui donner des ailes. Sans s’occuper des chances qui étaient les siennes, négligeant les gardes qui allaient surgir immanquablement, il sauta sur ses pieds et commença par asséner une magistrale gifle à ce Néron de pacotille qui s’écroula sur sa couche dans un bruit mou. Puis il s’élança vers la tapisserie aux gladiateurs, en écarta les pans pour traverser d’une seule foulée toute une suite de corridors couverts de fresques colorées, éclairés de loin en loin par des lanternes à huile pendues au plafond. Sans jamais se retourner, le professeur courait, droit devant lui, sans réfléchir, sans s’occuper d’être poursuivi ou non. Il n’ouvrait aucune des nombreuses portes qui jalonnaient les parois et qu’il dépassait sans un regard, de crainte de déboucher sur une pièce close, de peur surtout d’y découvrir un ennemi. Quand un embranchement se présentait, il choisissait un couloir au hasard puisque, de toute façon, il n’avait aucune idée de la direction à prendre… L’urgence était d’abord de s’éloigner de Néron et de ses hommes ! Sans se faire repérer, bien sûr…

Dans un premier temps, la chance sourit au fuyard, car il ne trouva personne sur son passage et, surtout, il lui sembla que les gardes avaient été assez surpris pour ne pas se lancer immédiatement à sa poursuite, lui laissant ainsi un répit fort utile de quelques secondes. Le temps d’écarter leur tapisserie, de se rendre compte de la situation,  de comprendre par où il était sorti, peut-être avaient-ils perdu sa trace dans les premiers carrefours ?

Après plusieurs minutes de cette course effrénée, Clairembart, hors de souffle, le cœur battant à se rompre, ne pouvait plus continuer. Il avait beau garder une solide constitution et entretenir régulièrement sa forme, il ne pouvait soutenir un tel rythme trop longtemps. Il avisa alors une sorte de niche creusée dans la paroi rocheuse et s’y abrita pour reprendre haleine. Cet aménagement d’à peine deux mètres carrés datait sans doute de l’époque de l’exploitation minière et servait aujourd’hui de débarras : on n’y avait déposé –ou plutôt abandonné- que quelques objets hétéroclites, comme un seau et des balais, quelques caisses de bois, un rouleau de toile… Aristide décida que, pour quelques instants, il trouverait là un refuge inespéré pour faire le point. Il se glissa derrière les caisses et s’accroupit contre la paroi du fond, déroula un peu du tissu pour se cacher dessous, puis s’enroula dans son manteau pour parachever son camouflage.

Bien lui en prit car, à peine remis de ses émotions et de son sprint souterrain, Aristide entendit des bruits de pas dans la galerie, des pas rapides qui se rapprochaient… Il retint son souffle, il n’osa aucun coup d’œil, aucun mouvement quand les hommes passèrent devant sa cachette. Heureusement, ceux-ci ne se montrèrent pas assez consciencieux pour s’inquiéter de cet abri, ils continuèrent sans même ralentir leur marche. Pourtant, le fuyard n’était pas sauvé, un chatouillement désagréable commençait à monter dans son nez… Il sentait qu’il allait éternuer…

Après cette course éperdue, il était en sueur et l’air frais qui habitait ces souterrains le glaçait jusqu’aux os : il était tout bêtement en train de prendre froid ! Il retint sa respiration, se pinça les narines pour éviter l’irréparable… Le bruit des pas était encore proche, s’il éternuait maintenant, il serait aussitôt découvert et repris ! Quelques secondes passèrent, qui devinrent des minutes, une éternité angoissante. Mais enfin, le martèlement des semelles diminua au point d’être inaudible.

Clairembart s’autorisa enfin à se laisser aller à éternuer, pour se rendre compte que cette envie, si pressante quelques instants plus tôt, avait complètement disparu.

  Dans son petit coin d’ombre, le professeur décida alors qu’il pouvait prendre un peu de temps pour réfléchir à sa situation, qu’il jugea rapidement comme bien peu reluisante. Bien sûr, il avait échappé, par un coup de folie irréfléchi, à Néron et à ses gardes. Il avait même réussi à se dérober à cette patrouille ! Malgré cela, il se retrouvait perdu dans un véritable labyrinthe souterrain, dont il ignorait tout. Il n’avait aucune idée de la direction générale à prendre, aucun point de repère, rien…

« Quelle belle réussite, vraiment ! » soupira-t-il intérieurement. « Ce n’est pas comme ça que je vais transmettre mes informations à l’extérieur ! »

Un frisson le secoua alors, lui rappelant qu’il prenait froid. Vraiment, cette tenue ! Et ce courant d’air…

- Mais, remarqua-t-il alors,  il n’y avait jamais de courant d’air dans les galeries où j’étais prisonnier, pas plus que dans les parties où je passais pour rencontrer Néron !

Aristide l’avait bien remarqué, les multiples portes qui compartimentaient les différents couloirs empêchaient les galeries d’être la proie de vents coulis désagréables. Le léger appel d’air qu’il ressentait lui redonna donc l’espoir qui avait commencé à l’abandonner. N’y aurait-il pas une issue par-là ? Il se releva et, tout en prenant garde à ne pas faire de bruit, se mit à fouiller autour de lui. D’abord, il ne trouva rien : les parois du couloir comme celles de la niche étaient pleines, sans aucun interstice. Après quelques recherches infructueuses, il s’éloigna de la paroi, prêt à abandonner quand il sentit un filet d’air frais descendre vers lui… Il leva la tête et un large sourire éclaira ses traits fatigués : là, juste au-dessus de lui, une étroite cheminée s’ouvrait dans le plafond, une infinie série d’échelons métalliques couverts de rouille disparaissait dans la noirceur.

A ce moment, Clairembart entendit de nouveaux pas qui s’approchaient, des voix d’hommes qui se hélaient aux deux extrémités de la galerie… Il n’hésita plus, se disant : « Ils finiront bien par le visiter, ce réduit ! »

Il poussa silencieusement une caisse sous l’ouverture, l’escalada, s’accrocha au premier barreau et se hissa, d’abord à la force des bras. Puis, après avoir pris pied sur les barres de fer, il entreprit de grimper dans ce tunnel vertical qui s’offrait à lui. Le conduit était exigu, mais Aristide avait une constitution naturelle plutôt fine et il ne souffrait d’aucun embonpoint.

Rapidement, il se retrouva dans le noir le plus profond. Sous ses pieds, il distinguait encore quelques lueurs qui montaient du niveau inférieur mais, au-dessus de lui, il n’y avait que l'obscurité la plus totale.

Avait-il bien fait de choisir ce passage ? Echelon après échelon, il grimpait dans ce boyau taillé dans le rocher, mètre après mètre, il s’éloignait des galeries où il avait été retenu prisonnier, où on le cherchait toujours, et il montait vers l’inconnu. Cette cheminée le conduirait-elle, comme il l’espérait, à l’extérieur ? Ou bien allait-il se retrouver dans le labyrinthe qu’il venait de quitter ? A moins encore qu’il n’y ait pas d’issue, que ce passage se termine en cul de sac, qu’une grille le ferme…

 

--§--

 

 

Malgré ses doutes, Clairembart grimpait, grimpait… Echelon après échelon, il progressait verticalement à en avoir mal aux bras et aux mollets, il s'élevait régulièrement, mécaniquement, agrippant les barreaux avec acharnement, poussé par une seule certitude : il ne redescendrait pas !

« Au moins, pensa-t-il pour se donner du courage, Bob et Bill ne sont sûrement pas obligés de faire de l’alpinisme… Un coup d’avion entre Paris et Macao… un petit vol sans histoire… »

Le professeur imaginait bien que la mission dont il avait chargé ses amis ne devait pas être de tout repos, mais il ne pouvait deviner la situation périlleuse où ceux-ci se trouvaient sur le toit du monde. Par contre, constater que lui-même prenait sur lui d'accomplir ces efforts physiques, à peine imaginables pour un homme de son âge, le rassérénait un peu, l’encourageait.

Le temps passait, les barreaux défilaient… Cette cheminée, ces échelons semblaient réellement sans fin et, au bout d’un moment, l’archéologue ne put s’empêcher de se demander comment l’homme avait pu concevoir et réaliser un tel passage au sein de la montagne. Cette interrogation trouva bientôt une façon d’explication pleine d’humour noir, quand il associa cette réalisation à « un vrai travail de Romains » et qu’il se répondit en écho : « Ils sont fous ces Romains ! »

Toujours aussi mécaniquement, il continua son ascension, ponctuant maintenant chaque nouvelle traction de la main droite en disant « un vrai travail de Romains » et chaque traction de la gauche en répondant : « Ils sont fous ces Romains ! ».

Combien de temps cela dura-t-il encore ? Combien d‘échelons ? C’était une véritable litanie digne des chants de travail dans les plantations d’Amérique aux belles heures de l’esclavage…

Main droite… Main gauche…

Un vrai travail de Romains… Ils sont fous ces Romains…

Main droite… Main gauche…

Vrai travail de Romains… Sont fous ces Romains…

Main droite… Main gauche…

Travail de Romains… Fous ces Romains…

Main droi… Tout à coup, rien… Plus de barreau !

Toujours dans l’obscurité, Clairembart tâtonna au-dessus de sa tête… Le puits s’arrêtait, enfin !

  Un instant de surprise et d’incrédulité passé, la main en l’air à faire le tour de l’embouchure de cette cheminée qui se décidait contre toute attente à avoir une fin, le professeur comprit qu’il devait se décider à grimper les derniers échelons. Il se retrouva à genoux sur un sol rugueux et humide, sans doute de la roche brute. D’abord, il n’osa se redresser de peur de se perdre dans l’obscurité et il tâta autour de lui, à hauteur d’homme. Tout près du puits, il trouva une paroi, de pierre naturelle, comme le sol. Cette découverte, plutôt que de le rassurer, l’emplit d’une angoisse incontrôlable : Où était-il ? Comment allait-il se diriger ? Comment marcher dans le noir sans tomber dans le premier trou qui s’ouvrirait sous ses pas ?

Cette panique ne dura pourtant pas. Aristide Clairembart en avait vu d’autres, et il comprit vite que les tremblements incontrôlés qui le tétanisaient étaient autant dus à l’épuisement qu’à la panique. Il s'allongea sur le sol irrégulier, ferma les yeux, jambes et bras légèrement écartés, pour retrouver une respiration plus calme, pour se détendre, et enfin pouvoir appréhender plus froidement sa situation et réfléchir lucidement à ce qu'il conviendrait de faire.

D’abord, ce qu’il y avait de positif, c’était qu’il avait bel et bien échappé, pour l'instant, à ses geôliers. Mais il n’était pas pour autant libre… Où se trouvait-il ? Considérant le local où il avait été débarqué de la fourgonnette, repensant à ce petit train qui l’avait emporté sous la montagne, il se dit d’abord que les installations des Néo-Romains avaient sans doute remployé un ancien réseau de mines… Sans doute avait-il atteint là une des parties qui n’avaient pas été réutilisées, peut-être même une section que la bande de Néron ne connaissait même pas. La question était maintenant de savoir si cette galerie communiquait avec l’extérieur... Mais quelle direction prendre ?

« Ah, si j’avais préparé ma fuite, j’aurais emporté de la lumière, des vivres, de l’eau… Mais, comme dirait Bill, on ne peut pas remettre le sang dans le mouton ! Comment donc se diriger dans le noir ? »

« Ah, si seulement j’étais nyctalope comme Bob… », pensa-t-il encore… Evoquer ses amis ne le rassurait pas vraiment, mais l’encourageait un peu, le poussait en avant. Bob Morane et Bill Ballantine, eux, n’auraient pas abandonné ! Il se devait de se montrer à leur hauteur !

Tant bien que mal, Clairembart s’efforçait de rester calme. Il avait choisi de monter dans cette cheminée, de rejoindre l’inhospitalité du noir au confort tout relatif des galeries aménagées par les hommes de Néron. Il en revint à ces mineurs qui avaient creusé la montagne… Il n’avait sans doute pas été transporté loin de Narbonne… Les mines de la région étaient anciennes, elles ne dataient pas de la grande époque industrielle… Comment ces hommes se dirigeaient-ils dans ce dédale, à l’époque ?

«  Bien sûr qu’ils avaient de la lumière ! », pensa-t-il.

« Quoique… »

Clairembart sourit en pensant à l’idée qui venait de surgir en son esprit, et surtout en la qualifiant de lumineuse.

« Quoique… ils n’avaient pas tous de la lumière ! »  

Le professeur se rappelait en effet qu’au temps des premières exploitations minières, les mineurs travaillaient en indépendants, qu’ils achetaient leurs outils, leur poudre noire, leurs bougies aux maîtres de forge, qu’ils étaient payés au poids de minerai extrait et que, pour survivre, ils œuvraient en famille… Les enfants, infiniment moins bien lotis que ceux des générations actuelles, étaient mis à l’œuvre pour sortir le minerai dans des hottes… Et par mesure d’économie, ces gamins trouvaient leur route sans user d’aucun éclairage… Souvent sur des centaines de mètres, ils se guidaient en sentant du pied le creux de la rigole centrale qui descendait vers la sortie, emportant les eaux d’infiltration.

Clairembart n’avait pas le choix… Il décida de saisir cette opportunité. S’il avait raison, il trouverait son chemin en s’éloignant de la paroi et en tâtant le sol pour repérer cette rigole qui le guiderait vers le salut… Bien sûr, il pouvait y avoir des éboulements, il risquait de rencontrer de nouveaux puits, ouverts comme des pièges devant lui, bien sûr… Mais comme c’était là son seul espoir, il se décida.

D’abord, il prit le temps de s’entourer de quelques précautions pour ne pas se désorienter définitivement au premier pas.

Il repéra d’abord l'orifice de la cheminée par laquelle il était arrivé et la paroi rocheuse. Il s’orienta bien perpendiculairement par rapport à celle-ci et commença à descendre le long de la légère déclivité qu’il sentait. Surtout, pour se ménager un éventuel retour, mais peut-être aussi pour se rassurer, il ramassa sur le sol un peu de graviers et de terre, tout ce qu’il pouvait trouver. Il marquait ainsi ses traces d’un fin cordon en relief, un petit bourrelet de déblais qui constituait une sorte de fil d’Ariane pour aveugle.

Le professeur savait bien qu’il était impensable d’utiliser cette technique sur des distances importantes, mais ce lien fragile pouvait lui être utile, il sentait qu’il devait conserver cette garantie, au moins jusqu’à ce qu’il rencontre la rigole centrale de la galerie.

S’il se trouvait bien dans une galerie… S’il existait bien une rigole…

12

 

Le réveil difficile.

 

 

 

Tout tient à un fil.

 

La volonté est salvatrice

 

 

 

 

- Houai ! On est là, commandant ! Pas la peine de hurler comme ça, on n’est pas sourd !

- Bill ! Mon vieux Bill ! s’écria Bob, éperdu de bonheur d’entendre enfin la voix de son ami.

Depuis des heures, depuis qu’il avait repris ses esprits, il avait appelé, appelé encore, sans jamais obtenir de réponse… Avec le temps, il avait fini pas ne plus crier que par habitude, par ténacité, mais sans trop y croire. Et là, contre toute attente, contre tout espoir, ce vieux ronchon de Bill faisait enfin entendre le son de sa voix ! Et il le voyait, en dessous de lui, gesticulant pour se frotter énergiquement les yeux avec ses gants, comme un gros bébé qui se réveille.

  Combien de temps Bob était-il resté évanoui ? Aucun des deux ne pouvait le dire avec précision, mais une estimation restait possible… En effet, la montre bracelet de Bob avait été écrasée dans le choc et Bill avait perdu la sienne… mais, vu la course du soleil, Bob savait qu’il avait appelé son ami pendant une bonne partie de la journée. L’inconnue, c’était avant son propre réveil … Combien de temps était-il resté évanoui ? L’accident avait eu lieu en fin d’après-midi, vers seize heures… Il n’était sans doute pas resté inconscient plus d’une nuit… Donc, comme le soleil semblait être au plus haut dans le ciel, c'est qu'ils étaient à peu près à la mi-journée et que leur chute datait sans doute de seize à dix-huit heures.

« Tout ce temps, pendus au bout d’une corde comme des jambons ! » se dit-il. L’unique question était maintenant : Comment donc se sortir de cette position plus que délicate ?

Bob avait perdu son piolet de fortune dans cette aventure. En regardant en dessous de Bill, il avait vu que celui-ci avait conservé le sien, toujours attaché à la dragonne qu’il avait pris la précaution de se confectionner. C’était donc à mains nues que, depuis des heures, il avait essayé de se sortir de ce pétrin incroyable. Il avait tenté toutes sortes de manœuvres pour se hisser le long de son filin, pour s’agripper au rocher qui les avait arrêtés ou pour saisir avec les pieds le filin au bout duquel était pendu son ami. Il avait eu beau tout essayer, avec l’énergie du désespoir, il n’était arrivé à rien : il s’était méchamment arraché les ongles sur le rocher et, pire, ses mouvements avaient sans doute usé le cordage sur les arêtes saillantes. Le seul effet positif de toutes ces tentatives inutiles, c’était que cette gymnastique l’avait un peu réchauffé.

 « Un peu… » pensa-t-il, avant de demander d’une voix inquiète :

- Tu n’es pas congelé, Bill ? Tu es resté longtemps sans bouger dans le froid ! Comment tu te sens ?

- Ben, ça va, Commandant ! Je suis un peu engourdi, mais mes couvertures m’ont tenu au chaud ! Et puis, vous savez, j’avais pris ma dose d’antigel ! C’était pas du Zat, mais un peu d’alcool, même du mauvais, ça vous sauve de tous les congélateurs du monde !

Un peu rassuré sans être vraiment convaincu de l’efficacité de cette panacée, Bob réfléchit au plan désespéré qu’il avait passé la journée à mettre au point. Après avoir constaté qu’il n’arrivait à rien en se trémoussant au bout de son filin, il avait exploré toutes sortes de possibilités, pour en arriver à ce constat final et lapidaire : si Bill ne revenait pas à lui, il ne pourrait pas s’en sortir seul ! En effet, contrairement à lui qui n’avait qu’un mètre de corde au-dessus de son crâne, Bill, lui, était suspendu au bout de quelque dix mètres de filin. Il ne fallait pas espérer que Bill puisse se hisser le long de la corde pour le rejoindre sur son rocher : la corde ne résisterait pas à des tractions répétées d’une telle ascension. Mais Bill pouvait penduler en glissant latéralement sur la glace en pente, ce qui serait bien moins violent pour ce pauvre cordage, et il pourrait alors tenter de s’agripper aux rocs qui bordaient le fleuve de glace, à cinq ou six mètres d’eux. Là, il lui suffirait de remonter en escaladant les rochers, et surtout, en maintenant la corde tendue ; ensuite, son ami pourrait, une fois au-dessus de lui, le hisser, par-dessus l’éperon de pierre, pour lui permettre de quitter le fleuve gelé. Bien sûr, il faudrait que la corde tienne, que Bill soit en état de grimper et de résister à la traction latérale de la corde, puis que cette dernière coulisse sur le rocher sans se rompre… Mais pour cela, Bob comptait sur leur baraka qui ne leur avait jamais fait vraiment défaut !

- Bill, tu vois le rocher, à ta gauche ? lança-t-il. Il faudrait que tu…

- Hé, vous oubliez que je ne suis pas nyctalope, moi ! Pouvez pas attendre qu’il fasse jour ? J’y vois rien, moi !

Bill allait se lancer dans un de ses discours récriminatoires dont il avait le secret, mais il se tut de lui-même, étonné tout à coup du silence du Français.

Car Morane était resté sans voix, abasourdi par ce qu’il venait de comprendre, ou plutôt de deviner en un éclair : Ballantine avait les yeux grand ouverts, il faisait jour et pourtant, son ami se croyait en pleine nuit ! Il n’y avait qu’une explication, aussi horrible soit-elle : Bill était devenu aveugle ! L’explication en était simple, évidente : sans lunettes solaires, il était resté des heures et des heures, inconscient, là, les yeux ouverts face aux rayons impitoyables du soleil et de la réverbération sur la glace…Sans compter toute la descente d'hier, pendant laquelle il avait aussi subi l'agression du soleil… Bob connaissait le risque d’une telle exposition, cette cécité qu’on nommait l’ophtalmie des neiges ; il savait bien que cette brûlure de la cornée était réversible et que quelques simples soins permettraient à son ami de recouvrer la vue dans les deux ou trois jours. Mais leur situation était telle que ce simple bobo d’alpiniste imprudent les mettait définitivement dans une position inextricable ! Sans rien voir, comment Bill serait-il capable de saisir une prise sur la paroi rocheuse, tout en se balançant au bout de son filin ? Comment pourrait-il ensuite grimper le long de la pente tout en retenant la corde qui devait continuer à le porter, lui ? Ils allaient devoir rester comme ça des jours, le temps que Bill retrouve la vue. Et quelques heures de plus au bout de leur fil était plus que suffisante pour se transformer en glaçon !

Toutes ces idées se mêlaient, tournoyaient, dans la tête du Français, dans un tourbillon formidable qui se transformait insidieusement en peur panique, sans qu’il parvienne à se maîtriser. Le froid et la fatigue aidant, le manque de nourriture s’ajoutant au malaise, il fut pris de tremblements incontrôlés et resta muet une éternité.

Mais quand, d’une voix teintée d’inquiétude, Bill vint aux nouvelles, un flot d’adrénaline envahit le Français qui se reprit, car il se devait de ne rien lui cacher : un ami se doit de dire toute la vérité, si dure et cruelle soit-elle !

- Il y a un problème, Bill ! C’est qu’on a encore plusieurs heures de jour ! Tu n’y vois rien parce que tu es resté en plein soleil sans aucune protection ! En soi, ce n’est pas grand-chose, ça guérit très bien, tout seul ou presque… Mais là où on se trouve, ça risque quand même d’être un sacré os !

L’Ecossais, fidèle à son caractère bien trempé, ne broncha pas. Autant il pouvait râler, se plaindre, récriminer de toutes sortes de façons quand rien de capital n’était en jeu, autant dans les cas vitaux ou désespérés, on pouvait compter sur son courage et son sang froid.

- Donc, comme vous êtes nos seuls yeux, il faut que je vous demande si vous avez un plan…

- J’en avais un, mais il est tombé à l’eau aussitôt que j’ai compris ton état !

- Dites toujours… A moins que vous en ayez un autre de secours ?

- Je ne fais que ça de réfléchir à un plan…

Morane raconta alors ses diverses tentatives pour se balancer, pour se hisser et il expliqua comment il en était arrivé à conclure que la seule porte de sortie, c’était un pendule de son ami jusqu’aux rochers de la rive.

- Bah, si vous me guidez, je vais essayer !

- Tu n’as aucune chance ! Comment veux-tu attraper des rochers que tu ne vois pas ? Comment tu veux grimper en aveugle alors que la corde te tire vers le vide ? Tant que tu es dans cet état, c’est fichu ! Et si on attend que tu ailles mieux, on sera gelé bien avant ! Non, Bill, je crois que c’est la fin de nos aventures…

Le commandant Morane n’était pas un défaitiste, loin de là ! Depuis des années, il avait toujours, dans les situations les plus désespérées, tenu à se battre jusqu’au bout, jusqu’au moment où la chance lui souriait de nouveau. Ballantine comprit à ce discours négatif combien son ami était éprouvé et ce fut lui qui reprit le dessus pour argumenter à sa manière, c’est à dire en râlant :

  - Je sais bien que c’est de ma faute, qu’on allait trop vite, que je ne regardais pas assez loin devant et aussi que j’aurais pu me bricoler des lunettes comme celles des Eskimos* ! Mais c’est pas une raison pour me laisser tomber ! J’y vois rien, moi ! Alors vous n'allez pas me laisser tomber là, comme une vieille chaussette écossaise pendue sous son fil à linge !

- Mais, je n’ai jamais dit que je t’en voulais ! objecta Bob. Et je ne t’ai accusé de rien.

- Bien sûr que vous ne l’avez pas dit ! Mais vous êtes là à pleurnicher qu’on va se changer en glaçon sans pouvoir rien faire ! Mais vous comptiez bien sur moi pour vous en sortir et c’est bien parce que j’ai fait le malin en disant que je n’avais pas besoin de lunettes qu’on en est là ! Vous ne l’avez pas dit, mais vous le pensez !

- Ah non, protesta le Français, tu ne peux pas dire que je t’accuse ! Je constate simplement qu’on ne peut rien faire pour s’en sortir ! Et d’ailleurs, je prends ma part de responsabilité là-dedans ! C’est moi qui ai trouvé pratique de glisser sur la glace. C’est moi qui ai insisté !

Bill comprit au ton de son ami qu’il avait presque gagné la partie. Il insista encore, certain maintenant de pouvoir compter sur l’aide du Français et sur ses yeux.

- Ce qui est fait est fait ! coupa-t-il. On ne peut pas remettre le sang dans le mouton* ! Alors, c’est pas la peine de continuer à nous lamenter sur notre sort pour rester là, pendu comme du vieux linge, à voleter au vent comme des drapeaux à prières. Ce n'est pas la peine de compter avec le ciel, il ne peut rien faire pour nous !

- Qu’est-ce que tu veux faire ? questionna Bob qui commençait à reprendre du poil de la bête.

- Votre plan était bon ! Il doit encore être bon ! De toute façon, vous l’avez bien dit, c’est le seul qu’on ait ! J’ai mes jambes et mes bras, vous avez vos yeux ! Eh bien, on exécute le plan ! Vous me guidez, c’est pas plus compliqué !

Morane, quelques instants durant, réfléchit rapidement, son esprit fouetté par l’acidité provocante des remarques de son copain. Il savait bien, maintenant qu’il avait retrouvé ses facultés, que Bill avait raison, qu’ils ne devaient pas se laisser aller sans rien tenter. Lui, d’abord, il le devait à Bill. Et eux deux le devaient à Clairembart qui les avait appelés au secours, et à tous les Romains qui risquaient de…

- Tu es sûr de vouloir essayer ? De penduler comme ça, à l’aveugle ? De pouvoir…

- Je ne suis pas sûr de vouloir, ni de pouvoir ! coupa Ballantine d’un ton sans réplique. Je suis sûr de devoir ! Alors, vous me dites ce que je dois faire ? J’attends !

- D’accord, Bill ! Tu as raison, on ne va pas se laisser abattre ! Il faut même essayer avant la nuit… Et on n'a pas de trop des heures de jour qu'il nous reste. Tu es prêt ? D’abord, tu te mets face à la paroi de glace, puis tu commenceras à te balancer de côté, mais essaye de ne pas faire trop de mouvements brusques, je ne suis pas certain de l’état de notre corde !

D’abord, Morane demanda à Bill de récupérer son précieux piolet qui allait lui servir à s’accrocher à la glace. Ensuite, patiemment, il guida son ami qui se mit à penduler en glissant à plat ventre sur la glace. A force de s’accrocher avec son piolet et de pédaler, comme il le disait, sur la pente, Bill réussit progressivement à remonter de plus en plus haut, jusqu’à toucher le rocher de la main droite. Il lui fallut encore une multitude de balancements et une éternité pour qu’il sente l’aspérité que Bob avait repérée, et une autre éternité pour qu’il parvienne enfin à s’y accrocher solidement. Enfin, en tirant de toutes ses forces, l’Ecossais réussit à prendre pied sur la pente rocheuse, s’accrochant de tous ses muscles tendus pour ne pas en être arraché par la corde qui le tirait en arrière, à cause du poids de Bob.

Toutes ces manœuvres avaient épuisé le géant et il dut s’installer quelques minutes, plaqué sur le roc glacé, pour souffler un peu. Maintenant que Bill n’était plus suspendu de tout son poids, Morane, qui voyait bien l'intensité des efforts fournis par son ami et espérant le soulager un peu, en profita pour tenter de nouveau quelques manœuvres et trouver une prise sur son éperon rocheux. Il espérait pouvoir remonter de son côté, mais ce fut peine perdue : pour lui, la situation n’avait pas changé !

Enfin, l’Ecossais attacha son précieux piolet à sa ceinture pour libérer ses mains et, toujours guidé par la voix du Français, il commença l’ascension de la rive, tant bien que mal. La pente était raide –environ 60°- sans être verticale, le rocher était fendu de multiples fissures qui offraient autant de prises ; la difficulté n’était donc pas dans l’escalade elle-même car Bill, malgré sa masse, passait pour un très bon grimpeur. Le plus gênant n’était pas non plus la cécité du grimpeur qui avait toute confiance dans les indications de son ami : calme et précision lui permettaient de suivre sa voie.

Le plus périlleux, le plus critique, c’était la corde à laquelle Bob était encore suspendu, ce fil d’Ariane qui les unissait et qui cherchait à entraîner Bill sur sa gauche, à l’arracher au rocher pour le rejeter sur glace. Bob décida donc de lui faire suivre un grand arc de cercle qui maintiendrait la tension du cordage en l’éloignant de la rive

Tous deux savaient qu’ils n’avaient pas droit à l’erreur et ils opéraient dans un calme quasi religieux. Bob examinait la paroi en se tordant le cou, puis il guidait Bill, calmement, en lui prodiguant des recommandations précises, que celui-ci écoutait et s'appliquait ensuite à exécuter de son mieux. Situation inimaginable, ubuesque, mission impossible… Comment qualifier cette ascension ? Aussi incroyable que cela pouvait paraître à leurs propres yeux, Bill grimpait, lentement mais régulièrement. Il gagna ainsi un, deux, puis trois mètres, arc-bouté sur le côté pour lutter contre le poids de Morane.

Ballantine commençait à prendre confiance, à moins hésiter, le rythme semblait pris, quand Bob le fit s’arrêter sur une étroite rive en lui disant de souffler un peu.

- Mais je ne suis pas fatigué ni essoufflé, Commandant ! Il faut continuer ! Vous avez dit que la nuit allait tomber !

- C’est qu’il y a un nouveau problème, avoua Bob.

- Hein ? Qu’est-ce qui pourrait nous arriver de pire ? Je continue, je vous dis ! Alors, vous me dites où je mets mes mains et mes pieds ?

- Justement, Bill, c’est ça le problème ! Je ne les vois plus tes mains ! Tu es trop haut, le rocher me gène ! J’essaye de m’écarter au maximum de la glace pour élargir mon champ de vision, mais tu arrives maintenant dans un angle mort ! Alors…

- Alors ? Faut que j’y aille à tâtons ? C’est ça ? Parlez d’une guigne ! Moi qui voulais seulement finir mes jours bien douillettement entre mes poulets et ma réserve de Zat, me voilà à jouer l’alpiniste sans visibilité ! Mais si je réussis à éviter le vol plané, on dira juste que j’ai eu de la chance, n’est-ce pas ?

Sans plus attendre, courageusement, obstinément, Bill reprit son escalade en aveugle. A chaque mouvement, il devait tâtonner au-dessus lui, s’assurer que la prise était bonne, bien placée et solide, vérifier qu’il n’y avait pas mieux à côté. Le plus difficile était de chercher aussi où placer ses pieds, qui étaient presque insensibles à cause du froid ; et ces pieds, Ballantine devait bien admettre qu’il les posait un peu au hasard !

Bob, pour sa part, aurait voulu aider son ami de quelques paroles d’encouragement, mais il savait bien que celui-ci avait besoin de toute sa concentration pour y arriver. Il garda donc le silence, tous ses sens  aux aguets pour tenter de suivre la progression de l’Ecossais. Surtout, il se tordait le cou tout en s’appuyant sur le roc pour s’en écarter, afin de voir si Bill revenait dans son champ de vision.

Cette escalade dura une éternité… La nuit tombait, la lumière du soleil remontait le long des falaises… Mais Morane oubliait tout sauf son ami. Tendu vers lui, il ne percevait que quelques signes : le souffle rauque de Ballantine, des raclements, des glissements plus inquiétants les uns que les autres. Quelques vibrations dans la corde aussi… Personne, pas plus l’un que l’autre, ne soufflait un mot, bien que plusieurs grognements, apparentés sans doute à des jurons mal articulés, ponctuent parfois les efforts de l’Ecossais.

Enfin, Ballantine se fit entendre et plus que des mots, ce fut un cri à la fois de soulagement et de triomphe, où l’épuisement se faisait nettement sentir :

- Ca y est  ! Commandant ! Mission accomplie ! Je suis revenu contre la glace, je ne peux pas aller plus haut.

- Bravo, mon vieux Bill ! Maintenant, je peux t’avouer que n’y croyais pas trop !

- Parce que vous croyez que j’étais sûr de mon coup, moi ?

Bob ne préféra pas épiloguer plus longtemps sur ce terrain et reprit :

- D'où je suis, je ne te vois pas… Mais surtout arrime-toi bien au rocher. Faudrait pas que tu replonges maintenant…

- Vous inquiétez pas, commandant ! Maintenant, à votre tour. Je vais vous tirer de là !

Aussitôt, comme si le géant était incapable de ressentir aucune fatigue, Morane sentit que Bill le halait. Centimètre par centimètre, il remontait et, aussitôt qu’il le put, il s’agrippa à l’arrête supérieure du rocher qui les avait stoppés dans leur glissade. Encore quelques centimètres et, d'un coup de reins, il se retrouva à cheval sur la pierre recouverte d’un film de glace. Quelle sensation étrange de se retrouver là, à califourchon sur cet éperon rocheux qui saillait de ce fleuve de glace ! Quel soulagement aussi de ne plus subir l'étreinte de cette corde qui, quelques instants plus tôt, sous l'action de sa propre masse, lui cisaillait encore la taille !

Il suivit des yeux le filin qui montait dans l’obscurité grandissante. Une quinzaine de mètres au-dessus de lui, il distingua dans l’ombre son ami agrippé aux rochers. Il fallait se dépêcher de le rejoindre avant la nuit complète…

Avant de tenter le passage sur la pente de glace, Bob prit la précaution d’examiner la corde qui les avait retenus et qui les unissait encore, tel un cordon ombilical. Bien lui en prit, car la section qui avait porté sur l’arête supérieure du rocher était presque entièrement usée, arrachée par les frottements sur la pierre.

« Quelques minutes de plus, quelques chocs de trop et c’en était fini ! » pensa-t-il.

Tout en raccourcissant le cordage pour n’en conserver que la partie la plus saine, il se sentit réconforté par cette preuve supplémentaire de sa légendaire baraka. Cette chance, Morane ne pouvait pas la nier, et il comptait bien en profiter pour rejoindre son ami handicapé et ensuite descendre avec lui dans les vallées. Là, ils alerteraient les autorités du complot de Néron, et ils auraient peut-être encore le temps de sauver la population de Rome…

Une fois la corde assurée, la traversée se passa sans encombre. Bill ayant fixé l’extrémité supérieure du filin à un rocher, il suffit à Bob de se laisser couler sur le côté, jusqu’à la rive. Puis, s’aidant de la corde, Bob grimpa rapidement vers son ami qui semblait avoir du mal à récupérer des forces.

Morane n’osa pas lui demander de ses nouvelles, tant l’Ecossais semblait éreinté, prostré contre la pente rocheuse. L'effort qu'il avait fourni pour les sortir de cette situation périlleuse avait été intense : il lui avait fallu son courage et sa ténacité et surtout toute son énergie pour réussir. Bob l’aida à se défaire de son sac. Par chance, il leur restait cet unique sac, le sien s'étant perdu corps et biens lors du choc contre leur rocher salvateur. Il le fouilla pour y trouver de quoi manger un peu. Heureusement, Bill était un garçon prévoyant et, avant de partir, il avait largement puisé dans les réserves de l'hydravion pour charger son bagage de fortune.

La nuit tombant, ils se terrèrent alors dans une anfractuosité, tous deux bien enveloppés dans leurs couvertures. Un triste bivouac improvisé commençait, mais qu’il était bon de se retrouver de nouveau réunis !

  La nuit fut plus difficile encore qu’il ne pouvait l’imaginer. Vers minuit, alors qu’ils ne dormaient que depuis quelques heures, une tempête de neige se leva, qui réveilla Morane en sursaut, malgré son engourdissement. Dans un tel froid, il jugea que le sommeil ne pouvait que leur être fatal. Il secoua donc Ballantine qui grogna son mécontentement :

- Besoin de dormir, moi !

Bob dut insister, bousculer son camarade pour le tenir éveillé, car celui-ci, visiblement affaibli par l’effort qu’il venait de produire, n’était plus en état de juger de la situation :

- C’est pas des petites neiges comme ça qui me font peur, Commandant !

Bob protestait, argumentait :

- Ces neiges, elles te feront un blanc manteau, où tu pourras dormir ! Plus que convaincre, son but était surtout d’empêcher Bill de retomber dans un sommeil qui lui serait fatal. Mais celui-ci, certainement encore choqué de sa chute, se mit à prononcer des paroles sans suite, où le nom de Jeanne revenait souvent. Bob étonné se dit que ce n’était qu’un délire du au choc et à l’épuisement : « Grand gamin, il lui revient la fille qu'il aimait… » Ainsi, Bill racontait encore qu’ils s'en allaient main dans la main, qu’il la revoit quand elle riait…

Bill était bouillant, ce qui était un comble vu la température extérieure. Bob arrêta donc de le secouer, car son ami ne risquait pas de geler sur place. Il profita plutôt de cette chaleur dégagée par son compagnon fiévreux, et c’est peut-être ce qui lui permit lui-même de tenir.

Ce n’est qu’au petit matin que, sa fièvre tombée, Bill se réveilla tout à fait en forme, bien qu’il restât encore aveugle. Face à eux, le soleil s’était levé dans un ciel d’une pureté sans égale et Bob, qui en avait pourtant vu bien d’autres, admira le magnifique spectacle qui s’offrait à ses yeux. Puis, tandis qu’ils prenaient un frustre casse croûte, Bob considéra plus précisément leur position. Ils se trouvaient dans une pente assez raide, qu’ils pouvaient descendre sur quelques dizaines de mètres mais qui, plus bas semblait devenir quasi verticale. Sur l’autre rive, la pente restait praticable jusqu’à un plateau qui s’éloignait vers l’Ouest.

Les deux amis devaient donc traverser le fleuve de glace dans toute sa largeur. Bob, qui s'était chargé de leur unique sac, allait en tête taillant des marches dans la glace à coups de piolet, puis il guidait Bill de la voix. Procédant ainsi, encordés, ils mirent presque une heure pour parcourir ces quarante mètres, mais cela se révéla plus effrayant que vraiment difficile. Une fois la rive droite atteinte, la descente dans les rochers commença, Ballantine suivant toujours les indications de Morane.

Bien qu’ils se retrouvassent maintenant dans une situation moins catastrophique que la veille, ils n’avaient guère de raison de se réjouir. Morane avait fait le point des vivres qui leur restaient : à peine de quoi tenir deux ou trois jours en se rationnant. Mais où se trouveraient-ils dans trois jours ? Bill aurait-il recouvré la vue d’ici là ? Car, s’il leur fallait progresser au plus vite pour échapper au piège de la montagne, il devait bien s’avouer que son ami handicapé les ralentissait considérablement. Peut-être aussi que leur progression serait plus rapide dans quelques minutes, car ils s’approchaient d’un plateau suspendu qui marquait sans doute la fin de la chute de la rivière.

Bob fut tiré de ses réflexions pas une exclamation inattendue :

- J’entends des voix ! soufflait Bill dans son dos.

- Qu’est-ce que tu dis ?

- J’entends des voix ! Il y a quelqu’un en dessous…

- Tu rêves, mon vieux ! Voilà que tu te prends pour Jeanne d'Arc… Tu es sûr que ça va ? Ici, il ne…

- Chut ! insista Ballantine. Ne plaisantez pas, je vous dis qu’il y a quelqu’un !

Bob s’arrêta pour écouter mieux… D’abord, il n’entendit rien et allait rabrouer Bill qui était sans doute encore sujet à des hallucinations. Mais, tendant l’oreille, il dut bien se rendre à l’évidence : il percevait bien, lui aussi, des bruits de voix, très faibles, très lointains. Il n’y avait aucun doute possible : ils n’étaient plus seuls dans ce désert gelé !

  Oubliant toute prudence, Morane faillit sauter de joie et s’élancer dans l’instant vers ces hommes si proches qui ne pourraient pas manquer de les secourir. Que ce soient des alpinistes ou des nomades indigènes, l’entraide prime en montagne comme sur les océans. Pourtant, il se contint.

- Tu as raison, Bill… Sans doute ta perte de vue t’a-t-elle déjà donné une oreille des plus fines !

- Vous n’y allez pas, Commandant ? chuchota Bill qui fit aussitôt part de ses propres doutes : Vous croyez que…

- Justement, je me demande ce que feraient des gens honnêtes à traîner par ici… la saison est trop avancée pour une expédition d’alpinistes. Et nous sommes trop haut, trop loin d’un col praticable pour être sur une route indigène entre deux vallées.

- C’est aussi ce que je pensais, confirma l’Ecossais. Ce sont nos copains qui nous attendent à la sortie de la vallée. Seulement, ils ne pensaient pas qu’en montagne, les bruits portaient si loin… Au fait, j’espère qu’ils ne nous ont pas entendus…

Les deux compagnons, serrés l’un contre l’autre, accroupis derrière un rocher, tendirent de nouveau l’oreille. Ils furent vite rassurés, car le bruit de voix continuait, sur le ton d’une simple conversation. On ne pouvait bien sûr rien comprendre de ce qui se disait, mais il était évident que ceux qui étaient en bas devisaient dans le plus grand calme.

- Je vais voir ça de plus près, chuchota Morane. Attends-moi ici, je te laisse le sac, je reviens tout de suite.

Aussitôt débarrassé de sa charge, Morane se mit à descendre, en se coulant entre les rocs tourmentés. Bill prit son mal en patience, écoutant de toutes ses oreilles. Inquiet, il savait que, dans son état, il ne pourrait pas intervenir si cela tournait mal.

Après une éternité, il entendit enfin quelques raclements et une voix familière le rassura :

- C’est moi !

Revenu à l’abri du rocher, Morane expliqua ce qu’il avait vu :

- Nous sommes presque arrivés au replat, c’est là qu’ils nous attendent, au débouché de la vallée.

- Ils sont nombreux ?

- Juste devant nous, à une centaine de mètres, il y a deux hommes cachés derrière un éperon qui descend de cette arête.

Machinalement, comme si Bill pouvait voir son geste, il désignait une crête presque verticale qui bordait le couloir rocheux qu’ils descendaient depuis le matin.

- Il y en a deux autres en face, sur l’autre rive… Un dernier groupe se tient entre les deux, au centre de la gorge, ils s’abritent et se planquent derrière un petit mur de glace qu’ils se sont certainement construit.

- Six bonshommes ? ricana Bill. C’est tout ? C’est vrai qu’ils ne pouvaient pas savoir que je n’y verrais plus que couic !

- Il y a aussi deux hélicoptères, plus loin dans l’axe de la vallée, des Bell, sans immatriculation ni aucune marque de nationalité. Je ne sais pas s’il y a d'autres hommes à l'intérieur, je n’ai rien vu ! Mais c'est une certitude, ils sont bien là pour nous.

- Ils voulaient nous surprendre, c’est nous qui les surprendrons car ils ne semblaient pas nous attendre si tôt, souffla Bill. Mais faut un plan !

  Les deux hommes restèrent un moment silencieux, réfléchissant chacun de son côté. Parfois, Ballantine demandait quelques précisions et Bob lui répondait de son mieux. Bien sûr qu’il leur fallait jouer de l'effet de surprise. Il paraissait évident qu’une embuscade leur avait été tendue, mais ceux qui les attendaient ne pouvaient être vigilants pendant des heures, surtout dans ce froid… Peut-être qu’avec un peu de chance, le gibier allait pouvoir devenir le chasseur.

- Notre seule chance, c’est d’attendre la nuit. Il faudrait pouvoir les contourner ou de passer entre les mailles de leur filet.

- Je crois que vous avez raison, commandant. Mais ils verrouillent tout le passage…

- Je le sais bien…

Le jour tombait rapidement. Contrairement à la veille, les deux amis attendaient cette nuit avec impatience. Hier, elle les poussait en avant, les inquiétait. Aujourd’hui, ils en avaient besoin ! Comme toute la vallée, ils étaient depuis longtemps dans l’ombre, et celle-ci envahissait rapidement tout le plateau qu’ils dominaient. Ils mangèrent un peu, silencieusement, puisant dans leurs dernières réserves.

- J’ai une idée !

C’était Bill qui venait de parler, la bouche encore pleine de biscuits. Bob observa son vieux copain avec curiosité et admiration. Comme la luminosité ambiante avait fortement diminué, l'Ecossais avait enlevé son bandeau et, dans ce jour moribond, ses yeux luisaient à peine. Ces yeux malades qui ne voyaient plus rien, mais Bill avait encore la ressource de réfléchir, il était plus que jamais prêt à se battre contre les éléments, les ennemis, l’adversité, contre… tout !

Ballantine expliqua son plan à voix basse. Ils attendraient la fin de la nuit, quand la vigilance des sentinelles allait immanquablement se relâcher.


13

 

La quête souterraine.

 

 

Passage à l’action.

 

Un peu de confort,

 

Hospitalité tibétaine

 

 

 

 

Quand la nuit fut complète, Bob Morane et Bill Ballantine remontèrent sur quelques dizaines de mètres la pente de rochers, tout en se rapprochant du fleuve de glace. La nuit était heureusement claire et la lumière des étoiles qui se réverbérait sur la glace était plus que suffisante pour leur permettre de se déplacer. Même la météo glaciale mais calme semblait de leur côté.

Les deux amis prenaient tout leur temps, leur progression était digne de vieux escargots arthritiques. Car ils avaient tout leur temps. Le plus important était de ne pas se faire repérer pour garder jusqu’au bout l’effet de surprise indispensable. Ne pas être vus ni entendus, cela seul comptait pour l’instant… Accroché à la ceinture de Morane, qu’il suivait comme un frère siamois, Ballantine imitait au mieux les gestes de son guide, comme une danseuse se laisse mener par les discrètes impulsions de son cavalier.

 

Le plan de Bill était des plus audacieux mais, s’il avait tout d’un va-tout, il s’était révélé le seul possible. Les deux amis en avaient discuté tard dans la nuit, ils avaient cherché d’autres idées, mais rien de mieux n’avait été trouvé.

 

Une fois à la lisière de la glace, Morane prit le temps d’observer l’obscurité en dessous d’eux et de décrire silencieusement ce qu’il voyait. Sous la faible clarté des étoiles réverbérée par la glace, il repéra d’abord les emplacements des guetteurs sur les deux rives, mais ne les distingua pas vraiment. Par contre, le muret de glace au centre du fleuve se détachait nettement sur celui-ci, ainsi que la silhouette des deux hélicoptères, plus loin, droit devant.

Il ne voyait toujours personne près de ces machines. Dans la nuit, ils avaient beaucoup réfléchi à ce problème, à cette équation à une inconnue. Deux hélicoptères, six hommes en embuscade, besoin d’un long rayon d’action… logiquement, il ne pouvait pas y avoir plus que les deux pilotes dans les engins…

Espérant que leurs calculs se révèleraient corrects, Bob donna enfin le signal :

- On y va ?

- A vos ordres, commandant !

Calculant de son mieux sa trajectoire, tel un joueur de curling*, Bob se lança sur la glace, suivi de Bill auquel la corde le reliait toujours.

Pas question ici de garder l’équilibre, ils glissaient tous les deux assis, comme des gamins, au ras de la surface gelée. La pente était encore raide –trente à quarante pour cent- et ils prirent très rapidement de la vitesse. Une vitesse que, contrairement à leur première glissade qui avait failli leur être fatale, ils recherchaient comme une complice.

L’impulsion initiale de Bob avait été un modèle du genre, leur trajectoire se révéla parfaite. Aucune correction ne fut nécessaire, qui aurait pu, par le raclement du piolet, les faire repérer trop tôt. Ils fusaient comme des bolides. Bientôt, ils furent contre le muret, qu’ils dépassèrent comme des flèches, sans que les deux gardes, sans doute à moitié assoupis, n’aient le temps de réagir.

Deux cents mètres plus loin, à peine à droite, les hélicoptères : leur but, leur salut, étaient là ! Comme prévu, Bob planta son piolet dans la glace pour infléchir leur glissade vers les machines et pour ralentir un peu leur course.

Derrière eux, enfin, des cris s’élevaient, puis plusieurs coups de feux claquaient. Mais l’effet de surprise avait bien joué, car les décharges semblaient tirées complètement au hasard.

Le fleuve de glace était devenu presque horizontal. Les Bell étaient à présent tout proches. Aidé de Bill qui utilisait des boîtes de conserve vides comme crampons, Bob réussit à freiner assez leur course pour s’immobiliser contre la première machine. Comme ils l’avaient espéré, il n’y avait là que deux hommes qui dormaient dans la carlingue. Cueillis un à un dans un demi-sommeil, ceux-ci n’offrirent aucune résistance à Bob, qui les assomma proprement d’un simple crochet à la pointe du menton.

A leur ceinture, les deux pilotes portaient chacun un revolver de gros calibre. Bob les passa aussitôt à Bill et lui montra dans quelle direction approximative il devait tirer pour tenir les autres en respect. Puis il laissa Bill posté à la porte latérale de la soute, mais Bill ne devait pas tirer, il devait attendre un signal de Bob. Si ça se trouvait, ils n’étaient toujours pas repérés par les groupes postés en bas de la rivière, il était donc inutile de les ameuter !

Le Français grimpa dans la cabine de pilotage de la machine et lança les turbines qui devaient chauffer quelques minutes pour donner de la puissance. Réagissant au quart de tour, la machine se réveilla sans une hésitation et laissa aussitôt entendre son sifflement. Bob sauta alors vers le deuxième appareil et entreprit de le saboter rapidement. Quelques nappes de fils électriques arrachées sous le tableau de bord et il était assuré qu’on ne les poursuivrait pas de sitôt, mais aussi que ces huit hommes ne seraient pas abandonnés sans moyen de transport. La radio fut aussi mise provisoirement hors service, là aussi de façon à ne pas leur interdire d’appeler des secours dans quelque temps, après qu’ils aient réparé. En effet, il n’était pas dans les habitudes de Bob Morane de condamner des hommes, aussi cruels et impitoyables qu’ils puissent être, à mourir, abandonnés et sans ressources.

Tandis qu’il regagnait le premier hélicoptère où Bill l’attendait, il vit du coin de l’œil que les six hommes postés en embuscade revenaient prudemment vers les machines, attirés sans doute par le bruit inattendu des moteurs.

A l’oreille, Morane jugea que les turbines étaient assez chaudes pour tenter de décoller. Il monta à bord, tira son ami à l’intérieur et se laissa tomber sur le siège du pilote.

Heureux de quitter de nouveau ce plancher des vaches inhospitalier, Morane poussa les gaz et inclina le manche à balai. La lourde machine s’éleva sans hésiter et Bob la fit virer et tourner le dos à la cascade de glace.

Près de lui, le géant s’approcha à tâtons et s’affala sur le second siège.

- Mission accomplie, commandant !

- Comme quoi les plans les plus simples sont parfois les meilleurs !

- Et les moins compliqués ! ajouta Bill en éclatant de rire.

On ne leur avait même pas tiré dessus !

 

 

--§--

 

Après une dizaine de minutes de vol, ils avaient entièrement traversé le plateau enneigé et Bob avait jugé qu’ils étaient provisoirement hors de portée de leurs ennemis. Devant eux, une barrière montagneuse semblait s’ouvrir par un étroit défilé, mais l’obscurité les empêchait de tenter de s’y engager. Piloté de main de maître, le Bell avait trouvé un replat rocheux pour y passer le reste de la nuit.

De toute façon, cette halte faisait partie de leur plan, ils l’avaient décidée la veille, avant d’étudier les détails de leur attaque surprise. Elle était indispensable, car Bob ne pouvait en effet à la fois piloter dans l’obscurité, consulter les cartes et se repérer, surtout qu’il n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient !

  Pour pouvoir repartir à la moindre alerte, ils avaient décidé de rester dans le poste de pilotage et de ne fouiller l’appareil que plus tard, quand il ferait jour.

Morane avait toujours sa lampe stylo. Contre son siège, il trouva comme prévu tout un lot de cartes qui, même si elles étaient très approximatives –ce qui était normal dans cette région-, lui suffirent à se repérer. Comme il l’espérait aussi, des annotations au crayon avaient été portées sur les documents ; elles pointaient sans aucun doute possible le lac où ils s’étaient crashés, le fleuve de glace, et le débouché de celui-ci sur le plateau qui avait été choisi comme lieu d’embuscade.

- Bill, bienvenue au Tibet ! annonça-t-il. A ce qu’il paraît, nous sommes dans le massif du Keilach, au Nord Est de la vallée du Brahmapoutre, à l’Ouest de Lassa.

- Ah, le Tibet, railla Ballantine sur un ton de camelot, ses cités interdites, ses lamaseries, ses bonzes, ses sommets inaccessibles ! Et n’oublions pas, chers visiteurs, notre célèbre ami, j’ai nommé… l’Ombre Jaune !

- Ah, s’étonna Morane, je croyais que tu allais parler du yeti… Mais… penses-tu que Ming soit associé à cette affaire ? continua-t-il en se passant la main ouverte dans les cheveux.

- Franchement, Commandant, je me pose sérieusement la question, mais je n’y crois pas ! C’est nous qui sommes venus nous échouer dans la région ! Ce n’est pas Ming qui nous a attirés sur ses terres, mais c’est l’ouragan qui nous a poussés hors de notre route. Si nous sommes près du repaire de l’Ombre Jaune, je pencherais plutôt pour le hasard !

- Tu as peut-être raison, mais j’ai encore en tête une information donnée par Jeanne et à laquelle nous n’avions pas prêté attention.

Au nom de Jeanne, le visage de l’Ecossais s’assombrit un peu. Une blessure mal refermée le tiraillait sans doute.

- Oui, je me souviens, continua Bill qui semblait ne pas vouloir se laisser gagner par le désespoir. Un grand homme habillé de noir était venu s’informer dans la boîte de nuit. Mais ce n’est pas une preuve ! Ming n’est pas le seul à répondre à une telle description.

  Sur ces questions en suspens, les deux hommes se calèrent sur leur siège et s’enroulèrent dans des couvertures pour prendre un peu de repos avant la fin de la nuit. Quelques instants plus tard, des ronflements sonores indiquèrent que Bill avait rejoint les bras de Morphée.

Mais Bob, lui, ne trouvait pas le sommeil. Il finit par reprendre les cartes et par rallumer sa lampe stylo. Il avait remarqué un trait au crayon qui indiquait sans aucun doute la route de l’hélicoptère ; à en croire ce document, il semblait bien que le Bell provenait du pied du massif du Kunlun, au delà des plaines de Chang Thang, en plein au milieu de nulle part ! Et ce point de départ semblait être une sorte de base, car de nombreuses traces de crayon gommé partaient de cet endroit.

Qu’est-ce que ça voulait dire ? Etait-ce une base secrète ? Comment ne pas penser à Ming ? Il y avait aussi eu ces avions de chasse qui les avaient salués sans les attaquer, ces tirs de missiles, puis ce Mig sans immatriculation venu achever la carcasse de l’Emily… Et enfin, cette embuscade… Une telle présence, une telle organisation, si loin de Rome et des Néo-Romains, faisaient décidément plus penser à Ming qu’à Néron.

Pourtant Morane ne pouvait s’empêcher de douter de cette déduction peut-être trop hâtive. Quel rapport pouvait-il y avoir entre Néron et Ming ? Pourquoi donc Ming collaborerait-il avec cet illuminé d’Italien ? Néron voulait revenir à des techniques ancestrales, Ming était adepte de sciences et de progrès. Néron rêvait de reconstruire une société utopique, en se retournant vers le passé, Ming rêvait surtout de ramener l’Homme à plus de considérations vis-à-vis de la planète. Néron regrettait la civilisation romaine qu’il portait en exergue, Ming ne pouvait qu’exécrer cette origine culturelle de la société occidentale. Néron rêvait d’un monde disparu depuis 2000 ans, Ming pouvait s’y rendre avec ses vaisseaux temporels. Bien sûr, tous les deux étaient à leur manière aussi utopiques l’un que l’autre. Néron ne voyait que Rome, Ming considérait la nature dans son ensemble. Mais enfin et surtout, Ming n’avait besoin de s’asocier à personne, surtout pas à un Néron rêveur et encombrant !

  Morane finit par éteindre sa lampe, mais le sommeil ne venait toujours pas. A ses côtés, la masse de Bill se soulevait régulièrement au rythme de sa respiration sonore. Qu’allaient-ils devenir, eux qui avaient cru pouvoir contrecarrer les plans démoniaques de cette bande de fanatiques que constituaient ces Néo-Romains ? Plutôt que de pouvoir aider les autres, ils en étaient depuis des heures lamentablement réduits à essayer de sauver leur propre peau.

 

 

--§--

 

Les premiers rayons du soleil commençaient à éclairer les plus hauts sommets, le jour descendait doucement dans les vallées. Un reflet accrocha un cadran sur le tableau de bord, les yeux ensommeillés de Morane glissaient rêveusement sur ses cartes. Il sentait le froid s’envahir. Quand avait-t-il eu chaud pour la dernière fois ? A Macao ? Non… Plus tard, il se rappelait… Une grande chaleur… Un incendie…

Morane sursauta. Pourquoi cette idée ? Il regarda autour de lui, mais tout était normal. Quel incendie ? Il se rappela alors cette dernière sensation de chaleur : c’était quand l’Emily avait brûlé, touché par les tirs du Mig. Toute l’essence avait pris feu, la chaleur les avait atteints.

Le cadran brillait toujours devant lui et il comprit enfin le rapprochement d’idées qu’il avait fait inconsciemment. Il reprit sa carte tout en remettant le contact sur le tableau de bord, puis il ralluma sa lampe. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ?

Morane fit quelques calculs rapides, il les recommença plusieurs fois. Un coup d’œil en arrière, pour inspecter rapidement la soute : Rien, pas un bidon. Car la question était là, la même qu’ils s’étaient posée en décollant de la baie de Hong Kong : le carburant.

Bob ne voulait pas savoir comment les hélicoptères devaient regagner leur base du Kunlun. Sans doute un autre appareil devait-il les ravitailler ? Ce qui l’intéressait, c’était comment il pourrait, lui, avec ce qui restait dans les réservoirs, gagner un endroit fréquenté, une route, un village... Ils avaient tout juste de quoi voler quatre ou cinq heures, ce qui leur permettrait de parcourir huit cents kilomètres, mille au maximum. La vallée du Brahmapoutre était plus loin, bien plus loin !

  Une fois le jour levé, Morane fouilla de fond en comble leur machine. Il y trouva deux caisses de rations militaires, un réchaud à gaz, des parkas, des munitions pour leurs armes. Un véritable luxe !

Tout en faisant chauffer une casserole de soupe instantanée, Morane ne put cependant s’empêcher de pester :

- Il y a tout ce qu’il faut, sauf de l’essence !

- C’est pas l’essence, c’est la soupe que ça sent ! rigola Bill qui venait de s’éveiller.

Bob n’était pas d’humeur à plaisanter, d’autant plus qu’il comprit vite que son ami était toujours aveugle… Il lui expliqua rapidement ses réflexions et ses calculs.

- Alors qu’est-ce qu’on fait ? On va pas rester là ?

- Bien sûr ! Je vais faire le tour de l’hélico, puis on va décoller. On va voler à l’économie, pour descendre le plus loin possible ; mais je crois qu’on va devoir marcher un bon bout de temps encore !

- A vos ordres, comman…

Bill ne termina pas ; lui non plus n’avait pas trop envie de rire, même de leur vieille plaisanterie.

Morane n’était pourtant pas de caractère à se laisser abattre, il l’avait prouvé à maintes et maintes reprises, et son moment de découragement de la veille ne devait pas se reproduire de sitôt :

- Pour une fois, je t’autorise à m’appeler Commandant, puisque tu n’es pas encore capable de voler de tes propres ailes ! Mais demain, quand tes yeux iront mieux, il faudra que tu oublies mon grade !

 

 

--§--

 

Ils volaient maintenant depuis presque trois heures. Un vol régulier, sans histoire. Bob avait rapidement pris en main cette machine moderne et robuste. De part et d’autre, les montagnes défilaient. Sous son ventre, la neige succédait à la glace, le rocher alternait avec les séracs.

Utilisant toute son expérience et sa maîtrise de ce genre d’engin, Bob arrachait calmement du réservoir tous les kilomètres qu’il pouvait se permettre de gagner. La main posée en permanence sur la manette des gaz, il pilotait en avare, ne donnant un petit coup du bout des doigts que pour passer une crête ou prolonger un vol plané. La plupart du temps, il maintenait l’alimentation à zéro, profitant du dénivelé pour planer en autogiration*. Pourtant, bien trop souvent à son gré, il devait parfois maintenir un vol horizontal pour traverser un plateau jusqu’à son issue et il surveillait alors l’aiguille qui, trop rapidement à son gré, se rapprochait inexorablement du zéro fatidique.

  Avec un tel pilotage, Morane réussit à maintenir sa machine en l’air plus de six heures trente. C’était un exploit que les ingénieurs de Bell Aéronautic auraient sans doute été étonnés de connaître. Mais quand les turbines hoquetèrent, puis refusèrent une dernière fois de se relancer, Bob dut se résoudre à chercher une aire d’atterrissage. Une grande congère longeait une bande de rochers, à une centaine de mètres d’eux. Tirant du reste d’énergie cinétique de quoi se traîner jusque là, Bob posa sa machine sur cette neige soufflée qui absorba le choc de ce posé sportif comme un véritable coussin de plumes. La coque enfoncée dans la poudreuse, presque invisible dans le désert glacé, le Bell s’immobilisa définitivement, le rotor brassant encore quelques instants, silencieusement, l’air glacé.

  Il était plus de midi, trop tard pour partir à pied. Il valait mieux utiliser cette fin de journée pour se reposer et se préparer, en utilisant au mieux les réserves et équipements qu’ils avaient découverts le matin. Tandis que Bill se coiffait du casque radio pour tenter de contacter une station quelconque, Bob se chargea de garnir deux sacs à dos qu’ils emporteraient le lendemain. Puis il sortit pour camoufler l’appareil au mieux en le recouvrant de neige. Il n’avait malheureusement pas d’outils pour démonter les pales du rotor, qui restaient si repérables dans ces étendues immaculées.

  A la tombée de la nuit, quand Morane rentra pour préparer un repas chaud, Bill n’avait réussi à contacter personne 

- Je n’y croyais pas trop, avoua-t-il, mais quand même, si on avait eu un peu de chance…

- Bien sûr, les ondes peuvent porter loin en montagne, mais tu as raison, c’est une question de chance… Et puis, concernant la baraka, faut pas trop nous plaindre, nous en avons eu pas mal ces derniers jours…

  Cette fois, à la veille de se mettre en route comme des explorateurs polaires bien équipés, Bob réussit à bien dormir, satisfait de ce qu’il avait pu tirer de l’hélicoptère. Mais Bill, lui, fut en proie à une série de cauchemars qui ne s’interrompaient que par des réveils pleins de tremblements fiévreux ; sans doute, comme ses yeux, souffrait-il encore de son exposition prolongée au soleil.

 


S’il n’était pas devenu le Bill que nous connaissons…

 

Le cauchemar de Bill

 

                        C'était vraiment un employé modèle, Monsieur William…

Toujours exact et toujours plein de zèle, Monsieur William…

Il arriva jusqu'à la quarantaine sans fredaine, sans le moindre petit drame…

  Mais un beau soir du mois d'août, il faisait si bon il faisait si doux,

Que Monsieur William s'en alla flâner droit devant lui.

  Monsieur William vous manquez de tenue,

Qu'alliez vous faire dans la treizième avenue ?

Il rencontra une fille bien jeunette, Monsieur William…

Il lui paya un bouquet de violettes, Monsieur William…

Il l'entraîna à l'hôtel de la pègre, mais un mec a voulu prendre la femme…

  Monsieur William hors de lui, lui a donné des coups de parapluie,

Oui mais le mec dans le noir, lui a coupé le cou en deux coups de rasoir.

Monsieur William vous manquez de tenue,

Qu'alliez vous faire dans la treizième avenue ?

Il a senti que c'est irrémédiable, Monsieur William…

Il entendit déjà crier le diable, Monsieur William…

Aux alentours il n'y avait personne qu'un trombone, chantant la peine des âmes…

Un aveugle en gémissant sans le savoir a marché dans le sang,

Puis dans la nuit, a disparu, c'était peut être le destin qui marchait dans la rue.

Monsieur William vous manquez de tenue,

Qu'alliez vous faire dans la treizième avenue ?


L’aube.

Bob ouvrit les yeux, en pleine forme, et secoua aussitôt son camarade qui, lui, venait seulement de sombrer dans le sommeil.

- Allez, il faut partir, insista le Français.

- Ça vient, ça vient ! ronchonna Bill qui était encore dans son cauchemar et se croyait mort en plein New York.

Il revint pourtant vite à la réalité :

- Mais j’y vois toujours rien, moi ! Combien de temps vous avez dit que ça durait, une ophtalmie des neiges ?

- Trois ou quatre jours, ça dépend…

- Je suppose que pour moi, ça fera cinq ou six…

Bob ne répondit rien. Que dire ? Que pouvait-il, décemment, dire ?

Quelques minutes plus tard, les deux hommes se mettaient en marche, entamant une randonnée qui allait peut-être leur prendre des semaines.

Ils n’étaient même pas certains d’aboutir un jour quelque part, tant ces montagnes semblaient se multiplier à l’infini devant eux…

Bob avait pris la tête, encordé avec Bill qui le suivait à quelques pas. Quand un passage délicat le demandait, le Français attendait son camarade et le prenait fraternellement par la main pour le guider.

Bill ne disait rien, mais Morane imaginait combien celui-ci devait souffrir de son incapacité à faire quoique ce soit depuis des jours ; il comprenait combien cela devait être dur pour un tel caractère de dépendre d’autrui, et de se résigner ainsi à attendre tout de l’autre.

Cela faisait déjà au moins trois jours que Bill était aveugle, qu’il se protégeait les yeux derrière un simple bandeau de toile. Normalement, il aurait dû commencer à recouvrer la vue. Mais était-ce un traitement normal, justement, ce qu’ils vivaient ces jours-ci ? Un tel régime pouvait-il être salutaire pour Bill, ou entretenait-il son mal ?

 

 

--§--

 

Sans doute l’ouie de l’Ecossais était-elle affinée par son handicap, toujours est-il que ce fut encore lui qui sentit le premier une nouvelle présence :

- Commandant ! Stop ! Il y a du monde devant ! Je sens comme une odeur…

Les deux hommes progressaient à ce moment-là sur une étroite étendue, presque plane, bordée à gauche par une falaise qui tombait de sommets invisibles et à droite par des précipices infranchissables. Devant eux, le plateau s’inclinait progressivement et disparaissait de leur vue.

Morane ne posa pas de question. Si quelqu’un, homme ou animal, les attendait plus loin, il fallait savoir s’ils représentaient un danger. Il partit donc en éclaireur, d’abord marchant, puis rampant dans la neige.

Très vite, il entendit des bruits de voix, puis des grognements de bêtes. Ensuite, l’odeur le saisit, lui aussi ; une odeur de bête mouillée, de sueur, de suif. Quand, en relevant la tête, il aperçut la troupe qui lui barrait le passage, il fut en même temps convaincu et soulagé : devant lui, à moins de cent mètres, une centaine de yacks et une dizaine d’hommes étaient arrêtés, se préparant pour l’étape du soir.

Abandonnant toute précaution, il se releva pour courir chercher Bill. Qui avait parlé de malchance ? Dans le désert immense de l’Himalaya, ils étaient tombés juste sur une caravane ! Après cela, qui pourrait encore douter de leur baraka ?

Quelques instants après, les deux amis revinrent vers ces montagnards et leurs bêtes qui, de toute leur vie, ne connaîtraient que ces régions sauvages et désolées. Quand ils apparurent, ces paisibles Tibétains levèrent à peine la tête et continuèrent à vaquer à leurs occupations ; mais quand Bob et Bill approchèrent, ils se redressèrent pour tendre leurs mains. Plusieurs d’entre eux sortirent de nulle part des écharpes de toile fine et blanche, qu’ils passèrent au cou des nouveaux arrivants, dans un geste de bienvenue. Puis, sans un mot, très simplement, ils les entraînèrent sous une des deux tentes de feutre, pour les installer contre quelques ballots, avant de les couvrir de couvertures de laine.

Un peu plus tard, tous étaient là, serrés sous la tente, à les observer avec curiosité teintée d’une petite pointe d’incrédulité teintée de méfiance.

Enfin, une vieille femme apporta deux bols fumants. Quand elle tendit le sien à Bill, celui-ci eut un haut le cœur et fronça les sourcils en demandant :

- Qu’est-ce que c’est que cette odeur ?

Heureusement qu’il avait parlé en français, car un des hommes, qui avait sans doute servi de porteur à quelque expédition alpiniste, utilisa un anglais assez correct pour préciser :

- Il faut manger la tsampa ! Pour reprendre des forces.

Bob encouragea son ami, car ils n’étaient pas en position de vexer en quoi que ce soit leurs hôtes accueillants :

- Il faut que tu avales, Bill ! Nos nouveaux amis nous observent ! Ce n’est que du thé au beurre, la boisson nationale du Tibet. J’ai ai déjà bu, ce n’est pas si mauvais. Bien sûr, c’est un peu déroutant au premier abord, surtout avec cette odeur de rance… Pour l'apprécier, essaye de penser que tu bois du bouillon et, surtout, évite de respirer quand tu as le nez dans ton bol...

- Mange, insista l’homme qui parlait anglais. Moi, je m’appelle Changh, et toi, tu manges !

Pour finir, une fois prévenu, Bill Ballantine décida qu’il en avait déjà vu d’autres et engloutit d’un trait son bol de tsampa, sous les yeux des Tibétains qui arborèrent aussitôt un large sourire. Sorti d’on ne sait où, un grand chien jaune sauta alors sur les couvertures qui emballaient le géant pour lui lécher le visage et tout le monde éclata de rire : ils étaient adoptés !

 

 

--§--

 

Bob Morane et Bill Ballantine cheminèrent avec cette caravane durant plusieurs jours. Leurs compagnons leur avaient indiqué qu’ils s’en retournaient vers leur village, qui se trouvait dans une haute vallée, au-dessus du lac de Mapham Tso ; il avait ajouté que, de là, un guide pourrait les conduire vers la route de Lhassa. Ils n’avaient guère le choix : plutôt que l’isolement et l’inconnu, ces hommes leur offraient leur aide, leur expérience et ils les ramenaient vers la civilisation. Même si cela devait prendre des jours, ils ne pouvaient quitter cette caravane qui les protégeait, les nourissait et les guidait sûrement. Ainsi, si Bob avait cru pouvoir trouver sa route en descendant toujours vers l’aval, le guide tibétain avait choisi, lui de monter à flanc de montagne pour atteindre un col invisible et passer dans une autre vallée parallèle.

- La neige vient tôt, cette année, avait expliqué Changh, et il vaut mieux couper au plus court !

Morane et Ballantine ne pouvaient que s’abandonner à ces hommes et ils marchaient avec eux, comme eux, vers leur village, par la route que les Tibétains choisissaient. Vu l’accueil généreux qu’ils avaient reçu, ils avaient naturellement mis en commun leurs propres vivres et partageaient dorénavant la vie de ces gens rudes qui bravaient la montagne pour trouver dans de lointaines vallées de quoi subsister dans leur propre hameau.

  Devant, le vieil homme qui guidait la caravane ouvrait un passage dans la neige profonde, suivi par son plus vieux yack. Le reste du groupe suivait en file indienne dans la même trace, soufflant sous l’effort à cause du manque d’air.

Marchant dans les pas de Changh, Bob questionnait parfois l’ancien sherpa sur le temps qu’ils mettraient à atteindre le village ou sur les distances à parcourir, mais les réponses de celui-ci étaient toujours aussi évasives que philosophes :

- La montagne est notre mère à tous. La montagne décidera.

Derrière eux, le géant écossais avançait sans un mot, s’appuyant sur un morceau de bois qui lui servait de canne, et tiré par le grand chien jaune qui l’avait adopté. Son attitude de plus en plus taciturne ne manquait pas d’inquiéter Bob car, n’ayant toujours pas retrouvé l’usage de ses yeux, Ballantine semblait sombrer dans une mélancolie fataliste.

- Comment ça va, Bill ? demanda le Français en se retournant.

- De quoi je me plaindrais ? grogna le géant sans lever la tête. J'ai mon chien et mon bâton, mes deux compagnons fidèles. L'un me conduit à tâtons, l'autre au bout d'une ficelle… N'aimeriez-vous pas bien mieux ces deux guides que deux yeux ?

Les tirades de Bill étaient toutes sur le même ton : faussement désinvoltes, elles traduisaient un malaise certain.

D’abord, il ne voyait toujours rien et son visage était toujours barré de son sempiternel bout de toile protectrice. Bien sûr, la vieille Tibétaine qui avait examiné ses yeux s’était montrée plutôt rassurante : il fallait seulement attendre et l’homme aux cheveux de feu reverrait comme avant… Bob se demandait aussi si ce problème de vue était bien le seul à atteindre le moral de son vieux copain : il ne pouvait s’empêcher de penser à son amourette pour Jeanne, la belle Italienne de Macao ; mais il n’osait pas aborder ce sujet délicat.

  Une fois au col de Mosanar, une halte fut décidée, pour permettre à chaque Tibétain de rendre hommage aux divinités de la montagne en accrochant aux hauts mâts de bois des rubans de toiles colorées : des drapeaux de prières. Ici, les Bouddhistes rendent ainsi hommage aux divinités que sont pour eux les montagnes.

Tandis que tous avalaient ensuite un bol de la traditionnelle tsampa, Bob remarqua que plusieurs hommes s’étaient éloignés et discutaient vivement, en leur jetant de fréquents coups d’œil.

Il n’eut pas le temps de s’interroger longtemps, car leur interprète habituel s’approcha et leur expliqua ce qui venait d’être décidé en quelques phrases courtes :

- L’homme aux cheveux de feu a besoin d’herbes pour ses yeux. Nous avons ces herbes au village, mais on en est trop loin. Il faut le soigner vite. Alors nous avons décidé que Changh et deux autres hommes vous emmèneront à la lamaserie de Ten Tsao. Là, les prêtres possèdent les herbes qu’il faut. Quand, plus tard, ses yeux seront guéris, un moine vous guidera jusqu’aux basses vallées.

Morane vit que Bill allait protester, au moins pour la forme, mais le Tibétain ne lui en laissa pas le temps :

- C’est décidé, on ne discute pas ce qui est décidé.

  Le soir même, après une descente rapide sur un sentier escarpé et vertigineux, ils arrivèrent en vue de la lamaserie accrochée au flanc de la montagne. C’était un grand bâtiment quadrangulaire et massif, percé de multiples fenêtres. Malgré ses murs inclinés et quelques toitures étagées, son allure massive ne manquait pas de rappeler d’autres monastères de montagne, comme celui du Grand Mont Saint Bernard. Sur ses toits en terrasse, de longues oriflammes jaunes volaient au vent. En s’approchant dans la nuit tombante, les six hommes entendirent les chants et les prières des lamas, rythmés par les tambourins et les trompes. L’ensemble ne manquait pas d’allure tout en donnant l’impression, pour une oreille occidentale d’un étonnant capharnaüm.

Un accueil des plus chaleureux leur fut réservé par les moines qui vivaient là toute l’année, bravant l’hiver dans l’isolement le plus complet. Ces religieux qui pratiquent un bouddhisme particulier au Tibet se montrèrent d’autant plus empressés que la saison était bien avancée pour que des voyageurs se présentent à leurs portes.

Les deux Européens visitèrent rapidement le temple qu’on leur ouvrit en guise de bienvenue, malgré l’heure tardive. Ce lieu, très sombre, n'était éclairé que par quelques lampes à huiles accrochées devant les fenêtres, très haut placées. Les banquettes des moines longeaient les murs entièrement recouverts de représentations d’autres lieux sacrés et de scènes de la vie Bouddhas. La charpente était finement sculptée et peinte de couleurs vives. Sur les murs et au plafond, étaient suspendus des tangkas* et des mandalas*, encadrés de brocarts de soie. Au fond de la salle, trônaient des statues de Bouddhas, de Boddhisattvas et d’autres divinités, comme Tsongkappa ou Guru Rimpoche. Des merveilles que Bill ne pouvait malheureusement pas admirer ; mais celui-ci semblait curieusement être ailleurs, comme déstabilisé par la spiritualité de l’endroit. Pourtant, Morane savait que ce ne pouvait être cela.

  Quand Bob eut admiré ces innombrables richesses qu’il aurait bien aimé pouvoir détailler plus longtemps, il demanda à Changh d’expliquer aux bonzes ce qui arrivait à Bill. Un tout jeune moine les conduisit alors à une annexe en contrebas du temple, car ils ne pouvaient loger dans la lamaserie elle-même. Là, ils purent se soigner et se laver dans un confort frustre mais bienvenu, tandis que le moinillon leur préparait une bouillie de céréales : un plat réconfortant qui les changea un peu de la tsampa. Plus tard, un vieux lama au visage creusé de profondes rides les rejoignit pour s’occuper de Bill.

Celui-ci eut d’abord du mal à se laisser appliquer ce remède, dont l’odeur, il est vrai, était écœurante. Ses gestes de défense n’eurent pour effet que de renverser le bol de terre cuite qui se brisa sur le sol. La réaction du moine fut alors très surprenante : plutôt que de se fâcher, il saisit le visage de Bill entre ses mains et apposa ses lèvres sur son front ; ce baiser silencieux calma définitivement les récriminations du géant qui attendit sans un geste que le bonze rapporte un nouveau bol de pommade.

- Quand lama pas content, lui toujours faire ainsi, expliqua Changh, avec un sourire admiratif.

  Tout en prononçant des incantations, il couvrit les paupières de l’Ecossais d’une bouillie verdâtre, puis il s’assit près de lui et se mit à lire des soutras*, tout en tournant un moulin à prières. Ni Bill ni Bob ne firent de remarques ; bercés par ces incantations, ils s’endormirent comme des bébés.

  Le lendemain matin, le jeune moine les réveilla très tôt, car le jour se levait à peine. Le vieux lama avait disparu, mais devant la porte, leurs trois guides les attendaient déjà.

Changh expliqua qu’il fallait partir au plus vite s’ils ne voulaient pas être bloqués là pour l’hiver entier.

- Maintenant, nous avons les herbes pour soigner les yeux de l’homme aux cheveux de feu. La neige arrive. Il faut partir tout de suite !

Bill les rejoignit alors à tâtons, pour annoncer une décision qu’il avait prise depuis la visite du temple, et qu’il avait gardée pour lui jusqu’au dernier moment.

- Vous pouvez partir, Commandant, mais moi, je reste ! Je ne suis pas prêt d’être guéri et, plutôt que de vous aider, je vais vous gêner, vous retarder. Vous devez retourner en Europe le plus vite possible, vous ne pouvez pas vous permettre de traîner un boulet comme moi !

Morane essaya de protester, mais Bill se lança dans une tirade étonnante et pleine des questions et des déchirements qu’il devait ressasser depuis des jours :

- Est-ce que j'en ai les larmes aux yeux, que nos mains ne tiennent plus ensemble ? Moi aussi je tremble un peu, est-ce que je ne vais plus attendre ? Est-ce qu'on va reprendre la route, est-ce que nous sommes proches de la nuit ? Est-ce que ce monde a le vertige ? Est-ce qu'on sera un jour puni ? Est-ce que je rampe comme un enfant ? Est-ce que je n'ai plus de chemise ? C'est le Bon Dieu qui nous fait, c'est le Bon Dieu qui nous brise ! Est-ce que rien ne peut s'oublier ? Puisqu'il faut qu'il y ait une justice, je suis né dans cette caravane…

Bob essaya bien encore de tirer son ami vers la porte :

- Eh ! Nous partons ! Allez, viens !

Il l’empoigna même des deux mains :

- Allez, viens !

Mais rien n’y fit : Bill Ballantine avait pris sa décision, en Ecossais têtu, il n’en changerait pas, comme il le confirma ainsi :

- Parce que ma peau est la seule que j'ai, que bientôt mes os seront dans le vent… Je suis né dans cette caravane !

- Eh ! Nous partons ! Allez, viens ! voulut insister Bob une dernière fois ; mais il n’osa pas ; iI comprenait qu’il allait devoir laisser ici son cher compagnon, qu’il partirait seul avec ses amis Tibétains.

  Des coups furent alors frappés à la porte. Bob, pensant que les montagnards s’impatientaient, alla ouvrir. Mais il resta figé sur le seuil par la surprise :

Devant lui, il n’y avait pas à en douter, se tenait un dacoït.

  Et ce dacoït souriait et tendait la main pour le saluer !

14

 

Un étrange voyage.

 

 

Peut-on croire d'un dacoït ?

 

Ming entre en scène

 

 

 

 

Bob n’avait pas eu le temps ni le réflexe de saisir son arme. Il restait là, figé devant l’embrasure de la porte, face à cet homme hâve aux yeux noirs et froids. Si ses traits typiquement indiens ne dénotaient pas trop dans ce cadre, sa tenue -un costume de confection sombre et élimé sur une chemise jaunâtre de crasse- était ici bien surprenante. A sa ceinture, l’habituel poignard à la lame acérée était bien là mais, curieusement, cette arme ne semblait représenter aucune menace.

- Qu’est-ce que c’est, Commandant ?

- Tu avais peut-être raison, Bill… Mais… Je ne sais pas…

Bob avait beau observer, réfléchir, douter, tout dans l’aspect de ce personnage prouvait que c’était bien un dacoït ! Ces traits ravagés, ces yeux cruels et inhumains, ce physique sec et musculeux, cette vivacité du moindre geste, il les avait croisés maintes et maintes fois au cours des aventures qui l’avaient opposé à l’Ombre Jaune…

Mais jamais un dacoït ne lui avait tendu la main avec un tel sourire, avec un tel regard où il pouvait aussi reconnaître une franchise et une cordialité certaines !

Habituellement, les dacoïts ne s’encombraient pas de témoins gênants. Pourtant, derrière celui-ci, il distinguait les trois Tibétains qui l’attendaient paisiblement et semblaient seulement s’impatienter de ce contretemps qui les retardait.

- Qu’est-ce que c’est, Commandant ?

- Je ne sais pas quoi te dire, Bill : c’est un dacoït, mais il a l’air gentil, aimable, poli, et tout…

L’Ecossais, estomaqué, prit une grande bouffée d’air pour répondre, mais il ne put rien articuler et ne produisit finalement qu’un énorme soupir.

- Bonjour, monsieur Morane ! Bonjour, Monsieur Ballantine ! commença alors le dacoït d’un ton aimable et enjoué. Ne craignez rien ! Monsieur Ming désirerait vous parler, mais il ne vous veut aucun mal.

- Donc, Ming se trouvait bien derrière tout ça ! C’est bien ce qu’on pensait, hein, Commandant !

- Et que désire donc votre maître ? demanda Bob, incrédule. J’ai du mal à croire qu’il nous veuille du bien, alors qu’il vient de nous faire canarder à coups de missiles et par ses avions !

- Monsieur Ming avait prévu que vous douteriez de sa bonne fois. Il m’a dit d’ajouter qu’il avait tenté de vous escorter depuis Hong Kong, mais qu’il n’est pour rien dans les attaques qui ont suivi.

- Ce qui est rigolo dans cette affaire, railla Ballantine, c’est qu’on aura au moins appris qu’un dacoït pouvait aligner deux phrases correctement ! D’habitude, ils…

- Attends, Bill ! Ainsi, Ming nous aurait protégés… Ce seraient donc ses avions qui nous auraient escortés au Nord du Vietnam…

- Pas exactement, Monsieur Morane… Disons que Monsieur Ming a fait jouer ses relations pour que les forces aériennes du pays vous accompagnent et vous protègent.

- C’est ça, Commandant, je me rappelle : ils avaient dit « patrouille frontalière » !

- Ainsi, Ming nous ferait chaperonner depuis Hong Kong… ce qui n’a quand même pas empêché les tirs de SAM, ni les attaques dans la montagne.

- Quand vous avez quitté le Vietnam, vous êtes arrivés dans des régions où notre organisation, le Shin Tan, n’a guère de puissance ; nous n’avons donc pas pu vous suivre. Puis, pour les attaques dans l’Himalaya, Monsieur Ming vous avait perdus, il ignorait votre position. Vous aviez été emportés par une tempête vers le Nord. Ce n’est que quand vous avez essayé d’envoyer des appels radio que nous avons retrouvé votre trace.

Morane se passa plusieurs fois la main dans les cheveux, trahissant ainsi son dilemme intérieur. Il avait bien envie de croire ce que racontait cet étrange dacoït, qui répondait si docilement aux moindres de leurs doutes. De toute façon, si Ming était arrivé à les rejoindre ici, il aurait aussi bien pu les réduire instantanément à néant, vu leur faiblesse… Ming était ici chez lui : s’il décidait de passer à l’attaque, ce ne serait qu’une question de minutes. Ils n’avaient quant à eux que deux pistolets et quelques cartouches. Qui pouvait savoir combien d’autres dacoïts armés jusqu’aux dents encerclaient la lamaserie ?

- Et que sont devenus les moines du monastère ? demanda tout à coup Bob, qui avait bien du mal à croire à une simple visite amicale.

- Je vous assure qu’ils sont tranquillement à leurs prières ! D’ailleurs, écoutez-les !

Le Français tendit l’oreille. Le fait était que les lamas chantaient bel et bien ! Il ne les avait plus entendus, car son esprit se trouvait occupé ailleurs, mais les incantations n’avaient pas cessé dans le temple.

- Qu’est-ce qu’on fait, Commandant ?

Morane hésitait encore.

Malgré lui, ce dacoït trop amical, planté là, aussi incongru qu’un cactus en plein cercle polaire, finissait par le convaincre. Bien sûr, il était au fait des facultés de Ming qui était capable de transformer la vérité et d’abuser le meilleur des juges. Mais cette main obstinément tendue, ce regard franc, étaient à la fois si surprenants, si convaincants... Et puis, qu’avaient-t-ils à perdre ?

Morane cessa enfin de tergiverser. Rien que pour gagner du temps et éloigner le danger de ce havre de paix, il tendit lui aussi la main et serra celle, glacée et osseuse, du sbire de l’Ombre Jaune.

- Enchanté, Commandant Morane. Monsieur Ming vous attend.

- Où est-il ? s’enquit Bob, maintenant complètement décidé. Nos amis voudraient savoir ce qu’ils doivent faire, ils voudraient partir à cause du temps qui va changer.

- Vous pouvez les laisser s’en aller. Nous vous aiderons à poursuivre votre propre voyage ! Et bien plus rapidement qu’avec des yacks !

- Comment ça, partir ? lança tout à coup Bill. Moi, je reste ici, comme prévu !

- Mais pourquoi donc ? Si tu descends avec nous, tu pourras te faire soigner les yeux !

- Pas question que je parte ! Vous n’avez pas de temps à perdre avec moi et, moi, j’ai besoin de réfléchir ici, dans le calme.

Bob observa son ami. Il voyait bien son déchirement intérieur : une part de l’Ecossais aspirait réellement à quelques moments de solitude dans le calme, et le souvenir de Jeanne ne devait pas y être pour rien ; sans doute aussi, Bill considérait-il qu’il ne pouvait qu’être une gène… Mais une autre part devait bouillir de partir à ses côtés pour en découdre avec les Néo-Romains, voire avec Ming, malgré son handicap.

- C’est à cause de tes yeux que tu hésites ? demanda Morane. Mais ça va guérir, surtout si on redescend à des altitudes plus civilisées.

- Ouaih, c’est ça, c’est à cause de mes yeux ! grogna Bill. C’est vrai, ça ! Comment est-ce que je pourrais vous aider quand ce mangeur de petits enfants va vous sauter dessus ?

- Si c’est votre problème de vue qui vous chagrine, avança le dacoït très aimablement, nous pourrons sans doute vous soigner rapidement.

- Vous êtes sur de votre coup ? demanda encore Bill qui, visiblement ne se montrait plus hésitant que pour la forme.

- Si ce n’est qu’une simple ophtalmie des neiges, la science de mon maître saura la soigner !

- OK, conclut Bill. Dans ce cas-là, si j’ai une chance de servir à quelque chose, je viens avec vous !

Maintenant qu’ils avaient pris leur décision, ils devaient aller jusqu’au bout. Bob salua et remercia chaleureusement Changh et ses compagnons ; Bill ajouta ses propres congratulations et gratifia d’une dernière caresse le grand chien jaune. Dans un geste d’amitié, les rudes montagnards passèrent de fines écharpes blanches autour de leur cou et ils les embrassèrent, comme lors de leur première rencontre. Enfin, avant de leur tourner le dos, Changh leur remit silencieusement le sachet d’herbes médicinales destinées à soigner les yeux de Bill ; ce dernier geste permit à Bob de lui remettre en échange une liasse de billets sans craindre d’offenser sa fierté.

Tout le temps de ces échanges émouvants, le dacoït les avait attendus patiemment ; il laissa aux Tibétains le temps de s’éloigner un peu, avant de répéter, avec douceur :

- Monsieur Ming vous attend. Si vous voulez prendre vos affaires…

Les deux amis firent encore une visite éclair au monastère, car ils voulaient s’assurer que tout s’y passait normalement. Ils ne purent que constater que le dacoït n’avait pas menti : assis dans la position du lotus devant leurs bancs, les moines priaient, s’accompagnant de leurs trompes et de leurs gongs. Ils saluèrent rapidement ces saints hommes d’un simple geste de la main, de crainte de les déranger.

Le sbire de Ming les guida ensuite derrière le temple où les attendait un appareil inconnu d’eux, une sorte de soucoupe volante d’une douzaine de mètres de diamètre posée sur trois fines jambes inclinées.

Bob avait déjà connu maintes et maintes machines de l’Ombre Jaune, il n’avait pourtant jamais vu ce type d’engin en forme de grosse lentille, dont la surface brillante semblait vibrer comme si elle n’était qu’une image virtuelle. Mais sa matière se révéla pourtant bien réelle quand, à la suite du dacoït, ils y grimpèrent. En haut de l’échelle escamotable, Morane découvrit que l’intérieur du vaisseau semblait être constitué d’un seul volume circulaire assez bas, d’environ sept mètres de diamètre. Tout autour, trois larges banquettes de skaï jaune alternaient avec trois grands tableaux de contrôle couverts d’une multitude de cadrans, boutons et autres manettes plus ou moins étranges. Derrière eux, la trappe d’accès se referma et toute trace de l’ouverture disparut dans la surface du sol.

Ming n’était pas là. Devant un des pupitres, il n’y avait qu’un homme, un Asiatique de type mongol, assez jeune, qui ne leva pas le nez des cadrans et manettes et qui ne prononça pas un mot.

- Si vous voulez vous asseoir, leur proposa le dacoït tout en se dirigeant vers l’un des tableaux sur lequel il procéda à diverses manipulations.

- Où nous emmenez-vous ? s’inquiéta Bill qui ne voyait rien de cet appareil étonnant.

- Vous alliez en Italie, n’est-ce pas ? Nous allons vous y conduire. Monsieur Ming vous attend là-bas. Il surveille nos ennemis communs.

Leur interlocuteur avait à peine tourné la tête dans leur direction, absorbé qu’il était par sa tâche.

- L’air de rien, il vient de nous donner là une indication intéressante, souffla Bob à son compagnon. Tiens, pose-toi là, ajouta-t-il en le guidant vers une des banquettes.

- Oui, on aurait des ennemis communs, comme par exemple Néron, n’est-ce pas ?

- Ce qui pourrait correspondre à ce que notre dacoït nous disait à propos des attaques.

- Ming et nous serions dans le même camp, pour une fois ?

- Peut-être… C’est à voir… Mais restons vigilants !

- C’est ça, Commandant, dites-moi aussi d’ouvrir l’œil, tant que vous y êtes !

Bill supportait vraiment mal sa cécité qui se prolongeait. Morane n’eut pas le temps de s’excuser ni de le rassurer, le dacoït s’approchait tenant quelque chose à la main, un objet qui était sorti d’une petite trappe du tableau, comme vomi par la machine elle-même. Maintenant, il prenait place près d’eux et, avec un naturel désarmant, leur tendit un tube qui pouvait ressembler à un classique produit pharmaceutique, mais sans aucune indication.

- C’est un onguent pour l’ophtalmie des neiges. Je viens de le faire préparer par le synthétiseur de bord, expliqua l’homme de l’Ombre Jaune.

Bob fronça les sourcils : la science de Ming l’étonnerait toujours ! Déjà, Bill avait enlevé le linge qui lui couvrait les yeux et tendait la main pour qu’on lui donne ce remède miracle qu’il attendait, espérait, depuis si longtemps.

- Tu ne crains pas… commença Morane.

- Craindre quoi ? De devenir aveugle ? Je le suis déjà ! Ce gars-là a une voix sincère, il ne me veut pas de mal ! Je sens qu’on peut lui faire confiance ! D’ailleurs, il ne nous a même pas demandé nos armes ! Et, de toute façon, moi, j’en ai assez !

Bill prit le tube, le pressa pour mettre de la pommade sur ses doigts et se massa les yeux comme le lui recommandait le dacoït.

Comme pour passer le temps, Bob décrivit rapidement à Bill l’engin dans lequel ils avaient embarqué. Pommade ou pas, en cas d’urgence, il valait mieux que Bill sache où ils se trouvaient...

Puis de longues minutes passèrent, habitées d’un silence omniprésent. Les deux amis, chacun de son côté, attendaient. Assis près d’eux, le dacoït ne leur donnait aucune explication. Peut être l’engin n’était-il pas prêt ? Peut-être Ming allait-il les rejoindre ici avant de partir ?

Dans ce silence profond, le cri de Bill Ballantine explosa tout à coup, comme un pétard au milieu d’un enterrement :

- Je vois ! Commandant, je vous vois ! Vous êtes encore gris et flou, mais je vous vois !

- C’est très efficace, comme tous les produits élaborés par monsieur Ming, répondit le dacoït. Mais… Restez assis ! Assis !

Cette injonction avait été criée d’un ton sans réplique.

Bill allait en effet se lever pour prendre dans ses bras ce drôle d’homme qui lui rendait la vue en lui fournissant un médicament élaboré par leur pire ennemi.

- Mais…

- Il faut rester sur les banquettes, confirma une nouvelle voix.

C’était le second homme, celui qui n’avait pas levé les yeux de ses cadrans.

- C’est très dangereux de quitter les sièges pendant les phases d’accélération.

- D’accélération ?

- Oui. Nous accélérons pendant la moitié du voyage et nous ralentirons pendant la seconde partie. Donc, de tout le voyage, il ne faut pas bouger des banquettes ! Il n’y a que là que vous soyez en sécurité.

- Nous sommes donc en vol ?

- Oui, répondit le dacoït, depuis que je suis venu m’asseoir près de vous.

Bob voulut poser d’autres questions sur les principes de fonctionnement de cette machine inconnue, mais il ne reçut plus que des réponses évasives : Monsieur Ming semblait peut-être vouloir s’associer à ses anciens ennemis, mais il ne souhaitait sans doute pas leur confier tous les secrets de sa science.

Ce fut Bill qui revint à la charge :

- Vous avez dit que cette crème pour les yeux venait d’un… synthétiseur de bord. C’est bien ça ?

- Oui, tous les vaisseaux de Monsieur Ming en sont équipés.

- Ce synthétiseur, il peut fabriquer tout ce qu’on veut ?

- Oui, il suffit de lui donner la formule chimique du produit souhaité.

- Alors, par exemple, je pourrais vous commander du… whisky ? N’importe quelle marque ferait l’affaire…

- Pas de problème ! Monsieur Ming a même enregistré ce genre de formule dans la mémoire du synthétiseur.

- C’est que, un miracle comme ça, ça s’arrose ! se justifia Bill en se frottant les yeux, comme s’il voulait se prouver qu’il ne rêvait pas.

Le dacoït tendit alors la main vers un clavier qu’il avait découvert en soulevant le garnissage d’un accoudoir. Il y pianota quelques instants, avec une dextérité étonnante, vu son état apparent de délabrement physique.

Quelques minutes plus tard, comme par magie, un flacon transparent sortit d’un réceptacle situé sur un des panneaux de commande, à leur droite, puis commença à traverser lentement le volume de la cabine en planant, sans aucun support autre que l’air.

- Mon whisky ! Il vole ! Et, en plus, je le vois parfaitement net, s’écria Bill. Ca se fête !

Il allait se lever pour saisir la bouteille au vol, mais le dacoït l’arrêta d’un nouveau cri, en répétant qu’il devait rester sur son siège. Comme pour justifier cette consigne, il ajouta :

- Surtout, ne vous levez pas ! Regardez plutôt l’intérieur de ce flacon ! Vous voyez le dessus du liquide ?

A leur stupéfaction, Bob et Bill constatèrent que le whisky semblait soumis à une force latérale puissante : sa surface leur apparaissait verticale, comme si la pesanteur était différente au milieu de cette cabine ! Comme si le whisky était attiré par ce centre !

- C’est pour cela qu’il ne faut pas quitter vos places assises, expliqua le dacoït, d’un air satisfait. Il n’y a que le périmètre du vaisseau qui soit protégé de cette accélération radiale. C’est un défaut de ce type d’appareil. Celui qui se lèverait tomberait vers le point de gravité, au centre de la cabine, et il y serait écrasé sur lui-même par son propre poids !

- Eh bien, c’est charmant ! remarqua Bill en louchant sur la bouteille qui approchait bien trop lentement à son goût. Mais vous êtes certain de ça ? Quand même…

- Le concepteur de ce vaisseau l’a lui-même prouvé après les essais ! expliqua celui qui pilotait l’engin et qui leur tournait le dos. Ce fut même sa punition pour n’avoir pas prévu cet inconvénient quand il a mis en pratique les idées de monsieur Ming !

- Depuis, ce genre de véhicule nous est réservé, compléta le dacoït. A nous de faire attention !

- Charmant, en effet, conclut Bob qui n’eut pas le temps de faire d’autre commentaire, car un cri inhumain retentit près de lui.

- Ca y est ! Je l’ai !

Bill Ballantine venait de saisir au vol la bouteille tant convoitée ! Maintenant qu’il avait retrouvé la vue, maintenant qu’il dévissait ce bouchon et qu’il allait pouvoir se désaltérer à sa manière, il semblait avoir miraculeusement retrouvé sa pleine forme. Il renifla rapidement au goulot avant de s’exclamer d’un air de connaisseur satisfait :

- En plus, on dirait du Zat !

Après une première gorgée qui vida une bonne moitié du flacon, il éprouva pourtant le besoin de reprendre son souffle. Il en profita pour vérifier que le niveau de cet alcool était bien revenu à l’horizontale. Puis, derechef, il commanda une nouvelle bouteille.

- Tu me rappelles un film, remarqua Bob : Planète interdite*, de McLeod Wilcox. Un des astronautes avait lui aussi réussi à se faire synthétiser du scotch, mais c’était par un robot !

- Ouaih, répondit Bill d’un air de spécialiste, mais là, c’était différent, très différent !

- Ah bon, et pourquoi ?

- D’abord, le gars avait dû donner un échantillon ! Et ensuite, il n’était même pas fichu de tenir l’alcool honnêtement ! Il était saoul comme une botte au premier pichet !

- Saoul comme une botte ! D’où sors-tu cette expression ?

- Oh, c’est un sergent canadien, pendant la guerre, un dénommé Cat Allyn Hart qui…

- Désolé de vous interrompre, mais nous sommes arrivés !

Ni Bob ni Bill n’avaient remarqué que le dacoït s’était levé et qu’il les attendait devant la trappe d’accès, qui était déjà ouverte.

 

--§--

 

 

Les deux amis échangèrent un regard plein de sous-entendus. D’abord ce dacoït qui était toujours aussi aimable et qui commençait à les exaspérer avec son inamovible sourire. Et puis cet engin qui décollait et qui arrivait sans qu’on s’en rende compte. D’ailleurs, à quelle vitesse avaient-ils voyagé ? S’ils en croyaient ce qu’on leur affirmait, ils avaient rallié l’Europe en un rien de temps ! Enfin et surtout, l’heure de vérité approchait : ils allaient rencontrer Ming, leur éternel ennemi qui les avait fait cueillir en plein Himalaya et qui prétendait vouloir coopérer avec eux.

L’un après l’autre, ils descendirent l’échelle et se retrouvèrent sous l’appareil, entourés d’un mur d’obscurité. Eblouis par la lumière crue qui tombait de la trappe ouverte, ils ne pouvaient distinguer qu’un disque d’herbe rase et un peu sèche.

- Ben, il trace, votre engin ! remarqua Bill, qui avait maintenant retrouvé toute sa verve. On a fait du combien ? Six mille kilomètres en trente minutes, ça fait dans les douze mille à l’heure ? Mazette ! Pour un vaisseau raté…

- Vous me sous-estimerez toujours !

La réponse était venue de l’ombre, au-delà du cône lumineux qui les contenait et leur dissimulait ce qu’il n’englobait pas.

- Ce vaisseau ne se contente pas de quelques milliers de kilomètres heures, Mister Ballantine ! Plus qu’un simple système de transport aérien, ce fut d’abord la première machine à voyager dans le temps que j’aie mise au point. A l’époque, je pensais que pour de tels déplacements, il fallait effectuer de très longs voyages dans l’espace…

Bob et Bill ne répondirent pas, mais ils avaient bien reconnu la voix de Ming, allias l’Ombre Jaune, leur ennemi fidèle depuis des années, cet homme monstrueux et sans scrupule qui était à la tête du Shin Tan, une organisation internationale dont personne ne connaissait l’étendue ni la puissance. La voix semblait sans aucun doute proche mais, curieusement, ils n’arrivaient pas à percevoir de quelle direction elle venait…

- Et si je vous ai envoyé un engin spatio-temporel, c’est que c’était nécessaire !

- Vous voulez dire que vous nous avez fait changer d’époque ? Je savais bien qu’on ne pouvait pas vous faire confiance !

- Ah ! Ah ! Ah ! Toujours aussi méfiant, Mister Ballantine ! Non ! Ne vous inquiétez pas ! Je ne vous ai fait remonter que de quelques jours dans le passé, juste ce qu’il fallait pour vous faire rattraper le temps que vous aviez perdu dans l’Himalaya ! Par contre…

Une nouvelle fois, Bob et Bill ne dirent rien, car ils savaient bien que Ming allait continuer, qu’il se ménageait uniquement un petit effet théâtral et qu’il leur suffisait donc d’attendre.

- Par contre, continua Ming après ce silence étudié, pour remonter le temps de quelques jours, au lieu de parcourir six milles pauvres kilomètres, vous avez effectué un voyage de plusieurs dizaines d’années-lumière dans l’espace.

- Alors, là, je suis soufflé, s’exclama Bill. Pas le temps de boire un whisky et il paraît que j’ai une poignée de jours en moins et que je me suis fait balader à travers le cosmos ! Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ?

- Oh, ce n’est pas un truc, Mister Ballantine ! C’est simplement la première méthode que j’avais utilisée pour voyager dans le temps : utiliser son équivalent d’après la théorie d’Einstein* : l’espace…

- Mais, remarqua Bob, cette théorie, justement, affirme que la vitesse de la lumière est une vitesse limite qu’on ne peut dépasser !

- D’après la théorie d’Einstein, oui ! Mais croyez-vous vraiment que ma science se limite à celle d’Einstein, Commandant Morane ?

«  Bien sûr, songea Bob, Ming a dû élaborer d’autres modèles plus complets… »

- Bon, maintenant que nous sommes réunis, si nous en venions au but de notre rencontre ? Tout d’abord, je vous répète ce que mon fidèle Tcheng vous a expliqué : nous devons unir nos forces ! Même si cette trêve ne dure que le temps de résoudre cette affaire, bien sûr…

- Tiens, remarqua Bill en ricanant avec une certaine dose de mauvaise foi à peine cachée, ce Polichinelle de dacoït a donc un nom, en plus !

- Je vous rappellerai, Mister Ballantine, que celui que vous qualifiez de Polichinelle vous a soigné les yeux et vous a servi de votre whisky préféré. Mais je comprends votre défiance, autant que votre méfiance. Maintenant, trêve de bavardages ! Tout d’abord, il faut penser à nous installer plus confortablement pour discuter…

- En parlant de confort, vos conditions d’accueil ne sont pas très agréables, Ming ! Votre Tcheng m’a rendu la vue, mais vous ne nous laissez rien voir ! Vous vous cachez dans l’ombre !

- C’est que je sais que vous êtes armés ! Je ne crains pas pour ma vie, vous savez que j’ai de quoi surmonter toute attaque fatale ! Mais nous n’avons pas de temps ni d’énergie à perdre !

L’absence de réponse des deux Européens fut sans doute comprise comme un assentiment, car Ming continua :

- Si j’ai votre parole que vous ne tenterez rien, je réponds de votre liberté et je vous laisserai même vos armes. Maintenant, nous pourrions peut-être aller converser plus à l’aise dans un endroit approprié.

- Et vous, qu’est-ce que vous nous donnez en garantie ? risqua Bob.

- Vous aurez ma propre parole et celle-ci vaut la vôtre, Commandant, n’est-ce pas ?

Morane et Ballantine échangèrent un regard. Ils avaient accepté de suivre ce dacoït et de monter dans son engin. Ils devaient bien admettre aussi que Ming les avait sortis d’un mauvais pas ; si ce qu’il disait était vrai, s’il s’opposait comme eux à Néron et aux siens, il valait sans doute mieux essayer de jouer le jeu jusqu’au bout. Quant à s’associer, on verrait bien…

Une nouvelle fois, Ming interpréta ce silence comme un accord, car des relais électriques claquèrent tout à coup et des projecteurs illuminèrent brutalement l’espace qui les entourait.

Les deux amis découvrirent alors que le vaisseau les avait déposés au centre d’un magnifique jardin en gradins ; un double alignement de colonnades antiques bordait un long bassin qui guidait le regard vers une grande villa immaculée, à une cinquantaine de mètres d’eux. Au-delà de la violente lumière, le mur de l’obscurité restait insondable.

- Venez me rejoindre, continua l’Ombre Jaune, je vous attends.

La voix semblait proche, mais où était-il ? Etait-ce un jeu ? Non, ce n’était sans doute qu’une mesure de précaution doublée d’une manipulation technique ! Le dacoït leur désigna alors la villa de la main : là-bas, à l’autre extrémité du bassin, Ming les attendait devant le seuil.

- On n’entendait sans doute qu’un haut-parleur, remarqua Morane.

- Ming a de ces trucs… pesta son ami. On dirait même que ça l’amuse !

- C’est sûr qu’on aurait pu se douter qu’il se méfiait…

- De toute façon, même là, est-ce qu’on sera certain que ce sera vraiment lui, et pas une image virtuelle ?

La remarque de Bill était somme toute assez juste, mais Bob jugea qu’au point où ils en étaient, ils n’avaient guère le choix : ils avaient implicitement accepté de rencontrer Ming et l’heure de la confrontation était venue.

Suivant Tcheng, les deux compagnons longèrent le bassin, avançant sans hésitation vers la haute silhouette du Mongol qui les attendait, les bras croisés sur la poitrine. Ils dépassèrent plusieurs statues appartenant au Panthéon romain, que Bob, d’un œil connaisseur, jugea comme des œuvres antiques des plus authentiques. En approchant du bâtiment, il se rendit compte que celui-ci était la reproduction fidèle d’une véritable construction antique.

- Bienvenue à la Villa Flavea Umbra* !

- Flavea Umbra ? s’étonna Bob. Rien que ça ? Vraiment, Ming, vous ne manquez pas d’ironie !

- Je vois que vous avez vos lettres, Commandant Morane ! Non, ne vous inquiétez pas, ce nom n’est qu’une plaisanterie gratuite !

- Faudra m’expliquer la blague, grogna Bill, quoique je me doute un peu du genre…

Les deux amis étaient à présent parvenus aux pieds des quelques marches qui conduisaient au perron, et Ming les dominait maintenant de toute sa hauteur, ce qui ne leur paraissait ni agréable, ni rassurant. Dans sa tenue sombre de clergyman, sa haute silhouette éclairée à contre-jour contrastait avec la clarté de la façade sous les projecteurs. On ne voyait aucun de ses traits, on ne distinguait que ses oreilles rendues translucides par les projecteurs et son crâne qui brillait. Pourtant, le grand Mongol semblait ne pas vouloir profiter de ce rapport de force symbolique, car il descendit vers eux, comme un hôte stylé qui reçoit des invités de marque ; quand il fut tout prêt, son visage sortit de l’ombre et un sourire l’éclaira :

- Notez que cette villa est une véritable villa romaine, une authentique habitation patricienne.

- Ne nous ferez pas croire que, malgré ce que vous nous avez dit, vous avez fait construire ce palais en reconstituant les techniques de l’époque ? demanda Bob en fronçant les sourcils. Vous ne faites quand même pas partie de cette mascarade ?

A cette question, Ming éclata alors d’un grand rire. Mais ce rire n’était pas le rire diabolique que ses deux éternels ennemis connaissaient si bien ! C’était un rire clair, franc, gai, et à peine moqueur…

- Vous avez à moitié raison, Commandant. J’ai bien fait construire cette villa, avec des matériaux et des techniques de l’époque romaine. Mais cette réalisation est bien plus authentique que les pâles copies des amis de ce Néron d’opérette !

- Bah, vous croyez toujours mieux faire que tout le monde, remarqua Bill, ce n’est pas la première fois que vous vous moquez de vos concurrents…

- Vous vous trompez, continua l’Ombre Jaune en ignorant le ton sarcastique, car j’ai fait bâtir cette villa il y a plus de deux mille ans, à l’époque de l’empereur Justinien. C’est un endroit où j’aime venir me ressourcer, un lieu qui est resté très paisible, à toutes les époques de l’histoire… D’ailleurs, quand il y eut des troubles à Rome –et il y en eut souvent !-, je me suis toujours arrangé pour qu’ils n’atteignent pas les limites du domaine…

Bob ne voulut pas penser à ce que l’Ombre jaune entendait par s’arranger. Il connaissait assez les horreurs dont celui-ci était capable.

D’un geste de la main, Ming les invita à gravir les marches et à pénétrer derrière lui dans le bâtiment. Tout en avançant dans un premier corridor qui conduisait à un atrium central, Morane et Ballantine contemplaient l’harmonie de l’architecture et la richesse des mosaïques et des fresques. Sans être complètement convaincus, ils voulaient bien croire à cette part des affirmations de Ming : ils l’imaginaient bien utiliser sa possibilité de voyager dans le temps pour s’être ménagé ce havre de paix et le préserver à travers l’histoire.

Le Mongol les guidait toujours, leur tournant le dos sans se soucier de ses deux ennemis qui le suivaient et qu’il n’avait pas fait désarmer.

Tout en traversant l’atrium de marbre blanc, Bob considérait cette imposante silhouette qui semblait ainsi s’offrir sans protection. Il n’était pourtant pas dupe, il imaginait bien que leur redoutable ennemi n’était certainement pas si démuni qu’il voulait le laisser paraître et que sa protection se trouvait discrètement assurée.

Après les avoir conduits le long des colonnades de la cour intérieure, l’Ombre Jaune les fit entrer dans une pièce aménagée à la romaine ; c’était une salle richement décorée de fresques mythologiques, mais sans artifices pompeux. Observant quelques détails -coupe de fruits, revues, documents divers…-, Bob eut la confirmation que cette pièce était réellement utilisée et que la villa n’était pas un musée. Alors, les mêmes doutes l’assaillirent de nouveau :

Leur ennemi n’était-il vraiment pour rien dans cette affaire de Néo-Romains ? « Cette luxueuse demeure n’est-elle pas une de ces reconstitutions modernes que le professeur Clairembart nous a décrites ? » se demandait Morane.

Il n’alla pas plus loin dans ces réflexions car, tout à coup, ils changèrent de décor. Sans que Ming n’ait semblé rien faire, sans qu’il n’y ait aucun bruit, un pan complet de mur peint à fresque s’était effacé sur le côté et le passage qu’il avait découvert se montrait d’une modernité éclatante. L’enduit multicolore des fresques faisait maintenant place à des parois d’une étrange matière synthétique d’un jaune pâle assez terne ; cet étrange matériau pouvait passer au premier abord pour un simple plastique, sauf que sa surface se montrait douce et veloutée. Le sol et le plafond semblaient d’ailleurs être du même matériau, d’où une pâle clarté semblait délicatement émaner.

Ils longèrent une sorte de long corridor et passèrent deux coudes à angle droit ; puis une des parois s’ouvrit silencieusement pour les laisser pénétrer dans un salon ultra moderne, aménagé avec raffinement mais sans luxe superflu. Trois grands sofas de cuir clair formaient un quadrilatère, fermé par une table bureau de la même et sempiternelle couleur jaunâtre.

« Ce jaune pâle semble être la couleur même de cette matière étrange... » remarqua Bob.

Tout en s’asseyant au bureau, Ming leur désigna alors une porte ouverte dans un angle :

- Vous trouverez là de quoi vous rafraîchir et vous changer. Je vous attends ici !

L’attention du Mongol était louable. Un brin de toilette n’était en effet pas superflu, car ils n’avaient guère eu l’occasion de faire attention à leur apparence depuis leur passage dans la villa de Jeanne, à Hong Kong. Les vêtements disparates récupérés dans l’Emily étaient maintenant sales et déchirés, et les couvertures qui les isolaient du froid leur donnaient l’allure de bibendum. Une bonne douche et une séance de rasage leur redonnèrent donc une allure civilisée autant qu’elles les remirent en forme.

Tandis qu’ils goûtaient à ce confort d’un luxe inestimable, les deux amis ne pouvaient s’empêcher de réfléchir, incrédules, à leur situation incongrue : Ils étaient là, traités comme des invités de marque chez leur pire ennemi, dont ils ne connaissaient rien des intentions. Si Ming leur avait laissé entendre qu’ils se trouvaient pour une fois du même côté, tout dans cette villa trop romaine semblait vouloir leur prouver le contraire.

Sans échanger un mot, Bob et Bill suivaient les mêmes raisonnements, ils se posaient les mêmes questions sans réponses. Bien sûr, le Mongol les avait fait ramener en Italie –et d’ailleurs, étaient-ils certains d’être bien en Italie ?-, bien sûr, il semblait leur accorder sa confiance puisqu’il leur avait laissé leurs armes, mais prenait-il vraiment des risques, alors qu’il était ici chez lui, sur son propre terrain ?

Morane aurait bien voulu en discuter avec Bill mais, d’un seul regard échangé, il avait compris que lui aussi craignait de parler : ils étaient dans un des repaires de Ming, ils devaient s’attendre à être écoutés et surveillés.

La vraie question était d’ailleurs de comprendre la place et le rôle de l’Ombre Jaune dans cette affaire et les rapports qu’il pouvait avoir avec la bande de Néron. Etait-il vraiment leur ennemi comme il le prétendait ? Pourquoi le serait-il ? Qu’avait-il à gagner à se mettre en travers de leurs projets meurtriers ? Les Néo-Romains ne voulaient s’en prendre qu’à la partie du monde qui avait été l’ancien empire de la grande Rome… Bien sûr qu’à plus long terme, ils avaient projeté d’aller plus loin, mais ce n’était pas pour demain, ni même pour après-demain !

A la limite, Ming aurait pu avoir des projets similaires à ceux de Néron en Orient… et Bob le voyait bien prendre la tête de la cité interdite de Pékin et faire défiler ses dacoïts sur la place Tien An Men qu’il aurait rebaptisée « Place de l’Ombre Jaune »

Autre possibilité : Ming ne pouvait-il pas être le fournisseur inconnu du virus meurtrier, ce H5N1 ? Et pourquoi pas, aussi, celui qui l’avait transformé pour le rendre encore plus virulent ? Ou même celui qui avait réussi à mettre au point ces bombes et les avait essayées sur des cobayes humains ?

En glissant sa pochette étanche avec ses précieux documents dans sa poche, Bob se remémora ce que Jeanne leur avait dit : « un très grand Chinois en habits noirs ». Comment, à l’époque, n’avait-il pas pensé à Ming ?

Quelques minutes plus tard, Bob Morane et Bill Ballantine revenaient dans le grand salon où Ming les attendait en pianotant sur son bureau qui devait en réalité constituer une sorte de tableau de commande. A leur arrivée, il se leva aimablement et s’approcha en souriant pour les accueillir et les accompagner vers une desserte où des plats garnis de denrées froides les attendaient. Les deux amis firent honneur à ce buffet qui acheva de les revigorer. Ming, les mains croisées sur la poitrine, les regardait sans les voir ; un sourire énigmatique sur les lèvres, il les attendait impassiblement.


15

 

La trêve de Ming

 

 

L’ennemi de toujours

 

Un accord tacite ?

 

 

 

 

- Bien, dit enfin Bob après s’être essuyé les lèvres avec une serviette damassée. Qu’avez-vous à nous raconter, Ming ?

- Ouais, qu’est-ce que vous nous voulez ? ajouta Bill, la bouche pleine.

- Vous, plutôt, que voulez-vous savoir ? lança Ming en souriant aimablement.

- D’abord, où sommes-nous ?

- Avant de vous dire le lieu, je vais d’abord vous dire le moment, car c’est peut être le plus important. Nous sommes aujourd’hui le soir même du jour où vous avez quitté Hong Kong dans votre vieil hydravion japonais. D’après les informations que mes hommes ont pu recueillir, les bombes à virus sont arrivées ce matin à Rome.

- Vous voulez dire… commença Bill, incrédule.

- C’est donc comme si toute notre expédition au Tibet n’avait été qu’un mauvais rêve, murmura Morane.

- Maintenant, continua le Mongol comme si de rien n’était, je vais répondre à votre question : ainsi que je vous l’avais promis, je vous ai conduits en Italie, et nous sommes ici plus précisément à Ostie, tout près de Rome.

- Ostie, le port antique, ajouta Bob pensivement.

Puis il monta le ton pour demander fermement :

- Dites-nous maintenant ce que vous venez faire dans cette affaire et pourquoi vous êtes venu nous chercher. Ne me dites pas que vous avez besoin de nous !

- Justement, si ! J’ai besoin de vous ! La population romaine a besoin de vous ! Comme vous l’a dit Tcheng, nous devons nous allier, le temps de résoudre cette affaire.

- Ça, ça me ferait mal ! grogna Bill qui mangeait toujours près de la desserte.

- Nous verrons, nous verrons ! répondit Ming. Mais sachez que, moi non plus, je ne vais pas collaborer avec vous de gaieté de cœur ! Ecoutez-moi d’abord, puis vous verrez que je ne m’avance pas sans raison.

- C’est tout vu ! Vous essayez de nous entourlouper, comme à votre habitude !

- Vous n’avez pas accepté de venir ici pour refuser de m’entendre, n’est-ce pas ? Mais comme ça risque d’être un peu long, je crois qu’il vaudrait mieux nous asseoir.

Ming prit place dans le divan central, désignant les autres aux deux Européens. Bob n’hésita pas : vu les circonstances, il se devait de l’écouter. Ensuite, si besoin, il serait toujours temps de décider d’une autre conduite. Il s’assit sur la banquette de droite.

Le Mongol ne commença vraiment son récit que lorsque Ballantine abandonna enfin les victuailles –ou ce qu’il en avait laissé- et qu’il vint se laisser tomber sur le dernier canapé, en face de Bob.

  - J’ai été au courant de cette affaire très récemment, et d’une manière directe : il y a environ trois mois, des passionnés de l’histoire antique m’ont contacté pour me convaincre de leur vendre cette villa, qui est presque entièrement d’époque romaine… si on excepte ces aménagements secrets, bien sûr…

Ming évoquait bien sûr ces couloirs et ce salon aux murs de plastique jaunâtre, et ce domaine secret qui pouvait très bien être beaucoup plus étendu que la bâtisse elle-même.

- J’ai vite compris que ce personnage n’était ni un historien quelconque, ni un simple archéologue. Après avoir observé ma villa, il s’est vite dévoilé, imaginant comme vous que j’avais fait reconstituer ces bâtiments en retrouvant d’anciennes techniques plus ou moins oubliées. Je n’ai pas eu beaucoup de mal à connaître ses intentions réelles. Quand je l’ai questionné, il s’est présenté en tant que représentant d’un groupe pompeusement qualifié de Néo-Romain. C’est ainsi que j’ai appris les intentions de cette bande de fanatiques réunis autour d’un certain Néron…

Bob imaginait sans peine les conditions de cet entretien : un archéologue illuminé qui croyait rencontrer un autre passionné d’antiquité et qui se retrouvait pris sous la coupe du regard hypnotique de Ming. La partie ne pouvait pas être équilibrée !

Ming continuait et semblait énoncer des faits avec une honnêteté désarmante pour Bob et Bill qui le connaissaient bien autrement.

- Pour savoir ce qui se tramait vraiment, j’ai décidé de me montrer intéressé par la démarche de ces fous.

« Dans un premier temps, j’ai pu m’infiltrer dans leur organisation. J’ai participé à plusieurs réunions où étaient évoqués tour à tour le mode de vie et les techniques romaines, la destruction de la Rome moderne et la reconstruction de la Rome antique. J’ai rapidement compris que ces projets étaient très sérieux et qu’ils allaient être mis en œuvre dans les prochaines semaines.

«  J’ai aussi appris qu’ils allaient utiliser un virus mortel dont ils se préserveraient eux-mêmes par un vaccin.

« Sachant alors ce qu’ils étaient capables de faire, je devais trouver comment le virus serait répandu et surtout, il me fallait avoir accès à cette arme biologique dont mes contacts m’avaient parlé, mais dont ils ne connaissaient finalement pas grand chose !

« Malheureusement, au fil des semaines, cette organisation secrète m’est vite apparue comme très cloisonnée, et je me suis rendu compte qu’aucun de ces Néo-Romains que je côtoyais ne possédait de renseignements sur le virus, sur sa provenance et sur son mode de diffusion. En essayant de remonter jusqu’aux têtes du projet, j’ai alors croisé un de vos amis…

- Le professeur Clairembart ! s’écria Bob en sautant sur ses jambes. Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ?

- Rien ! Je ne lui ai rien fait, je vous assure ! Nous n’avons eu aucun contact direct ! Je me suis contenté de le faire suivre, comme je faisais suivre tous les membres de l’organisation que j’avais repérés. Je vous avoue que, dans un premier temps, j’avais imaginé qu’il faisait partie du complot… Puis mes hommes m’ont affirmé que votre ami était occupé lui aussi à espionner les Néo-Romains.

- Et comment pourrait-on vous croire ? insista Bill qui serrait les poings pour se retenir de sauter à la gorge du Mongol.

- Je vous rappelle que je vous ai donné ma parole, Mister Ballantine !

Le ton de cette réponse était glacial, n’admettant aucune réplique. Mais il sentait plus la sincérité que la puissance. Depuis le début de l’entretien, Ming ne se montrait ni hautain, ni menaçant, il énonçait des faits avec une froideur efficace, en se contentant de ménager ses effets de manches dont il était si friand.

- Voilà, je n’en sais pas plus en ce qui concerne votre ami le professeur Clairembart. Pour le reste, malgré mes efforts et jusqu’au mois dernier, je ne suis pas arrivé à la tête de la bande ! L’origine du virus m’est donc restée inconnue. Pire, mes hommes et moi avons été repérés ! C’est alors…

- Donc, si j’ai bien compris, coupa Bob en se rasseyant, vos intentions sont de récupérer le virus pour vous en servir vous-même ? Et vous comptez sur nous pour vous aider ?

- Il s’agit bien du virus, monsieur Morane ! Mais je ne tiens pas à en faire usage moi-même ! Ces virus mutent très facilement. Même avec un vaccin, une telle arme est une menace pour l’humanité entière ! Et si je ne crois plus guère en celle-ci, je ne peux laisser de tels fous conduire la race humaine à sa perte ! Si je désire ce virus et son antidote, c’est justement pour en protéger l’humanité !

 «  Je vous disais donc que c’est à ce moment là que j’ai entendu parler d’un projet similaire en Chine, où un groupe proche des Triades* avait comme ambition de détruire la civilisation actuelle, pour y substituer un régime calqué sur celui de l’ancien Empire du Milieu.

« J’ai immédiatement rapproché les deux affaires ; j’ai fait enquêter en Orient et je suis rapidement arrivé à cette conclusion : c’étaient bien les Triades qui devaient fournir le virus aux Néo-Romains. J’ai repéré le point de contact, cette boîte de nuit de Macao où vous vous êtes vous-mêmes rendus, mais je n’ai pu avancer bien loin ! Là aussi, mes hommes et moi avons été repérés. D’ailleurs, ce fut facile pour ces Triades : nous sommes ennemis depuis des décennies !

«  Je me suis moi-même rendu dans cette maison de jeu, j’ai consulté les cartes sur place, je l’ai même emporté quelques heures, mais je n’ai rien pu en tirer et j’ai dû les rendre.

Ming les regarda tour à tour, droit dans les yeux, avant de conclure :

- Mon but est donc triple : D’abord, comme je vous l’ai déjà dit, récupérer des souches du virus et élaborer des antidotes. Ensuite, ne pas laisser la pègre chinoise prendre le pouvoir pour installer les anciennes lois de l’Empire de Chine ! Enfin, empêcher les Néo-Romains de passer à l’action et ce sont eux qui semblent être les premiers à vouloir agir !

- Donc, vous voilà installé en sauveur de l’humanité ! s’exclama Bill qui se releva pour retourner au buffet. Mais nous, alors ? Qu’est-ce qu’on vient faire là-dedans ?

- Je sais bien que cela peut vous paraître étrange mais, pour une fois, j’ai besoin de quelqu’un, et il n’y a que vous qui puissiez m’aider ! Nous devons mettre en commun nos forces et nos connaissances si nous voulons arrêter ces illuminés.

- Je ne comprends toujours pas, ajouta alors Bob. Vous savez qui a élaboré les bombes à virus, vous connaissez les projets de la pègre chinoise et ceux des Néo-Romains. Ne me dites pas qu’avec les moyens qui sont les vôtres, vous êtes incapable d’arriver à vos fins !

Ming l’observa un moment avant de répondre en souriant :

- Vous me surestimez, Commandant Morane ! Je sais beaucoup de choses dans cette affaire, autant du côté chinois que du côté italien. Mais j’ignore toujours tout de la mise en œuvre pratique de ces projets. J’ignore tout du mode de diffusion du virus qu’ils comptent utiliser et c’est toujours le plus délicat à mettre au point dans les armes bactériologiques. Cela nécessite de longues recherches et ce n’est pas à la portée de n’importe qui.

- Et vous comptez sur nous pour vous affranchir ? railla Bill en brandissant une main armée d’une cuisse de poulet.

De nouveau, l’Ombre jaune marqua un silence et observa son interlocuteur avant de reprendre :

- Je sais que le professeur Clairembart vous a fait remettre un message quand il vous a demandé de venir à Narbonne. Mais mes dacoïts ont perdu votre trace quand vous avez poursuivi le lanceur de grenade.

Ming se tut, sans doute pour laisser ses interlocuteurs réfléchir. C’était en effet le moment pour Bob et Bill de se décider : collaboreraient-ils avec l’Ombre Jaune, celui qui, jusqu’à aujourd’hui, avait été leur pire ennemi ?

  Bob passa et repassa sa main ouverte dans ses cheveux. D’abord, il semblait bien que Ming n’avait pas récupéré le carnet du professeur, ou alors, il n’avait pas réussi à le décoder, ce qui aurait été étonnant vu l’étendue de son intelligence et de ses connaissances. Donc, il était logique de penser qu’il ne le possédait pas. Ensuite, le choix restait cornélien : en considérant bien ce qu’il venait de dire, Ming ne leur apprenait pas grand-chose sur l’affaire elle-même ; il affirmait seulement qu’il existait un complot similaire en extrême orient, ce qui n’était pas rien, bien sur ! Il disait aussi vouloir s’opposer, lui, à ces deux projets.

Ming ne se plaçait qu’en demandeur et il semblait même ignorer que c’étaient des statues piégées qui dissimuleraient les bombes… Pourtant, il était venu les chercher au fin fond de l’Himalaya, il les avait transportés en Europe, il les avait même ramenés, Bill et lui, quelques jours dans le passé pour rattraper le temps perdu ! Etait-ce simplement parce qu’il avait besoin d’eux ?

Encore leur fallait-il croire qu’ils se trouvaient bien en Italie et qu’ils avaient bien récupéré ces quelques jours en voyageant dans le temps… Mais ils devaient peut-être agir comme si c’était vrai… S’ils se rendaient compte du contraire, il serait toujours temps d’aviser... Morane jeta un coup d’œil à son ami qui mastiquait bruyamment et affectait de n’être là qu’en spectateur. Il comprenait que lui aussi se méfiait, mais qu’il était comme lui-même tenté de jouer le jeu…

- En fait, qu’attendez-vous de nous ?

- Si vous savez comment le virus doit être répandu à Rome, c’est à vous d’agir car, comme moi, mes dacoïts sont maintenant repérés, et ils ne passeront plus inaperçus !

« Par contre, si vous avez besoin d’aide, je mets à votre disposition tous mes moyens matériels et humains. Mais notez que ce ne sera qu’en cas de nécessité absolue et en toute discrétion, car cela vous ferait repérer.

A cette idée, Bill éclata d’un grand rire nerveux qui emplit la pièce. Mais Morane continua d’interroger Ming :

- Vous vous chargez donc de la pègre chinoise ?

- Oui. Mais plus tard. Leurs propres projets sont moins avancés et ils ne passeront à l’action que dans quelques semaines : je pense que, pour les Triades, l’attaque virale sur Rome ne sera qu’une expérimentation en grandeur réelle.

- Alors, nous, s’exclama Ballantine, on attaque les Néo-Romains et vous, vous comptez les points ?

- Qu’avons-nous à gagner si nous vous aidons ? insista Morane.

- Le professeur Clairembart !

- Quoi, le professeur ? s’écria le géant. Vous avez dit que vous ne lui aviez rien fait ! J’espère que…

- C’est vrai ! coupa Ming. Je ne lui ai rien fait ! Mais je crois savoir comment le retrouver ! Je pense que, pour vous, c’est une priorité, n’est-ce pas ?

- Voilà donc votre botte secrète !

- Ou plutôt votre moyen de pression !

- Vous pouvez le prendre comme ça si vous voulez. Moi, je préfère penser que nous nous partageons le travail. Je retrouve le professeur et vous, vous empêchez les Néo-Romains de décimer la population romaine.

- Donc, murmura Bob, votre idée, ce serait de travailler en parallèle ?

- C’est bien cela. Et vous remarquerez que je ne vous demande rien sur la diffusion du virus. Vous me l’expliquerez quand je devrai m’attaquer aux Triades.

  Morane réfléchit de nouveau. Dans ces conditions, et s’ils voulaient bien croire les affirmations du Mongol, ils n’avaient pas grand-chose à perdre. Une nouvelle fois, il consulta Bill du regard. Leurs yeux se croisèrent rapidement et il lut sur les lèvres de son ami qui affectait d’être absorbé par de laborieux mouvements de déglutition :

« Vaut mieux être de son côté… »

- De toute façon, remarqua alors Morane, vous nous demandez simplement de continuer ce que nous avions commencé !

- Vous avez raison ! sourit Ming qui comprenait qu’il avait presque gagné la partie. Mais je veux surtout que vous sachiez quels sont vos ennemis dans cette affaire, et que vous ne vous trompiez pas de cible. Vous aurez assez à faire avec Néron et ses acolytes.

Après toutes ces hésitations, Bob commençait à accepter cet accord tacite qui, finalement, ne les engageaient pas à grand-chose. S’ils se retrouvaient finalement libres d’agir pour s’attaquer à Néron, ils n’avaient rien à perdre. Et ils se réservaient toujours la possibilité de changer d’avis.

- Bien, décida-t-il. Si vous nous promettez de retrouver le Professeur Clairembart, nous nous chargerons de mettre les Néo-Romains hors d’état de nuire !

- On a sûrement tort de vous faire confiance, ajouta Bill, mais tant pis ! C’est bien parce que votre dacoït m’a donné cette pommade ! Parce que…

- Qu’est-ce qui vous chiffonne ? Qu’est-ce que je pourrais vous dire, ou faire, pour vous rassurer, Mister Ballantine ?

- Par exemple, on ne sait même pas si on est vraiment à Rome ! On pourrait très bien être dans un de vos repères du Tibet !

- Ah ! Ah ! Ah ! rit le grand Mongol. Vous êtes pire que saint Thomas* !

Et sans faire un geste visible, l’Ombre Jaune dut commander quelque chose, car les parois se mirent à vibrer, puis se transformèrent lentement pour devenir progressivement transparentes.

Bob et Bill étaient bouche bée, bien qu’ils ne veuillent pas le laisser paraître. La matière plastique des murs, ce matériau qui leur avait paru si étrange, laissa d’abord transparaître des formes sombres, qui devinrent graduellement plus contrastées et plus colorées. Tout autour d’eux, c’était comme si toute cette partie de la villa disparaissait. Même le bureau de Ming s’évanouissait dans l’invisible. Progressivement, ils devinèrent au premier plan des formes hautes et fines qui se précisèrent pour devenir de grands ifs, puis tout un paysage vallonné se révéla à eux avec, en fond, la ligne bleue de l’horizon où mer et ciel se rejoignaient.

- Voici Ostie. Sur la colline de droite, le quartier général des Néo-Romains est tout proche, à peine à un kilomètre : c’est une maison bleue, accrochée à la colline. A première vue, c’est une maison abandonnée et ceux qui vivent là ont perdu la clé… Mais ne vous y fiez pas ! C’est une véritable forteresse, qui donne accès à une multitude de souterrains.

- Donc, ronchonna Bill, c’est bien ce que je disais : on monte à l’assaut et vous, vous comptez les points depuis votre salon !

- Sûrement pas ! Je ne vous montre cette maison que pour votre information, mais j’espère que vous avez un meilleur plan pour empêcher cette attaque bactériologique !

- On a encore du boulot, vous savez ! remarqua le géant roux. On n’en sait pas beaucoup plus que vous ! On en ignore même beaucoup ! Vous nous avez bien sortis du pétrin mais, maintenant, vous ne nous dites pas grand-chose de neuf !

- Vous savez comment trouver le virus ! Ne me faites pas croire le contraire !

- Bien sûr, c’est vrai ! Mais on n’est même pas certains de pouvoir faire quelque chose avec ! Vous, vous seriez capable de fabriquer des antidotes, mais nous, qu’est-ce que vous voulez que l’on en fasse de ce virus ?

- Cherchez-le d’abord, ce virus, et surtout, trouvez-le, Mister Ballantine, puis vous aviserez ! Je suis persuadé que, le commandant Morane et vous, vous aurez la bonne idée au bon moment, je l’ai trop souvent appris à mes dépens.

  L’Ombre Jaune souriait, largement et franchement. Les deux amis ne l’avaient jamais vu comme ça ! Il les salua en leur tendant la main.

Ce geste leur rappela l’attitude du dacoït qu’ils avaient trouvé sur leur pas de porte, en plein Himalaya. C’était il y avait à peine quelques heures ! C’était aussi une semaine plus tard… C’était à la fois si loin et si proche…

- Bonne chance à vous ! dit Ming. Vous me voyez très heureux de votre décision ! Vous verrez que vous n’aurez rien à regretter de moi !

- Jusqu’à ce que cette affaire soit terminée, bien sûr !

- Bien sûr, Commandant ! Bien sûr !

Bob, pour sceller cet accord provisoire accepta cette main tendue :

- Trouvez le professeur, Ming ! Nous nous occupons du reste !

Bill l’imita de mauvaise grâce, serrant les mâchoires, sans un mot.

  Au moment de partir, Morane se rendit compte qu’il ne savait pas comment sortir de la propriété. Mais il aperçut alors Tcheng qui était entré silencieusement dans la pièce et qui les attendait en souriant près de la porte par laquelle ils étaient arrivés.

Les deux amis allèrent le retrouver, comme si c’était une vieille connaissance. Tout en traversant la villa puis le jardin, le dacoït leur expliqua :

- Je vais vous accompagner jusqu’à votre hôtel. Là, des bagages et des vêtements à votre taille vous attendent, tout spécialement préparés pour vous. Il y a aussi de l’argent, des papiers, quelques armes. Vous trouverez aussi un radio-téléphone miniaturisé qui vous permettra de joindre Monsieur Ming en cas de besoin.

 

 

--§--

 

- Alors, Commandant ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

- Je ne sais pas trop, mon vieux Bill ! Ming est venu nous cueillir au Tibet, il nous a amenés à pied d’œuvre à Rome, il nous soigne aux petits oignons, mais je ne suis toujours pas convaincu de ses intentions.

- Ouais… Moi non plus ! Ça sent vraiment le coup fourré ! Pourquoi Ming voudrait-il se mêler des affaires de ces Néo-Romains ? Son histoire de Triades chinoises tient debout, mais je comprends pas pourquoi il perd son temps à empêcher Néron de mener ses projets à leur terme.

- Remarque quand même qu’il ne s’investit pas vraiment ! Ils nous envoie, nous, résoudre le problème !

- Et, quand on aura fait le sale boulot, il compte bien récupérer le virus ! D’après lui, c’est pour chercher un antidote et empêcher l’action de la pègre chinoise… Mais…

- Ce virus, il ne l’a pas encore, crois-moi ! Nous n’avons jamais promis de lui donner quoi que ce soit ! Nous verrons bien à ce moment là !

- D’autant plus que, si on récupère les statues, je ne sais toujours pas ce qu’on pourra en faire ! Est-ce qu’il faudra les enfermer, les couler dans une dalle de béton ? Ou peut-être qu’il faudra les brûler ?

- Ça, je ne pense pas qu’il y ait un mode d’emploi collé dessous ! Mais on tâchera de trouver quelqu’un qui nous renseigne.

- Ouais, facile ! Suffira de demander…

Les deux amis s’éloignaient de la Via Porta Vecchia où se situait l’hôtel Casa Portale que Ming leur avait choisi. Ils n’avaient rien dit tant qu’ils étaient dans cet établissement, car ils s’attendaient à ce qu’une multitude de micros traque la moindre de leurs paroles. De même, avant toute véritable conversation, la première précaution qu’ils avaient prise avait été d’entrer dans la plus proche boutique pour y acheter des vêtements et du linge neufs. Ils savaient trop bien combien tout ce qui venait de l’Ombre Jaune pouvait être truffé d’électronique !

Vu qu’ils étaient à Ostie, et qu’ils préféraient attendre la nuit pour agir, ils avaient choisi d’aller d’abord jeter un coup d’œil à cette maison bleue qui était censée être le repaire des Néo-Romains.

- Juste un petit tour, histoire de tâter le terrain, avait assuré Bob. Ensuite, on louera une voiture et on filera à Rome pour chercher le caveau avec la fresque.

- Si on nous laisse faire, Commandant ! Car, comme d’habitude, il faudra que Dame la Chance nous accompagne !

- Ce qui peut nous servir et jouer en notre faveur, c’est que ceux qui nous ont pistés jusqu’à Hong Kong, nous croient toujours là-bas ou dans la région.

- C’est vrai, je n’y avais pas pensé…

- Oui, cela nous donne une petite longueur d’avance sur eux.

- Ceci dit, commandant, j’y pige pas grand-chose à tous ces voyages dans le temps.

- Ne t’inquiète pas, Bill il n’y a pas grand monde qui, à notre époque, y comprenne quelque chose, à part Einstein et Ming. Laissons aux savants du futur découvrir le moyen de voyager dans le temps.

- Comme nos amis de la Patrouille du Temps.

- Oui, Bill, comme nos amis de la Patrouille du temps…

 

 

--§--

 

Les deux hommes avaient quitté les rues animées de la cité ; ils avaient préféré une discrète approche à pieds à une arrivée par la grand route. Une fois orientés sur un plan touristique, ils s’étaient donc mis en marche et progressaient tranquillement, comme de simples promeneurs, suivant un étroit chemin muletier qui longeait de loin la route empierrée qui montait doucement vers le repaire des Néo-Romains.

Comme souvent aux alentours des villes italiennes, des constructions très diverses étaient dispersées dans une végétation variée comme peut l’être celle des pays méditerranéens. Autour d’eux, des murs de pierre sèche fermaient des potagers, de petits champs alternaient avec des plantations d’oliviers, des friches sauvages, des prés secs accueillaient quelques moutons ou un âne. Partout, de grands ifs pointaient vers le ciel, tels des géants pétrifiés par la chaleur qui devenait écrasante sous le soleil qui montait vers son zénith. Isolées ça et là, des maisons de toutes conditions apparaissaient : sans aucune transition, des cabanons du dimanche ou des maisonnettes d’ouvriers succédaient à des villas luxueuses et à des dépôts de matériaux de construction plus ou moins abandonnés.

  La maison bleue leur apparut brutalement, surgissant d’un replis de terrain comme un diable sortant de sa boite. Surpris d’être arrivés si vite, ils sautèrent derrière une haie de genévriers pour mieux l’observer tranquillement. C’était une petite bâtisse ordinaire, à un seul étage rehaussé côté vallée sur un sous-sol qui avait du servir de garage ou d’entrepôt. Les murs étaient peints d’un vieux bleu lavande, de même que les volets fermés qui paraissaient plus clairs. Curieusement, la porte d’entrée était ouverte mais leurs regards ne pouvaient percer l’obscurité qui régnait à l’intérieur.

- Qu’est-ce qu’on fait, Commandant ? On fonce ?

- Non, je pense qu’il faut nous en tenir à notre plan. On est juste venu jeter un coup d’œil… La priorité, pour nous, c’est d’aller à Rome et de repérer l’emplacement des bombes sur la fresque. J’espère qu’on pourra y entrer sans problème et que…

- Pourquoi pas ? le coupa Bill. Avec tout ce qui vient de nous arriver, vous ne croyez plus en notre baraka ? On va les trouver, ces satanées bombes !

- Ce n’est pas ce qui me gène le plus… Ce qui m’inquiète, c’est qu’on ne sait toujours pas ce qu’il faut faire de ces bombes. On n’a pas d’antidote, on ne sait rien du système de mise à feu. Je me demande…

Bob se passait la main dans ses cheveux, il réfléchissait, il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne voyait vraiment pas comment il pourrait désactiver des systèmes dont il ne savait rien. Les bombes devaient être dissimulées dans les statues pour qu’aucun des conservateurs du Ministère du patrimoine et des biens culturels ne puisse les voir. A moins que tous ces conservateurs, justement, ne soient complices de ces attentats… Morane supposait qu’il devait y avoir des complicités au sein même de ce Ministère, mais à quel niveau se situaient-elles ? Direction, administration, services techniques ?

Même l’Ombre Jaune ne leur avait rien appris là-dessus ! S’il savait quelque chose, il les laissait se débrouiller.

  Bob tourna la tête en arrière. Derrière eux, perdue dans les frondaisons de la colline voisine, la villa de Ming, cette construction à la romaine, bien  reconnaissable parmi les frondaisons des collines voisines.

- Vous croyez qu’il nous regarde ? demanda Bill.

- Je ne sais pas, Bill. Mais quand on voit ce paysage bucolique, cette montagne paradisiaque, ces oiseaux qui volètent partout et piaillent à qui mieux mieux, la menace qui pèse sur la ville paraît complètement irréelle !

- Vous avez raison, Commandant ! Bon sang que la montagne est belle ! Comment peut-on s’imaginer, en voyant un vol d’hirondelles qu’un holocauste est programmé !

Un éclat de lumière attira alors leur attention ; mais ce bref éclair ne provenait pas des terres de l’Ombre Jaune ; il venait de la maison bleue, du repaire des Néo-Romains.

- Ming avait raison ! Il y a quelqu’un dans la maison ! souffla Bill.

Plusieurs fois, l’éclair se reproduisit. Sans doute une sentinelle se tenait-elle dans l’ombre de la porte et le soleil accrochait-il une pièce métallique ou de verre : arme, jumelles, lunette de fusil, ce ne pouvait être que de mauvaise augure.

- C’est sûrement un garde, pour se cacher comme ça ! confirma Bob.

- J’espère qu’on n’est pas repéré.

- Je ne le pense pas… Nous avons été discret en arrivant, et nous sommes bien à l’abri derrière cette haie de genévriers : si nous pouvons voir à travers le branchage, nous ne devons guère être visible !

  A ce moment-là, ils entendirent le bruit d’un puissant moteur, sans doute une grosse voiture ou un camion qui montait le chemin empierré qui desservait la maison bleue… Espérant qu’il allait y avoir enfin un peu de nouveau, ils se tassèrent tout en tendant le cou. Ce fut Bill qui, le premier, aperçut l’engin, un camion benne bleu et orange flambant neuf. Mais celui-ci s’arrêta bientôt devant une construction basse, bien avant le repaire des Néo-Romains.

- Fausse alerte, souffla Bob.

Le bruit de moteur ne cessa pas pour autant, car son conducteur le laissa tourner au ralenti, laissant son ronronnement bourdonnant de gros insecte emplir le silence de la colline.

Un gros insecte qui failli leur être fatal, car ils n’avaient rien entendu quand une grande ombre envahit leur champ de vision et qu’une voix impérieuse les interpella :

- Les mains en l’air ! Et surtout, ne faites pas un geste !

16

 

Le temps presse...

 

 

D’une maison bleue aux catacombes.

 

Un nouveau code géométrique.

 

 

 

 

Les deux amis tournèrent la tête lentement. Dans un même mouvement, ils commencèrent à se relever, la moue sur les lèvres.

- Les mains en l’air ! répéta l’homme.

C’était un fier à bras de grande taille, au visage rond très brun, et à la chevelure noire et frisée. Ses traits étaient durs, taillés au burin. Mais ni Bill, ni Bob ne le dévisagèrent longtemps : ce qui focalisait leur attention, c’était le fusil mitrailleur qui les tenait en joue, une arme automatique moderne, un SIG-Sauer P 510.

- Ben quoi, demanda innocemment Bill, on ne peut pas observer les hirondelles ?

- Quelles hirondelles ?

La remarque de l’Ecossais suffit à créer une diversion, car l’homme fronça les sourcils, étonné, et il détourna les yeux un instant. Il n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait, car le monde se renversa autour de lui et un choc formidable l’enfonça dans la mollesse de l’évanouissement.

Sans se concerter, Bob et Bill, qui avaient tant de fois dû jouer des poings, lancèrent leur attaque avec un ensemble parfait. Le Français se jeta sous le canon de l’arme et serra les chevilles de l’homme pour le tirer vers le sol. L’Ecossais, lui, écarta la mitraillette d’une manchette sur le chargeur et assena un coup de poing unique et définitif sur la face ahurie de leur adversaire déséquilibré, qui n’allait pas s’en relever de sitôt.

Ils n’eurent pas la possibilité d’observer ni de fouiller leur agresseur, ils n’eurent pas non plus le loisir de réfléchir : le bruit de la lutte avait sans doute alerté les occupants de la maison bleue, car plusieurs hommes armés approchaient à grands pas. D’autres descendaient de la colline, comme sortis de la végétation elle-même.

Ils étaient pris entre deux groupes, il n’y avait pas à hésiter…

- Le camion ! s’écria Bill.

- Tu as raison ! approuva Bob qui se mit à détaler après avoir récupéré au passage le fusil du type qu’ils venaient d’endormir.

Laissant les Néo-Romains face à face, ils se jetèrent à travers les broussailles, sautèrent une haie, dévalèrent une oliveraie en pente, ignorant les projectiles qui sifflaient à leurs oreilles. Une ou deux fois, Bob s’arrêta pour envoyer au jugé une volée de balles en direction de leurs poursuivants, afin de les calmer un peu et de les ralentir. Ils dégringolèrent en catastrophe un dernier talus couvert de ronces sans s’occuper des griffures ni des déchirures de leurs vêtements, pour tomber sur le chemin empierré, juste à la hauteur du camion benne, un Berliet GLR* flambant neuf.

- Prends le volant, hurla Bob, je vais les retenir en tirant depuis la benne.

S’aidant du réservoir, il grimpa lestement sur le chargement de sable, tandis que Bill passait la marche arrière. Celui-ci avait en effet vite jugé qu’il n’avait pas le temps de manœuvrer et qu’ils devaient filer à reculons.

Quand leurs ennemis débouchèrent à leur tour du roncier, le Berliet était déjà à une trentaine de mètres, à moitié dissimulé dans le nuage de poussière soulevé par les pneus tous-chemins. Bill écrasait l’accélérateur en reculant aux rétroviseurs, tandis que Bob, couché sur le sable, les coudes posés sur la visière de la benne, au-dessus de la cabine, ouvrait le feu pour opposer un véritable tir de barrage. Ignorant que le Français répugnait à les atteindre et qu’en réalité, il visait au dessus de leurs têtes, leurs adversaires se plaquèrent au sol sans demander leur reste.

Quelques minutes plus tard, Ballantine avisa un carrefour pour faire demi-tour et reprendre la descente dans le bon sens. Bob en profita pour le rejoindre dans la cabine :

- C’est quand même un peu voyant comme véhicule ! remarqua-t-il en escaladant le marchepied.

- On ne va pas faire la fine bouche, rétorqua Ballantine en redémarrant. Et puis…

- Et puis ?

- Et puis, justement ! C’est un véhicule tellement voyant que personne n’imaginerait que nous puissions nous promener dedans ! Même si nos poursuivants ont vu notre camion, ils ne vont jamais avoir l’idée de nous rechercher dans un engin pareil ! Ils seront certains qu’on va l’abandonner vite fait !

- Peut-être… Mais quand même, rappelle-toi ce qui nous est arrivé avec la Simca à Narbonne, la Jaguar aurait été plus efficace pour rattraper notre lanceur de grenade !

- C’est possible… N’empêche, ce bahut me plait bien ! En plus, il peut même nous servir à transporter les statues quand on les aura récupérées ! Vous ne vouliez pas les mettre dans un coffre de Fiat 600, non ?

Morane sourit en regardant Bill accroché à son volant. Ce qu’il voyait surtout, c’était le bonheur de son ami de conduire une si belle machine, dont les 200 chevaux ronronnaient docilement sous le capot.

- D’accord, admit-il, on le garde, ton gros jouet ! Mais d’abord, je pense qu’on devrait se débarrasser des quelques mètres cubes de sable qu’on a dans le dos.

- A vos ordres, commandant ! conclut Bill avec un sourire qui faisait plaisir à voir.

Bob ne répondit pas à ce « commandant » provocateur. Il avait tant de plaisir à retrouver son ami enfin fidèle à lui-même !

« Je me demande quand même comment on a été repéré, se demandait Bob. On ne s’est sans doute pas assez méfié, Ming avait parlé de souterrains… »

  Le temps de ces quelques réflexions, les deux amis avaient rejoint la route de Rome. Au lieu de prendre la direction de la capitale, ils traversèrent le Tibre et s’engagèrent dans Ostie même, pour se diriger vers la côte. Une fois sur la plage qui jouxtait les fouilles du port antique, le Berliet recula et, à la stupéfaction d’un maître nageur et de quelques baigneurs, releva sa benne pour décharger un gros tas de sable à quelques mètres des parasols.

- Maintenant qu’on s’est allégé, remarqua alors Bill, on pourrait peut-être penser à un peu de nourriture, non ?

- Ah, je vois que tu as retrouvé ta pleine forme ! Tu n’as pas assez mangé, ce matin, chez Ming ? Tu as pourtant vidé tout son buffet !

- Avouez que j’avais du retard à rattraper ! Après le régime qu’on a suivi, contraints et forcés, dans l’Himalaya, ce n’est pas la tsampa de nos amis tibétains qui m’a consolé l’appétit, je vous le dis !

- Au fait, en ce qui concerne ta vue, ça a l’air d’aller ? Avec tous ces évènements, j’ai oublié de te le demander.

- Oh, c’est nickel, commandant ! Vraiment super, la pommade de notre ami Ming ! Si je n’avais pas peur d’exagérer, je dirais même que j’y vois mieux qu’avant !

- Voilà donc un souci de moins et, tu sais, je suis très heureux de te savoir vraiment en bonne santé, car question moral, je crois que tu avais eu aussi un petit passage à vide.

Bill ne répondit pas, regardant la route en silence.

Puis quelques secondes plus tard, il jeta un rapide coup d’œil vers son ami. Il se disait, un peu amusé, mais aussi touché : « V’la que le commandant fait du sentiment, maintenant ! ».

Le Berliet longeait alors le rivage pour regagner Ostie. Des petits restaurants pour vacanciers ou baigneurs du dimanche se succédaient de loin en loin. Bill en avisa un qui était adossé à un bosquet de chênes verts, derrière lequel il put reculer son camion, pour le dissimuler le temps du repas afin qu’il soit invisible depuis la route.

  Face à face dans une salle de restaurant quasi déserte, car il était encore très tôt, les deux amis tinrent un véritable conseil de guerre :

- Franchement, commença Bob, je ne sais toujours pas vraiment si Ming nous mène en bateau ou s’il joue franc jeu avec nous.

- Mais en attendant, on fait comme si, c’est ça, commandant ?

- C’est ça, on joue le jeu, tant qu’on n’a pas une preuve qu’on est manipulé. Pour l’instant, de toute façon, on continue à suivre nos propres idées, puisqu’on va rechercher les statues comme on le voulait

- Oui, et ça fait du bien de se sentir un peu dans le coup ! Ca faisait même longtemps qu’on n’avait pas été maître de nos actions, pas vrai commandant ?

- Sans doute, mais je me demande si Ming nous a laissés si libres que ça ou s’il nous fait surveiller !

- Ca, je ne sais pas ! C’est vrai qu’il est bien capable d’avoir lancé un satellite au dessus de nos têtes, rien que pour nous pister !

A cette idée, ils sourirent un instant, mais Bob brisa vite le charme de ce délicieux repas et de cette ambiance si paisible après leurs dernières aventures :

- J’espère qu’il tiendra ses promesses en ce qui concerne le professeur !

- Ça, il a intérêt ! Parce que, autrement…

Bill ne précisa pas ce qu’il réservait à l’Ombre Jaune, mais Bob continuait :

- Je crois qu’il respectera ses engagements ! On peut reprocher beaucoup de choses à Ming, mais pas celle de renier sa parole ! En plus, ce qui m’en convainc, c’est qu’il n’avait pas besoin de cet argument pour nous amener à traquer les Néo-Romains et leurs statues. Il savait très bien que nous ne refuserions pas de leur mettre des bâtons dans les roues, que c’était même notre intention, avec ou sans lui !

- J’espère que vous avez raison, Commandant ! Dieu seul sait quel sort Néron a pu réserver à ce cher Aristide ! Il n’y a rien de pire que les anciens amis qui vous ont trahi : ils sont capables d’autant de haine qu’ils avaient pu faire preuve de générosité !

- En tout cas, ici, c’est à nous de jouer !

Au moment de payer l’addition, Bob demanda un plan détaillé de Rome à emporter : ils devaient maintenant retrouver le jardin et les ruines du quartier San Sergio, puis descendre dans la crypte que leur avait décrite le professeur dans son carnet codé.

  Toujours à bord de leur gros camion benne, les deux amis traversèrent rapidement Ostie et s’engagèrent sur la route de Rome, qui ne se trouvait qu’à une trentaine de kilomètres.

Ils se rendirent d’abord au musée de la villa Grudi pour y retrouver le professeur Rinaldi qui, selon Clairembart, devait pouvoir les aider. L’archéologue était malheureusement absent et il leur parut plus prudent de ne pas expliciter les tenants et les aboutissants de l’affaire à des inconnus. Mais sans doute leur ami Aristide avait-il cité leurs noms car, quand ils se présentèrent, les assistants de Rinaldi leur offrirent toutes les facilités pour accéder à l’appareil de radiographie.

Morane sortit le jeu de carte toujours serré dans sa pochette étanche, ce trésor précieux qui leur avait coûté tant d’aventures. Comme Jeanne le leur avait indiqué, il déposa les quatre cartes de sept superposées sur la platine de la machine afin d’avoir une image unique, par transparence aux rayons X. Puis, une fois le petit cliché développé, Bob se munit d’une forte loupe pour lire les sept groupes de chiffres qui prenaient la place des sept figures. En fait de chiffres, il s’agissait de nombres compris entre 001 et 198. Mais curieusement, sous chacune des sept figures superposées, les cartes révélaient deux paires de nombres.

- Ce sont de simples coordonnées, avança Bill. Mais il y en a deux fois trop ! C’est bien sept statues qu’on cherche, pas quatorze !

- Nous verrons bien lorsque nous serons dans la crypte ! C’est une fois face à la grande fresque de la nouvelle Rome que nous comprendrons. Tout au moins, je l’espère!

- Si je pige bien ce que vous dites, c’est une nouvelle énigme, grogna l’Ecossais, il ne manquait plus que ça ! Après le codage de Clairembart, celui des Néo-Romains ! On est gâté ! Alors, on y va tout de suite, à cette damnée crypte, c’est ça ?

- C’est ça, Bill, nous trouverons sans doute la clé sur place… Mais… regarde, il y a autre chose…

- Quoi ? Je ne vois que les sept paires de chiffres, assura Bill qui avait saisi la loupe.

- Il y a aussi de grandes courbes… On dirait… Oui, c’est ça, il y a aussi de grands traits très fins qui s’enroulent sur toute la surface. Laisse donc ta loupe !

Suivant ce conseil, Ballantine fronça les sourcils, il s’écarquilla les yeux, puis finit par s’écrier :

- Mais vous avez raison ! Ce sont de grands chiffres emmêlés ! On les voit à peine mais, comme je vous le disais tout à l’heure, depuis que je me suis soigné avec la pommade de Tcheng, je n’ai jamais vu aussi clair… Je vais vous les lire… Il y en a deux lignes : deux, un, zéro, neuf… Mais ? Zut, Commandant ! C’est la date d’aujourd’hui ! Le vingt et un septembre ! Et en dessous, dans la deuxième ligne, il y a un deux, un autre deux, et là, c’est un H, puis un trois et un zéro… C’est une heure : vingt-deux heures trente… Vous croyez que ce serait…

- La date et l’heure de l’attentat ? Oui, Bill, je crois que c’est ça ! Cela ne peut pas être autre chose ! Vite, allons-y !

  Sachant maintenant qu’ils n’avaient plus une minute à perdre, les deux hommes prirent rapidement congé du personnel du laboratoire et regagnèrent leur Berliet pour se faufiler, à travers les rues tortueuses du centre ville, vers le quartier San Sergio.

Ils s’arrêtèrent rapidement à une quincaillerie pour y acheter quelques outils qui pourraient toujours se révéler utiles dans leurs recherches : lampes torches, mètre ruban, marteau, burin, pied de biche…

Après avoir encore roulé quelques minutes, ils garèrent leur véhicule à l’entrée d’un chantier, derrière l’église San Sergio. Le jardin et la crypte n’étaient qu’à une centaine de mètres.

Grâce aux indications que le professeur avait notées dans son carnet codé, ils n’eurent aucun mal à trouver l’if truqué qui dissimulait l’entrée des souterrains.

Ce fut avec un pincement au cœur qu’ils descendirent dans le puits vertical, puis se dirigèrent dans les galeries successives. Ils ne pouvaient s’empêcher d’entendre la voix de leur ami Aristide, comme si son fantôme les accompagnait dans cette ultime quête. Tout en progressant rapidement à la lumière de leurs torches électriques, ils sentaient une sourde angoisse les étreindre, les prendre à la gorge : Clairembart était-il encore en vie et surtout, Ming le sauverait-il ? Et eux, allaient-ils trouver ces damnées statues et pourraient-ils les désamorcer à temps ?

Ils n’avaient jamais été si proches du but mais, à y penser, ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils pourraient faire de ces bombes, une fois qu’ils les auraient repérées. Bill avait bien pensé à les entasser dans la benne du camion, mais ensuite ?

  Au bout d’une demi-heure, ils arrivèrent enfin dans la crypte circulaire. La grande fresque panoramique était là, couvrant toute la partie droite avec, trônant devant elle, la statue d’empereur.

Tandis que Bob sortait les documents où il avait transcrit les chiffres relevés sur le jeu de cartes, Bill, toujours curieux, faisait le tour de la salle. Il s’intéressa bien entendu à la fresque, puis à la statue, mais un objet capta vite toute son attention. Il s’agissait du globe, en verre ou en cristal, posé sur le piédestal au centre de la salle. Bill, intrigué tenta d’interpeller son ami :

- Z’avez vu ce truc, commandant ? Je me demande bien à quoi ça peut servir, ainsi placé au centre ? Les Néo-Romains pratiquent peut-être des séances de spiritisme avec cette boule de cristal ?

- Allez, Bill ! Cesse donc de fureter partout et de dire des bêtises ! Viens m’aider ! Pas vraiment parlants, ces chiffres...

Bill, têtu, mais aussi en homme pratique, examinait l’objet de son attention, sous tous les angles. De la taille d’un ballon de football, c’était une sphère parfaite. La transparence de la matière montrait que la face interne était taillée à facettes. Mais on ne pouvait distinguer l’intérieur même de la boule.

Il essaya de la soulever ; rien à faire.

- Ce n’est pas possible, ils l’ont scellée… A moins que…

Joignant le geste à la parole, Bill avait saisi la sphère entre ses mains grosses comme des roues de brouette et lui imprimait un mouvement de rotation vers la gauche. Aussitôt le globe bougea, en produisant un petit crissement aigu. Au bout d’un demi-tour, la sphère se décolla de son socle.

- Ouais… Ça y est, commandant !

- Ça y est quoi, Bill ?

- J’ai découvert le truc !

- Et alors ? demanda Bob un peu excédé.

- Bof, c’est juste une lanterne ! Dedans, il n’y a qu’une grosse bougie… Il y a même des trous dans le socle pour l’aération !

Bill était déçu ; personne saura jamais ce qu’il avait imaginé trouver. Il sortit un briquet de sa poche et alluma la mèche, un peu machinalement, plus par jeu –une bougie, c’est fait pour être allumé- que dans un but bien précis.

- L’est un peu pâlichonne et faiblarde, leur lumière. Regardez, commandant. Ce n’est pas avec ça qu’ils éclaireront le monde…

Bob, finalement, se déplaça enfin pour voir la découverte de son ami. Il espérait ainsi que celui-ci viendrait ensuite l’aider à trouver la clé qui leur permettra de situer ces satanées statues mortelles.

- Bon, ça y est maintenant, tu es content. Repose ce globe à sa place et viens m’aider !

- Okay, commandant !

  Aussitôt que Bill remit la sphère de cristal à sa place et avant même qu’il l’ait revissé, une lumière puissante illumina toute la salle. La clarté issue du photophore rayonnait alors dans toutes les directions, comme un véritable soleil. La faible lueur émise par la flamme de la bougie était amplifiée par les facettes internes, qui faisaient fonction de loupe, comme dans la lanterne d’un phare. Mais, ici, cette lanterne était sphérique et les centaines de petites loupes internes projetaient les rayons dans tous les sens.

- Ouah ! C’est magique, commandant. Maintenant, au moins, on y voit clair, dans ce caveau. Bon, je viens ! On n’a plus besoin de nos lampes de poche. Et, regardez, au moins, comme ça, on a une vision globale de toute la fresque.

- Tu as raison, c’est toujours ça de gagné ! Mais, à part nous éclairer comme en plein jour, ça ne nous donne pas la solution… Avec ce système, les Néo-Romains ont certainement voulu symboliser le soleil qui illuminera leur monde nouveau…

  Tout cela, c’était bien beau, mais il leur fallait maintenant trouver comment utiliser la série de nombres révélée par les cartes.

Ils mesurèrent d’abord la grande peinture murale rectangulaire, mais ses huit mètres de large comme ses deux mètres et demi de haut ne les amenèrent à rien. Puis ils cherchèrent des graduations sur le périmètre de la fresque, qui auraient pu correspondre aux couples de nombres… L’idée n’était pas si mauvaise, puisque des repères en relief étaient sculptés en haut et en bas de la grande peinture. Il y en avait régulièrement tous les quatre centimètres, mais ils ne portaient aucun numéro et, surtout, il n’y avait rien de semblable à droite et à gauche sur les côtés verticaux.

Par acquis de conscience, Bob compta ces graduations et le résultat qu’il trouva l’amena à penser que ce n’était pas un hasard : en haut comme en bas, il y avait exactement deux cents graduations.

- Deux cents, réfléchit-il tout haut, ça a sûrement un rapport avec nos nombres entre 001 et 198.

- Sans doute, Commandant, mais pour utiliser des coordonnées, il faut deux axes !

- Oh, Bill, il y a bien d’autres systèmes de repérages pour se situer sur un plan… Mais ce qui semble sûr, c’est qu’on doit partir de ces encoches sculptées.

Bob, par acquis de conscience examina ces repères, bien régulièrement taillés dans le stuc. S’approchant, il fronça les sourcils car un détail venait de lui apparaître sur une des marques.

« Le plâtre est légèrement blessé, se dit-il, comme si… » 

- Bill, appela-t-il, reprends la feuille avec les coordonnées !

Frénétiquement, le Français compta alors les graduations entre l’extrémité gauche de la fresque et celle qui avait attiré son regard : c’était la cinquante deuxième.

- Y a-t-il un 52 dans tes chiffres ?

- Un 52 ? Oui, commandant !

- Nous sommes sans doute sur la bonne voie, la cinquante-deuxième marque est usée, comme si on y avait coincé quelque chose !

- Mais vos deux axes de coordonnées, vous les trouvez où, Commandant ? Ca ne marchera jamais !

Bob devait bien admettre qu’ils étaient encore loin de la solution ; il regarda sa montre… Il leur restait si peu de temps !

- Allez, Bill, cherche donc un peu aussi ! Mets-toi la cervelle au court-bouillon, nous n’allons pas trouver en cinq minutes ! Dans ce genre de décodage, il y a toujours des hauts et des bas !

- Bah, vous savez bien que moi, je ne suis pas doué pour ce genre de choses ! Alors, je préfère vous laisser à vos hauts et à vos bas, comme vous dites… Mais si vous voulez, je vais observer la fresque de plus prêt… Ça, c’est de ma compétence !

Bob ne broncha pas. Bill avait peut être raison, les graduations sculptées pouvaient n’être qu’un leurre… Peut-être son ami trouverait-il la solution dans le dessin lui-même ?

Un balai étrange et silencieux commença alors. Tous les deux se démenaient, allant et venant devant la fresque, leurs ombres géantes projetées dessinant des sortes de doubles fantomatiques, parfois menaçants, parfois débonnaires, selon leurs gestes ou leurs postures.

Bob se renferma dans ses propres réflexions : « Ces couples de nombres, dont les paires sont réunies par un tiret, doivent bien correspondre à des couples de coordonnées. Mais à quels repères renvoient-ils ? Ceux des frises ? Pas certain… Et aussi, pourquoi quatorze paires de coordonnées pour sept statues ? Et puis… »

- Commandant, il y a quelque chose de bizarre sur cette fresque ! Regardez !

Quand Bob eut rejoint son ami, ce dernier lui montra de son gros index plusieurs points de la peinture :

- Regardez ces représentations de louves romaines ! Elles n’ont qu’un seul enfant, comme celles des cartes… Mais surtout, il y en a des dizaines de disséminées sur toute la surface. Et toutes exactement identiques !

- S’il y en a tellement, répondit Bob, l’emplacement des sept bombes n’a sans doute rien à voir avec ces louves, avança-t-il.

- Avec tous ces peut-être et ces sans doute, ce qui est sûr, c’est qu’en fait de haut et de bas, on ne trouve que des bas ! Et…

- Qu’est-ce que tu as dit ? le coupa Morane.

Bill n’eut pas le temps de répéter, car Bob réfléchissait tout haut à l’idée qui venait de lui venir :

- Il y a une graduation en haut et une en bas. Un couple de nombres pourrait indiquer deux points, un sur la frise du haut, l’autre sur la frise du bas, ce qui nous donne une ligne si nous rejoignons ces deux points…

- Une ligne, c’est une infinité de points, on n’est pas plus avancé… Sauf que…

Les deux amis échangèrent alors un regard, des sourires entendus illuminèrent alors leurs visages éclairés par la lumière crue du faux soleil .

Bob conclut tout haut, même s’il avait compris qu’ils en étaient tous deux arrivés à la même conclusion :

- Avec deux nombres, on trouve deux points, l’un en haut, l’autre en bas. Avec deux points, on obtient une droite. Comme on a deux fois deux nombres, ça nous fait deux droites…

- …qui se croisent en un point unique ! C’est ça ! Dans tes hauts et tes bas, voilà le haut qu’on attendait !

- Allez, on y va ! décida Morane. Mais il nous faudrait une ficelle pour figurer ces lignes droites.

Ils échangèrent de nouveau un regard mais, cette fois-ci, ils se montraient aussi anéantis l’un que l’autre. Ils avaient bien emporté des lampes, quelques outils, des armes dont celle du Néo-Romain de la maison bleue -discrètement enroulée dans des chiffons trouvés dans le camion-, mais ils n’avaient pas le moindre bout de ficelle !

- Bon, on va se séparer et partager le travail ! Je vais compter les encoches sur les frises et j’écrirai leur numéro d’ordre dessus. Toi, pendant ce temps-là, tu vas ressortir pour chercher de la ficelle, du fil électrique, n’importe quoi qui puisse nous servir pour figurer ces lignes droites.

- D’accord, commandant, vous pouvez compter sur moi !

L’Ecossais s’éloignait déjà dans la galerie, Bob allait commencer à compter les encoches, quand ce dernier entendit jurer, comme seul Bill Ballantine savait le faire. Alarmé, il saisit son arme, éteignit la lumière et s’approcha de l’entrée du couloir souterrain, prêt à s’élancer. Là, il hésita quelques secondes, se demandant s’il devait rejoindre son ami. Tous les sens aux aguets, il n’attendit pourtant pas longtemps : des pas approchaient, précipités, accompagnés d’un souffle puissant.

- Commandant, ce n’est pas la peine !

C’était ce brave Bill qui revenait en courant ! Ce n’était qu’une fausse alerte !

- Commandant, ce n’est pas la peine !

- Comment ça, pas la peine ?

- Pour la ficelle, il suffit de détricoter un de nos chandails !

Le visage de Morane s’éclaira d’un large sourire. Avec son esprit débrouillard, Bill allait leur faire gagner un temps précieux !

Sans perdre un instant, Bill avait enlevé son pull et, après l’avoir arraché d’un coup de dent, il commença à en tirer un brin de laine que Bob s’empressait d’enrouler pour en faire une petite pelote. Quelques secondes plus tard, ils jugèrent en avoir une longueur suffisante et le géant remit sur son dos ce qui lui restait de son pull, bien que la moitié inférieure ait disparu.

  Reprenant la feuille avec les coordonnées, les deux amis repérèrent les encoches correspondant au premier couple de nombres, puis ils tendirent un fil entre les deux encoches ; quand ils eurent recommencé pour le second couple, ils se rendirent compte qu’un nouveau problème se posait à eux : vu la concavité de la salle souterraine, le croisement des fils était à plus de cinquante centimètres de la paroi et la visée sur la peinture souffrait d’un problème de parallaxe : suivant l’endroit où l’on était, le point pouvait varier de plusieurs centimètres, ce qui devait représenter des centaines de mètres sur le terrain.

- Il nous faudrait une équerre, remarqua Bill. Comme ça, on serait certain de viser sur le mur perpendiculairement à la verticale du mur et à la tangente de la courbure !

  - Pour ça, je ne sais pas comment on va faire ! Ce qui est certain, c’est que, cette fois-ci, on ne va pas s’en tirer avec un pull !

- On peut toujours essayer de viser le mieux possible, avança Bill.

- Ce ne sera pas assez précis ! Cette fois-ci, il faut que l’un de nous ressorte pour trouver quelque chose qui puisse nous servir d’équerre : une planche, un morceau de carton, n’importe quoi fera l’affaire…

- Mais, en se mettant bien en face des deux fils et bien perpendiculairement au mur, ça doit être possible d’avoir une idée de l’endroit.

- Justement, on aura une idée de l’endroit, mais juste une idée ! Suivant la manière dont tu vas viser, l’emplacement en ville va varier d’une rue ou deux, s’il ne change pas de quartier ! Essaye, tu verras bien !

- Moi, je dis qu’on doit pouvoir s’en sortir comme ça ! Dans les Highlands, on a l’œil, vous savez, Commandant !

Ballantine, sans se démonter, s’accroupit et approcha son visage du croisement des deux brins de laine. Il bougea un peu la tête, cherchant visiblement à bien se placer pour être exactement en face. Bien vite, il écarquilla les yeux en grimaçant se rendant compte de l’imprécision de son système.

- Alors, tu vois bien, grogna Bob avec un rien d’impatience, tu n’arriveras à rien comme ça ! Et puis ton ombre se projette sur le mur et t’empêche de bien voir. Non, non ! J’en suis certain, il y a autre chose. De plus simple, forcément. Je ne vois pas les Néo-Romains ni les Chinois faisant tout ce cinéma pour situer les emplacements.

Mais Bill ne répondit pas. En bougonnant, il persistait néanmoins dans son idée, peut-être tout simplement parce que c’était la seule que son ami et lui aient eue. Il fallait trouver et vite ! Tout en cherchant de son côté, Bob le vit s’agiter encore un moment. Puis enfin, l’Ecossais découragé, exprimant sa déception par des onomatopées sonores mais indistinctes, tourna le dos au mur qu’il examinait et vint s’adosser au mur opposé. Bob, lui, vint s’appuyer de l’épaule au socle du luminaire.

  Ils restèrent ainsi quelques secondes, tous deux regardant cette peinture qui ne voulait pas leur livrer son secret.

Soudain, ce fut la surprise car, tout à coup, le rire du géant résonna sous la voûte, un bon rire franc et clair, venu droit du fond du cœur.

Quand il réussit à enfin se calmer, Bill, la voix encore entrecoupée de hoquets nerveux, s’expliqua :

- Pas besoin d’être précis, et pas besoin d’équerre ils avaient tout prévu !

- Qu’est-ce que tu veux dire ? Comment ça, prévu ?

- Regardez ! Je vous avais parlé de tous ces dessins de louves, je vous avais dit qu’il y en avait des dizaines et des dizaines sur toute la surface de la fresque !

- Tu veux dire…

- Oui, j’en suis certain ! Il y a un nombre incalculable de louves sur la peinture, mais il ne peut y en avoir qu’une de précisément désignée par chaque croisement de fils.

Bob considéra la situation et finit par admettre la trouvaille de son ami :

- Après tout, pourquoi pas ? Mais, encore faut-il trouver comment la désigner ! Notre problème reste entier !

- Vous êtes désespérant par moment, commandant ! Regardez bien, vous ne remarquez rien ? Pourtant, c’est élémentaire et enfantin, ou presque, tonitrua l’Ecossais qui semblait maintenant s’amuser comme un petit fou.

- Désolé, Bill ! Je ne vois rien de plus qu’avant : le mur, la fresque, deux fils tendus par devant et c’est tout !

- Non, ce n’est pas tout ! Vous regardez, mais vous ne voyez pas !

  Ils restèrent silencieux quelques secondes. Visiblement Morane se creusait la cervelle, alors Bill, leva sa main et la passa devant le globe lumineux, dessinant ainsi une ombre énorme sur la fresque. Aussitôt Bob retrouva le sourire, il venait de comprendre.

- Bon sang, Bill ! Tu es génial ! Oui, c’est bien ça ! Voilà à quoi sert ton globe : c’est une lanterne magique ! L’ombre projetée des fils, c’est ça qui détermine les louves utiles et donc les bons emplacements sur le plan de la ville.

- Vous voyez, finalement, que ma curiosité vis-à-vis de cette lanterne n’a pas été inutile ! Par contre vous aviez raison, les Néo-Romains avaient inventé un système assez simple : des fils à tendre et une lampe, placée au bon endroit, à allumer.

- Oh, excuse-moi, mon vieux, tu avais raison. Maintenant mettons nous au travail, tendons les autres fils.

  - Il faut quand même qu’on vérifie que l’on est parti des bonnes extrémités quand on a compté les encoches. On a compté les crans de la frise à partir de la gauche, il faut qu’on voie ce que ça donne en partant de la droite, pour une ou deux des frises, ou juste pour certaines des coordonnées.

Ce fut un travail rapide mais fastidieux ; il fallait en effet n’oublier aucune possibilité pour être certain que la solution qu’il avait trouvée pouvait être correcte. Heureusement, chaque fois qu’ils déplaçaient un fil, le croisement des deux liens ne correspondait à aucune figure de louve.

« Si ces louves sont bien ce qu’on croit qu’elles sont… se dit Bob, mais on n’a pas le temps de trouver autre chose ! »

- Maintenant, il faut trouver les six autres emplacements et voir s’ils correspondent bien à des louves peintes. Puis ensuite, il faudra repérer ces endroits sur le plan de la ville moderne.

Encouragés par l’urgence de leur tâche, ils œuvrèrent sans répit jusqu’à ce qu’ils aient repéré les sept sites qui devaient, selon eux, recevoir les statues piégées.

- Quand on a compris le système, ça semble trop facile, remarqua Bill en enroulant le fil de laine autour de son énorme main.

- C’est toujours comme ça ! répondit Bob. Quand on a la solution, le problème paraît souvent trivial ! On oublie tout le mal qu’on a eu à trouver la clé de l’énigme ! Bill, tu peux éteindre ton photophore, maintenant, nous allons reprendre nos lampes.

  Leur tâche terminée, les deux amis ramassèrent rapidement tout leur matériel, car ils tenaient à ne pas laisser de traces de leur passage, même si le moment fatidique de l’attentat approchait.

- Vous savez à qui on ressemble, dans notre quête archéologique ? demanda tout à coup Ballantine.

- Je ne sais pas, à Indiana Jones ?

La réponse était sans doute bien trouvée, mais Bill n’eut pas le loisir de répondre, car une rafale de coups de feu crépita dans l’obscurité. Ils n’eurent que le temps de se jeter à terre, derrière le socle de la statue, pour se protéger.

Quand ils coupèrent leurs lampes, ils aperçurent la lueur de nouveaux coups de feu qui éclairait vaguement les murs du couloir : leurs adversaires étaient encore loin, terrés dans le fond du couloir.

Plusieurs rafales retentirent encore, les balles s’écrasant contre la paroi, en face du débouché du couloir d’accès. Après ces premières séries de tirs, qui heureusement étaient plutôt imprécis, une voix assez lointaine les interpella :

- Je ne sais pas comment vous êtes arrivés ici, commandant Morane, mais vous n’en sortirez pas vivants !

- C’est ce que vous croyez, brailla Bill en tirant à son tour une salve de neuf millimètres.

- C’est inutile de résister ! rétorqua la voix en riant. Et, de toute façon, le virus sera dispersé dans quelques heures ! Vous n’avez aucune chance de survivre ! Même au fond de cette crypte, vous serez rattrapés par la grippe aviaire ! Mais nous ne vous laisserons pas vivre jusque là ! Dans une autre partie de ces souterrains, il y a un dépôt de munitions allemand datant de la guerre ! Deux de mes gars…

- Ça nous fait une belle jambe, coupa Bill ; on a de quoi répondre et on vous attend !

- Riez tant que vous le voulez ! Dans cinq minutes, mes hommes vont arriver avec une caisse de grenades à manche et vous serez aux premières loges pour votre dernier feu d’artifice !

Effectivement, vu de cette façon, leurs chances de s’en sortir se limitaient à bien peu… Même en se protégeant derrière le socle de la statue, ils seraient incapables de riposter efficacement et, surtout, ils ne pourraient échapper à des explosions répétées. Quant à tenter une sortie, ils n’avaient aucune chance de réussir, d’autant plus que les autres venaient d’allumer une lampe dans le couloir, sans doute devant eux, pour parer à toute approche.

- Bill, chuchota alors Bob ! Tiens les en respect cinq minutes ! Je crois que j’ai une idée ! Sers-toi d’abord de la mitraillette que nous avons prise au garde de la maison bleue, ce sera autant d’économisé sur nos munitions et ça fait plus de bruit.

En entendant parler d’autres souterrains, Morane avait en effet imaginé que ces souterrains avaient sans doute une origine très ancienne, qu’ils se trouvaient donc intégrés dans un réseau ancien de catacombes… A première vue, cet hypogée ne semblait avoir qu’une seule issue. Mais peut-être, pourrait-il, en sondant les murs, découvrir un autre passage vers des galeries antiques ? Quant à trouver plus loin une sortie vers la surface, ils verraient le moment venu ! Le plus important était d’échapper à leurs adversaires et à leurs grenades !

Laissant Bill discuter avec leurs ennemis pour les occuper, Bob se mit à tapoter les parois, à l’affût d’un son creux, tout en prenant garde de rester dans des angles morts… Le temps passait, ponctué de coups de feu… Il finissait par désespérer quand un cri le fit se jeter à terre, dans l’encoignure d’une colonne engagée :

- Grenade !

L’explosion ne se fit pas attendre longtemps. Une lumière vive doublée d’une détonation insoutenable emplit l’espace clos de la crypte. Le souffle le plaqua contre la paroi, des éclats de pierres l’atteignirent, des monceaux de gravats le frappèrent en plein. Mais, par miracle, il ne fut pas blessé.

Quelques instants plus tard, à moitié groggy, il essayait de percer du regard les nuées de fumées et de poussière que les lampes de leurs ennemis éclairaient, quand il sentit une main se poser sur son épaule :

- Vite, commandant ! Venez !

C’était la voix de Bill, qui chuchotait. Mais était-ce bien un chuchotement ? Ses oreilles douloureuses sifflaient tellement après l’explosion trop proche…

- Il y a un passage ! C’est la grenade qui a ouvert le mur !

 

17

 

Voyage au bout de la nuit

 

 

Une fuite à tâtons.

 

De Charybde en Scylla.

 

 

 

 

Depuis combien temps errait-il ainsi dans le noir ? Depuis combien d’heures, depuis combien de jours, progressait-il à tâtons, cherchant du bout des semelles le léger creusement des eaux d’exhaure ? Le temps était devenu tellement impalpable qu’il n’avait ici plus aucune importance. Seuls comptaient les pas, qui ne pouvaient nullement permettre d’estimer le temps et les distances. Marchait-il vite ? Marchait-il lentement ? Là non plus, aucune réponse possible… Il avançait si irrégulièrement que ses pas n’étaient qu’une succession de petites victoires vers l’avant.

Parfois, un doute l’assaillait… N’avait-il pas quitté le léger creux qui lui servait de piste, de guide ? Ne s’était-il pas mis à remonter ? Il s’accroupissait alors pour tâtonner des mains tout autour de lui, prenant toujours garde à ne pas se désorienter en se retournant intempestivement.

Quelle distance avait-il pu parcourir ? Il se trouvait bien sûr incapable de répondre. Au début, il avait compté ses pas mais au bout de trois mille, il avait abandonné, saoulé par ce décompte et surtout, comprenant son inutilité, puisqu’il ne savait même plus estimer l’amplitude de ses enjambées hésitantes.

Dans ces mines abandonnées, il savait très bien que les galeries pouvaient couramment mesurer des dizaines et des dizaines de kilomètres et il imaginait bien qu’il n’avait peut-être aucune chance de s’en sortir.

Pourtant, il ne pouvait abandonner, ni pour lui, ni pour ses amis, ni pour les innocents menacés par l’épée de Damoclès dont ils ignoraient tout.

  Aristide Clairembart continuait, tenace.

  Parfois, devant son regard aveugle, il croyait distinguer un bref éclair, percevoir un mouvement, il imaginait voir une légère clarté. Mais il devait toujours se résoudre à conclure qu’il était victime d’illusions, que ses rétines, avides de voir quelque chose, produisaient elles-mêmes ces leurres.

Son ouïe, exacerbée par son aveuglement, le trompait aussi trop souvent : par-dessus le bruit de ses pas sur le sol rocheux, il croyait entendre d’autres pas, des voix, il lui semblait percevoir des frottements, des mouvements. Mais quand il s’arrêtait, retenant son souffle pour mieux écouter, il devait bien se raisonner et admettre là aussi que ses sens étaient abusés par un clapotis d’eau ou, plus souvent encore par les battements de son cœur, le bruit de sa respiration ou le frottement de ses vêtements. Dans ce silence omniprésent, il avait choisi de garder le silence, sachant qu’il restait un gibier pour Néron et sa bande et qu’il valait mieux pour lui surprendre qu’être surpris.

Clairembart était assez âgé pour n’avoir aucun souvenir de ses terreurs infantiles. Le petit Aristide avait-il eu peur du noir ? Il ne se rappelait pas. Mais là, cette obscurité qui l’entourait de son incommensurable présence finissait par l’oppresser. Cette noirceur si profonde qu’elle en devenait palpable le cernait, le touchait, le pénétrait, l’envahissait au plus profond de son être. Parfois, il levait les mains devant lui pour tenter de les voir mais, toujours, le noir séparait ses yeux de ses mains. Il sentait cette obscurité le remplir, il la sentait entrer dans ses poumons avec l’air qu’il respirait, il la sentait envahir ses veines et ses artères… Pouvait-il toujours croire que son sang était encore rouge ?

La seule chose à laquelle il pouvait accrocher son esprit, c’était ce creux, où un léger filet d’eau s’écoulait paisiblement. Mais là encore, des questions restaient sans réponses. Le courant était-il rapide ? N’allait-il pas se perdre dans un puits ? Ce ruisseau aménagé lors de l’exploitation minière pour emporter l’eau à l’extérieur représentait pour lui la vie. Ce léger relief, créé par la main et l’outil de l’homme le conduisait comme un invisible fil d’Ariane.

  Parfois, il sentait que d’autres rus rejoignaient celui qu’il suivait. Il s’arrêtait alors un instant, d’abord pour s’assurer de la direction dans laquelle il devait poursuivre, mais aussi pour tenter une fois de plus de percer l’obscurité et de distinguer d’où venaient ces nouveaux filets d’eau. Mais il avait beau tourner la tête en tous sens, rien ne lui laissait soupçonner de tels embranchements.

Ces apports d’eau l’encourageaient pourtant un peu, car ils lui prouvaient qu’il descendait bien et, surtout, qu’il se trouvait dans une galerie principale, ou qu’il s’approchait d’une telle galerie. L’inconvénient, c’était que le petit ruisseau enflait de plus en plus et qu’il marchait maintenant dans cinq ou six centimètres d’eau, ce qui n’avait rien de confortable.

Cette eau le guidait et, aussi, elle le désaltérait. Il s’était enfui sans aucune préparation, sans nourriture, ni boisson. Mais quand la soif l’avait assailli, il lui avait suffit de s’agenouiller pour boire de cette eau presque glacée, au goût prononcé de fer. Ce ne serait donc pas de soif qu’il mourrait !

Souvent, des gouttes venues de la surface par infiltration lui tombaient sur le crâne et lui rappelaient l’origine de ce ruissellement… mais lui rappelaient surtout combien cette surface était loin, inaccessible. Une peur panique montait alors en lui et il devait faire appel à tout son self-control pour ne pas se mettre à hurler, pour ne pas se rouler par terre de désespoir. Il s’obligeait alors à prendre plusieurs grandes respirations, ce qui lui permettait de retrouver lentement un certain sang-froid.

 

 

--§--

 

 

A un moment, des gouttelettes l’arrosèrent à un point qu’il leva machinalement là tête, même s’il était certain de ne rien voir.

Et, effectivement, il ne vit rien : l’obscurité restait complète. Mais il sentit quelque chose. Etait-ce un souffle ? Etait-ce le silence qui était différent ? Il percevait comme un changement qu’il avait du mal à définir… Et cette eau qui continuait à l’arroser complètement le mouillait comme une véritable pluie. D’ailleurs…

- Mais, c’est vraiment de la pluie ! s’écria-t-il

Le son de sa propre voix le surprit autant que la constatation qu’il venait de faire.

  Il était sorti ! Il y était arrivé ! Il ne s’était rendu compte de rien, mais il se retrouvait dehors, sous les ondées d’une pluie fine et drue, qui le trempait et le réjouissait.

Jamais il n’avait été aussi heureux d’être mouillé !

  Incrédule, Clairembart continua à avancer, tâtant toujours du pied pour se diriger, car il ne voyait toujours rien. Il faisait nuit noire, une nuit sans lune, sous un ciel couvert.

Distinguant devant lui la pâleur de ses mains, il comprit bientôt que l’obscurité n’était plus si complète et que ses lunettes s’étaient couvertes de buée à sa sortie du souterrain. Après avoir essuyé ses verres dans un pan de sa toge, le professeur écarquilla les yeux et finit par deviner quelques lueurs lointaines, qui lui prouvèrent qu’il avait raison : il était bien dehors !

Il se dirigea vers ces lumières, tendant les mains et sondant du pied devant lui, car le courant d’eau vive s’était perdu dans une flaque dont il n’avait pas retrouvé l’issue.

Bientôt, Aristide quitta le sol empierré et se mit à fouler de l’herbe. Au même moment, il comprit qu’il quittait une sorte de cuvette, ou une carrière et que les falaises, ou les talus, qui l’entouraient lui avaient d’abord caché l’horizon. Maintenant, devant lui, autour de lui, de nombreux points lumineux marquaient des villages plus ou moins éloignés.

  Sans hésiter, il se remit en marche, pour rejoindre au plus vite le plus gros de ces bourgs. Dans la nuit toujours noire, sous cette pluie fine qui brouillait les verres de ses lunettes, il avait bien du mal à marcher rapidement ; des barrières se dressaient sur son chemin, des fossés se dérobaient sous ses pieds. Mais là, au moins, maintenant qu’il était dehors et qu’il avait des points de repères, il se rendait compte de sa progression.

Enfin, le village fut tout prêt. Après une courte hésitation, Aristide se décida à y entrer. Il allait frapper à la première porte venue, en l’occurrence un grand portail de ferme quand il avisa, pas très loin, une enseigne tricolore qui ne pouvait être que la bienvenue :

- Une gendarmerie, souffla-t-il.

Aristide, malgré sa fatigue se mit à courir vers ce salut. Là, il allait tout raconter, et qu’ils le veuillent ou qu’ils ne veuillent pas, les gendarmes devraient l’écouter et, avec tous les détails qu’il connaissait maintenant, la maréchaussée serait bien obligée de le croire !

  Malheureusement, tout ne se passa pas comme le professeur l’avait prévu. Le brigadier de service écouta patiemment les explications de cet étrange personnage qui s’était présenté à la grille de sa brigade en pleine nuit. Il faut bien dire que son apparence ne plaida pas en sa faveur car, rien qu’à sa tenue dépenaillée, à la boue qui maculait l’espèce de couverture qui lui servait de vêtement, rien qu’à son allure échevelée, le brave gendarme de campagne avait décidé de n’écouter que le minimum, d’un air à peine poli. D’une oreille plus attentive, il suivait d’ailleurs une rediffusion de feuilleton à la radio et il ne tenait pas à gâcher ainsi le meilleur moment de sa nuit de permanence.

  Clairembart, malgré ses explications et ses protestations, malgré ses cris et ses menaces, se retrouva donc bientôt en geôle : il devait y attendre qu’on puisse prévenir une ambulance qui le conduirait à la clinique voisine : car on le prenait pour un fou !

  Terrassé par la situation qui ne pouvait tourner plus mal, le professeur finit par s’allonger sur le grabat qui devait lui servir de couchette pour la nuit. Maintenant, c’était bien fini ! Une fois qu’il serait enfermé dans un asile, il pourrait toujours clamer sa bonne santé, raconter par le menu tout ce qu’il savait, se recommander de ses amis haut placés, il ne serait que celui qui se prend pour un Romain, comme d’autres se prennent pour Napoléon. Et, de toute façon, avant que l’administration ne s’aperçoive de sa méprise, ce serait trop tard !

La détresse qui l’envahit alors était indescriptible. Après les efforts qu’il avait fournis pendant des heures dans les galeries de la mine, après la tension nerveuse qu’il avait subie, le professeur s’écroula en sanglot sur sa couche puis, malgré son désespoir, il sombra dans un sommeil profond, épuisé.

  Le petit jour pointait à peine quand le prisonnier fut réveillé en sursaut. Après quelques instants où il dut se remémorer les derniers évènements pour comprendre ce qu’il faisait là, dans cette cellule grillagée, Aristide Clairembart comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal : des coups de feu claquaient, on courait dans le bâtiment, on criait. Que se passait-il donc ?


 

18

 

Les sept collines.

 

 

Les catacombes.

 

Une étonnante facilité.

 

 

 

 

Des murs de pierre brute, d’autres enduits et peints de fresques à peine lisibles. Quelques éboulis, un escalier qui descend dans des profondeurs inondées. Des embranchements innombrables, plusieurs culs de sac. Le bruit des pas qui les poursuivent, un ou deux coups de feu. Un squelette désarticulé aperçu dans l’éclair d’une torche, un monceau d’ossements poussiéreux enjambé à la hâte.

C’était une course effrénée dans ces souterrains tortueux. Comme ils l’avaient espéré, ils avaient bien rejoint un réseau de catacombes et, tout en ayant l’impression inquiétante de tourner en rond, Bob Morane et Bill Ballantine tentaient de trouver une sortie, tout en fuyant devant leurs chasseurs qui ne les lâchaient pas.

Parfois, ils devaient enjamber des gravas, se faufiler dans des passages rétrécis pas des éboulements et, à chaque instant, ils craignaient de se retrouver acculés définitivement dans un réduit sans issue, à la merci des grenades de leurs adversaires.

  Pourtant, alors que chacun des deux amis commençait à douter de leurs chances de s’en sortir, leur légendaire baraka leur tendit la main :

- Là ! s’écria tout à coup Bob. De la lumière !

En effet, après quelques foulées supplémentaires, les torches électriques étaient devenues inutiles, car un rayon lumineux teinté d’orangé filtrait à travers un rideau de végétation. Il leur suffit d’écarter quelques branches de lierre pour passer à l’extérieur et quitter ce monde souterrain, cette suite de couloirs et d’hypogées sordides qui avaient servi de sépultures et de refuge à des communautés disparues depuis si longtemps.

Le premier, Morane passa en rampant l’ouverture basse, une espèce de soupirail oublié, pour déboucher dans une cour pavée envahie de mauvaises herbes. Autour de lui, des immeubles d’habitation dont les quatre niveaux de galeries le dominaient de leurs balustrades. Trois jeunes garçons qui jouaient aux billes dans un coin, les lessives pendues entre les balcons, les cris des femmes qui s’interpellaient d’un étage à l’autre ou qui houspillaient leur progéniture, un chat qui flairait le couvercle d’une poubelle, les riches odeurs de cuisine : sous la lumière chaude du soleil couchant, toute l’Italie était concentrée dans cette cour pittoresque.

- Pas à dire, soupira Bill en extirpant difficilement sa carcasse du frêle rideau de lierre, ça fait du bien de retrouver l’air libre !

Les deux hommes s’époussetèrent rapidement, comme pour se donner une contenance. En effet, les gamins, même s’ils feignaient de ne pas les avoir vus sortir de leur trou, les guettaient du coin de l’œil et semblaient prêts à appeler leurs mamas à la rescousse. Pour parer à une telle alerte qui les aurait fait repérer dans tout le quartier, Bob improvisa ; avec un grand naturel, il s’approcha du groupe et demanda à brûle-pourpoint :

- Nous sommes des archéologues de l’évêché et nous devons retourner à l’église San Sergio. Pouvez-vous nous indiquer le chemin, s’il vous plait ?

Bill sourit de cet à propos. L’italien se montrait châtié et sans accent, le ton s’imposait, aimable et autoritaire. Les enfants, sans doute impressionnés par cette déclaration, se dressèrent sur leurs jambes et conduisirent les deux hommes sous la voûte d’un des immeubles, jusqu’au porche qui donnait dans une rue animée. Le plus grand montra une direction du doigt et expliqua la route à suivre.

- Merci ! répondit Bob. Nous parlerons de vous au curé de la paroisse.

Morane et Ballantine s’éloignèrent sous les regards à la fois curieux et admirateurs des trois enfants.

- Vous ne croyez pas que vous y êtes allé un peu fort, Commandant ? Des archéologues de l’évêché ? On aura tout vu !

- Je ne suis pas très fier de leur avoir menti, avoua Bob, mais c’est tout ce que j’ai trouvé ! Tu n’as pas vu comme ils te regardaient, avec ton pull détricoté jusqu’à la ceinture ? J’étais obligé de frapper fort, comme tu dis ! Autrement, on aurait eu toute la maison sur le dos et on n’en serait pas sorti, que nos poursuivants auraient déjà retrouvé notre trace !

- Comme ça, je comprends mieux, répondit Bill en tirant sur le bas de son chandail, en toute inutilité. C’est que vous n’avez pas l’habitude de mentir, surtout à des gamins ! Bon, si c’était pour la bonne cause…

- Voilà l’église ! le coupa Bob. On reprend le camion et on fait la tournée des statues. Comme tu adores ton Berliet, tu conduiras et moi, je te guiderai.

  Morane, en effet, n’avait pas lâché le plan où il avait noté les sept emplacements de bombes bactériologiques.

Les deux hommes se mirent à courir, car l’heure fatale approchait et, surtout, les Néo-Romains savaient qu’ils se trouvaient à Rome et qu’ils étaient sur la piste des bombes. Même si, comme l’avait dit la voix dans la crypte, leurs ennemis ne semblaient pas risquer grand-chose d’une intervention aussi tardive, ils ne les laisseraient sans doute pas agir sans intervenir !

 

 

--§--

 

D’après leurs recherches sur la fresque de la crypte, les sept statues se trouvaient réparties sur les sept collines de la ville éternelle.

Bob choisit d’aller d’abord à la plus proche d’entre-elles, qui était située sur l’Aventin, au Sud de la cité antique. Tout en dirigeant son camion entre les innombrables véhicules qui encombraient bruyamment les quais du Tibre, malgré l’heure tardive, Bill lui fit remarquer :

- On a eu de la chance de se sortir de ces catacombes ! Souvent, les réseaux sont tellement vastes qu’on s’y perd !

- Ce n’est d’ailleurs pas l’étendue qui fait la qualité ! Si on avait eu plus de temps, j’aurais bien aimé détailler les peintures plus longuement. Contrairement à celle des Néo-Romains, celles-ci étaient authentiques !

- On croirait entendre le professeur ! J’avais oublié que vous étiez archéologue à vos heures, Commandant…

- Amateur, seulement, amateur…

- N’empêche, quand on y pense, si le professeur Clairembart avait été là, il aurait été aux anges ! Découvrir de vraies catacombes au centre de Rome ! Les catacombes, c’est son truc ! Il n’est jamais aussi heureux que dans des catacombes, le professeur ! Il faudra qu’on l’emmène ici ! Je l’imagine déjà afficher un sourire satisfait en se caressant la barbiche…

- Tu crois que Ming va le retrouver ?

- Je n’en sais rien, commandant ! Pourtant, je ne sais pas pourquoi, mais maintenant, j’ai l’impression qu’on pouvait lui faire confiance sur ce coup-là !

- Espérons, Bill, espérons !

Un profond silence s’installa alors entre les deux hommes, seulement interrompu par les quelques courtes phrases nécessaires pour indiquer l’itinéraire au fur et à mesure.

  Enfin, après avoir quitté les rives du Tibre et passé la porte San Paolo, le camion monta une courte côte qui le conduisit sur l’Aventin, la première des sept collines qu’ils devaient parcourir. Bob demanda à Bill de s’arrêter devant un grand bâtiment de pierre. Avisant l’enseigne de tôle peinte au dessus de la porte, Bob confirma qu’ils étaient bien arrivés à destination :

- Voilà le bâtiment des bains douches. C’est ici !

D’après le repérage sur la fresque et le plan moderne, la première bombe devait se trouver là, dans cet établissement héritier des anciens thermes romains. Pourtant, l’édifice qui se dressait devant eux n’avait rien d’antique car, s’il était ancien, il ne datait sans doute que du dix-septième siècle. Morane détaillait cette façade presque aveugle, couverte de trophées d’instruments de musique et de feuillages sculptés dans la pierre, quand il s’écria, en levant l’index :

- Là ! Regarde sur le fronton !

Surmontant la porte monumentale, dans une niche richement ornée de feuilles d’acanthe, une Vierge à l’Enfant du plus pur style baroque se dressait.

- Elle n’a rien d’antique, continua-t-il, mais c’est la seule statue de toute la façade ! Et, en plus, regarde bien : elle est en parfait état, toute propre, comme si elle revenait d’une restauration.

En effet, tranchant sur la pierre patinée et salie par la pollution, la sculpture paraissait immaculée.

- Vous croyez que c’est de la terre cuite ?

- D’ici, on ne peut pas le voir, mais ce ne serait pas étonnant ! A l’époque, on badigeonnait tout en blanc, que ce soit le bois, la pierre, l’argile…

- Alors, on l’embarque ?

Bob acquiesça en donnant de nouvelles instructions : il fit manœuvrer son ami, pour amener l’avant de la benne contre l’entrée du bâtiment, les pneumatiques mordant sur les premières marches du perron.

- On n’a pas d’échelle, mais on a des idées ! rit Bill.

Une fois le camion immobilisé, Bob grimpa sur la benne, passa une jambe sur le bord du toit arrondi de la cabine pour saisir la statue. A bout de bras, il parvenait à la toucher, mais il ne parvenait pas la saisir. Elle était trop loin ! Il ne pouvait pourtant pas s’approcher plus près ! Risquant le tout pour le tout, Bob poussa la sculpture en arrière. Celle-ci n’était pas scellée.

« Un vrai travail d’amateur ! » pensa-t-il.

Il recommença, plus fort. La statue oscilla un instant vers le fond de la niche, puis elle revint en avant dans un mouvement de balancier. Bob poussa encore une fois pour augmenter l’ampleur du mouvement. Quand la sculpture revint pour la seconde fois vers lui, il peut enfin la saisir et l’attirer à lui. En la soulevant, il confirma à Bill qui était resté dans la cabine :

- Ca sonne creux ! C’est bien de la terre cuite !

- Alors, qu’est-ce qu’on fait, Commandant ?

- Maintenant qu’on a la première, répondit Morane en couchant la statue au fond de la benne, on passe aux suivantes ! On sait où elles se trouvent toutes, ça devrait aller vite…

- Ce ne sera sans doute pas si simple ! rétorqua l’Ecossais. Depuis la crypte, on sait qu’on est repéré ! Moi, ça m’étonnerait que les Néo-Romains nous laissent agir impunément !

- On a sans doute un peu d’avance ! Ils ne savent peut-être pas qu’on s’est sorti des catacombes !

- D’accord ! Alors, admettons qu’on les trouve toutes ! Qu’est-ce qu’on va en faire ? On ne connaît rien de ces bombes ! Vous voyez quelque chose dedans ?

- Non, rien ! répondit Bob en jetant un coup d’œil sous la base creuse. Le fond est bouché par une espèce de ciment, on ne distingue pas l’intérieur… Pourtant, elle n’est pas très lourde… Allez, nous continuons !

- Mais alors, qu’est-ce qu’on va en faire, de ces machines infernales ? répéta Bill. On ne sait même pas si on peut les désamorcer !

- N’importe ! Quand la benne sera pleine, il sera toujours temps d’y penser !

- J’adore votre optimisme ! Mais moi, ça m’inquiète quand même !

- Je te dis que je n’en sais pas plus que toi, Bill ! nous aviserons ! nous improviserons ! Nous verrons bien ! Nous nous débrouillerons, comme d’habitude !

Bob remontait dans la cabine ; il avait monté le ton malgré lui et, s’il n’avait pas répondu plus aimablement à son ami, c’était bien qu’il n’avait aucune idée, vraiment aucune, de ce qu’ils devraient faire de leur cargaison de mort !

- OK, commandant, vous fâchez pas ! C’était juste pour savoir si vous aviez un plan ! C’est vous, l’ingénieur, pas moi ! Alors, puisqu’on n’a rien de mieux à faire, on va prier sainte Rita* !

Bill passa la première vitesse et s’éloigna du bâtiment, conduisant lentement, dans un premier temps, pour ne pas passer pour des voleurs : les acrobaties de Bob sur sa benne avaient déjà assez attiré l’attention de plusieurs badauds, très étonnés du curieux traitement qu’il avait réservé à une œuvre d’art.

Morane, lui gardait le silence : cette Vierge à l’Enfant baroque l’intriguait. Quand il l’avait déposée dans le fond du camion, il avait pris un instant pour la détailler, juste assez pour se convaincre qu’elle était fausse : c’était une simple copie…

  La course contre la montre continua dans les rues toujours aussi encombrées. Bill devait se concentrer pour faufiler son engin entre les nombreuses voitures, les Vespas et les triporteurs qui pétaradaient en tous sens. Mais les Romains, s’ils ne respectaient guère les règles élémentaires du code de la route, savaient toujours éviter adroitement les obstacles qui se dressaient sur leur route, même si cela ne les empêchait pas de klaxonner bruyamment.

La bombe suivante se trouvait sur le Celio -l’ancien Caelius-, à quelques kilomètres plus à l’Est. A la hauteur du cirque Maxime, un feu rouge obligea Bill à marquer un arrêt.

- Combien de temps nous reste-t-il, commandant ?

- A peine trois heures ! On n’aura pas le temps de jouer les touristes !

Bob, comme pour la première statue, avait improvisé un itinéraire qui devait les conduire au plus vite au site le plus proche du premier. Tout en guidant son ami, il tenta de prendre un peu de recul et d’établir un circuit pour visiter toutes les collines le plus rapidement possible.

« On va contourner l’ancien centre par l’Est : Après le Caelius, nous irons plein Nord sur l’Esquilin, le Viminal, puis le Quirinal. Ensuite seulement, nous piquerons vers le centre pour terminer par le Capitole et le Palatin : à ce moment-là, il sera tard, et nous aurons moins de circulation. »

La première sculpture n’avait pas été difficile à repérer, pas plus difficile à prendre et à embarquer. Pas scellée, pas protégée, même pas surveillée… En tout cas, ils n’avaient vu personne et on ne les suivait pas.

En serait-il de même pour les autres bombes ? Maintenant, Bob savait qu’ils ne recherchaient pas des statues antiques, ce qui multipliait les possibilités, surtout ici, à Rome : n’allaient-ils pas se retrouver devant un bâtiment ou dans un quartier avec des dizaines de statues, parmi lesquelles ils auraient du mal à trouver la bonne ?

Ils arrivèrent sans encombre au Celio. Le plan leur indiquait sans aucun doute le Macellum magnum, le plus grand marché couvert de la Rome antique, qui servait à la vente des produits alimentaires, de la viande et du poisson. Le lieu n’était sans doute pas innocent puisque c’était Néron –le vrai- qui avait décidé de cette construction. Aujourd’hui, l’édifice antique avait fait place à l’église Saint-Étienne le Rond qui en reprenait le plan circulaire.

Le camion fut garé sur la placette, devant l’entrée de l’église et les deux amis sautèrent sur le sol. Sur la portion de façade courbe qu’ils pouvaient voir, rien, pas une seule statue. Tandis que Bill faisait le tour à pied, Bob descendit les quelques marches qui menaient à la galerie couverte, puis il pénétra dans le bâtiment. Il parcourut rapidement la double colonnade intérieure, sans s’occuper des magnifiques peintures murales de Pomarancio, qui représentaient avec beaucoup de réalisme la cruauté des martyres infligés aux premiers Chrétiens.

Dans cette curieuse église circulaire, aucune statue de terre cuite. Morane ressortit donc en courant et retrouva Bill au volant du Berliet, moteur au ralenti.

- C’est bon, lui cria celui-ci. Je l’ai trouvée ! Elle était au milieu d’une fontaine, dans la cour du presbytère. Montez vite, le curé m’a vu !

Morane grimpa à bord, sans demander si la sculpture se trouvait déjà dans le camion car, une fois sur son siège, il aperçut dans le rétroviseur le prêtre en soutane noire qui débouchait en gesticulant d’une venelle et tentait de les rattraper. Mais déjà, leur véhicule accélérait dans les rues étroites.

  Quelques minutes plus tard, laissant le Colisée à leur gauche, Bob et Bill  s’engageaient dans l’étroite rue qui devait les mener sur l’Esquilin. Ils ne s’attardèrent pas devant les ruines des thermes de Trajan, car les coordonnées indiquaient une petite place ronde, où ils trouvèrent une statue de saint Pierre, le premier pape, sur la façade d’une maison renaissance anonyme. Il suffit à Bill de faire la courte échelle à Bob, pour que celui-ci l’enlève à sa niche. La troisième sculpture rejoignit les premières dans la benne, malgré les cris de deux bonnes sœurs effarouchées qui s’enfuirent, on ne sait où, peut-être pour chercher de l’aide.

  Tout allait très vite. Les deux statues suivantes furent aussi faciles à repérer. Chaque fois, il leur suffit de tendre les mains pour les prendre et les charger dans leur gros camion benne, qui finissait par ressembler à un corbillard.

Sur le Viminal, à quelques pas de l’église Sainte Marie Majeure, un gladiateur les attendait, fermement campé sur son socle, au milieu d’un petit parc public, mais il n’opposa aucune résistance. L’affaire ne prit que quelques minutes.

Encore plus au Nord, sur le Quirinal, ce fut une statue de chevalier de la renaissance qui dominait un carrefour circulaire. Là, ils hésitèrent un peu et firent plusieurs cercles autour du rond point, avant de se décider à se garer contre le terre-plein central, au pied même du piédestal :

- Moins on est discret, plus on aura l’air naturel ! affirma Bill qui continua :

- C’est trop facile, vous ne trouvez pas, Commandant ?

- Oui, je suis de ton avis ! répondit Bob en escaladant le socle pour saisir le chevalier. Ce n’est pas plus difficile que de faire nos courses !

Ce manque total de surveillance les laissait agir à leur guise, mais ils ne se sentaient pas sereins pour autant. Les dernières statues, celles qui se trouvaient au cœur de la cité, ne seraient-elles pas les plus difficiles à trouver et à prendre ?

  Malheureusement, le manque de discrétion que Bill croyait être une sorte de garantie, n’eut pas les effets escomptés. En effet, alors que Bob allait redescendre de la benne où il venait de déposer l’auguste personnage immortalisé dans la terre, deux policiers à moto s’inquiétèrent de ce camion mal garé et de ces hommes qui emportaient une œuvre d’art.

Un des motards descendit de son engin et demanda ses papiers à Bill qui fit mine de les chercher, tout en demandant en français :

- Qu’est-ce qu’on fait, Commandant ? On fonce ?

Après avoir consulté sa montre, Bob étudia rapidement la situation. Il ne leur restait que très peu de temps –moins de deux heures- pour chercher les deux dernières bombes et trouver un moyen de toutes les désactiver. Ils n’avaient pas le temps de s’expliquer, encore moins le temps de convaincre. A l’allure fermée du second motard qui était resté à cheval sur sa Ducati 250 et qui surveillait la circulation maintenant très clairsemée, le simple fait d’expliquer qu’ils avaient emprunté leur camion ne lui semblait pas envisageable.

Le Français n’hésita pas longtemps. En guise de réponse, au lieu de descendre sur le pavé, il se laissa tomber sur le policier à moto qui se retrouva brusquement à plat ventre sur le sol, sans rien avoir compris. Tandis que Bob enfourchait sa monture, Bill passait la marche arrière et, comme par hasard, écrasait la seconde machine.

Tout s’était passé si vite que le premier motard, qui menaçait Bill d’on ne sait quelles foudres, n’eut pas le moindre geste de protestation, ni de défense. Une telle chose devait lui paraître si incroyable qu’il resta bras ballants et bouche bée. Les deux policiers italiens furent encore plus étonnés quand Bob leur cria, en démarrant :

- On n’a pas le temps de vous expliquer ! C’est une question de vie ou de mort ! On vous rendra la moto !

  C’est ainsi que Bob Morane, chevauchant une motocyclette de la police romaine, ouvrit la route au camion benne de Bill.

Le Français avait assez consulté le plan de la ville, qu’il avait d’ailleurs déjà visitée plusieurs fois, pour trouver sans difficulté la direction du Capitole.

  Tout en pilotant adroitement sa nouvelle machine, Morane se sentait bouillonnant de réflexions fiévreuses, car le compte à rebours progressait, impitoyable et l’instant de vérité approchait, où les bombes bactériologiques déverseraient leur virus mortel sur la cité. Bob avait dit à son ami qu’ils verraient bien le moment venu mais, si prêt de l’instant fatal, il ne pouvait que constater combien toutes ses supputations se révélaient inutiles.

Comment fonctionnaient ces bombes ? Qu’est-ce qui déclencherait le mécanisme ? Comment le virus serait-il répandu ? Pouvait-on encore interrompre le processus, une fois celui-ci enclenché ? Il n’en savait toujours rien et il n’avait même pas le temps de s’arrêter pour étudier ces machines infernales !

En effet, l’urgence restait de récupérer les deux dernières sculptures. Laisser une seule bombe en place, prête à lâcher la mort, ce serait annuler tous leurs efforts, ce serait condamner la ville, puisque l’épidémie se répandrait, même si elle ne venait que d’un seul endroit au lieu de sept.

Il tenta de reprendre les rares éléments qu’il connaissait : Toutes ces terres cuites mesuraient environ un mètre de haut. Même s’il ne les avait observées que très brièvement, Bob était certain que toutes étaient d’habiles copies. Cela l’avait un peu rassuré quand il les calait sans trop de précaution dans le fond de la grande benne orange où elles allaient s’entrechoquer au gré de la conduite musclée de Bill. Mais le fait que ce soient des copies pouvait-il être un indice sur la nature des bombes ?

Pourquoi donc les Chinois avaient-ils réalisé des copies ? Ce n’était sans doute pas pour préserver des œuvres d’art ! Donc, l’installation de la bombe et la diffusion du virus nécessitaient que ce soient des copies. Bob ne pensait pas que ce soit une histoire de facilité d’installation dans la cavité centrale : si ce n’était qu’une histoire de place, il aurait suffi de trouver des statues plus grandes ; si c’était une question d’accès, il aurait suffi d’ouvrir les statues à la scie, puis de les recoller. Ce devait être pour autre chose…

Les bouchons de ciment qu’il avait vus sous les bases cachaient sans doute des systèmes compliqués, mais ces opercules semblaient étanches : pouvaient-ils laisser passer le virus ? Là aussi, Bob ne pouvait que supposer, mais il imaginait mal qu’on prévoit de faire sortir un produit -sans doute un gaz ou un liquide- par la base des statues ; cela lui semblait trop aléatoire, trop dépendant du support où chaque sculpture reposait.

  Bob, après avoir dépassé la fontaine de Trévie, puis contourné toute la partie basse de la ville antique était arrivé au pied du Capitole qui constituait le cœur religieux de la cité antique. Comme toute cette partie de la ville, qui constituait un véritable musée en plein air, il était impossible d’y circuler autrement qu’à pied. Laissant Bill surveiller le camion, Bob gravit en courant la Cordonata, l’escalier conçu par Michel-ange pour atteindre le sommet de la colline. De mémoire, il savait que, sur la place du Capitole, se trouvait la grande statue équestre de Marc-Aurèle. Mais cette statue était énorme et, surtout, elle était en bronze. Les coordonnées sur la fresque indiquaient plutôt un point situé dans l’escalier. Ce ne pouvaient être ces grandes statues monumentales qui dominaient les balustrades de l’escalier.

Bob arrivait en haut des marches quand il se retourna : une statue plus discrète n’avait pas attiré son attention, mais il se rappelait avoir lu cette péripétie de l’histoire romaine. Il redescendit donc jusqu’à la mi-hauteur de l’escalier monumental. Là, une statue moderne marquait l'emplacement où, au quatorzième siècle, fut exécuté Cola di Rienzo, qui voulut rétablir la République Romaine. Ce personnage qui nous restait connu pour avoir réussi à sauver les monuments antiques de la destruction n’était-il pas, en son temps l’ancêtre des Néo-Romains ?

Bob observa cette œuvre qui semblait, elle aussi, être de bronze. Malgré les nombreux passants, des touristes pour la plupart, qui déambulaient calmement, il enjamba la balustrade pour s’approcher de la statue dressée sur un piédestal de pierre, au milieu d’une pente herbeuse. Et là, il comprit : une plaque de laiton indiquait que le véritable moulage était en cours de restauration et qu’il avait été remplacé provisoirement par une terre cuite peinte couleur bronze. Sans hésiter, sans s’occuper des touristes ébahis, Morane se saisit de la statue, il la mit sur son épaule et sauta sur les marches pour descendre vers le camion.

  Pourtant, il n’y avait pas là que d’innocents touristes : quatre hommes se tenaient sur les derniers gradins, bien décidés à lui barrer le passage. A leurs mains, des couteaux brillaient, menaçants.

 L’un d’eux dégaina même un revolver, un imposant neuf millimètres, en criant :

- Lâchez cette statue, commandant Morane ! Il est trop tard, de toute façon !

- Si cela était vrai, pourquoi seriez-vous ici en train de jouer aux cow-boys ?

- Considérez simplement que nous tenons à ce que notre inspirateur reste sur son socle ! Lâchez cette statue, je ne vous le répéterai pas !

Contemplant le canon de l’arme qui restait braquée sur lui sans faillir, Bob se demanda un instant s’il devait ou non obéir. Regardant autour de lui, il vit que tous les passants s’étaient écartés et, comme souvent, aucun n’osait prendre parti. Cette intervention tardive, contrairement à ce que lui disait l’homme au revolver, lui prouvait qu’il existait peut-être encore un espoir. Il tenta alors de glaner innocemment quelques renseignements :

- Et si je la laissais tomber ? Le détonateur de la bombe n’aimerait peut-être pas ce genre de traitement ?

En guise de réponse, l’homme éclata de rire, au grand étonnement de Bob, avant d’expliquer :

- Toutes ces statues sont incassables ! Vous ne pensiez quand même pas qu’elles étaient en terre cuite ? Lancez-la, jetez-la si vous voulez ! Elle n’aura aucun dommage et nous la remettrons à sa place ! Quant à vous…

L’homme ne termina pas et Morane ne sut jamais le sort qu’on lui réservait, bien qu’il s’en doutât un peu.

En effet, un vrombissement mécanique attira brutalement l’attention de tous les protagonistes. Bob réagit le plus rapidement : alors que ses ennemis regardaient encore derrière eux, il prit son adversaire au mot : il leva la statue à bout de bras et la lança de toutes ses forces sur l’homme au revolver qui roula sur les marches de marbre.

Derrière les trois autres Néo-Romains, la masse du Berliet lancé à pleine vitesse s’imposa. Bill, sans hésiter enfonçait l’accélérateur, forçant le camion à escalader une vingtaine de degrés, jusqu’aux pieds de Bob. Au passage, le pare choc et les ailes de l’engin avaient projeté à terre les derniers adversaires de Morane.

Tandis que Bill manœuvrait pour quitter au plus vite la place, Morane qui avait récupéré la statue la lança dans la benne où il sauta lui-même.

Tout en se cramponnant aux montants métalliques, il observa les six sculptures qui roulaient sur les tôles : malgré les chocs, aucune ne semblait avoir subi le moindre dégât.

- Il avait raison, pensa-t-il, elles ont l’air incassable !

Au bout de deux cents mètres, Bill freina. Devant eux, une barrière fermait l’accès au Palatin, la dernière colline où trônait encore la dernière bombe.

Bob frappa du poing sur le toit de la cabine et cria :

- On fonce ! C’est juste en haut de la montée !

Bill ne se le fit pas dire deux fois. La barrière explosa littéralement sous le choc et le camion reprit sa route au milieu de badauds effrayés par cette scandaleuse intrusion.

Morane savait qu’ils ne pourraient pas aller bien loin, car le chemin carrossable ne continuait pas jusqu’au sommet, mais ce ne serait pas nécessaire. D’après le plan, la dernière statue devait se trouver à l’entrée même du plateau, là où l’étroite route se finissait.

Le temps pressait vraiment. Klaxonnant pour écarter les touristes, Bill conduisait à tombeau ouvert.

Après la courte bagarre qui les avait opposés à ces quatre Néo-Romains, les deux hommes se demandaient s’ils n’allaient pas être attendus, là aussi. Pourtant, ce qui les préoccupait le plus, c’était qu’ils n’avaient toujours pas trouvé ce qu’ils devaient faire de leur chargement. Bill imaginait les couler dans une masse de béton frais, pensant que ce serait le plus sûr des sarcophages. Bob, pour sa part, pensait plutôt les détruire dans le feu. Mais aucun des deux n’était satisfait de sa méthode. Bill savait bien que le béton n’était pas éternel, tandis que Bob connaissait des virus qui résistaient aux plus hautes températures. Chacun de son côté, ils réfléchissaient à ce qui était le plus sûr, se demandant s’ils n’avaient pas fait tout ça pour rien.

« Car, s’il n’y a rien à faire, se répétait Bob, pourquoi donc les Néo-Romains veulent-ils nous empêcher de récupérer les bombes ? »

Quand Bill pila net en haut de la côte, ce ne fut pas parce qu’il découvrait la statue à une dizaine de mètres devant lui ! La statue se trouvait bien là, juste devant la calandre, au pied d’un haut mur de brique, qui constituait l’extrémité du cul de sac.

Mais, de part et d’autres du socle de pierre, vingt ou vingt-cinq hommes les menaçaient, en braquant sur eux toutes sortes d’armes : fusils automatiques, mitraillettes et même un bazooka.

Là, seuls avec leurs armes légères contre ces hommes embusqués et bien armés, ils ne seraient plus de taille !

  Tout à coup, coupant court à ces inquiétudes, un éclair de lumière vive les inonda, tandis qu’un sifflement suraigu les paralysait.

Ebloui, tétanisé, Bob imagina qu’il était trop tard, que la bombe avait accompli son office.

19

 

Retour en enfer

 

 

Tout semble perdu.

 

Des nouvelles du bout du monde.

 

Révélation

 

 

 

Quand la porte de sa cellule s’ouvrit à la volée, Clairembart ne s’attendait pas à ce qui allait lui arriver. Vu les bruits qu’il avait entendus, il avait bien compris que des combats avaient lieu dans la caserne de gendarmerie. Mais il n’aurait jamais pensé qu’il était la cause de ce violent remue ménage.

Il reconnut immédiatement les deux hommes qui faisaient irruption dans sa cellule : c’étaient deux des gardes qu’il avait côtoyés quand il était prisonnier des Néo-Romains !

Clairembart sentit alors un profond désespoir l’envahir. Il avait réussi à fausser compagnie à ses geôliers, il avait traversé en aveugles des kilomètres de galeries, il était parvenu à contacter les autorités, et tout cela pour rien ! Les gendarmes l’avaient pris pour un fou, et maintenant, ses ennemis venaient le cueillir dans le fin fond de la gendarmerie où il n’aurait jamais pensé être en danger.

Quand les deux hommes l’empoignèrent, il se sentait tellement abattu qu’il ne tenta même pas de résister. A quoi bon ? Il allait se retrouver à la case départ, sans doute encore mieux surveillé qu’auparavant, et personne ne pourrait plus rien pour les habitants de la région de Rome !

Bien sûr, peut-être que Bob et Bill avaient pu avancer, de leur côté, mais Aristide Clairembart n’osait pas trop y croire. Comment ses amis pourraient-ils pu en si peu de temps démêler tout l’écheveau d’indices et trouver les sept statues ? Comment, surtout, auraient-ils pu trouver le moyen de désactiver les bombes ?

Le professeur espérait encore un peu que les deux aventuriers avaient peut-être contacté les autorités, et qu’ils avaient réussi, eux, à convaincre des responsables.

Mais ses espérances lui paraissaient tellement vaines…

Comme la première fois, on le jeta sans ménagement à l’arrière d’une camionnette Renault. Après un court trajet mené sur les chapeaux de roues, il se retrouva dans les mines, on le mit dans le même petit train et la montagne se referma sur lui.

Abattu par ce revirement fatal, le vieil archéologue s’était rarement senti aussi abattu. Lui qui avait déjà vécu tant d’aventures, connu tant de déboires, accusait lourdement cet échec.

Tandis qu’on le saisissait pour l’extraire du wagonnet, il sentit des larmes lui monter aux yeux. Sans savoir pourquoi, il se sentait coupable. Quelle erreur avait-il commise ? Comment aurait-il pu empêcher ce qui allait se passer ? Il l’ignorait. Il savait, maintenant, que Néron et les Néo-Romains avaient gagné la partie et qu’un ordre nouveau allait fatalement prendre le pouvoir, d’abord à Rome, puis…

  Poussé violemment dans les épaules, le prisonnier s’écroula sur le sol de la cellule qu’il avait habitée tant de jours.

Clairembart resta là, immobile, quelques instants, tellement anéanti qu’il ne pouvait se relever.

- Qui êtes-vous ?

C’était une voix douce. Aristide leva les yeux, s’appuya sur ses mains, puis se redressa ; une jeune fille se tenait debout devant lui.

Ses traits gracieux, sa longue chevelure de geai, ses yeux noirs surtout, ne lui semblaient pas inconnus. Que faisait donc cette fragile demoiselle dans les geôles de Néron ? Ce n’était pas le genre de celui-ci d’envoyer un complice interroger un prisonnier, surtout s’il s’agissait d’un ancien camarade.

« Serait-ce une autre prisonnière ? »

L’expression à la fois déconfite et affligée de la demoiselle décida le professeur, qui se présenta sans se poser plus de questions :

- Je suis Aristide Clairembart.

A ce nom, le jeune visage s’illumina.

- Vous êtes l’ami de Bob Morane et de Bill Ballantine ! Avez-vous de leur nouvelles ?

C’est alors que le professeur reconnut celle qu’il avait portée, bébé dans ses bras, tant d’années auparavant. C’était la fille de Massimo !

Se laissant tomber sur l’unique lit de fer qui meublait la cellule, les deux prisonniers échangèrent rapidement ce qu’ils savaient. Il ne leur fallut pas longtemps pour arriver au même constat : leurs derniers espoirs reposaient entre les mains de Bob et de Bill, dont ils ne savaient rien des aventures.

  Jeanne raconta encore comment son père avait fini par comprendre qu’elle avait feint d’approuver ses projets :

- Quand il a appris que Bob m’avait laissé la vie sauve, il a toute suite pensé que je l’avais trahi. Pour lui, il est tellement évident qu’on ne laisse pas un ennemi en vie qu’il en a déduit que nous l’avions aidé.

- Nous ? Vous n’étiez pas seule ?

Jeanne expliqua d’une voix envahie de sanglots que Mario, son ami avait été exécuté sous ses yeux.

- C’est ainsi que le grand Néron a puni sa fille !

  Aussi déprimés l’un que l’autre, les deux compagnons de cellule restèrent longtemps immobiles, dans un silence pesant. Ni l’un, ni l’autre ne trouvait de mots susceptibles d’apporter un peu de réconfort. Chacun, au fond de soi, imaginait l’hécatombe qui allait décimer la population de la capitale italienne, et chacun pensait à leur dernier espoir : Bob et Bill. Mais sans trop y croire.

  Plusieurs heures passèrent. Epuisée, Jeanne s’étaient allongée et dormait. Aristide veillait paternellement la fragile jeune fille qui payait si durement la dureté et la folie de son père.

  Tout à coup, la porte s’ouvrit et claqua violemment contre la paroi.

Précédé de deux gardes prétoriens, c’était Néron.

Celui-ci se campa devant eux, relevant un pan de sa toge sur son épaule, dans une allure plus théâtrale qu’impériale. D’un geste, il demanda à ses hommes de faire lever ses prisonniers puis, après un silence étudié, il parla d’une voix forte et froide :

- Vous m’avez tous les deux trahi. Tous les deux, vous m’étiez très chers et je voulais avoir confiance en vous, mais vous avez trahi cette confiance !

Ni Jeanne, ni Aristide n’interrompirent ce discours qui était celui d’un fou. Après une nouvelle pause théâtrale, Massimo Primo continua sur un ton de tribun, marquant chaque phrase d’un silence étudié :

- Pour cette trahison, je devrais vous condamner. Pourtant, je ne le ferai pas. Sachez que ce n’est ni de la pitié, ni de la faiblesse de ma part. Je veux que vous soyez spectateur de mon triomphe, car je sais que ce sera la plus pénible des peines que je puisse vous infliger !

Comme Jeanne qui lui avait pris la main, Clairembart essayait de montrer bonne figure, mais le cœur n’y était vraiment pas. Voir ce monstre abject prêt de réaliser un véritable crime contre l’humanité, c’était réellement le pire des cauchemars !

Comme à son habitude, celui qui se prenait pour le nouveau Néron se lança dans un discours qui allait sans doute durer des heures :

- Bientôt, la grande Rome va renaître, et….

En fait de discours, l’ancien archéologue ne prononça même pas une phrase. Il fut interrompu par des cris, des bruits de course, puis des coups de feu.

Aussitôt, les yeux effarés, incrédule, il tourna les talons et sortit, suivi de son escorte.

La lourde porte claqua derrière eux.

De nouveau seuls, les deux prisonniers se regardèrent ; les bruits de lutte leur redonnaient de l’espoir. Etaient-ce les Néo-Romains qui se battaient entre eux ? A moins que les gendarmes n’aient fini par vérifier l’identité de Clairembart et par accorder crédit à son récit ? Ou peut-être que Bob et Bill avaient réussi ?

Les combats se rapprochaient. Les coups de feu se multiplièrent, s’approchèrent de leur cellule, ils entendirent même des balles ricocher sur leur porte. Des cris fusaient. Il y eut aussi plusieurs explosions qui ébranlèrent les parois.

- Qu’est-ce qui se passe ? demanda Jeanne, toujours accrochée à la main d’Aristide.

- Je ne sais pas. J’imagine que votre père a des ennuis et que tout ne se passe pas comme prévu.

Enfin, les bruits de lutte s’espacèrent, s’éloignèrent, et le silence revint dans la mine. Un silence pesant, inquiétant.

Aristide alla à la porte et tenta de l’ouvrir. La clé était tournée dans la serrure. Ils étaient toujours prisonniers !

Dans la mine, toujours ce profond silence.

Ils n’avaient aucune certitude de ce qui s’était passé dans la mine, ils ne savaient pas qui avait gagné les combats. Mais ils n’entendaient plus rien, maintenant, depuis plusieurs minutes. Cela les décida à tenter le tout pour le tout.

Ils eurent beau secouer le battant, essayer de l’enfoncer en s’aidant du lit comme d’un bélier, ils ne réussirent pas à se libérer. Quel qu’ait été le résultat des luttes entendues, ils se sentaient plus que jamais enfermés dans leur cachot.

Aristide venait de se résoudre à s’attaquer aux gonds avec une petite cuillère, quand, contre toute attente, la porte s’ouvrit.

Il s’écarta alors et rejoignit Jeanne qui se tenait, interdite, face au seuil. Quand il vit qui se tenait là, il ouvrit la bouche, mais resta sans voix.

Devant eux, il n’y avait pas à en douter, se tenait un dacoït.

  Et ce dacoït souriait et tendait la main pour les saluer.

 


20

 

Dénouement

 

 

Et maintenant ?

 

Il suffisait d’y penser !

 

Retrouvailles

 

 

 

 

- Par les culottes de Mac Ravatt !

Le juron de Bill extériorisait sa surprise, mais celle-ci ne résultait pas de l’éclair lumineux. Déjà, alors que Bob était encore ébloui, le géant écossais descendait de la cabine du Berliet et découvrait tout autour d’eux une vingtaine de personnages inquiétants, et ceux-ci ne se trouvaient pas là quelques instants auparavant.

- J’espère qu’ils sont de notre côté, ajouta-t-il.

- Qui ça ? répliqua Morane qui, du haut de la benne, ne voyait toujours rien. C’est la bande de Néron, tu n’en doutes quand même pas ?

- Ah ça, commandant, je n’y crois pas ! Vous ne les repérez pas ?

- Non, je suis ébloui ! Pas toi ?

Ballantine ne répondit pas à la question, il préféra décrire la situation que, semble-t-il, les Néo-Romains ne voyaient pas non plus.

- Il y a une bande de…

- Prenez la statue et repartez vite ! On vous couvre !

Morane reconnut aussitôt cette voix qui coupait la parole à son ami. Cette voix, il l’avait entendue, elle l’avait déjà surpris -il y avait si peu de temps, mais cela semblait si loin- dans la lamaserie de Ten Tsao… C’était Tcheng, le dacoït qui était venu les chercher sur le toit du monde.

Obtempérant sans hésiter, Bill se précipita vers le socle de marbre. De deux manchettes, il écarta les Néo-Romains qui lui barraient le passage, puis il saisit la statue –une magnifique Diane au milieu d’un parterre d’Iris-, la cala sous son bras pour assommer de sa main libre un troisième adversaire qui faisait mine de s’approcher. En quatre enjambées, il était revenu au camion, où il chargeait la septième et dernière bombe.

Derrière lui, les Néo-Romains, aussi aveugles que Bob, s’agitaient fébrilement en tous sens, mais aucun n’eut le temps de tirer un seul coup de feu. Ils succombèrent sous la charge d’une petite armée de dacoït qui tombait des corniches et des murailles bordant l’extrémité du chemin.

- Accrochez-vous, commandant ! lança Bill. Vous bilez pas ! Tout va bien !

Laissant les Néo-Romains aux prises avec leurs adversaires qu’ils ne voyaient pas, Ballantine sauta derrière son volant et entama une longue marche arrière, écrasant avec autant de vigueur l’accélérateur que le klaxon.

Bob, accroché à la visière de la benne était toujours aveugle lui aussi, mais il finissait par comprendre ce qui venait de se passer : prévenu de leur situation -il ignorait comment- Ming avait envoyé ses sbires leur donner un coup de main ; et Morane devait s’avouer que cette aide inattendue les avait tirés d’un bien mauvais pas.

L’éclair lumineux qui l’avait privé de sa vue n’avait rien à voir avec la bombe ! Sans doute ce flash faisait-t-il partie des artifices de l’Ombre jaune pour faciliter son intervention. Ou peut-être cela avait-il un rapport avec l’irruption subite des dacoïts, comme si ceux-ci avaient été télétransportés…

« Tu lis trop de Science Fiction, mon vieux Bob ! » se dit-il.

Pourtant, tout de ce qu’il connaissait de l’Ombre jaune lui prouvait que, pour ce dernier, rien ne semblait impossible. Même cette intervention qui tombait si bien se révélait difficile à expliquer.

Ming les avait-il fait suivre ? Bob ne le pensait pas : depuis qu’ils avaient quitté la maison bleue d’Ostie, ils avaient bien surveillé leurs arrières et Morane était à peu près certain de ne pas avoir été filé. Ils avaient aussi pris la précaution de ne rien emporter des vêtements fournis par Ming, ils n’avaient donc pas traîné d’émetteur à transistor qui aurait permis de les pister… Enfin, en y réfléchissant, il tenait quand même entre ses mains un revolver qu’il avait trouvé dans l’hôtel…

Ming, en tout cas, les avait laissés agir sans intervenir jusqu’à ce que la situation devienne pour eux intenable. Mais ce moment n’avait-il pas plutôt été choisi parce qu’il marquait la fin de leur quête ? Bob ne pouvait poursuivre dans cette idée : s’il avait attendu que la septième statue récupérée, Ming aurait alors pris le contrôle du camion et de son chargement, au lieu de les laisser partir. A moins que…

- Bill, cria-t-il, c’est toi ?

- Ouaih, entendit-il. Vous bilez pas, je vous dis ! Tout baigne ! On est en bas de la côte et je vais faire demi-tour.

« C’est bien ce vieux Bill… »

Bob avait imaginé un instant que le camion se trouvait sous le contrôle des hommes de l’Ombre jaune… Mais non, ils étaient libres !

  Au moment où le camion freinait pour retourner, Bob commençait à retrouver un peu l’usage de la vue.

« Au moins, ça n’aura pas duré aussi longtemps que Bill ! » réfléchit-il.

D’ailleurs, il se demandait bien pourquoi, face à cet éclair insoutenable, son ami n’avait été aveuglé que si peu de temps.

« Sans doute cela a-t-il un rapport avec la pommade que lui a donnée Tcheng ? »

Tandis que le camion marquait une brève pause au milieu de sa manœuvre, Morane en profita pour sauter à terre et grimper aux côtés de son ami.

- Ca va mieux, commandant ? Vous saisissez ce que ça fait de plus rien y voir ! Moi, ça a duré plus longtemps…

- Oh, Bill, c’est justement ce que j’étais en train de me dire ! Tu sais, je me doutais bien que ça n’avait pas été drôle pour toi !

Les deux amis échangèrent un regard chargé d’amitié virile, un de ces regards qui assurent de la confiance mutuelle de deux copains qui savent ce que compter sur l’autre signifie.

Improvisant, Ballantine avait pris la direction du Tibre pour pouvoir s’éloigner plus vite du centre historique. Au bout de quelques minutes, il posa enfin la question à laquelle, il le savait, ni l’un ni l’autre n’avait de réponse :

- Qu’est-ce qu’on fait, commandant ?

La question avait beau être vitale, Bob ne pouvait bien évidemment pas y répondre !

- On a le choix, réfléchit-il à haute voix en se passant la main dans les cheveux. On pourrait arroser le camion d’essence et tout brûler : en général, les virus s’endorment dans le froid mais ils ne supportent pas les températures trop hautes.

- On pourrait quand même éviter d’incendier le Berliet… rétorqua Bill. J’aimerais bien le rendre à son propriétaire. Et puis, il faudrait trouver un bidon d’essence…

- Le problème, c’est surtout que nous ne sommes pas certains de l’effet de la chaleur sur le virus et sur le mécanisme des bombes. Il ne faudrait pas que le début d’incendie diffuse la maladie !

- Alors, faut trouver autre chose…

- Il y a aussi l’acide ou la chaux, continua Bob, les virus n’aiment pas ça non plus… mais il faudrait savoir où en trouver…

Bill haussa les épaules, montrant par là que, vue l’urgence, cette solution ne pouvait être retenue.

- Moi, proposa-t-il, je les balancerais dans une citerne de vin chaud ! Ma mère m’a toujours dit que c’était excellent contre la grippe ! La grippe aviaire, c’est bien une grippe, non ?

Morane voyait de nouveau normalement. Il observa à la dérobée le profil de son ami. Très sérieux et même assez fier, celui-ci conduisait maintenant à une allure plus modérée, ce qui se comprenait, puisqu’ils n’avaient pas décidé de l’endroit où ils devaient se rendre. « Incroyable, pensa-t-il, il semble vraiment sérieux avec son vin chaud ! »

Tout à coup, Bill écrasa brutalement le frein.

- Pas idée de travailler à cette heure-ci ! pesta-t-il.

Un camion de béton frais venait de leur couper la route pour s’engager dans un chantier de construction.

- Non ! Suis cette toupie ! décida Morane. J’ai une meilleure idée ! On va couler nos bombes dans du béton. Une fois isolé de l’air, enfermé dans un beau cercueil de ciment, le virus ne risque pas de sortir de ces satanées statues.

- Ouaih, pourquoi pas… C’est vrai que c’est peut-être plus rapide que le vin chaud…

Joignant le geste à la parole, l’Ecossais tourna le volant de son cher Berliet et suivit l’autre camion qui commençait des manœuvres compliquées pour déverser son chargement dans un grand coffrage.

- On attend qu’il ait terminé, puis…

  Bob ne termina pas. Comme Bill, les yeux écarquillés, il contemplait, incrédule, le dessus du tableau de bord. Sous leurs yeux ébahis, une forme pâle se dessinait, se précisait au centre d’un halo lumineux. Très vite, ils reconnurent une silhouette humaine, qui se révéla finalement être celle de l’Ombre jaune.

C’était sans doute une sorte d’hologramme. Mais un hologramme d’excellente qualité, qui se précisait pour montrer les plus petits détails. En plus, cette image miniature se mit même à parler :

- Messieurs, je sais comment on peut se débarrasser des bombes !

- Oh, on a trouvé aussi, Ming ! Ne vous inquiétez pas !

Bob avait encore du mal à accorder toute sa confiance à son éternel ennemi. Mais cette fois, ce fut Bill qui se montra le plus conciliant :

- Dites toujours ! Et d’abord, comment vous avez appris ça ?

- C’est votre ami Clairembart qui m’a donné ces indications, votre ami que mes hommes viennent de libérer dans une ancienne mine des Corbières qui servait de repaire aux Néo-Romains.

- Comment va-t-il ? J’espère que vous ne lui avez rien fait pour obtenir ces renseignements ?

- Oh, commandant Morane, vous me connaissez bien mal… J’ai beaucoup de respect pour le professeur et, pour cela, je répugnerais à lui faire du mal.

- Vous êtes sûr qu’il va bien ?

- Tout à fait certain, mais vous le verrez bientôt ! Il va arriver à Rome, avec une demoiselle qui était retenue avec lui, une certaine Jeanne que, je crois, vous connaissez…

- Jeanne, s’écria Bill, elle se trouvait avec le vieil Aristide ?

Le grand Ecossais tendit les mains pour étrangler la figure qui énumérait ces faits avec une froideur insupportable, mais ses doigts se serrèrent sur le vide.

- Suffit, décida tout à coup l’Ombre jaune. Il ne vous reste que quelques minutes ! Moins d’une heure !

- Justement, un beau coffrage se trouve devant nous, entièrement remplis de béton frais… C’est là que nous allons nous débarrasser de nos…

- Surtout pas ! N’en faites rien ! Le temps que ce béton soit pris, le virus sera libéré et ce n’est pas l’eau de votre mortier qui va le retenir ! En plus, la chaleur du ciment en train de prendre rendrait le virus plus actif… Non, la solution est toute simple, mais il faut vous dépêcher ! Prenez la route d’Ostie, je vous expliquerai en route.

Obtempérant, Bill ressortit le camion du chantier sous les yeux étonnés des ouvriers. Il entama alors une course contre la montre, se faufilant à travers les voitures très nombreuses sur les quais du Tibre. Puis enfin, il quitta la cité et s’engagea sur la route où il put enfoncer l’accélérateur jusqu’au plancher.

Pendant ce temps-là, Ming leur expliquait ce qu’ils devraient faire :

- Votre ami Clairembart a obtenu la solution en faisant parler son ami Néron.

Il avait insisté ironiquement sur le mot « ami ».

- Pourquoi le professeur ne nous la dit-il pas lui-même ? demanda Bob sans relever le sarcasme. Vous êtes certain qu’il va bien ?

- Il va très bien, il est même en pleine forme ! Mais il ne peut s’adresser à vous directement, il est en ce moment même sur la route de Rome.

- Et Jeanne ? s’enquit Ballantine. Où est-elle ?

- Je vois que la demoiselle ne vous est pas indifférente, Mister Ballantine… répondit Ming en souriant. Cette demoiselle accompagne le professeur.

D’un nouveau coup d’œil lancé à la dérobé, Bob ne manqua pas de remarquer le sourire de son ami. Mais il préféra changer de sujet :

- Alors, que doit-on faire de ces statues ? Il nous reste maintenant à peine une demi-heure !

- C’est très simple! Il suffit de les noyer dans l’eau de mer ! La conjugaison de l’eau salée et de l’iode tuera toutes les souches aussitôt qu’elles seront libérées !

- Rien de plus facile , en effet ! sourit Bob. On retourne à la plage d’Ostie, on benne notre chargement à l’eau, et…

- Je vous arrête, coupa Ming. Vous ne pouvez pas vous contenter d’une simple plage, l’eau n’y est pas assez profonde ! Il faut que vous alliez au port d’Ostie pour pouvoir les noyer dans de l’eau profonde, ce sera plus sûr !

- Je comprends, acquiesça Bob. On va au port !

- Si je puis me permettre, n’allez pas au port antique, vous savez qu’il n’y a plus d’eau, là bas ! Rendez-vous bien au port moderne, le long du Tibre !

- Compris, Ming ! assura Bill.

- Sur ce, je vous salue ! lança le Mongol, dont l’image virtuelle disparut lentement du tableau de bord.

- Ma parole, pour qui il nous prend, pesta Morane. Comme si on ne savait pas que le port antique est ensablé depuis des siècles !

Sur ces paroles, les deux amis gardèrent le silence un long moment.

L’irruption inattendue de Ming, la nouvelle de la libération du professeur, la simplicité de ses révélations ne manquaient pas de les étonner. Bill pensait, en plus à Jeanne qu’il allait, contre tout espoir, bientôt retrouver. Pour ne pas laisser son ami ruminer seul trop longtemps, Bob préféra interrompre ce silence :

- Qu’est-ce que tu en penses ?

- Vous voyez bien, commandant, l’eau, c’est jamais très bon ! Même l’eau de mer !

- Pour l’eau de mer, je te l’accorde, répondit Bob en éclatant de rire. Mais qu’est-ce que tu penses de l’attitude de Ming ?

- Pour l’instant, j’ai l’impression qu’on a bien fait de lui accorder notre confiance, mais on verra !

- Oui, les faits parleront d’eux-mêmes : si les virus sont bien annihilés par l’eau de mer, si Clairembart vient nous féliciter, alors, là, je saurai qu’on aura eu raison ! Et encore…

- Et encore, commandant ?

- Ce que nous ne saurons jamais, c’est si Ming nous a dit la vérité sur ses intentions véritables… Il est le seul à nous avoir parlé des Triades et de leur projet de rétablir l’ancien empire de Chine… Nous a-t-il dit la vérité ? Comment savoir ? Peut-être cherche-t-il bien à s’emparer du virus pour son propre usage ? C’est quand même bizarre qu’il veuille nous envoyer comme ça à un endroit précis…

- En tout cas, sur le Palatin, il nous a aidés en nous envoyant ses sbires ! Sans eux, on ne s’en serait sans doute pas sorti facilement…

- Es-tu certain que ces dacoïts aient fait exprès de nous laisser partir ? Ne penses-tu pas qu’ils ont été surpris par le fait que tu ne soies pas éblouis et que tu prennes la poudre d’escampette ?

- Non, commandant, j’en suis sûr ! A aucun moment ils n’ont tourné leurs armes vers nous ! Et puis, c’est Tcheng qui m’a dit d’emporter la statue ! Non, ils se trouvaient bien de notre côté !

Sur ces entrefaites, ils avaient fini par arriver à Ostie et traversaient à présent la ville, et finirent par déboucher sur les quais presque déserts à cette heure tardive.

Il y avait de nombreuses embarcations amarrées, des bateaux de pèche et des vedettes de plaisance. Bill dut longer lentement le bord de l’eau, pour chercher un endroit libre où il pourrait noyer les statues. Enfin, entre un petit chalutier et un yacht, il trouva ce qu’il voulait. D’un coup de volant, il tourna le dos à l’eau, puis il passa la marche arrière pour reculer entre deux bites d’amarrage.  Enfin, une fois le frein à main serré, il tira le levier qui commandait le relevage de la benne.

- Ouf, soupira-t-il, mission accomplie !

Bob, par acquis de conscience descendit de la cabine pour voir les statues tomber dans le fleuve. Quelque chose tenant de l’instinct le poussait à vérifier que tout se passait bien.

Devant lui, la benne orange se relevait lentement, la première statue glissa, tomba vers l’eau.

Bob sursauta alors. Au lieu du plouf qu’il attendait, il avait entendu un bruit sourd, un choc qui ne pouvait être le bruit d’un objet tombant dans l’eau, pas plus qu’un choc sur de la pierre ou du ciment.

« Qu’y a-t-il là-dessous ? » se dit-il en se précipitant.

Déjà, une seconde puis une troisième sculpture tombait.

- Bill, arrête ! s’écria-t-il.

Sous ses pieds, Bob venait de découvrir la forme d’un petit sous-marin. Plusieurs silhouettes sombres ‘y agitaient pour récupérer les statues et les faire passer dans l’ouverture d’un panneau ouvert dans le pont métallique.

Dans un grincement de mécanique malmenée, la benne arrêta de se relever tandis que le camion éloignait de quelques mètres de la bordure du quai.

Mais c’était trop tard ! Les dernières statues étaient tombées sur le submersible qui prenait déjà le large dans un bruit assourdi de son moteur diesel. Du pont, deux hommes ramassaient la dernière sculpture tandis qu’un autre lançait quelques courtes rafales d’armes automatiques pour forcer Bob à se jeter à plat ventre.

- Qu’est-ce que… tonna Ballantine qui venait d’abandonner son camion pour venir aux nouvelles. Lui aussi dut se laisser tomber sur les pavés pour échapper au tir de la mitraillette.

- Ming nous a doublés ! pesta Bob. On n’aurait jamais du lui faire confiance !

- Attendez, on n’a pas encore perdu !

L’Ecossais se tourna alors sur le côté. Bob le vit tirer quelque chose de sa ceinture et lancer ce quelque chose vers le petit sous-marin.

Comme par enchantement, dans un petit bruit métallique, l’objet trouva l’ouverture encore ouverte dans le pont du petit navire et y tomba.

- Bingo ! hurla Bill en se relevant, au mépris des rafales qui allaient sans doute le prendre pour cible.

« Qu’est-ce qu’il a inventé ? » se demandait Bob.

A ce moment-là, une gerbe d’eau s’éleva devant eux, accompagnée d’un bruit d’explosion, suivi aussitôt d’un éclat de rire tonitruant.

- Ah ça, quand on les dégoupille, ça fait du bon travail, ces petites bêtes-là !

Morane comprit alors que son ami avait lancé la grenade à manche qu’il avait récupérée dans la crypte de Rome.

- Sacré Bill, tu as toujours de la ressource !

- Houai, acquiesça le géant écossais. Maintenant, il n’y a plus qu’à attendre…

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Si Ming nous a roulés en nous disant de venir ici à cause de l’eau de mer, on ne sait pas ce qui va advenir de ce virus !

- Oui, tu as raison, la grippe aviaire nous pend quand même au nez…

Les deux amis se tenaient côte à côte face au grand fleuve où quelques petites épaves fumantes attestaient encore de l’explosion du sous-marin. Dépités, écrasés par cette constatation et ce qui en découlait, aucun d’entre eux n’osait maintenant évoquer leurs amis, que ce soient le professeur Clairembart ou Jeanne.

- Vous croyez que l’eau de mer va quand même tuer ce virus, demanda enfin Bill.

- Je ne sais pas, Bill, peut être…

 

--§--

 

 

Au moment où ils allaient se décider à quitter les lieux, Bob eut l’œil attiré par une lumière qui frôlait la surface de l’eau, à gauche à l’aval du Tibre.

Bill la vit aussi et ce fut lui qui reconnut en premier ce qui s’approchait d’eux vitesse remarquable :

- Le vaisseau de Ming ! Il ne manque pas de culot, celui-là !

Bob et Bill se précipitèrent vers la cabine du Berliet pour y prendre leur arsenal : après sa forfaiture, il tenaient à recevoir l’Ombre jaune ou ses sbires d’une manière adaptée.

Réduisant sa vitesse, l’espèce de soucoupe volante approcha, face au quai contre lequel elle se rangea, tel un vulgaire bateau de pèche à la crevette.

Quand une trappe s’ouvrit sur le dessus de l’engin, les deux amis levèrent leurs armes ensemble, près à tirer.

- Baissez vos armes, lança la voix de Ming.

Curieusement, cette voix n’était pas menaçante. L’Ombre jaune semblait s’adresser à eux comme s’il avait respecté en tout points toutes les parts de leur accord.

- Nous avons tous deux tenu nos engagements et cette affaire est terminée, Commandant !

- Comment ça ? hurla Bill. Vous appelez ça tenir votre parole, vous ?

- Je vous ai dit de ne pas douter de ma bonne fois, Mister Ballantine ! Quelqu’un va sortir du vaisseau, ne tirez surtout pas !

Bob et Bill hésitèrent, mais heureusement que obtempérèrent, car celui qui sortit la tête par la trappe de la soucoupe volante n’était autre que leur ami, le professeur Clairembart. Il monta sur la surface arrondie du vaisseau, suivi d’une Jeanne tout étonnée de ce qui lui arrivait. Lui l’archéologue aida la jeune fille à sauter sur le quai, où Bill l’accueillit en la prenant dans ses grand bras de lutteur.

- N’ai-je pas tenu mes engagements ? demanda alors Ming ?

- Et le sous-marin, cria Bob, il était dans nos accords ?

- Sachez que ce sous-marin n’était pas de mon fait, monsieur Morane ! Nous avons été doublés, vous et moi par une autre puissance qui nous a observés pour attendre son heure. Si vous le voulez, il vous reste à savoir qui se trouvait derrière tout ça…

Bob ne répondit pas. Déjà, la trappe de la soucoupe se refermait devant eux. Tandis que l’engin reculait lentement, la voix de Ming résonna une dernière fois dans la nuit claire :

- Donc, pour nous, cette affaire est terminée. A partir de ce moment, entre nous, la trêve est finie ! Rassurez-vous, nous ne nous opposerons pas de sitôt car, pour l’instant, je dois m’occuper des Triades ! Celles-ci ont toujours l’intention de prendre le pouvoir en Chine, ne l’oubliez pas !

  Tandis que la machine volante accélérait sur le fleuve, Bob sentit une main se poser sur son épaule ; c’était le professeur Clairembart :

- Ming ne vous a pas trompé, Bob. Le seul moyen de désarmer ces bombes, c’était bien de les mettre dans l’eau de mer, c’est Néron qui me l’a expliqué et c’est moi qui l’ai dit à ses dacoïts.

- Alors, qui donc a envoyé ce sous-marin ? murmura Morane.

- Je ne sais pas, répondit Clairembart. Je sais seulement que Ming a hurlé, tout à l’heure, quand il a cru que nous arriverions trop tard. Il voulait revenir dans le passé pour pouvoir vous aider.

- Alors, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? s’étonna Bob.

- Je crois avoir compris que son vaisseau n’avait pas rechargé ses batteries, ou quelque chose comme ça. Si j’ai bien compris, il venait, je crois, de téléporter ses hommes à Rome et il lui fallait du temps.

- Comme si le temps avait de l’importance pour Ming, commenta le Français. Enfin, si vous êtes certain que les sept statues ne feront plus de mal à personne, tout est bien qui finit bien, n’est-ce pas ?

Ce disant, il se tournait vers son ami écossais qui serrait entre ses bras la frêle jeune italienne.

- Qu’est-ce que je vais devenir, demanda alors celle-ci.

- Si tu veux, lui dit le professeur, tu peux retourner à Capri, dans la maison de tes parents…

- Ah non, Capri, c’est fini, je ne crois pas que j’y retournerai un jour !

 

 

--§--

 

Alors qu’ils allaient tous monter dans la cabine du Berliet, une voiture tapie dans l’ombre démarra en trombe et les dépassa en faisant crisser ses pneus sur les pavés du quai. Bob et Bill échangèrent un regard, car tous deux venaient de percevoir une odeur, un curieux parfum qu’ils connaissaient si bien et qui expliquait bien des choses :

- Qu’est–ce que l’on sent ? demanda Jeanne qui avait, elle aussi remarqué la curieuse fragrance.

- C’est de l’Ylang Ylang, répondit Bob en soupirant.

- Ne t’inquiète pas, ajouta Bill d’un air protecteur.

 

 

FIN