Une
si jolie chaumière
Gilles DUBUS
D’après les personnages créés
par Henri VERNES
Remerciements
à Serge, Dan, Pascal pour leurs talents graphiques, à Serge et Jean-Paul pour
leurs précieux conseils
Chapitre
I
-
J’aurais
jamais cru ça commandant, Sophia devenir fermière ! On aura tout vu !
Quand elle m’a annoncé la nouvelle, j’ai cru à une blague ; mais non,
c’est bien vrai ! s’exclama Bill Ballantine avec un gros rire.
-
Non
Bill, je te rassure, Sophia n’est pas devenue fermière, elle s’est juste
achetée une grande propriété, une ancienne ferme à ce qu’il paraît.
-
Ouais !
Faut dire que je ne la vois pas trop élever des lapins et donner à manger aux
cochons. Ni traire ses vaches, ajouta Bill en redoublant de rire
-
Oh,
tu sais, de toute façon, ces choses-là se font maintenant à la machine. Mais
je crois que si Sophia a acheté cette maison, c’est également pour faire un
bon placement. Et tu sais que le prix de l’immobilier est bien moins élevé
en France que de l’autre côté du Channel. Cela m’étonne même que tu
n’y aies pas pensé, pour tes petites économies. Il doit bien t’en rester
après avoir vendu ton élevage de poulets, ajouta perfidement Bob.
Bill
se renfrogna. S’il est un sujet qu’il ne faut pas aborder avec un Ecossais,
c’est bien celui de l’argent. Il grommela quelque chose dans lequel Bob
discerna vaguement les mots « inflation », « impôts »,
puis il sortit de sa poche de veste une petite flasque de métal brillant. Il la
déboucha et la porta à ses lèvres pour avaler une large rasade de son
contenu. Un claquement de la langue, puis, sans avoir l’air de s’adresser à
Bob, il dit d’un ton sentencieux : « Tant qu’il me restera assez
d’économies pour m’acheter un peu de ce nectar, je ne me plaindrais pas ».
Puis, sous l’œil amusé de Bob, il fit semblant
d’être absorbé par le paysage à droite de la route.
*
* *
Tout
avait commencé par un coup de téléphone de leur amie Sophia Paramount.
Celle-ci leur avait annoncé une grande nouvelle. Afin de se reposer un peu
entre des reportages qui la conduisaient souvent aux quatre coins du monde,
parfois dans des circonstances éprouvantes (guerres, attentats,
catastrophes…), Sophia s’était acheté ce qu’elle appelait une « petite
bicoque loin de tout ».
Bien
sûr elle conservait son bel appartement situé au cœur de Londres où elle résidait
quand elle n’était pas en reportage, pour des facilités de contacts avec le
siège du « Chronicle », le grand journal pour lequel elle
travaillait. Mais elle comptait bien profiter le plus souvent possible de ce
petit coin de verdure qu’elle venait d’acquérir. Tout au moins lors des périodes
de calme journalistique, et quand son rédacteur en chef lui permettrait de
souffler un peu.
Ce
n’était pas un mauvais bougre, Richard Logdon, mais il avait tendance à
s’imaginer que Sophia avait le don d’ubiquité. « Sophia, les guérilleros
en Colombie, faudrait me ramener un papier là-dessus, Sophia les attentats à
Bagdad, Sophia le tremblement de terre au Pakistan,
Sophia….. ». Finalement, au fond d’elle-même, elle doutait de
pouvoir y venir souvent dans son petit coin de campagne. Mais, à force de
persuasion, et aussi un peu de menaces, elle
avait réussi à arracher à Richard une semaine de congés pour aller emménager.
Evidemment elle avait téléphoné à Bob et à Bill pour les inviter à
« pendre la crémaillère ».
« Oui
Bob, une adorable petite maison de campagne. Et en France, en plus. En
Normandie. Une ancienne ferme avec des bâtiments annexes. L’ancien propriétaire
est décédé il y a deux ans et ses héritiers ont préféré vendre. Je suis
venu la visiter le mois dernier pendant que vous étiez en balade en Espagne, je
crois. L’endroit est charmant et la maison à craquer. J’ai aussitôt signé
chez le notaire. Je compte sur vous et sur Bill. En plus, début juin, le temps
devrait être agréable et les pommiers avoir encore quelques fleurs. »
* * *
Voilà
pourquoi, une quinzaine de jours plus tard, Bob avait pris la route pour la
Normandie. Au volant de sa vénérable Jaguar Type « E », il avait
quitté Paris le matin de bonne heure, en prenant la direction du Havre par
l’autoroute qu’il quitta à la sortie de Pont-Audemer.
Puis
il avait tranquillement longé la Seine, qui déroulait paresseusement ses méandres
à travers le Marais Vernier, en direction d’Honfleur, dans l’intention de
gagner l’autre rive par le pont de Normandie, jeté au-dessus de l’estuaire
du fleuve entre Honfleur et Le Havre. Lieu de repos et de nidification de
nombreuses espèces d'oiseaux migrateurs, dont plusieurs menacées de
disparition, une partie du marais avait été classée en réserve naturelle,
afin de protéger la faune et la flore du plus dangereux des prédateurs:
l'homme
Bob
ne se lassait pas d’admirer l’architecture de ce magnifique pont à haubans.
L’un des plus grands du monde. Deux kilomètres de long, dont huit cent cinquante-six mètres de portée centrale au-dessus de
l’eau. A peu de distance de l’ouvrage, il avait arrêté sa voiture et en était
descendu afin de le détailler.
De
toute façon il était en avance. Bill n’arriverait que dans une heure, et il
ne lui fallait guère plus de vingt minutes pour gagner le quai des car-ferries.
Il
entendait encore les paroles de Bill qui l’avait appelé trois jours plus tôt :
« Vous comprenez commandant, j’ai un copain qui peut m’emmener à
Portsmouth. De là, je prendrais le ferry comme simple passager et vous pourriez
me prendre au Havre. Ça vous fait faire presque pas de détour et ce serait bête
de payer un voyage en avion si on peut faire autrement »
Bob
avait souri. Cent kilomètres, pour Bill, c’était ce qu’il appelait
« presque pas de détour », si ça lui permettait d’économiser un
billet « Glasgow-Paris », et comme ce n’était pas lui qui payait
l’essence du « presque »... Bob n’avait pas insisté. De plus ce
détour pourrait lui permettre de s’arrêter à Honfleur afin d’y prendre un
croissant et un café assis à l’une des nombreuses terrasses situées autour
du « vieux bassin ». Mais, devant la majesté du pont, il s’était
éternisé et se trouvait maintenant un peu en retard pour rallier le centre
d’Honfleur. Le petit café, c’est
à la cafétéria du port des ferries qu’il le prendrait, ce qui serait
nettement moins poétique que devant le «vieux bassin».
La
vue du Havre, situé à seulement quelques kilomètres, n’était pas des plus
agréables. En arrivant de ce côté, tout ce que l’on distinguait c’était
les installations pétrolières : immenses cuves pleines d’hydrocarbures,
kilomètres de tuyaux et de vannes courant en un enchevêtrement qui semblait
inextricable. Une noria de camions citernes venait charger l’or noir venu par
pétroliers géants des lointains pays producteurs pour l’emporter vers les
raffineries situées un peu plus bas sur le cours de la Seine, d’où, de
produit brut, il ressortirait sous la forme de ce précieux liquide qui vide les
poches de l’automobiliste tout en remplissant celles de l’Etat.
Il
arriva au quai de débarquement des ferries à l’heure juste et ne tarda pas
à apercevoir la chevelure de feu de son ami qui l’attendait à l’endroit
convenu, devant la cafétéria.
Bob
commanda un café et des croissants.
-
Bof !
C’est bruyant un bateau. J’avais pris un siège inclinable dans les salons
du pont supérieur, en première
classe. Il n’y a que là qu’on a
assez de place pour allonger ses jambes.
Tout
en parlant, le géant plongeait allègrement la main dans la corbeille pleine de
croissants que la jeune serveuse avait déposée devant Bob, avec son café.
-
Cinq
heures, Bill. Je suis venu tranquillement. Avec tous les radars qui fleurissent
comme jonquilles au printemps, je me méfie. Comme tout le monde, je n’ai que
douze points sur mon permis.
-
Sûr
ça, commandant, répliqua Bill en tranchant d’un coup de dents son troisième
croissant, en deux parties à peu près égales. Où elle est votre tire ?
Au parking du port des ferries ?
-
Oui,
au parking, répondit Bob qui, battant Bill d’une demi-main, attrapait
rapidement le dernier croissant qui se sentait maintenant bien isolé au fond de
son panier.
-
L’est
payant le parking ?
*
* *
Au
bout d’un long silence, Bill reprit la parole.
-
Savez
comment y aller chez Soso, commandant ? J’ai l’impression qu’on
tourne en rond.
-
Oui !
Sophia m’a fait un petit plan. Heureusement, car ça n’a pas l’air facile
à trouver.
Effectivement,
depuis un bon moment, Bob avait quitté la route départementale pour
s’engager sur de petites voies communales sur lesquelles deux voitures ne
pouvaient se croiser qu’en empiétant sur le bas-côté herbeux.
De
chaque côté de la puissante voiture, qui ne pouvait guère dépasser le
cinquante sur de tels chemins, s’allongeaient des haies vives au-delà
desquelles on apercevait des herbages constellés de pommiers aux fleurs
blanches et roses, des vaches marron et blanches qui paissaient tranquillement,
des mares où s’ébattaient des
canards.
De
temps en temps, on voyait des chevaux et on découvrait les bâtiments d’un
des nombreux élevages de pur-sang que comportait la région. Parfois, un champ
de lin ou de colza apportait une note de couleur dans cet océan de verdure.
Au
hasard de la route qui faisait maints tours et détours, une maison aux murs en
colombages et au toit de chaume semblait plantée là, comme une sentinelle aux
abords d’un petit hameau composé de quelques habitations.
Les
seuls bruits perceptibles étaient les aboiements des chiens dérangés au
passage du véhicule.
-
A
cette heure les gens doivent être au travail. Nous sommes en semaine, ne
l’oublie pas. Là, je crois qu’il faut tourner à gauche.
Après
un kilomètre environ, le chemin s’arrêtait brusquement devant un petit bois.
Sur la droite, dans une trouée prélevant soudainement une courte longueur à
la haie, Morane et Ballantine découvrirent une vieille barrière à demi
effondrée et ouverte, une boite à lettres fixée sur un pieu et quelques bâtiments
dont on apercevait les toits par-dessus les arbustes. Bob engagea son véhicule
dans le passage.
Devant
eux, à une cinquantaine de mètres, une silhouette
élancée, en jean et t-shirt, courait vers eux en faisant de grands
gestes. La longue chevelure flamboyante qui volait au vent ne laissait planer
aucun doute sur l’identité de la personne.
Chapitre
II
Sophia
avait fait avec les deux hommes le tour du propriétaire.
Passé
une zone herbue se trouvait une grande cour aux pavés de grès. De l’autre côté
de la cour, s’élevait la maison. Basse et longue, aux fenêtres à petits
carreaux, aux colombages de bois patiné par l’âge et au toit de chaume brun
clair. L’entre colombage était en chaux grattée. Trois portes s’ouvraient
dans la façade. Bob remarqua qu’elles étaient constituées de deux
demi-battants superposés. Ceci permettait, auparavant, d’ouvrir le haut pour
donner de la clarté, tout en empêchant les volailles de la ferme de pénétrer
dans l’habitation car la partie basse restait close.
A
gauche, un grand bâtiment lui aussi couvert en chaume. « Une ancienne
grange » constata Bob, quand Sophia eut ouvert les larges et hautes portes
destinées jadis à laisser passer les charrettes de foin. Pour l’instant, en
lieu et place des charrettes de foin d’antan, il y avait la petite Mini Cooper
rouge et blanche de Sophia. Dans un coin, on voyait un pressoir à vis pour les
pommes et un grugeoir, le tout apparemment encore en bon état.
Le
côté droit de la cour était bordé par un autre grand bâtiment couvert de
tuiles. Il se composait de plusieurs pièces. Diverses mangeoires fixées aux
murs indiquaient clairement la première destination de cette dépendance :
servir d’écurie et d’étable. Tout au bout, dans un réduit situé en
pignon, se trouvait la porcherie, comme l’attestait une grande auge de pierre
encore présente dans un coin. Une autre, toute semblable, avait été sortie
dans la cour et transformée en énorme jardinière par l’ancien propriétaire.
Manifestement Sophia n’avait pas encore eu le temps d’y faire la moindre
plantation car, en ce printemps clément, seules les mauvaises herbes y
poussaient allégrement.
Un
puit trônait au centre de la cour. « Je pense qu’il est asséché,
mais, à vrai dire, je n’ai pas encore eu le temps de me pencher sur lui pour
étudier cela de plus près» leur précisa Sophia.
-
Ça
manque un peu d’animation, répliqua Bill qui tenait à son idée.
-
Le
calme et le repos, c’est ce que je cherchais, pour me faire oublier le stress
de la vie trépidante que je mène. Allez, venez les garçons, maintenant je
vous fais visiter la maison.
La
chaumière, typiquement normande s’étirait toute en longueur, étroite et
basse de plafond. Au milieu, le séjour séparé en deux par un petit mur de
brique surmonté de colombages ajourés. Dans la partie droite de cette pièce,
un canapé et trois fauteuils de cuir brun faisaient face à une grande cheminée
dans laquelle Bob aperçut un petit four à pain.
Une
porte près de la cheminée s’ouvrait sur une petite pièce que Sophia avait
transformée en coin de travail avec une bibliothèque remplie d’ouvrages
divers et un bureau sur lequel se trouvait son ordinateur portable relié à
Internet.
Dans
la partie gauche, une grande table de ferme, encadrée par des bancs, et une
armoire normande massive. Les meubles d’époque sentaient bon le bois ciré.
Dans
le mur, au-delà de la table, s’ouvrait un couloir desservant la cuisine, les
sanitaires et une pièce tout au bout « L’ancienne laiterie que je vais
faire réaménager » précisa Sophia qui au passage dans la cuisine
ouvrait le frigo pour en sortir une bouteille de cidre bouché et attrapait
adroitement, dans un vieux buffet en bois ciré, trois bols en grès.
A
l’étage, accessible par un escalier se trouvant dans l’ancienne laiterie,
on trouvait, desservis par un long couloir, trois chambres d’amis, une salle
de bain, des sanitaires et tout au bout se nichait la chambre de Sophia ouvrant
sur un balcon en pignon, le tout mansardé et bas de plafond.
* * *
Un
quart d’heure après, assis autour de la massive table de chêne, les trois
amis devisaient tranquillement.
Depuis
un moment, Bill sautait d’une fesse sur l’autre en jetant des coups d’œil
autour de lui, regardant le sol de la pièce et les murs avec attention. Il se
leva et commença une inspection en règle du séjour mais également de toutes
les pièces du rez-de-chaussée. Puis, sans dire un mot, il revint s’asseoir
à la table et se resservit un bol de cidre. Il avait l’air, sinon soucieux,
du moins perplexe.
-
Bah,
c’est pas ça, Soso, mais… euh… euh… j’ai pas trouvé l’escalier qui
mène à la cave.
Sophia
éclata d’un grand rire clair et argentin.
Un profond étonnement se lut sur les traits de l’écossais.
-
N’oubliez
pas que vous êtes en Normandie, Bill. Pays assez humide et au sol argileux qui
retient l’eau. Une cave est le meilleur moyen de transformer le dessous de sa
maison en baignoire géante, avec tous les problèmes d’humidité que cela
engendrerait. Evidemment, maintenant la plupart des constructions modernes, même
dans ce pays, possèdent des sous-sols. Il suffit de creuser un puisard et, le
cas échéant, d’y ajouter une pompe pour évacuer le surplus d’eau. Mais
n’oubliez pas que ma maison a été construite il y a plus d’un siècle. Ne
vous en faites pas tout était prévu. Suivez-moi.
-
Voilà
le cellier, reprit-elle, le sol est en terre battue, les murs en bauge. Frais
l’été et tempéré l’hiver. Aussi efficace que la meilleure des caves. Les
anciens y conservaient le cidre toute l’année mais aussi les pommes, les légumes
secs, le lard séché ou salé dans des pots. En prévision de votre venue,
j’ai acheté du Zat 77.
Le
visage de l’écossais s’éclaira :
-
OK
Sophia ! rétorqua Bill. Ça tombe bien, j’ai un petit creux à
l’estomac. Faut dire que j’ai à peine eu le temps de déjeuner ce matin…
*
* *
De
chez Sophia à Honfleur il n’y avait qu’une cinquantaine de kilomètres que
la jeune femme parcourut tranquillement, Bob assis à l’avant à ses côtés
tandis que Bill s’était casé tant bien que mal, en travers, les genoux
presque sous le menton, à l’arrière
de la petite voiture.
Négligeant
la grande nationale, c’est par des routes sinueuses, serpentant dans le bocage
qu’ils gagnèrent Honfleur.
Il
n’y avait pas encore beaucoup de touristes en cette saison, mais les peintres
occupaient déjà le pavé tout autour du « vieux bassin », représentant
inlassablement sur leurs toiles les mêmes façades à colombages, les même
bateaux et ce, depuis que Honfleur, charmant petit port de pêche, était devenu
un lieu à la mode, depuis que les vacanciers en short avaient remplacé les
vieux loups de mer à casquette et que les boutiques de cordages et de voiles
avaient disparues, changées en pizzerias ou autres marchands de glaces…
Les
trois amis s’installèrent à une terrasse tout près de la « Lieutenance »
pour un chaleureux repas composé de soles normandes et d’une bouteille de vin
blanc, frappé à souhait.
Après
le repas, ils firent une longue promenade dans le vieux Honfleur, admirant la vénérable
église Sainte Catherine, toute en bois, construite par des charpentiers de
marine, et dont le clocher se situait à dix mètres de l’église elle-même,
de l’autre côté de la rue.
S’attardant
en connaisseurs devant les multiples galeries d’art que recelait la ville,
visitant le musée Eugène Boudin, l’un des natifs d’Honfleur les plus célèbres
avec Alphonse Allais et Erik Satie. Traînant dans les petites rues si
pittoresques et montant même à la chapelle Notre Dame de Grâce, dédiée aux
marins, qui surplombait la ville.
Ils
savouraient ce rare moment de calme dans leurs vies trépidantes. La journée
tirait à sa fin. Le temps de faire quelques achats pour les repas du lendemain,
Sophia proposa un dernier « moules-frites » sur le port, arrosé de
cidre du pays avant de rentrer, ce que les deux amis acceptèrent aussitôt.
L’air
était doux, la ville calme. On entendait juste le bruit du ressac de l’autre
côté de la digue. La soirée se prolongea fort tard, d’autant que Bill tint
à faire honneur en goûtant à différentes variétés d’une des spécialités
locales : le calvados. Il était largement passé minuit lorsque le patron
du restaurant leur fit comprendre qu’il était l’heure de fermer son établissement
et qu’il faisait nuit depuis déjà fort longtemps.
Ils
remontèrent dans la voiture de Sophia et repartirent, par la nationale cette
fois, si bien qu’ils mirent à peine une demi-heure pour gagner la ferme.
Chapitre
III
Au
début, il n’avait vu qu’une ombre dans le bref instant où la lumière des
phares avait éclairée la chaumière. Comme une espèce de croix posée sur la
porte. Intrigué, il était rapidement descendu de la voiture et s’était
avancé pendant que Bill aidait Sophia à sortir les paquets du coffre. La lune
éclairait la cour d’une lumière blanche. Bob fixa l’animal en silence,
attendant les autres qu’il entendit approcher.
-
Un
corbeau, Bill. Un simple corbeau.
-
Un
corbeau, Sophia. Un simple corbeau, répéta Morane comme une litanie.
Enjambant
le hochet en prenant garde à ne toucher à rien, Sophia pénétra dans la
maison et revint quelques minutes plus tard avec un appareil photo numérique.
Après
que Sophia eut pris plusieurs dizaines de photos sous tous les angles, ils rentrèrent
dans la maison et s’assirent à la grande table. Sophia avait sorti des
verres, une bouteille de Zat pour Bill, du Coca pour Bob et elle.
Ils
restèrent silencieux un bon moment, chacun plongé dans ses pensées, puis, la
reporter s’adressa au Français :
-
Je
n’en suis pas certain, Sophia. Cela pourrait l’être pour le hochet de
plumes et le corbeau mais pas pour le pentacle, ni pour les inscriptions qui
l’accompagnent. De plus, un oiseau crucifié n’est pas dans la tradition
vaudou. Saigné, oui, mais crucifié, non !
-
Et
vous en concluez quoi, Bob ?
-
Rien,
pour l’instant. Vraiment rien, Sophia. Mais j’aimerais que, demain au lever
du jour, nous allions faire un tour dans les environs. Qui sait, les visiteurs
ont peut-être laissé des traces ? Maintenant, il fait bien trop sombre
pour voir quoi que ce soit. En attendant nous allons déclouer cet animal,
enlever le hochet et mettre le tout dans une boite. Demain, lorsqu’il fera
grand jour, nous les examinerons plus attentivement.
* * *
Le
lendemain lorsque Bob descendit, Sophia était déjà debout et avait préparé
le café avec de larges tranches de pain grillé accompagné de beurre et de
confiture. Bill les rejoignit rapidement et, après ce petit déjeuner, ils
entreprirent d’examiner plus soigneusement les lieux.
Ils
eurent beau fouiller et passer au peigne fin les environs immédiats, chercher
des traces au sol, ils ne trouvèrent rien. Rien non plus dans la grande cour
pavée, et rien à signaler dans le petit chemin caillouteux. Bob décida
d’aller faire un tour dans le bois.
Ce
fut Bill qui découvrit un buisson aux nombreuses branches brisées. Comme si
une, ou plusieurs, personnes étaient passées au travers, ou mieux, comme le
supposa Sophia, l’avaient sommairement aménagé pour s’y cacher. « S’y
dissimuler pour observer », remarqua Bob qui leur montrait quelque chose.
Ils regardèrent dans la direction indiquée. D’ici, on voyait nettement la
propriété de Sophia, la porte d’entrée, et le chemin d’accès.
-
Manifestement
vous étiez surveillée, Sophia. Avez-vous la moindre idée de qui ça pourrait
être ?
-
Absolument
pas, Bob. Et en plus, personne n’est au courant pour cette maison, à part
vous deux. Je tiens trop à ma tranquillité quand je pourrai venir ici.
-
Alors,
j’en déduis que ce sont des gens qui s’intéressent plus à la chaumière
qu’à vous Sophia, ceci dit sans vous offenser... Cet après-midi nous irons
faire un tour au village, histoire de «prendre l’ambiance» de votre petit
coin de paradis.
-
Ce
n’est pas un problème, Bill. De toute façon cette bicoque nécessite
quelques travaux de rénovation et j’ai déjà prévu de faire venir des
artisans, ils remettront cette porte en état par la même occasion.
Par
contre, la dépouille du corbeau leur amena une surprise. L’animal n’avait
pas été tué par le clou qui lui traversait la poitrine, mais par une giclée
de petits plombs. Il était donc très certainement déjà mort avant d’être
cloué sur la porte. Ce fait semblait à priori écarter toute idée de cérémonie
rituelle.
L’oiseau
fut enterré au fond du verger, le hochet rangé dans un tiroir pour pouvoir être
réexaminé en cas de besoin.
* * *
Le
village de St Martin de Berville était situé à peine à deux kilomètres de
chez Sophia. Peuplé d’environ deux cents habitants, dont un quart se trouvait
regroupé dans le centre du bourg, autour d’une place plantée de tilleuls, il
n’avait de remarquable qu’une église romane entourée de son cimetière,
une petite mairie aux murs de briques et un café faisant aussi office d’épicerie
et de dépôt de pain. Le tour en était vite fait.
Pendant
que Bob et Sophia se dirigeaient vers la mairie, Bill déclara aller «prendre
l’ambiance» du côté du café.
Sous
prétexte de se renseigner sur les habitudes locales, Sophia essaya d’amener
la conversation sur des points précis.
Oui,
la maison a été inoccupée pendant environ deux ans, après le décès
d’Antoine Guérin, son ancien propriétaire. Il était veuf et n’exploitait
plus sa ferme depuis quelques années car trop âgé. Il était enterré, avec
sa femme, dans le cimetière du village. S’il avait des enfants ? Oui,
deux ! Un garçon et une fille qui habitaient loin d’ici, aussi
avaient-ils préféré vendre la maison et les terres. Y avait-il eu d’autres
candidats acheteurs pour la maison ? Ça, elle ne le savait pas. De toute
façon, à part des parisiens ou des anglais, qui viendrait s’enterrer ici ?
Marguerite
Cheminard était du genre « causant ». Au bout d’une demi-heure,
ils avaient appris tous les petits potins du village. Mais rien qui ne les intéressât
directement. Après avoir remercié la brave dame ils ressortirent et se dirigèrent
vers le café.
Bill,
attablé devant une bouteille de cidre était en grande conversation avec le
tenancier qui, le torchon sur l’épaule, officiait derrière son bar. Petit et
râblé, la face rougeaude, la tête
ceinte d’une couronne désordonnée de cheveux jaunes, le verbe haut, un verre
de blanc à la main, il n’avait même pas entendu Bob et Sophia arriver malgré
les tintinnabulements d’une clochette fixée en haut de la porte d’entrée.
Les deux hommes étaient en train de comparer les performances de diverses variétés
de poules pondeuses ; l’homme affirmait avec force hochements de tête
que les poules de Normandie étaient inégalables alors que Bill soutenait que
les nouvelles variétés venues d’Australie offraient un rendement sans
comparaison. Cette dernière affirmation de l’Ecossais fit pousser les
« hauts-cris » au brave commerçant qui affirma bien fort que ce
n’était pas demain la veille que la poule australienne envahirait son
poulailler !
Ce
ne fut que lorsque Sophia et Bob s’assirent à la table de Bill, que l’homme
s’aperçut de leur présence et les regarda alors d’un air étonné.
-
Oh,
bien modeste éleveur, rectifia humblement Emile. Juste quelques poulets que je
vends au marché pour arrondir les fins de mois. Bonjour m’sieur dame, c’est
vous les english qui ont acheté la ferme de l’Antoine ?
-
Non,
c’est uniquement moi, rétorqua Sophia pas du tout dérangée par le ton
familier de l’homme. Ce monsieur est un ami français qui m’accompagne.
-
Ah
bon, z’êtes pas marié ? Dommage, z’auriez fait un beau couple.
Qu’est-ce que je vous sers ?
-
Un
soda à l’orange, répondit Bob
-
Un
thé, annonça Sophia
-
Oui,
il peut nous fournir en calva, du vrai, de l’artisanal qui n’a pas payé de
taxes.
-
Bon,
c’est très bien tout ça, Bill, mais à part ça, intervint Sophia voyant que
Bob commençait à perdre patience, car un peu agacé par les préoccupations de
Bill.
-
Y
m’a indiqué un gars qui faisait l’entretien de la propriété depuis le décès
d’Antoine. Il habite à la sortie du village mais il n’est chez lui que le
soir. Ou alors, on peut aussi le trouver sur le pré communal qu’il nettoie
aujourd’hui. Il fait office de cantonnier, de taupier, de garde-pêche et
garde-chasse municipal. Ce type-là peut aussi nous approvisionner en truites,
et en gibier.
-
La
chasse et la pêche sont fermées, répliqua Bob assez sèchement.
-
Je
le sais, commandant, mais lui, il peut nous fournir même pendant les périodes
de fermeture, rétorqua Bill en clignant un de ces énormes yeux.
-
Vous
ne pensez qu’à votre ventre, Bill.
-
Oui,
Soso ! Et vous, de votre côté, avez-vous appris quelque chose à la
mairie ?
L’employé
expliqua que depuis le décès de l’Antoine, c’est lui qui entretenait
l’extérieur de la propriété à la demande des héritiers. Entretient
d’ailleurs réduit à sa plus simple expression, toujours à leur demande. Il
devait juste tondre l’herbe deux fois par mois, nettoyer et couper
sommairement les haies et, au début, relever le courrier une ou deux fois par
semaine.
-
Je
le mettais dans une grande enveloppe que je donnais de temps en temps, lorsque
j’allais à Beuvron en Auge, au notaire chargé de la succession.
-
Vous
pouvez me communiquer son nom ?
-
Je
le connais, Bob, puisque c’est lui qui a vendu la maison, intervint Sophia.
-
Oui,
c’est vrai Sophia ! j’aurais du y penser.
-
C’est
lui aussi qui, jusqu’à présent, me payait mes heures de travail. Je suppose
que vous n’aurez plus besoin de mes services maintenant, s’inquiéta Auguste
qui paraissait fort dépité de perdre ce petit travail.
-
Pas
sûr, lui répondit Sophia. Il est fort probable que j’aurais besoin de
quelqu'un pour l’entretien car je ne viendrai pas souvent ici,
malheureusement. Mais nous en reparlerons un autre jour.
Vous n’avez jamais rien remarqué de particulier quand vous alliez là-bas ?
-
Quelque
chose de particulier, dans quel genre, demanda Auguste qui ne semblait pas
comprendre la question de Sophia.
-
Un
détail qui vous aurait étonné, un fait inhabituel, précisa Sophia.
-
Ben
non, pourquoi ?
-
Comme
ça, au cas où.
-
Ben
non, rien ! Ah, attendez… ajouta-t-il après une période de réflexion.
Deux ou trois fois, j’ai eu l’impression que quelqu’un était venu. La
barrière était mal fermée. Il faut dire qu’elle est en mauvais état il
qu’il faut être habitué pour la manoeuvrer. Une fois même, j’ai trouvé
une trace d’huile sur les pavés de la cour. J’ai mis une heure à la
nettoyer. J’ai pensé alors que c’étaient les enfants qui étaient venus
voir si tout était en ordre.
-
Et
vous croyez qu’ils ne seraient pas passés vous voir dans ce cas ?
-
Ben,
je sais pas !
-
Pas
du tout, Bob. Le fils est boucher à Montpellier et sa soeur est technicienne
dans une société aéronautique près de Toulouse. J’ai appris ça par
l’acte de vente. Pour tout vous dire ils n’étaient même pas présents à
la signature ayant donné leur pouvoir au notaire.
A
part la cuisine que Sophia prévoyait de bien équiper, le seul élément
moderne qu’elle acceptait dans la maison était un équipement hi-fi qui leur
distillait une musique fort éclectique, alternant Mozart et les Rolling Stones,
Ray Charles et les Doors.
Le lendemain, Sophia comptait se
rendre au marché à Beuvron en Auge situé à une quinzaine de kilomètres.
Elle ferait aussi un saut chez le notaire, histoire de savoir s’il y avait eu
d’autres candidats qu’elle au rachat de la maison. Bob décida de
l’accompagner en ville afin, si possible, de jeter un coup d’œil sur les
anciens numéros du journal local. Bill décréta qu’il fallait un homme fort
pour ramener de quoi manger aussi il les accompagnerait et, pendant qu’ils régleront
leurs affaires chacun de leur côté, lui garderait les victuailles et les
attendrait en buvant un verre à la terrasse d’un café :
Il
était minuit passé lorsqu’ils décidèrent d’aller se coucher.
Chapitre
IV
Gérard
Leroux approchait de la soixantaine. De taille moyenne, il était doté d’un léger
embonpoint. Une calvitie naissante commençait à lui découvrir le haut du
front et les tempes. Il avait été journaliste dans un grand quotidien
parisien, et après trente années de reportages sur toute la planète, il avait
pris en début d’année une semi retraite dans cette région où il était né
et où résidait presque toute sa famille. Il aimait bien son nouveau boulot qui
lui laissait du temps libre pour assurer la fonction qui représentait
maintenant l’essentiel de ses préoccupations et dirigeait sa vie : être
grand-père !
Bob
se souvenait avoir lu dans la presse des articles signés de son nom. Et c’était
réciproque car le journaliste connaissait Morane de nom à cause des reportages
qu’il faisait de temps à autre pour Reflets. De plus, il était ami avec
Raymond Calmain, le rédacteur en chef de Reflets. Aussi, c’est de façon fort
courtoise que Morane fut immédiatement reçu ; le courant passa aussitôt
entre les deux hommes. Bob entra immédiatement dans le vif du sujet :
-
Vous
avez l’intention d’écrire un livre sur l’histoire régionale ? Ou
alors votre amie anglaise ?
-
Oh
non, répondit Bob en riant. C’est uniquement de la curiosité. De toute façon
je ne disposerais pas d’assez de temps libre pour écrire un livre et je ne
pense pas que cela tente non plus mon amie qui ne vient ici que pour se détendre
et non travailler. Si je vous dis que c’est une de vos consoeurs et qu’elle
est reporter, vous comprendrez qu’elle ne tient pas du tout à être ici pour
travailler encore !
-
Oh,
une journaliste anglaise ! Je la connais peut-être ? Le monde de la
presse n’est pas si grand que ça.
-
Cela
ne m’étonnerait pas, car elle a signé pas mal de papiers sur des sujets brûlants
qui ont eu un certain retentissement. Elle se nomme Sophia Paramount.
-
Sophia
Paramount, du Chronicle ? Oh, mais je la connais, je l’ai croisée à
plusieurs reprises lors de reportages d’actualités. La dernière fois, je
crois, à Beyrouth lors de l’assassinat d’un homme politique de premier
plan. Je serais heureux de la revoir.
-
Je
lui en parlerai, promit Bob.
-
Je
vais vous appeler le documentaliste. Il va vous aider à rechercher dans les
archives du journal. Personnellement, je ne vous serais d’aucun secours. Bien
qu’originaire du coin j’en suis parti fort jeune et je ne suis revenu que récemment.
De plus je ne suis pas familiarisé avec cette partie du journal. Mais vous
verrez, Bertrand est très efficace.
-
Pas
de problème, lui rétorqua Bob, j’ai tout mon temps.
-
Alors,
je n’ai pas besoin de faire les présentations, répondit Bob, sans cesser de
feuilleter une pile impressionnante de journaux. J’ai remonté le temps,
j’en suis à l’année 1980 et je n’ai encore rien trouvé.
-
Bon,
les enfants, intervint Gérard, si on allait casser une croûte tous ensemble,
et vous me raconterez. Parce que mon petit doigt me dit que ce n’est pas par
pur plaisir que Bob Morane et Sophia Paramount , accompagnés de leur ami Bill
Ballantine, se livrent à des recherches dans les archives poussiéreuses d’un
obscur petit journal de campagne… Je connais justement un petit bistrot qui
fait les meilleures tripes à la mode de Caen de toute la France, et du reste du
monde aussi. Bien sûr, Bertrand vous venez avec nous ?
-
Oh,
je pense que vous serez déçu, Gérard, quand vous saurez, mais tout à fait
d’accord pour aller goûter à vos tripes, répondit Sophia en ponctuant sa
phrase d’un éclat de rire.
Bill ne disait rien mais son large
sourire montrait à quel point il était en accord avec la proposition de Gérard.
* * *
Gérard
Leroux n’avait pas menti sur la qualité des tripes. Sophia non plus, au sujet
de la déception qu’éprouverait le même Gérard lorsque Bob lui raconterait
l’histoire de l’oiseau crucifié. Le rédacteur en chef du petit journal ne
voyait qu’une mauvaise blague de gamins en mal de divertissements. Mais,
Bertrand Lambert n’était pas tout à fait du même avis. Il ne comprenait pas
très bien pourquoi des gamins feraient une chose comme ça, sans raisons
apparentes. Et pourquoi ces enfants, si enfants il y avait, seraient-ils venus
justement là ? De plus, il n’y avait pas beaucoup d’enfants dans le
village où habitait Sophia. Non, quelque chose ne collait
pas.
-
Non,
Bill, encore moins, lui répondit Gérard en riant. Il n’y a plus guère de
sorciers dans cette partie de la Normandie. Enfin, quand je dis sorciers, disons
plus exactement des gens qui ont des pouvoirs que la science ne parvient pas à
expliquer. Un nouveau type de résidents s’est installé par ici, souvent venu
de la ville, tandis que les vieux autochtones disparaissaient naturellement.
Evidement, si nous étions dans certains coins de l’Orne, je vous parlerais
autrement. Là-bas, on y croit toujours aux « jeteux de sorts »
comme on dit, qui soit vous jette le « mauvais œil », soit au
contraire vous en préserve. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes, qui
agissent suivant les circonstances.
-
Facile,
elle était parue sur Internet et cela faisait déjà quelques mois que je
cherchais quelque chose à acheter dans le coin. Il y avait une photo de la
propriété. Elle m’a tellement plu que le lendemain j’accourais en
Normandie pour la visiter. Et le soir même, je signais le compromis de vente
chez le notaire. La maison n’a été que quarante-huit heures en vente, donc
pas assez longtemps pour que d’autres acheteurs se manifestent.
-
Ce
qui ne signifie pas qu’il n’y en aurait pas eu, et que vous avez peut-être
mécontenté un acheteur potentiel, souligna Bertrand Lambert.
La
presque totalité du journal était consacrée aux fêtes célébrant le 10ème
anniversaire du débarquement allié et le papier mettait en valeur les faits
d’armes de la résistance locale. On y apprenait ainsi qu’un certain Louis
Guérin, le propriétaire de cette maison, aidé de sa femme, avait tenu un rôle
important dans la résistance.
Ils
avaient caché dans leur ferme de nombreux aviateurs alliés qui y avaient séjourné
parfois pendant plusieurs semaines, en l’attente d’un transfert clandestin
vers l’Angleterre grâce à la complicité de marins pêcheurs.
On
y rappelait qu’en récompense, monsieur Guérin avait été gratifié cinq années
auparavant d’une médaille. Et qu’il avait créé un scandale en refusant
ladite médaille, le jour même de la remise, sous le prétexte que le haut
personnage qui devait la lui épingler avait eu une attitude plutôt équivoque
durant la guerre. Suite à cette affaire, abondamment relatée par les médias
de l'époque, ce haut fonctionnaire, alors directeur de cabinet ministériel,
avait été muté à l’autre bout du monde, le temps de se faire oublier, lui
et son passé douteux.
-
Oui,
Bob. Le père et le fils sans doute. Nous en aurons confirmation en regardant
les actes de vente et de propriété ce soir.
-
Pas
grand-chose à tirer de cet article, commenta Gérard Leroux en fronçant le nez
-
Non,
à part qu’un ancien propriétaire était un héros. Mais on pourrait
continuer, il n’y a plus qu’à peine une dizaine d’années à feuilleter,
le journal ayant été fondé à la libération, proposa Bertrand.
Après
avoir donné un coup de main à Bertrand pour ranger les journaux encore sortis,
les trois amis s’entassèrent dans la Mini pour regagner la maison.
Ils
furent tout les trois du même avis pour apprécier la noble attitude de Louis
Guérin. D’autant plus, Bob s’en souvenait maintenant, que l’Histoire et
la justice s’étaient chargés de rattraper bien plus tard ce haut personnage
qui, après avoir été plusieurs fois ministre, passa quelques années en
prison pour fait de collaboration avec les nazis. Mais ceci était une autre
histoire…
Pendant
tout le repas, Bob semblait songeur, comme préoccupé. Sophia lui en fit la
remarque.
-
Je
ne sais pas. J’ai l’impression d’être passé à côté d’un élément
important, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Je vais aller me
coucher, ne dit-on pas que la nuit porte conseil ?
-
Je
vais en faire autant. Demain nous y verrons peut-être un peu plus clair. Bises
à vous deux.
-
Un
petit dernier, avant de monter ? demanda Bill qui avait déjà la main sur
la bouteille. Comme personne ne lui répondait, il ajouta en soupirant :
-
Non ?
Et bien moi, je ne manque jamais à ce devoir patriotique, un bon verre avant de
se coucher. L'équivalent, à l'armée, de la descente des couleurs, quoi !
- Oui, madame ! A vos ordres, mon capitaine ! clama-t-il un peu ironiquement, toujours dans sa logique militaire, si bien qu'il se resservit une nouvelle ration avant de se laisser aller dans le fauteuil de jardin qui gémit douloureusement sous sa masse. Un sourire aux lèvres, il se mit à rêver à son Ecosse chérie…
Chapitre
V
Le
lendemain, quand Sophia se leva, Bob et Bill étaient déjà dans la cour. Le
café fumait dans les bols et une bannette de pain grillé l’attendait. Elle
remarqua aussitôt l’air réjoui de Bob. Comme quelqu'un qui avait une bonne
nouvelle à annoncer.
-
A
la même chose que moi, je suis sûre.
-
OU
DONC ETAIENT CACHES LES AVIATEURS ?
-
Oui,
et alors ?
-
Alors
imagine l’occupation allemande, en pleine Normandie, face à l’Angleterre,
le pire ennemi des nazis qui n'ont qu’une crainte : un probable débarquement
des armées alliées. La densité de troupes allemandes y était la plus élevée
du territoire, les patrouilles nombreuses, la gestapo très active. Sans compter
la milice et les collaborateurs français qui n’hésitaient pas à dénoncer
un voisin, souvent par simple vengeance ou par jalousie. Les arrestations, les
perquisitions y étaient courantes, souvent à tort d’ailleurs, sur une simple
supposition de la police allemande. Tu t’imagines dans ce contexte des pilotes
anglais vivant tranquillement dans la ferme et prenant le thé assis dans la
cour ? Non, il doit obligatoirement y avoir quelque part une cache, assez grande
d’ailleurs, pour que plusieurs hommes puissent y vivre, sinon dans le confort,
du moins dans des conditions acceptables.
-
Peut-être
une cave alors, commandant ? Et si bien cachée que Sophia ne l’a pas
encore trouvée, répondit Bill avec une nuance d’espoir dans la voix.
-
Oui,
pourquoi pas une cache souterraine.
-
C’est
bien beau tout ça, commandant, mais je ne vois pas le rapport avec notre corbac crucifié.
-
Moi
non plus, Bill, mais pour l’instant je n’ai rien de mieux à proposer. Alors
pourquoi pas commencer par là.
-
Ben…
pas tout de suite pour moi, faut que j’aille au village voir Mimile et
Auguste. Ils ont préparés des paquets pour moi. Ne prévoyez rien pour manger
pour ce midi, Sophia, je m’en occupe.
-
Trafic
d’alcool et complicité de braconnage, la prison vous guette, Bill.
-
Euh…
Comment elles sont les prisons françaises, s’exclama Bill qui ne semblait pas
du tout inquiet et se levait en rigolant.
-
Bill
ne doit pas être loin de la vérité. Une cache souterraine est le plus
probable. Nous allons examiner les trois bâtiments qui forment votre petit
paradis.
Ils
continuèrent par la grange sans plus de résultat. Ils allaient commencer le bâtiment
jadis réservé aux animaux quand Bill fit son retour, ses sacs lourdement chargés.
-
Bof,
pas grand-chose, lui répondit Sophia en haussant les épaules tout en explorant
les sacs que Bill tenait de sa grande main. C’est quoi tout ça ? Vous
comptez soutenir un siège ?
-
Une
terrine de sanglier, un lièvre pour demain, des perdrix pour ce soir, pour ce
midi des truites toutes fraîches pêchées, du beurre, de la crème, des
bouteilles de cidre, et deux litres de calva.
-
Et
pour dimanche vous n’avez rien prévu ?
-
Ben
si, vous aimez le chevreuil ?
-
Oui,
Soso !
-
A
table, les garçons, annonça Sophia, qui arrivait avec un plateau surchargé.
-
Un
coup de main, Sophia ? Et Bill se leva pour mettre la table.
Bill,
depuis un petit moment, regardait rêveusement la cour. Il eut un petit sourire
puis déclara, pour une fois sans effet excessif, presque à voix basse :
Il
les regarda, un peu étonné qu'ils ne comprennent pas immédiatement, puis
expliqua :
-
Oui,
pourquoi pas, répondit Bob, sans grande conviction. Mais comme nous ne sommes
pas dans un film… Enfin… on peut quand même regarder, on ne sait jamais.
Placé
au centre de la cour pavée, il était tout en pierre. Un petit toit de tuiles
protégeait le tambour de bois, cerclé de fer, sur lequel, jadis, venait
s’enrouler une corde maintenant manquante. A l’extrémité de ce moyeu, une
grande manivelle en fer forgé permettait sa rotation, ce qui faisait monter ou
descendre le seau.
Ils
se penchèrent par-dessus la margelle, mais devant eux ne s'ouvrait qu’un trou
noir. S’éclairant de la lampe torche, ils purent vaguement discerner le fond,
à une dizaine de mètres. Contrairement à ce que pensait Sophia, le puit n’était
pas à sec puisque tout en bas, on voyait l’eau miroiter, reflétant le faible
éclat de la lampe.
-
Alors
là, non ! répondit-elle. Il ne me serait jamais venu à l’idée que
nous aurions besoin de descendre dans ce puit, ajouta-t-elle en riant.
-
Bon,
ce n'est pas grave, je vais aller à Beuvron acheter ce qu’il faut, dit Bob.
-
Je
vous emmène, je vais en profiter pour renouveler quelques provisions. Ce
n’est pas pour critiquer, mais ici l’un de nous trois ici mange comme
quatre, ajouta-t-elle en faisant un clin d'œil complice à Bob.
-
Alors
moi, puisque je n’ai pas de tâche d’assignée, je vais aller m’offrir une
petite sieste sous les pommiers, annonça Bill qui faisait semblant de n’avoir
pas saisi la pique amicale lancée par la belle Anglaise.
Après
avoir solidement fixé la corde, Bob entreprit de descendre et d’examiner les
parois. Au bout d’un quart d’heure, il remontait. Il regarda Bill qui, enfin
réveillé, venait d’arriver et lui dit :
* * *
Caché
dans le bois, il observait ce qui se passait avec attention. L’arrivée de
cette belle rouquine avait tout perturbé. Alors, il avait été décidé
d’agir, lui faire peur pour la faire partir. Mais l’arrivée des deux hommes
semblait compliquer les choses. Ils l’impressionnaient, ces deux là. Surtout
le grand rouquin. Un géant ! Il avait la même carrure que les catcheurs
américains qu’il voyait parfois à la télévision. Il n’aurait pas aimé
prendre une gifle de ce bonhomme.
Alors,
maintenant, il allait falloir frapper plus fort. Tant pis pour eux !
Chapitre
VI
Le
lendemain, ce fut Sophia qui sortit la première dans la cour. Elle rentra
presque aussitôt dans la maison.
Sophia,
qui de son côté, était entrée dans la grange, en ressorti quelques secondes
plus tard.
-
Vos
pneus sont foutus, commandant ! Bons à changer. Et c’est pas sûr que
votre assurance prenne en charge un acte de vandalisme.
-
Il
s’agit bien de penser à un problème d’assurance alors qu’il se passe ici
des choses plus que troublantes. Je dois avouer que je ne sais pas trop par où
prendre le problème. De plus, je ne me vois pas alerter la gendarmerie. J’ai
l’habitude de régler mes affaires moi-même. Le plus urgent est de faire les
réparations nécessaires. On pourrait avoir besoin rapidement de la Jaguar.
-
Ben,
le problème c’est que c’est pas des pneus courants ça. En plus, ce sont
des pneus à chambre. J’en ai pas en stock. Faut que je les commande. Si je téléphone
tout de suite je peux être livré demain matin. Passez vers midi, ça devrait
être prêt. Laissez-moi un numéro de téléphone, parfois la livraison a du
retard, je vous avertirai dans ce cas. Mais qu’est-ce qu’il leur ai arrivé
à vos pneus ? Z’avez roulé sur des tessons de bouteilles ?
-
C’est
exactement ça, mon brave, j’ai roulé sur des tessons de bouteilles.
*
* *
Il
était près de dix-neuf heures. Bill, qui avait déclaré s’occuper de
l’intendance, ce soir, avait sorti verres et bouteilles pour l’apéro et
garnissait de charbon de bois le barbecue, pendant que Bob et Sophia
discutaient, cherchant toujours où pouvait bien se trouver cette fameuse cache.
-
Bonjour
messieurs, leur répondit Sophia qui, en tant que maîtresse des lieux, avait décidé
que c’était naturellement à elle de prendre la parole. Que peut-on faire
pour vous ?
-
Il
a été porté à notre connaissance qu’un individu répondant au nom de
Robert Morane a déposé dans un garage quatre roues de voiture de sport aux
pneus entièrement lacérés. Et disant cela il regardait ostensiblement du côté
de Bob.
-
Oui,
et alors ? répondit tranquillement Bob.
-
Alors,
il se fait qu’habituellement ce genre d’acte de vandalisme est accompagné
d’un dépôt de plainte, et qu’aucune plainte n’a été enregistrée pour
ce fait ni à la brigade de Beuvron, ni aux brigades alentours. J’ai vérifié.
C’est le véhicule en question ? Montrez moi ses papiers.
-
Il
se trouve, chef, que si je n’ai pas porté plainte pour vandalisme, c’est
justement parce qu’il n’y a pas eu de vandalisme. Comme je l’ai dis au
garagiste, j’ai roulé sur des tessons de bouteilles. Et quant à vous faire
voir les papiers de cette voiture, il n'en est pas question. C’est non ! Elle
se trouve dans une propriété privée, nous sommes dans une propriété privée,
vous aussi par la même occasion, et je ne vois pas la nécessité de vous en présenter
ses papiers.
Bob avait pris sa tête des mauvais
jours et chaque mot claquait comme un coup de fouet.
Le jeune sous-officier avait blêmi,
tandis que son collègue rentrait la tête dans les épaules, comme pressentant
un coup de tonnerre imminent.
-
Je
n’ai pas à refuser, ou à accepter d'ailleurs, car votre requête n’a aucun
sens et je la considère comme non recevable.
-
Le
ton et l’attitude de ce gendarme me déplaisaient. Je n’aime pas les gens
qui abusent de leur autorité et ne respectent pas eux-mêmes les lois qu’ils
sont chargés de faire appliquer. Il a outrepassé ses droits et n’a pas aimé
que je le lui rappelle. Il s’en remettra.
-
Mais
comment a-t-il eu connaissance de cette adresse ?
-
Simple !
Quand j’ai signé la fiche de travaux chez le garagiste, j’ai mis mon nom et
cette adresse pour plus de facilité.
-
Bon,
les enfants, c'est pas tout ça intervint Bill, maintenant que la cavalerie est
partie on va peut-être pouvoir prendre l’apéro ? S'ils n'avaient pas été
aussi déplaisants, j'leur en aurais bien offert un, surtout qu'ils ont la réputation
de ne pas cracher dessus. Tant pis pour eux, c'est autant de gagné pour nous.
Allez, à la votre !
*
* *
-
Une
terreur, Bob. Le maréchal des logis-chef Duval est arrivé il y a six mois, muté
de la région parisienne. Il a aussitôt entrepris de mettre tout le monde au
pas. Ses hommes d’abord, mais ça c’est leur problème, et ensuite les
habitants, s’imaginant que derrière chaque personne se cachait un délinquant.
Il a fait multiplier les contrôles de toutes sortes. Beuvron n’est pourtant
pas une ville difficile. Mais il paraît que c’est justement pour ça. Car
certains de ses hommes se laissent parfois aller. Duval rêve d’un poste plus
glorieux qu’une petite ville de Normandie. Il avait espéré une affectation
dans un endroit plus « remuant », la Corse, les Antilles ou la
Guyane. Là où il pensait faire un travail efficace, à ses yeux du moins, car
il lui faut de l’action. Il paraît même qu’il voulait entrer au GSIGN,
mais qu’il n’a pas réussi les tests de sélection. Alors, il tente de se
faire remarquer de sa hiérarchie. Savez-vous comment on le surnomme ici ?
Le cow-boy ! Vous êtes dans sa ligne de mire, Bob, et il ne vous lâchera
plus. Et pour quatre pneus crevés. Mais il est comme ça. De plus vous l’avez
vexé car vous lui avez résisté, et il n’est pas habitué à ce qu'on lui
tienne tête.
Bob
Morane dormait mal. L’altercation avec la gendarmerie l’avait quand même
contrarié. Non qu’il ne s’estimait pas dans son droit en agissant de la
sorte, mais il n’avait jamais aimé se heurter aux forces de police, du moins
dans les pays démocratiques où la police défendait les citoyens. Mais ce
jeune sous-officier l’avait exaspéré. Ne pouvant trouver le sommeil il se
leva, décidé à aller boire un verre d’eau. Sans allumer la lumière, il
voyait fort bien dans l’obscurité, il passa devant la fenêtre restée
ouverte, et, machinalement, jeta un coup d’oeil dehors.
La
nuit était claire. Pas un nuage ne venait cacher un ciel piqueté d’étoiles
et la lumière de la lune éclairait la cour d’une lueur blafarde. Bob allait
continuer son chemin quand un bref mouvement à la périphérie de sa vision
attira son intention. Il s’immobilisa et tourna lentement la tête. Il n’y
avait plus rien. Sans doute avait-il été abusé. Non, quelque chose bougeait
bien du côté du bâtiment anciennement destiné aux animaux. Il n'avait pas rêvé.
La
grande porte de l’écurie se refermait en silence. Deux silhouettes sombres,
pliées en deux pour tenter de se dissimuler le mieux possible, traversaient
rapidement et silencieusement la cour puis disparaissaient en direction du petit
bois. Bob attendit encore un bon quart d’heure. Plus rien ne bougeait. Il
reprit son chemin et descendit tranquillement à la cuisine car il avait
toujours aussi soif. Il était satisfait, au moins il savait dans quel bâtiment
procéder à des recherches plus poussées.
*
* *
-
Le
temps que je descende l’escalier, ils auraient pénétré dans le bois pour y
disparaître. Non, maintenant nous avons un avantage : nous savons d’où
ils venaient.
-
Et
eux, ils ne savent pas qu’on sait.
-
Tout
juste, Bill ! Tout juste !
Equipés
de lampes puissantes, ils commencèrent à examiner soigneusement chaque centimètre
carré du bâtiment. Si cache il y avait, elle devait être bien dissimulée
car, à midi ils n’avaient toujours rien trouvé. Le repas rapidement expédié,
ils se remirent à l’ouvrage, cette fois aidés par Sophia. Ce fut la jeune
femme qui trouva enfin
Ils
rejoignirent Sophia devant la grande auge de pierre, dont la sœur jumelle avait
été promue au rang d’immense bac à fleurs dans la cour. Elle la leur désigna
de la main et ils la regardèrent
avec plus d’attention. Positionnée dans un angle formé par les deux murs extérieurs,
elle était taillée dans un seul bloc de grès d’environ deux mètres sur un
et reposait sur un socle de la même matière, qui débordait légèrement des
deux côtés accessibles. La jeune femme leur montra le soubassement :
-
Effectivement,
répondit Bob. J’avais pourtant déjà examiné attentivement ce coin mais je
n’avais rien remarqué.
-
Tu
as raison, Bill ! Nous l’avons enfin trouvé cette cachette, et nous
allons bien voir ce qu’elle contient.
-
Vous
pouvez descendre. Attendez-vous à une surprise : je suis avec Britney
Spears.
*
* *
Bill
et Sophia s’étaient arrêtés sur le pas de la porte et regardaient, les yeux
grands ouverts, l’air ébahis.
-
C’est
quoi ce cirque, renchéri Bill qui était obligé de baisser la tête, celle-ci
touchant le plafond.
-
Je
n’en reviens pas, Bob ! je ne me serais jamais douté que je puisse avoir
des locataires clandestins, chez moi. Maintenant que l’on sait où ils se
cachent quand ils viennent ici, il ne reste plus qu’à trouver qui et
pourquoi. En tout cas l’endroit est plaisant.
-
Tout
n’est pas plaisant, ici, rétorqua Bill qui fouillait dans le buffet.
-
Et
oui, vous avez raison, Bill ! Votre bon sens ne vous avait pas trahi.
Qu’est-ce que vous pensez de tout ceci, Bob ?
-
Que
des gens squattent votre sous-sol, rien de plus pour l’instant.
-
Des
malfaisants en tout cas, rétorqua Bill en pointant du doigt le paquet enveloppé
de papier kraft.
-
Ne
juge pas avant de savoir, Bill ! Nous ne savons pas à qui nous avons
affaire.
-
Ouais,
et les pneus de la Jag ? Qu'est-ce que vous en faites ? Ah oui,
j'oubliais. C’est des tessons de bouteille volants qui se sont précipités
dessus… Avez pas dû bien regarder la facture pour être aussi indulgent.
-
Non
seulement je l’ai bien regardée, mais, en plus, je l’ai payée. Je dis
simplement qu’il ne faut pas juger avant de savoir.
-
On
dirait que vous avez une idée sur l’identité de mes visiteurs, Bob ?
-
Non,
pas vraiment. Seulement, rien qu’a regarder tout ce qu’il y a dans cette pièce,
et surtout son décor, je pense avoir une idée sur la
nature des personnes qui viennent se planquer ici. Cette pièce est une
excellente cachette, mais elle se transformera vite en nasse si nous en
surveillons l’entrée. Il suffit que nos visiteurs s’y trouvent pour les y
piéger en les empêchant de ressortir. Depuis les fenêtres de nos chambres,
nous avons une vue imprenable sur la porte qui mène ici. Relayons-nous pour
monter une garde nocturne et, dès qu’ils y entreront, nous agirons et nous
les tiendrons. Maintenant, remettons bien tout en place, et partons. Je pense
que nous n'allons pas tarder à en savoir plus…
-
Bien
beau votre plan, commandant ! Et si il y a du grabuge ? On n’a même pas de
biscuits pour répondre.
- Pas la peine, Bill, je suis certain qu’il n’y aura pas de grabuge. J’en mettrais ma main au feu. Et tu sais combien j’y tiens à ma main.
Chapitre
VIII
Bob
Morane consulta sa montre. Deux heures trente. Assis loin en retrait derrière
la fenêtre de sa chambre, il surveillait les écuries pour la deuxième nuit
consécutive. Sophia avait pris la première garde, de minuit à deux heures du
matin. Après lui ce serait le tour de Bill entre quatre et six heures. Ensuite,
comme il faisait jour, ils avaient considéré que ce n’était plus la peine
de veiller. Le ciel était sans nuages et la lune éclairait suffisamment la
cour pour y distinguer parfaitement la moindre silhouette qui s’y
aventurerait.
Deux
heures quarante-cinq. Deux ombres avançaient, courbées en deux, depuis le
petit bois. Halte derrière le puit. « Comme au cinéma », pensa
Bob, amusé. Puis, nouveau départ en direction de l’écurie. «Et c’est
parti », murmura Bob en voyant la porte s’ouvrir. Il attrapa sa lampe
torche et se dirigea silencieusement vers la chambre de Bill dans l’intention
de le réveiller. Celui-ci, qui avait juste ôté ses chaussures et son
t-shirt avant de s’allonger, fut prêt instantanément. Bob alla ensuite
secouer doucement Sophia qui, elle aussi, dormait toute habillée en prévision
d’une action précipitée « Debout, madame la propriétaire, vos
locataires inconnus sont arrivés » lui chuchota-t-il en guise de
réveille-matin.
Aussi
silencieux que des ombres, ils se glissèrent dans l’ancienne écurie, puis
dans la porcherie.
Comme
ils s’y attendaient, l’auge avait pivoté, démasquant le passage. Une très
faible lueur émanait du fond et, en prêtant l’oreille, ils distinguaient de
légers bruits.
-
Soyez
prudent, commandant, on ne sait jamais.
Britney
Spears et Lara Croft avaient été décroché de leur mur et gisaient maintenant
sur le sol, enroulées sur elles-mêmes. Les jeunes star-académiciennes et Spiderman n’allaient pas tarder à les
rejoindre.
Les
CD et leur lecteur étaient entassés dans un grand sac posé sur le sol.
Visiblement les visiteurs emmenaient leurs biens les plus précieux.
Bob
avança dans la pièce :
* * *
Sophia
et Bill avaient rejoint Bob et tous trois étaient maintenant assis dans les
fauteuils. Devant eux, debout au centre de la pièce, l’air penaud, se
trouvaient deux garçons, treize ou quatorze ans environ, jeans, t-shirt et
baskets, l’un blond comme les blés, l’autre roux comme… comme Bill, par
exemple. Deux gamins ordinaires comme on en rencontre partout, tous les jours.
Mais voilà, ces deux là empoisonnaient singulièrement la vie des trois amis
depuis près d’une semaine. Sophia, en propriétaire des lieux, prit la
parole :
-
Moi,
c’est Adrien, madame, répondit le blond, et mon copain c’est Thomas. On
habite tout près, à la sortie du village, et on vient s’amuser ici. On cache
nos vélos dans le bois. On ne fait rien de mal.
-
Et
comment connaissez-vous cet endroit ?
-
C’est
mon grand-père qui m’en a parlé. Un jour, Papy et monsieur Guérin me l'ont
montré. J'ai tout de suite trouvé ce lieu super et ils m'ont raconté que
pendant la guerre, ils y cachaient souvent des gens. Alors, quand monsieur
Guérin est mort, et comme personne n’habitait plus la maison, on a eu
l’idée de venir.
-
Et
c’est vous qui l’avez aménagé ainsi ?
-
Oui,
répondit Thomas avec un brin de fierté dans la voix. On a eu du mal avec les
fauteuils et le buffet, mais on y est quand même arrivé.
-
Et
ici, vous aviez un peu l'impression de jouer aussi à la guerre, d'être des
héros, en quelque sorte ? demanda Bob en retenant difficilement un petit
sourire.
-
Ben
non. Ici, c'est notre petit coin secret, à nous seuls, sans nos vieux. On
discute, on écoute notre musique, on ne fait rien de mal.
-
C’est
vous le coup de l’oiseau reprit Sophia ?
-
Oui !
On avait vu ça à la télé. C’était pour vous faire peur et vous faire
partir. Mais on ne savait pas que vos amis étaient là aussi.
-
Et
comment vous l’avez tué ce pauvre corbeau ?
-
Avec
la carabine de mon père et des cartouches à plomb qu’il utilise pour tirer
sur les ragondins.
-
Et
si on parlait un peu des pneus ? coupa d’une grosse voix et en prenant
l’air méchant.
-
Ah !
vous croyez, tonna Bill. Vous imaginez ce que ça coûte, des pneus comme
ça ? Hein ! Vous savez ?
-
Laisse,
Bill. Je suis sûr qu’ils se rendent compte qu’ils ont fait une mauvaise
action, et qu’ils sont prêts à en assumer les conséquences. Mais moi, ce
qui m’embête le plus dans votre histoire, c’est ça.
-
Et
vous savez ce qu’il y a dans ce paquet ?
-
Oui,
m’sieur.
-
Et
vous êtes fiers de ce que vous faites ?
-
Non !
-
Dis-nous,
ces types, les anciens copains de ton frère, ils sont déjà venus, ici ?
-
Je
ne sais pas, m’sieur, peut-être avec mon frère ?
-
Et
ton frère, il venait comment, en voiture ?
-
Oui,
avec sa voiture.
-
Et
les tonneaux ? intervint Bill. Dans la pièce d’à côté, il y a des
tonneaux. A quoi servent-ils
donc ?
-
C’était
là que monsieur Guérin faisait vieillir et cachait sa goutte.
-
Mais
ils sont vides ?
-
Oh,
il n’en restait presque plus. On a tout vendu, et il y avait des amateurs pour
cette vieille gnôle… On s'est servi de l'argent pour acheter des CD. Des CD
de Britney Spears, et aussi d’autres chanteurs.
-
Aaaah !
Commandant ! Vous entendez ce qu’ils ont fait ? Des vauriens.
J’vous l’dit, moi, ils méritent la prison. Le pénitencier. Le bagne. Avec
des boulets aux pieds ! Du calvados qu'avait peut-être cinquante ans
d'âge…
.
* * *
-
Cette
fois, monsieur Morane, vous allez avoir du mal à vous en sortir. J’ai enquêté
sur vous et j’ai appris que vous n’étiez qu’un aventurier, toujours à la
limite entre la loi et la délinquance. Mais j’en ai connu, et maté, de plus
coriaces que vous, soyez-en sûr. J’avais ordonné à une équipe à
surveiller cette maison car je me doutais bien que vous n'alliez pas tarder à
commettre une faute. Cette nuit, mes hommes ont vu ces deux enfants s’y
introduire en catimini, puis vous-même et vos complices les rejoindre dans ce
bâtiment. J’ai été immédiatement prévenu. Je vais vous faire tomber pour
détournement de mineurs et pédophilie. Avec vingt ans de prison à la clé,
vous allez y perdre de votre superbe, croyez-moi, monsieur Morane.
-
J’espère
pour vous, chef, que vous avez toutes les autorisations légales nécessaires
pour intervenir dans cette propriété, laissa tomber Bob d’une voix glaciale.
J’ajoute que vos paroles infâmantes ont été portées devant plusieurs
témoins, dont certains assermentés, et que je me réserve le droit d’y
apporter les suites judiciaires qui s’imposent, suite à vos déclarations
inqualifiables venant de la part d'un représentant de l'ordre. On n'accuse pas
quelqu'un, sans preuve.
Effectivement,
au bout d’une heure d’interrogatoire des uns et des autres, pendant lequel
les enfants dirent toute la vérité concernant leur cachette et leurs
dérisoires tentatives d’intimidation de la propriétaire des lieux, et des
adultes qui racontèrent tous exactement la même chose, le chef Duval, plus
blême que jamais, dut admettre sa bourde, d’autant plus que l’histoire des
adolescents était confirmée par les résultats de la perquisition.
-
Encore
faudrait-il qu’il y ait une plainte de déposée pour ces faits, répondit
Bob, d’une voix calme mais ferme. Et il n’en est pas question.
-
Vous
voulez parler de ça, commandant ? répondit Bill en sortant le paquet de
sa poche. Quand j’ai entendu la voix de Duval je n’étais pas encore sorti
de la cache. Alors j’ai récupéré la came au passage. Vous voudriez quand
même pas que ces gamins se retrouvent en centre d’éducation surveillée pour
une petite bêtise dont ils ne sont même pas entièrement fautifs ? Et il
ajouta d'un air bougon : même s'ils ont vendu du calva hors d'âge…
*
* *
Vers
midi trente, ils reconduisirent Adrien et Thomas chez leurs parents respectifs
qui rentraient déjeuner à la maison. Dire que l’accueil réservé aux jeunes
fut glacial est peu dire. Déjà, pour faciliter leurs escapades nocturnes,
chacun prétendait qu’il couchait chez l’autre. Les enfants se connaissant
depuis les bancs de la maternelle et étant quasiment voisins, ceci n’avait
jamais étonné les parents. Ils pensaient chacun que leur fils était parti au
collège par le bus scolaire directement de chez son copain. Le récit de leurs
« aventures » amena les parents au bord de l’effondrement et
provoqua une crise de larmes des mères. Avant de ramener les jeunes, Sophia,
Bob et Bill s’étaient longuement concertés sur le problème découlant de la
présence du cannabis. Ils avaient convenu d’étudier la réaction des parents
avant d’éventuellement aborder ce sujet. Ceux-ci étaient manifestement de
braves gens, modestes et travailleurs, et le comportement de leurs enfants les
laissait désemparés. Un seul regard lancé à ses compagnons suffit à Sophia
pour comprendre qu’ils avaient tout deux le même avis qu’elle sur ce sujet
et elle s’abstint de parler du compromettant paquet. Il était inutile
d’accabler d’avantage les parents. Ce qui n’empêcha pas Bob d’orienter
adroitement la conversation sur le grand frère d’Adrien et d’apprendre
qu’il avait vingt ans, avait passé son bac et arrêté ses études. Depuis,
il enchaînait les petits boulots, au gré des boites d’intérim, version
moderne des négriers d’antan. Il y a un an, il avait failli mal tourner,
victime de mauvaises fréquentations, mais il s’était aperçu de son erreur,
ressaisi, et maintenant tout cette sale période n’était plus qu’un mauvais
souvenir. En ce moment, il travaillait à Lisieux dans une usine fabriquant des
appareils électroniques pour l’industrie et espérait un contrat à durée
indéterminée.
Les
parents proposèrent de payer les dégâts occasionnés par leurs rejetons. Bob
refusa, en mentant honteusement, prétextant que de toute façon ses pneus
étaient archis usés, et qu’il avait prévu de les changer dans les prochains
jours, une fois rentré à Paris. Ce qui, bien entendu, était absolument faux.
Les parents le remercièrent chaleureusement et promirent que la punition
infligée serait extrêmement sévère et frapperait là où ça ferait vraiment
mal : privation de console vidéo jusqu’à la fin de l’année… A voir
la tête des jeunes, les trois amis ne doutèrent pas un instant que cette seule
punition suffirait largement à leur ôter toute idée de récidive.
Alors
que les trois amis allaient repartir, les deux garçons, penauds mais
reconnaissants, s'approchèrent d'eux pour les remercier de ne pas les avoir
accablés devant la gendarmerie et aussi vis-à-vis de leurs parents.
*
* *
-
Et
maintenant, Bob ?
-
Bien
entendu, Bob. Vous savez bien que je vous accorde
toute ma confiance, même si, depuis que nous nous connaissons, je vous ai vu
détruire six ou sept voitures, dont trois Jaguar… dit-elle en se levant pour
gagner la cuisine, ravie d'avoir cloué le bec à ce grand dégingandé de…
commandant.
-
Et
c’est où ce rendez-vous ?
demanda Bill, hilare suite à la répartie ironique de leur amie.
-
Tout
se passe aux abords du collège, lorsque les collégiens descendent du car
scolaire, le matin, ou lorsqu’ils l’attendent pour repartir, le soir. Aussi
bien pour le contact qui a lieu la veille, que pour la remise de la marchandise,
le lendemain matin. Adrien m’a affirmé qu’il ne conservait jamais plus de 4
ou 5 jours les paquets dans la cave. Il se peut qu’ils l’aient contacté
aujourd’hui pour qu’il effectue la livraison demain matin. Au fait, Bill,
qu’as-tu fait de la
marchandise ?
-
Dans
le puit, commandant. J’supporte pas ce genre de saloperie. Même si je sais
qu'on dit que ce n’est pas de la drogue dure et que c’est en vente libre
dans certains pays, c’est le principe qui ne me plaît pas.
-
Bill !!!
Vous allez polluer mon puit.
-
Bah,
de toute façon, il est déjà pollué votre puit, Soso, avec toute cette eau
qu’il y a dedans. Au fait, commandant, le grand frère d’Adrien, vous ne
désirez plus le rencontrer ? Il mériterait pourtant de se faire tirer les
oreilles.
-
Certes,
Bill. Mais si c’est possible, je préférerais le mettre hors du coup.
D’abord, parce qu’il semble avoir fait amende honorable et qu’il est
inutile de remonter cette vieille histoire sans raisons impérieuses. Ensuite,
dans l’intérêt des enfants, moins il y aura de personnes au courant mieux
cela sera.
A ce moment, la sonnerie du portable de Bob retentit.
Chapitre
IX
Huit
heures du matin. Après avoir garé leur voiture à une centaine de mètre des
portes du collège Jim Morrison à Dozulé, Bob et Sophia observaient le manège
des cars scolaires qui déversaient leur contenu d’élèves bruyants et
chahuteurs. Bob savait par quel car Adrien et Thomas arriveraient. Cela faisait
un moment qu’ils avaient repéré les deux hommes. Dans les 25 ans, grands et
maigres, une casquette vissée à l’envers sur leur crâne presque rasé,
vêtus d’un survêtement trop grand de deux tailles, ils se démarquaient du
reste des élèves. Quelque chose dans leur attitude, leur regard, avait tout de
suite déplu à Bob. Il les avait tout de suite jugé. Des petits voyous tout
juste assez courageux pour faire chanter des gamins ou voler le sac des vieilles
dames. Il n'apercevait pas Bill, mais le savait non loin de là, en embuscade au
coin de la première rue, de façon à couper toute éventuelle retraite aux
trafiquants.
Le
car d’Adrien et Thomas venait d’arriver et les deux garçons
en descendaient, s’immobilisant ensuite sur le trottoir pour laisser
passer le flot de leurs compagnons de route, comme le leur avait recommandé Bob
au téléphone.
Immédiatement
les inconnus se dirigèrent vers les deux jeunes garçons qui essayaient d'avoir
l'air le plus naturel possible.
Bob
était descendu de la Mini et, à grandes enjambées, avait rejoint puis
dépassé les deux copains, s’avançant franchement à la rencontre des
trafiquants qui, à la vue de Bob venant droit sur eux, eurent un moment
d’hésitation.
Morane
avait sa tête des mauvais jours. Il n'y alla pas par quatre chemins.
S'immobilisant juste devant eux, presque à les toucher, leur bloquant quasiment
le passage, il dit sur un ton sans réplique :
-
Qu’est-ce
qu’il veut le bouffon ?
-
Vous
dire que votre trafic est terminé. Inutile d’importuner maintenant Adrien et
Thomas sinon c’est à moi que vous aurez affaire.
-
Hé !
Ho ! Pour qui tu te prends le bouffon ? Tu donnes des ordres à
nous ? Je vais t’arranger le portrait, moi.
Joignant
le geste à la parole, le voyou mis la main à sa poche et en tira un couteau à
cran d’arrêt dont la longue lame effilée s’ouvrit avec un petit claquement
sec.
Il
n’eut pas le temps d’en faire plus, ni de se rendre compte de ce qui lui
arrivait tant la parade de Bob fut rapide. Ce dernier lui saisit le poignet et,
d’une classique prise d’arts martiaux lui tordit le bras, le forçant à
lâcher son arme. De son côté, Bill qui s’était rapproché en catimini
saisit le deuxième homme par la nuque et, de son énorme main, il le souleva de
terre.
Bob
jeta un coup d’œil circulaire. L’incident avait été bref et n’avait eu
aucun témoin. D’un coup de pied il envoya le cran d’arrêt dans le regard
d’égout le plus proche.
-
Vous
croyez que ça va leur suffire, commandant ?
-
J’espère.
Mais avec ce genre de petits voyous on ne sait jamais jusqu’où ils oseront
aller. Si ça ne leur suffit pas je serai contraint de mettre la gendarmerie ou
la police dans le coup.
-
Un
affaire pour le chef Duval ?
-
Cela
lui donnera l’occasion de prouver sa valeur. C’est bon, Sophia ?
demanda-t-il à la jeune femme qui arrivait.
-
Tout
est dans la boite, répondit-elle, montrant une petite caméra numérique. On ne
sait jamais, cela peut servir. Mais la prochaine fois, les garçons, tachez de
sourire quand vous êtes filmés.
*
* *
-
C’est
bien pour ça que j’aimerais que cette affaire n’aille pas plus loin.
Malgré tout, l’idée de laisser ces deux voyous libres de continuer leurs
petits trafics me met mal à l’aise. Mais d’un autre côté, j’ai promis
de ne pas porter préjudice aux gamins.
-
Je
comprends votre dilemme, Bob. Il reste une solution, mais je sais d’avance que
vous ne voudrez pas en entendre parler.
-
Dites
toujours.
-
La
dénonciation anonyme, avec le signalement des malfrats, éventuellement
accompagnée de leurs portraits tirés de la vidéo.
-
Vous
avez raison, Gérard, la délation me révulse autant que le trafic de ces
voyous. Alors, espérons que ceux-ci auront l’intelligence de laisser tomber
et de changer de vie maintenant qu’ils se savent démasqués.
-
Vous
savez ce que j’admire en vous, Bob ? C’est votre foi inébranlable
envers les hommes.
*
* *
Bob
Morane marchait dans la campagne normande. Au loin, tout au bout des prés on
apercevait encore la maison de Sophia. Avec la jeune femme, ils avaient décidé
d’aller faire une promenade à pied pour profiter des dernières heures de
cette belle journée de juin, et se détendre des derniers évènements vécus.
Ils avaient longé le petit bois, et découvert un chemin serpentant entre les
champs et les bosquets. L’air embaumait le parfum des pommiers en fleurs.
Etait-ce une prémonition qui le fit penser au parfum de l’ylang-ylang ?
Bob ne le sut jamais. Mais, à ce parfum, il associa aussitôt la notion de
danger. « Que pourrait-il arriver dans un endroit aussi idyllique,
pensa-t-il amusé ». Il ne vit que trop tard l’ombre. Surgi d’un
bosquet, l’homme avait bondit sur eux, le couteau pointé. Horrifié, Bob vit
comme dans un cauchemar l’homme se fendre, la lame se diriger en direction de
son amie et lui traverser la gorge tandis qu’un jet de sang l’éclaboussait.
Il voulut crier mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il agissait avec une
lenteur désespérante qui l’étonnait. Il aperçu l’autre homme qui était
déjà sur lui, abattant son cran d’arrêt vers sa poitrine.
A
ce moment un léger bruit venant du rez-de-chaussée attira son attention. Il se
figea, toujours assis. Pas de doute, quelqu'un marchait dans le séjour.
Complètement réveillé maintenant, l’odeur de la belle fleur tropicale avait
disparu, remplacée par celle de l’essence. C’est cette odeur, bien que
déformée par le rêve, qui avait allumé un petit signal rouge dans son
cerveau et lancé une alarme. Instantanément il comprit qu’un très mauvais
coup se préparait.
Silencieusement,
il se mit debout, évitant soigneusement de faire craquer les lattes du parquet
et gagna le couloir. Un instant, il songea à aller réveiller Bill.
« Trop long se dit-il. S’ils ont le temps d’allumer leur feu de joie
tout va brûler ici, en quelques minutes »
Dans
la pénombre, il descendit l’escalier et pénétra dans le petit couloir qui
menait au séjour. La porte du fond n’était pas fermée et il distinguait ce
qui s’y passait. Très faiblement éclairées par des lampes de poche dont
elles masquaient partiellement la lentille, deux silhouettes déversaient sur
les fauteuils, les meubles et le sol le contenu de deux bidons d’essence. Bob
bondit. Mais il avait compté sans le sol de carrelage relativement glissant,
surtout qu'il était resté pieds nus. Il dérapa, se retint de justesse à
l’armoire normande pour ne pas chuter, mais son élan était coupé et
l’effet de surprise fichu. Instantanément les visiteurs réagirent. L’un se
débarrassa de son fardeau et sortit un pistolet de la poche de sa veste de
survêtement. Le coup de feu claqua, Bob entendit la balle siffler à ses
oreilles et s’écraser contre le mur. L’autre malfrat, tenant toujours son
bidon en main se jeta sur Bob. Celui-ci le cueillit au foie de sa jambe tendue.
Déséquilibré, l’homme tomba au sol, lâcha la nourrice d'essence dont le
contenu se déversa sur lui, imbibant ses vêtements. Epouvanté, il se releva
et s’enfuit dehors en hurlant « On se tire ». Son complice suivit
le même chemin, non sans avoir tiré une nouvelle balle, qui n'eut pas plus
d’effet que la première.
Bob
entendit claquer des portières de voiture alors que lui-même s’élançait
dans la cour.
Il
vit une Golf blanche, cachée à l’angle de la grange. Il crut voir à
l’intérieur deux silhouettes qui semblaient s’agiter au moment où le
moteur se faisait entendre.
Que
se passa-t-il exactement à cet instant ? Sur le coup, Bob n’en eut pas
la moindre idée. Une immense fleur de feu s’épanouit dans l’habitacle.
Puis, une explosion se fit entendre alors que les flammes redoublaient
d’intensité, s’échappant de chaque côté du véhicule par les fenêtres
sans doute laissées ouvertes, ou alors soufflées par l’explosion.
Bob
ne pouvait rien faire pour les sauver de cette mort horrible. Le cœur chaviré,
il apercevait les deux corps noircis et racornis, à l’intérieur du brasier.
Le
réservoir de la Golf explosa alors que Sophia et Bill le rejoignaient dans la
cour.
Chapitre
X
La
cour et la maison grouillaient de gendarmes et d’autres personnes en civil. Au
milieu de toute cette animation, le maréchal des logis-chef Duval semblait être
partout à la fois. Si on pouvait douter de ses compétences en terme de
relationnel, nul doute qu’il faisait bien en ce moment son métier de
gendarme. Il remonta ainsi dans l’estime de Bob qui se souvenait des paroles
de Gérard Leroux : « Il lui faut de l’action ».
En
attendant l’arrivée des autorités, les trois amis avaient commencé à
nettoyer la maison des dégâts provoqués par la tentative d’incendie dont
elle avait fait l’objet. Mais, si éponger les flaques d’essences n’avait
pas posé de problèmes, il en allait autrement des fauteuils et rideaux imbibés
qui demanderaient sans doute plusieurs jours avant de sécher, et avaient été
sortis au milieu de la cour. De plus, une épouvantable odeur d’essence
planait encore.
Bob
et ses compagnons firent au juge d’instruction arrivé sur les lieux une déposition
exacte des événements, omettant seulement de préciser qu’ils connaissaient,
du moins de vue, les victimes.
A
la demande de Sophia, la presse avait été tenue à l’écart. Seul Gérard
Leroux avait été autorisé à s’approcher, mais à titre d’ami et non pas
de journaliste. Ils le rejoignirent.
-
Soyez
sûr que je n’ai pas voulu une fin aussi atroce pour ces jeunes gens, même si
c'étaient des délinquants.
-
Je
le sais parfaitement, Bob.
-
Absolument
aucune, chef, répondit Sophia. Le plus vraisemblable est qu’ils se sont trompés
de cible.
-
L’enquête,
qui ne fait que commencer, le révèlera peut-être. L’examen des balles tirées
et de l’arme retrouvée dans la voiture pourrait aussi peut-être nous faire
avancer sur une affaire récente d’agression d’un bijoutier pour laquelle
nous effectuons toujours des recherches.
-
Avez-vous
une idée de ce qui a provoqué l'embrasement du véhicule, demanda Bob ?
-
Peut-être
une étincelle provoquée par le démarrage du moteur ou la fermeture d’une
porte. Les vêtements imbibés d’essence de l’une des victimes devaient dégager
des vapeurs extrêmement explosives.
-
J’ai
vu une explosion dans la voiture, entre le premier départ de feu et
l’explosion du réservoir lui-même.
-
Nous
y avons retrouvé les débris d’un bidon, peut-être un autre jerrycan
d’essence. Qui a sans doute explosé au contact des premières flammes.
L’enquête précisera ce point. Dans ce cas, ces malheureux n’avaient aucune
chance de s’en sortir.
De
telles paroles de compassion dans la bouche du chef Duval surprirent Bob.
« Décidemment un drôle de type » pensa-t-il.
*
* *
Paris.
Novembre de la même année.
Pour
le seconde fois, Bob relu l’e-mail qu’il venait de recevoir.
« Mon
cher Bob.
J’ai appris, par notre
ami commun Raymond Calmain votre retour de Colombie. Quel dommage que vous
n’ayez pas réussi à faire libérer cette femme otage de la guérilla.
Ici, l’humidité et le
froid ont remplacé le beau soleil que vous avez connu en juin.
L’enquête sur la mort
des trafiquants est officiellement close. Il semble bien que les faits se soient
déroulés comme l’avait imaginé le chef Duval. Il y avait bien un bidon
d’essence dans la voiture et les investigations ont démontré qu’il était
ouvert quand les vêtements de l’homme se sont embrasés pour une cause non
expliquée. Maladresse des voyous ? Précipitation ? On ne peut qu’émettre
des suppositions à ce sujet. L’enquête n’a pas pu non plus déterminer les
raisons qui les ont conduit à cette tentative d’incendie chez Sophia.
L’hypothèse admise étant qu’ils se soient trompés de cible. Une autre
possibilité avancée était qu’ils craignaient
que Sophia ne profite de son séjour pour faire une enquête sur le milieu de la
drogue. Mais cette dernière conjecture a été finalement abandonnée car il était
fort peu probable que les deux hommes aient eu connaissance de la profession de
notre amie. En revanche, l’examen des balles et de l’arme a prouvé
qu’elle avait également été
utilisée dans le braquage d’un bijoutier quelques mois avant. Bijoutier qui
avait été grièvement blessé à cette occasion. Vos trafiquants n’étaient
pas des tendres, Bob.
A propos du chef Duval, il
n’a pas pu terminer l’enquête sur cette affaire. En effet, il a connu sans
doute la joie de sa vie le mois dernier en recevant sa mutation pour la Guyane.
Il est affecté à Kourou. Mais je ne suis pas sûr que la surveillance des fusées
Ariane soit plus mouvementée que ce
que vous lui avez fait subir en pleine Normandie.
Sophia m’a confié les
clefs de sa maison. Je surveille les quelques travaux qu’elle a commandés et
qui se terminent, ainsi que l’entretien extérieur qu’elle fait faire par un
certain Auguste. Je crois que vous le connaissez. Il m’a d’ailleurs remis
quelques mystérieuses bouteilles que je dois envoyer à Bill.
Au plaisir de vous revoir,
ce sera lors de votre prochain séjour dans notre coin, car monter à la
capitale est maintenant pour moi une corvée.
Amicalement
Gérard »
Sophia
lui avait annoncé qu’elle venait passer quelques jours dans sa nouvelle
maison à Noël.
S’il
n’était pas alors au bout du monde, il passerait voir Sophia et Gérard. A Noël !
Mais il se méfiait. Avec sa manie d’attirer la foudre, si le Père Noël
avait un accident du travail, ce serait justement dans la cheminée de Sophia.