Bob Morane aventure HC03     

                             Une si jolie chaumière

 

                                       Gilles DUBUS

                                                         D’après les personnages créés par Henri VERNES

 

 

 

Remerciements à Serge, Dan, Pascal pour leurs talents graphiques, à Serge et Jean-Paul pour leurs précieux conseils

 

 

 

 

Chapitre I

 

 

-          J’aurais jamais cru ça commandant, Sophia devenir fermière ! On aura tout vu ! Quand elle m’a annoncé la nouvelle, j’ai cru à une blague ; mais non, c’est bien vrai ! s’exclama Bill Ballantine avec un gros rire.

-          Non Bill, je te rassure, Sophia n’est pas devenue fermière, elle s’est juste achetée une grande propriété, une ancienne ferme à ce qu’il paraît.

-          Ouais ! Faut dire que je ne la vois pas trop élever des lapins et donner à manger aux cochons. Ni traire ses vaches, ajouta Bill en redoublant de rire

-          Oh, tu sais, de toute façon, ces choses-là se font maintenant à la machine. Mais je crois que si Sophia a acheté cette maison, c’est également pour faire un bon placement. Et tu sais que le prix de l’immobilier est bien moins élevé en France que de l’autre côté du Channel. Cela m’étonne même que tu n’y aies pas pensé, pour tes petites économies. Il doit bien t’en rester après avoir vendu ton élevage de poulets, ajouta perfidement Bob.

 

Bill se renfrogna. S’il est un sujet qu’il ne faut pas aborder avec un Ecossais, c’est bien celui de l’argent. Il grommela quelque chose dans lequel Bob discerna vaguement les mots « inflation », « impôts », puis il sortit de sa poche de veste une petite flasque de métal brillant. Il la déboucha et la porta à ses lèvres pour avaler une large rasade de son contenu. Un claquement de la langue, puis, sans avoir l’air de s’adresser à Bob, il dit d’un ton sentencieux : « Tant qu’il me restera assez d’économies pour m’acheter un peu de ce nectar, je ne me plaindrais pas ». Puis, sous l’œil amusé de Bob, il fit semblant  d’être absorbé par le paysage à droite de la route.

 

 

* * *

 

 

Tout avait commencé par un coup de téléphone de leur amie Sophia Paramount. Celle-ci leur avait annoncé une grande nouvelle. Afin de se reposer un peu entre des reportages qui la conduisaient souvent aux quatre coins du monde, parfois dans des circonstances éprouvantes (guerres, attentats, catastrophes…), Sophia s’était acheté ce qu’elle appelait une « petite bicoque loin de tout ».

Bien sûr elle conservait son bel appartement situé au cœur de Londres où elle résidait quand elle n’était pas en reportage, pour des facilités de contacts avec le siège du « Chronicle », le grand journal pour lequel elle travaillait. Mais elle comptait bien profiter le plus souvent possible de ce petit coin de verdure qu’elle venait d’acquérir. Tout au moins lors des périodes de calme journalistique, et quand son rédacteur en chef lui permettrait de souffler un peu.

Ce n’était pas un mauvais bougre, Richard Logdon, mais il avait tendance à s’imaginer que Sophia avait le don d’ubiquité. « Sophia, les guérilleros en Colombie, faudrait me ramener un papier là-dessus, Sophia les attentats à Bagdad, Sophia le tremblement de terre au Pakistan,  Sophia….. ». Finalement, au fond d’elle-même, elle doutait de pouvoir y venir souvent dans son petit coin de campagne. Mais, à force de persuasion, et aussi un peu de menaces,  elle avait réussi à arracher à Richard une semaine de congés pour aller emménager. Evidemment elle avait téléphoné à Bob et à Bill pour les inviter à « pendre la crémaillère ».

« Oui Bob, une adorable petite maison de campagne. Et en France, en plus. En Normandie. Une ancienne ferme avec des bâtiments annexes. L’ancien propriétaire est décédé il y a deux ans et ses héritiers ont préféré vendre. Je suis venu la visiter le mois dernier pendant que vous étiez en balade en Espagne, je crois. L’endroit est charmant et la maison à craquer. J’ai aussitôt signé chez le notaire. Je compte sur vous et sur Bill. En plus, début juin, le temps devrait être agréable et les pommiers avoir encore quelques fleurs. »

 

 

* * *

 

Voilà pourquoi, une quinzaine de jours plus tard, Bob avait pris la route pour la Normandie. Au volant de sa vénérable Jaguar Type « E », il avait quitté Paris le matin de bonne heure, en prenant la direction du Havre par l’autoroute qu’il quitta à la sortie de Pont-Audemer.

Puis il avait tranquillement longé la Seine, qui déroulait paresseusement ses méandres à travers le Marais Vernier, en direction d’Honfleur, dans l’intention de gagner l’autre rive par le pont de Normandie, jeté au-dessus de l’estuaire du fleuve entre Honfleur et Le Havre. Lieu de repos et de nidification de nombreuses espèces d'oiseaux migrateurs, dont plusieurs menacées de disparition, une partie du marais avait été classée en réserve naturelle, afin de protéger la faune et la flore du plus dangereux des prédateurs: l'homme

Bob ne se lassait pas d’admirer l’architecture de ce magnifique pont à haubans. L’un des plus grands du monde. Deux kilomètres de long, dont huit cent cinquante-six mètres de portée centrale au-dessus de l’eau. A peu de distance de l’ouvrage, il avait arrêté sa voiture et en était descendu afin de le détailler.

De toute façon il était en avance. Bill n’arriverait que dans une heure, et il ne lui fallait guère plus de vingt minutes pour gagner le quai des car-ferries.

Il entendait encore les paroles de Bill qui l’avait appelé trois jours plus tôt : « Vous comprenez commandant, j’ai un copain qui peut m’emmener à Portsmouth. De là, je prendrais le ferry comme simple passager et vous pourriez me prendre au Havre. Ça vous fait faire presque pas de détour et ce serait bête de payer un voyage en avion si on peut faire autrement »

Bob avait souri. Cent kilomètres, pour Bill, c’était ce qu’il appelait « presque pas de détour », si ça lui permettait d’économiser un billet « Glasgow-Paris », et comme ce n’était pas lui qui payait l’essence du « presque »... Bob n’avait pas insisté. De plus ce détour pourrait lui permettre de s’arrêter à Honfleur afin d’y prendre un croissant et un café assis à l’une des nombreuses terrasses situées autour du « vieux bassin ». Mais, devant la majesté du pont, il s’était éternisé et se trouvait maintenant un peu en retard pour rallier le centre d’Honfleur. Le petit café, c’est à la cafétéria du port des ferries qu’il le prendrait, ce qui serait nettement moins poétique que devant le «vieux bassin».

  Bob regagna donc son véhicule et traversa le pont, lentement, pour mieux apprécier la longue montée de la première moitié de l’ouvrage, comme si sa destination était le ciel et non pas l’autre rive, puis la descente en direction du Havre, seulement interrompue par la barre peu engageante de la barrière de péage.

La vue du Havre, situé à seulement quelques kilomètres, n’était pas des plus agréables. En arrivant de ce côté, tout ce que l’on distinguait c’était les installations pétrolières : immenses cuves pleines d’hydrocarbures, kilomètres de tuyaux et de vannes courant en un enchevêtrement qui semblait inextricable. Une noria de camions citernes venait charger l’or noir venu par pétroliers géants des lointains pays producteurs pour l’emporter vers les raffineries situées un peu plus bas sur le cours de la Seine, d’où, de produit brut, il ressortirait sous la forme de ce précieux liquide qui vide les poches de l’automobiliste tout en remplissant celles de l’Etat.

Il arriva au quai de débarquement des ferries à l’heure juste et ne tarda pas à apercevoir la chevelure de feu de son ami qui l’attendait à l’endroit convenu, devant la cafétéria.

Bob commanda un café et des croissants.

       -          J’ai déjà déjeuné commandant. C’est détaxé sur le bateau, alors j’en ai profité.

        Bob s’abstint de tout commentaire et demanda simplement :

       -          Tu as fait un bon voyage ?

       -          Bof ! C’est bruyant un bateau. J’avais pris un siège inclinable dans les salons du pont supérieur, en première              classe. Il n’y a que là qu’on a assez de place pour allonger ses jambes.

Tout en parlant, le géant plongeait allègrement la main dans la corbeille pleine de croissants que la jeune serveuse avait déposée devant Bob, avec son café.

       -          Et vous ? Z’êtes parti de bonne heure de Paname ? Ajouta Bill, entre deux bouchées de son deuxième croissant.

-          Cinq heures, Bill. Je suis venu tranquillement. Avec tous les radars qui fleurissent comme jonquilles au printemps, je me méfie. Comme tout le monde, je n’ai que douze points sur mon permis.

-          Sûr ça, commandant, répliqua Bill en tranchant d’un coup de dents son troisième croissant, en deux parties à peu près égales. Où elle est votre tire ? Au parking du port des ferries ?

-          Oui, au parking, répondit Bob qui, battant Bill d’une demi-main, attrapait rapidement le dernier croissant qui se sentait maintenant bien isolé au fond de son panier.

-          L’est payant le parking ?

Dix minutes plus tard les deux amis reprenaient la route, repassaient le pont dans l’autre sens et, par de petites routes, s’enfonçaient dans le « Pays d’Auge », nom que l’on donne à cette partie de la Normandie.

 

 

* * *

 

Au bout d’un long silence, Bill reprit la parole.

 

-          Savez comment y aller chez Soso, commandant ? J’ai l’impression qu’on tourne en rond.

-          Oui ! Sophia m’a fait un petit plan. Heureusement, car ça n’a pas l’air facile à trouver.

 

Effectivement, depuis un bon moment, Bob avait quitté la route départementale pour s’engager sur de petites voies communales sur lesquelles deux voitures ne pouvaient se croiser qu’en empiétant sur le bas-côté herbeux.

De chaque côté de la puissante voiture, qui ne pouvait guère dépasser le cinquante sur de tels chemins, s’allongeaient des haies vives au-delà desquelles on apercevait des herbages constellés de pommiers aux fleurs blanches et roses, des vaches marron et blanches qui paissaient tranquillement, des mares où s’ébattaient  des canards.

De temps en temps, on voyait des chevaux et on découvrait les bâtiments d’un des nombreux élevages de pur-sang que comportait la région. Parfois, un champ de lin ou de colza apportait une note de couleur dans cet océan de verdure.

Au hasard de la route qui faisait maints tours et détours, une maison aux murs en colombages et au toit de chaume semblait plantée là, comme une sentinelle aux abords d’un petit hameau composé de quelques habitations.

Les seuls bruits perceptibles étaient les aboiements des chiens dérangés au passage du véhicule.

       -          Y’a pas grand monde dans le coin, ça manque un peu d’animation, remarqua Bill.

-          A cette heure les gens doivent être au travail. Nous sommes en semaine, ne l’oublie pas. Là, je crois qu’il faut tourner à gauche.

Bob engagea la voiture sur un chemin non goudronné, juste rencaissé par de la petite caillasse.  L’herbe avait poussé au milieu, là où les roues des véhicules ne passaient jamais. Il était bordé de haies composées de diverses essences d’arbres : charmes, noisetiers et aubépines.

Après un kilomètre environ, le chemin s’arrêtait brusquement devant un petit bois. Sur la droite, dans une trouée prélevant soudainement une courte longueur à la haie, Morane et Ballantine découvrirent une vieille barrière à demi effondrée et ouverte, une boite à lettres fixée sur un pieu et quelques bâtiments dont on apercevait les toits par-dessus les arbustes. Bob engagea son véhicule dans le passage.

Devant eux, à une cinquantaine de mètres, une silhouette  élancée, en jean et t-shirt, courait vers eux en faisant de grands gestes. La longue chevelure flamboyante qui volait au vent ne laissait planer aucun doute sur l’identité de la personne.

      -          Nous sommes arrivés, constata simplement Bob.

 

 

 

 


 

 

Chapitre II

 

 

Sophia avait fait avec les deux hommes le tour du propriétaire.

Passé une zone herbue se trouvait une grande cour aux pavés de grès. De l’autre côté de la cour, s’élevait la maison. Basse et longue, aux fenêtres à petits carreaux, aux colombages de bois patiné par l’âge et au toit de chaume brun clair. L’entre colombage était en chaux grattée. Trois portes s’ouvraient dans la façade. Bob remarqua qu’elles étaient constituées de deux demi-battants superposés. Ceci permettait, auparavant, d’ouvrir le haut pour donner de la clarté, tout en empêchant les volailles de la ferme de pénétrer dans l’habitation car la partie basse restait close.

A gauche, un grand bâtiment lui aussi couvert en chaume. « Une ancienne grange » constata Bob, quand Sophia eut ouvert les larges et hautes portes destinées jadis à laisser passer les charrettes de foin. Pour l’instant, en lieu et place des charrettes de foin d’antan, il y avait la petite Mini Cooper rouge et blanche de Sophia. Dans un coin, on voyait un pressoir à vis pour les pommes et un grugeoir, le tout apparemment encore en bon état.

Le côté droit de la cour était bordé par un autre grand bâtiment couvert de tuiles. Il se composait de plusieurs pièces. Diverses mangeoires fixées aux murs indiquaient clairement la première destination de cette dépendance : servir d’écurie et d’étable. Tout au bout, dans un réduit situé en pignon, se trouvait la porcherie, comme l’attestait une grande auge de pierre encore présente dans un coin. Une autre, toute semblable, avait été sortie dans la cour et transformée en énorme jardinière par l’ancien propriétaire. Manifestement Sophia n’avait pas encore eu le temps d’y faire la moindre plantation car, en ce printemps clément, seules les mauvaises herbes y poussaient allégrement.

Un puit trônait au centre de la cour. « Je pense qu’il est asséché, mais, à vrai dire, je n’ai pas encore eu le temps de me pencher sur lui pour étudier cela de plus près» leur précisa Sophia.

       -          Et voilà, vous savez tout de mon «chez-moi ». Sur huit milles mètres carrés de terrain. Derrière, il y a un verger   qui m’appartient aussi, avec des pommiers, des poiriers, des pruniers et même un petit abri pour y mettre éventuellement des moutons. Si j’élève des moutons un jour ! Et tout autour de ça, un petit bois d’un côté, un champ de blé derrière, des herbages avec encore quelques pommiers et quelques vaches pour le reste. Mais tout évidemment, ne m’appartient pas. La ferme a été vendue en plusieurs lots et je n’ai acquis que les bâtiments et le verger. Je ne suis pas bien ici ?

-          Ça manque un peu d’animation, répliqua Bill qui tenait à son idée.

-          Le calme et le repos, c’est ce que je cherchais, pour me faire oublier le stress de la vie trépidante que je mène. Allez, venez les garçons, maintenant je vous fais visiter la maison.

La chaumière, typiquement normande s’étirait toute en longueur, étroite et basse de plafond. Au milieu, le séjour séparé en deux par un petit mur de brique surmonté de colombages ajourés. Dans la partie droite de cette pièce, un canapé et trois fauteuils de cuir brun faisaient face à une grande cheminée dans laquelle Bob aperçut un petit four à pain.

Une porte près de la cheminée s’ouvrait sur une petite pièce que Sophia avait transformée en coin de travail avec une bibliothèque remplie d’ouvrages divers et un bureau sur lequel se trouvait son ordinateur portable relié à Internet.

Dans la partie gauche, une grande table de ferme, encadrée par des bancs, et une armoire normande massive. Les meubles d’époque sentaient bon le bois ciré.

Dans le mur, au-delà de la table, s’ouvrait un couloir desservant la cuisine, les sanitaires et une pièce tout au bout « L’ancienne laiterie que je vais faire réaménager » précisa Sophia qui au passage dans la cuisine ouvrait le frigo pour en sortir une bouteille de cidre bouché et attrapait adroitement, dans un vieux buffet en bois ciré, trois bols en grès.

A l’étage, accessible par un escalier se trouvant dans l’ancienne laiterie, on trouvait, desservis par un long couloir, trois chambres d’amis, une salle de bain, des sanitaires et tout au bout se nichait la chambre de Sophia ouvrant sur un balcon en pignon, le tout mansardé et bas de plafond.

         -          Voici vos chambres. Installez-vous, vous êtes ici chez vous, leur dit Sophia en leur désignant les deux pièces les plus proches de l’escalier. Défaites vos valises, je vous attends en bas.

 

 

* * *

 

Un quart d’heure après, assis autour de la massive table de chêne, les trois amis devisaient tranquillement.

Depuis un moment, Bill sautait d’une fesse sur l’autre en jetant des coups d’œil autour de lui, regardant le sol de la pièce et les murs avec attention. Il se leva et commença une inspection en règle du séjour mais également de toutes les pièces du rez-de-chaussée. Puis, sans dire un mot, il revint s’asseoir à la table et se resservit un bol de cidre. Il avait l’air, sinon soucieux, du moins perplexe.

       -          Quelque chose ne va pas, Bill ? demanda Sophia.

-          Bah, c’est pas ça, Soso, mais… euh… euh… j’ai pas trouvé l’escalier qui mène à la cave.

Sophia éclata d’un grand rire clair et argentin.

       -          Normal que vous ne l’ayez pas trouvé, Bill, il n’y a pas de cave !

      Un profond étonnement se lut sur les traits de l’écossais.

       -          Pas de cave ? Mais comment… Vous me faites marcher, Sophia. Comment…

-          N’oubliez pas que vous êtes en Normandie, Bill. Pays assez humide et au sol argileux qui retient l’eau. Une cave est le meilleur moyen de transformer le dessous de sa maison en baignoire géante, avec tous les problèmes d’humidité que cela engendrerait. Evidemment, maintenant la plupart des constructions modernes, même dans ce pays, possèdent des sous-sols. Il suffit de creuser un puisard et, le cas échéant, d’y ajouter une pompe pour évacuer le surplus d’eau. Mais n’oubliez pas que ma maison a été construite il y a plus d’un siècle. Ne vous en faites pas tout était prévu. Suivez-moi.

Elle se, leva entraînant les deux hommes à sa suite pour sortir de la maison. Le groupe se dirigea vers le pignon situé à l’Est où la jeune femme ouvrit une porte basse.

-          Voilà le cellier, reprit-elle, le sol est en terre battue, les murs en bauge. Frais l’été et tempéré l’hiver. Aussi efficace que la meilleure des caves. Les anciens y conservaient le cidre toute l’année mais aussi les pommes, les légumes secs, le lard séché ou salé dans des pots. En prévision de votre venue, j’ai acheté du Zat 77.

Le visage de l’écossais s’éclaira :

        -          Vous êtes une bonne fée Sophia !

  Après avoir refermé la porte du cellier, Sophia regarda sa montre et dit à ses amis :

        -          Il n’est pas loin de midi, un peu tard pour se mettre à la cuisine. Je vous emmène déjeuner à Honfleur. Ensuite, si cela vous dit, nous ferons une balade sur le port et dans la ville. Pour demain, nous verrons pour nous organiser un peu mieux.

-          OK Sophia ! rétorqua Bill. Ça tombe bien, j’ai un petit creux à l’estomac. Faut dire que j’ai à peine eu le temps de déjeuner ce matin…

 

 

* * *

 

 

De chez Sophia à Honfleur il n’y avait qu’une cinquantaine de kilomètres que la jeune femme parcourut tranquillement, Bob assis à l’avant à ses côtés tandis que Bill s’était casé tant bien que mal, en travers, les genoux presque sous le menton,  à l’arrière de la petite voiture.

Négligeant la grande nationale, c’est par des routes sinueuses, serpentant dans le bocage qu’ils gagnèrent Honfleur.

Il n’y avait pas encore beaucoup de touristes en cette saison, mais les peintres occupaient déjà le pavé tout autour du « vieux bassin », représentant inlassablement sur leurs toiles les mêmes façades à colombages, les même bateaux et ce, depuis que Honfleur, charmant petit port de pêche, était devenu un lieu à la mode, depuis que les vacanciers en short avaient remplacé les vieux loups de mer à casquette et que les boutiques de cordages et de voiles avaient disparues, changées en pizzerias ou autres marchands de glaces…

Les trois amis s’installèrent à une terrasse tout près de la « Lieutenance » pour un chaleureux repas composé de soles normandes et d’une bouteille de vin blanc, frappé à souhait.

Après le repas, ils firent une longue promenade dans le vieux Honfleur, admirant la vénérable église Sainte Catherine, toute en bois, construite par des charpentiers de marine, et dont le clocher se situait à dix mètres de l’église elle-même, de l’autre côté de la rue.

S’attardant en connaisseurs devant les multiples galeries d’art que recelait la ville, visitant le musée Eugène Boudin, l’un des natifs d’Honfleur les plus célèbres avec Alphonse Allais et Erik Satie. Traînant dans les petites rues si pittoresques et montant même à la chapelle Notre Dame de Grâce, dédiée aux marins, qui surplombait la ville.

Ils savouraient ce rare moment de calme dans leurs vies trépidantes. La journée tirait à sa fin. Le temps de faire quelques achats pour les repas du lendemain, Sophia proposa un dernier « moules-frites » sur le port, arrosé de cidre du pays avant de rentrer, ce que les deux amis acceptèrent aussitôt.

L’air était doux, la ville calme. On entendait juste le bruit du ressac de l’autre côté de la digue. La soirée se prolongea fort tard, d’autant que Bill tint à faire honneur en goûtant à différentes variétés d’une des spécialités locales : le calvados. Il était largement passé minuit lorsque le patron du restaurant leur fit comprendre qu’il était l’heure de fermer son établissement et qu’il faisait nuit depuis déjà fort longtemps.

Ils remontèrent dans la voiture de Sophia et repartirent, par la nationale cette fois, si bien qu’ils mirent à peine une demi-heure pour gagner la ferme.

  Ce fut Bob qui le premier vit la bête.

Chapitre III

 

 

Au début, il n’avait vu qu’une ombre dans le bref instant où la lumière des phares avait éclairée la chaumière. Comme une espèce de croix posée sur la porte. Intrigué, il était rapidement descendu de la voiture et s’était avancé pendant que Bill aidait Sophia à sortir les paquets du coffre. La lune éclairait la cour d’une lumière blanche. Bob fixa l’animal en silence, attendant les autres qu’il entendit approcher.

C’est quoi c’truc commandant ?

-          Un corbeau, Bill. Un simple corbeau.

Un simple corbeau. Mais un corbeau cloué dans le bois massif de la porte, les ailes largement ouvertes. Sophia avait poussé un petit cri. Pas de peur, elle en avait vu d’autres, mais de surprise et d’indignation aussi car elle ne concevait pas que l’on maltraite les animaux.

       -          C’est quoi ça, Bob ?

-          Un corbeau, Sophia. Un simple corbeau, répéta Morane comme une litanie.

Les trois amis regardaient l’animal. Un grand corvidé d’un noir profond mais aux plumes maculées de sang. Un clou en fer forgé à la large tête martelée lui traversait le corps. Deux autres, fixés dans les ailes les forçaient à se tenir déployées. La pauvre bête, comme crucifié, était au centre d’un pentagramme tracé en rouge. « Sans doute du sang », pensa Bob. Au-dessus, des signes inconnus avaient été écrits, vraisemblablement avec la même substance. Bob posa le bout de l’index sur le pentagramme.

       -          C’est encore poisseux. Il n’y a pas beaucoup plus d’une heure que cela a été fait.

Au sol, en travers de la porte était posé un genre de hochet fait avec des plumes et des lanières de cuir.

Enjambant le hochet en prenant garde à ne toucher à rien, Sophia pénétra dans la maison et revint quelques minutes plus tard avec un appareil photo numérique.

Après que Sophia eut pris plusieurs dizaines de photos sous tous les angles, ils rentrèrent dans la maison et s’assirent à la grande table. Sophia avait sorti des verres, une bouteille de Zat pour Bill, du Coca pour Bob et elle.

Ils restèrent silencieux un bon moment, chacun plongé dans ses pensées, puis, la reporter s’adressa au Français :

       -          Bob à votre avis, que signifie cette mise en scène macabre ? Cela ressemble à un rite vaudou !

-          Je n’en suis pas certain, Sophia. Cela pourrait l’être pour le hochet de plumes et le corbeau mais pas pour le pentacle, ni pour les inscriptions qui l’accompagnent. De plus, un oiseau crucifié n’est pas dans la tradition vaudou. Saigné, oui, mais crucifié, non !

-          Et vous en concluez quoi, Bob ?

-          Rien, pour l’instant. Vraiment rien, Sophia. Mais j’aimerais que, demain au lever du jour, nous allions faire un tour dans les environs. Qui sait, les visiteurs ont peut-être laissé des traces ? Maintenant, il fait bien trop sombre pour voir quoi que ce soit. En attendant nous allons déclouer cet animal, enlever le hochet et mettre le tout dans une boite. Demain, lorsqu’il fera grand jour, nous les examinerons plus attentivement.

 

 

* * *

 

 

Le lendemain lorsque Bob descendit, Sophia était déjà debout et avait préparé le café avec de larges tranches de pain grillé accompagné de beurre et de confiture. Bill les rejoignit rapidement et, après ce petit déjeuner, ils entreprirent d’examiner plus soigneusement les lieux.

Ils eurent beau fouiller et passer au peigne fin les environs immédiats, chercher des traces au sol, ils ne trouvèrent rien. Rien non plus dans la grande cour pavée, et rien à signaler dans le petit chemin caillouteux. Bob décida d’aller faire un tour dans le bois.

Ce fut Bill qui découvrit un buisson aux nombreuses branches brisées. Comme si une, ou plusieurs, personnes étaient passées au travers, ou mieux, comme le supposa Sophia, l’avaient sommairement aménagé pour s’y cacher. « S’y dissimuler pour observer », remarqua Bob qui leur montrait quelque chose. Ils regardèrent dans la direction indiquée. D’ici, on voyait nettement la propriété de Sophia, la porte d’entrée, et le chemin d’accès.

       -          Voir sans être vu, commenta Bill.

-          Manifestement vous étiez surveillée, Sophia. Avez-vous la moindre idée de qui ça pourrait être ?

-          Absolument pas, Bob. Et en plus, personne n’est au courant pour cette maison, à part vous deux. Je tiens trop à ma tranquillité quand je pourrai venir ici.

-          Alors, j’en déduis que ce sont des gens qui s’intéressent plus à la chaumière qu’à vous Sophia, ceci dit sans vous offenser... Cet après-midi nous irons faire un tour au village, histoire de «prendre l’ambiance» de votre petit coin de paradis.

Sur la porte d’entrée, le sang, si c’était bien du sang, avait séché et ils eurent  beaucoup de mal à la nettoyer. Le bois restait taché.

       -          Il faudrait donner un bon coup de ponceuse afin de redonner au bois sa teinte d’origine.

-          Ce n’est pas un problème, Bill. De toute façon cette bicoque nécessite quelques travaux de rénovation et j’ai déjà prévu de faire venir des artisans, ils remettront cette porte en état par la même occasion.

L’examen du hochet ne leur apprit rien de plus. Une baguette de bois souple, sans doute du noisetier, courbée en forme cercle, sur laquelle on avait fixé des lanières de cuir anodines, des plumes et quelques grosses perles en plastique. « Des plumes de poulet », assura Bill, grand spécialiste de cette volaille.

Par contre, la dépouille du corbeau leur amena une surprise. L’animal n’avait pas été tué par le clou qui lui traversait la poitrine, mais par une giclée de petits plombs. Il était donc très certainement déjà mort avant d’être cloué sur la porte. Ce fait semblait à priori écarter toute idée de cérémonie rituelle.

L’oiseau fut enterré au fond du verger, le hochet rangé dans un tiroir pour pouvoir être réexaminé en cas de besoin.

 

* * *

 

Le village de St Martin de Berville était situé à peine à deux kilomètres de chez Sophia. Peuplé d’environ deux cents habitants, dont un quart se trouvait regroupé dans le centre du bourg, autour d’une place plantée de tilleuls, il n’avait de remarquable qu’une église romane entourée de son cimetière, une petite mairie aux murs de briques et un café faisant aussi office d’épicerie et de dépôt de pain. Le tour en était vite fait.

Pendant que Bob et Sophia se dirigeaient vers la mairie, Bill déclara aller «prendre l’ambiance» du côté du café.

Par chance, la salle de la mairie était ouverte car c’était justement le jour de permanence de la secrétaire de mairie, une dame d’une bonne cinquantaine d’années répondant au nom de Marguerite Cheminard. Petite et maigre, des lunettes rondes sur le nez, le crâne surmonté d’un chignon gris, vêtue d’une robe à fleurs dont le modèle et le dessin ne devaient plus être vendus depuis au moins cinquante ans, elle reçu Bob et Sophia aimablement dans l’unique bureau de cette minuscule mairie.

Sous prétexte de se renseigner sur les habitudes locales, Sophia essaya d’amener la conversation sur des points précis.

Oui, la maison a été inoccupée pendant environ deux ans, après le décès d’Antoine Guérin, son ancien propriétaire. Il était veuf et n’exploitait plus sa ferme depuis quelques années car trop âgé. Il était enterré, avec sa femme, dans le cimetière du village. S’il avait des enfants ? Oui, deux ! Un garçon et une fille qui habitaient loin d’ici, aussi avaient-ils préféré vendre la maison et les terres. Y avait-il eu d’autres candidats acheteurs pour la maison ? Ça, elle ne le savait pas. De toute façon, à part des parisiens ou des anglais, qui viendrait s’enterrer ici ?

Marguerite Cheminard était du genre « causant ». Au bout d’une demi-heure, ils avaient appris tous les petits potins du village. Mais rien qui ne les intéressât directement. Après avoir remercié la brave dame ils ressortirent et se dirigèrent vers le café.

Une grande salle carrée contenant une demi-douzaine de tables cirées et patinées. Au fond, trônait un grand comptoir de bois coiffé d’un plateau en laiton où se dressait l’habituelle pompe à bière. Derrière, des étagères supportaient diverses bouteilles. Sur deux des murs, des rayonnages proposaient paquets de pâtes, boites de conserves,  packs de bière, de l’huile, du vin, quelques baguettes de pain. L’indispensable pour se dépanner en cas d’oubli, et éviter de se rendre au supermarché le plus proche, distant d’une quinzaine de kilomètres.

Bill, attablé devant une bouteille de cidre était en grande conversation avec le tenancier qui, le torchon sur l’épaule, officiait derrière son bar. Petit et râblé,  la face rougeaude, la tête ceinte d’une couronne désordonnée de cheveux jaunes, le verbe haut, un verre de blanc à la main, il n’avait même pas entendu Bob et Sophia arriver malgré les tintinnabulements d’une clochette fixée en haut de la porte d’entrée. Les deux hommes étaient en train de comparer les performances de diverses variétés de poules pondeuses ; l’homme affirmait avec force hochements de tête que les poules de Normandie étaient inégalables alors que Bill soutenait que les nouvelles variétés venues d’Australie offraient un rendement sans comparaison. Cette dernière affirmation de l’Ecossais fit pousser les « hauts-cris » au brave commerçant qui affirma bien fort que ce n’était pas demain la veille que la poule australienne envahirait son poulailler !

Ce ne fut que lorsque Sophia et Bob s’assirent à la table de Bill, que l’homme s’aperçut de leur présence et les regarda alors d’un air étonné.

       -          Commandant, je vous présente Emile, bistrotier de profession et éleveur de poules par vocation.

-          Oh, bien modeste éleveur, rectifia humblement Emile. Juste quelques poulets que je vends au marché pour arrondir les fins de mois. Bonjour m’sieur dame, c’est vous les english qui ont acheté la ferme de l’Antoine ?

-          Non, c’est uniquement moi, rétorqua Sophia pas du tout dérangée par le ton familier de l’homme. Ce monsieur est un ami français qui m’accompagne.

-          Ah bon, z’êtes pas marié ? Dommage, z’auriez fait un beau couple. Qu’est-ce que je vous sers ?

-          Un soda à l’orange, répondit Bob

-          Un thé, annonça Sophia

Emile ne fit aucun commentaire, mais il était visible, à sa tête, que servir ce genre de boisson dans son établissement n’était pas son occupation favorite.

      -          Tu as appris quelque chose, à part le fait qu’il élève des poules, demanda Bob ?

-          Oui, il peut nous fournir en calva, du vrai, de l’artisanal qui n’a pas payé de taxes.

-          Bon, c’est très bien tout ça, Bill, mais à part ça, intervint Sophia voyant que Bob commençait à perdre patience, car un peu agacé par les préoccupations de Bill.

-          Y m’a indiqué un gars qui faisait l’entretien de la propriété depuis le décès d’Antoine. Il habite à la sortie du village mais il n’est chez lui que le soir. Ou alors, on peut aussi le trouver sur le pré communal qu’il nettoie aujourd’hui. Il fait office de cantonnier, de taupier, de garde-pêche et garde-chasse municipal. Ce type-là peut aussi nous approvisionner en truites, et en gibier.

-          La chasse et la pêche sont fermées, répliqua Bob assez sèchement.

-          Je le sais, commandant, mais lui, il peut nous fournir même pendant les périodes de fermeture, rétorqua Bill en clignant un de ces énormes yeux.

-          Vous ne pensez qu’à votre ventre, Bill.

-          Oui, Soso ! Et vous, de votre côté, avez-vous appris quelque chose à la mairie ?

Un quart d’heure plus tard, les trois amis ressortaient du café et se rendaient au pré communal jouxtant le cimetière. Effectivement, un homme s’y trouvait, occupé à désherber la haie de troènes mitoyenne avec le cimetière. Agé d’une quarantaine d’années, il était vêtu d’un pantalon de velours marron, d’une chemise à carreaux rouges et blancs et portait un béret d’où dépassaient quelques mèches de cheveux déjà grisonnants. Une barbe de deux jours lui mangeait le bas du visage et les joues.

        -          Ce doit être lui, dit Bill. Il s’appelle Auguste.

C’était lui en effet. Il se déclara enchanté de faire la connaissance de Sophia, la nouvelle propriétaire de la ferme de l’Antoine. Un peu réticent au début, il se dérida rapidement lorsque Bill lui annonça qu’il venait de la part de l’Emile et qu’il lui avait commandé quelques bouteilles de « carburant » local.

L’employé expliqua que depuis le décès de l’Antoine, c’est lui qui entretenait l’extérieur de la propriété à la demande des héritiers. Entretient d’ailleurs réduit à sa plus simple expression, toujours à leur demande. Il devait juste tondre l’herbe deux fois par mois, nettoyer et couper sommairement les haies et, au début, relever le courrier une ou deux fois par semaine.

       -          Et qu’en faisiez-vous de ce courrier, demanda Bob.

-          Je le mettais dans une grande enveloppe que je donnais de temps en temps, lorsque j’allais à Beuvron en Auge, au notaire chargé de la succession.

-          Vous pouvez me communiquer son nom ?

-          Je le connais, Bob, puisque c’est lui qui a vendu la maison, intervint Sophia.

-          Oui, c’est vrai Sophia ! j’aurais du y penser.

-          C’est lui aussi qui, jusqu’à présent, me payait mes heures de travail. Je suppose que vous n’aurez plus besoin de mes services maintenant, s’inquiéta Auguste qui paraissait fort dépité de perdre ce petit travail.

-          Pas sûr, lui répondit Sophia. Il est fort probable que j’aurais besoin de quelqu'un pour l’entretien car je ne viendrai pas souvent ici, malheureusement. Mais nous en reparlerons un autre jour.  Vous n’avez jamais rien remarqué de particulier quand vous alliez là-bas ?

-          Quelque chose de particulier, dans quel genre, demanda Auguste qui ne semblait pas comprendre la question de Sophia.

-          Un détail qui vous aurait étonné, un fait inhabituel, précisa Sophia.

-          Ben non, pourquoi ?

-          Comme ça, au cas où.

-          Ben non, rien ! Ah, attendez… ajouta-t-il après une période de réflexion. Deux ou trois fois, j’ai eu l’impression que quelqu’un était venu. La barrière était mal fermée. Il faut dire qu’elle est en mauvais état il qu’il faut être habitué pour la manoeuvrer. Une fois même, j’ai trouvé une trace d’huile sur les pavés de la cour. J’ai mis une heure à la nettoyer. J’ai pensé alors que c’étaient les enfants qui étaient venus voir si tout était en ordre.

-          Et vous croyez qu’ils ne seraient pas passés vous voir dans ce cas ?

-          Ben, je sais pas !

Sur le chemin du retour Bob demanda à Sophia :

       -          Vous y croyez, Sophia, à ces enfants qui viennent voir si tout est en ordre ?

-          Pas du tout, Bob. Le fils est boucher à Montpellier et sa soeur est technicienne dans une société aéronautique près de Toulouse. J’ai appris ça par l’acte de vente. Pour tout vous dire ils n’étaient même pas présents à la signature ayant donné leur pouvoir au notaire.

Ils passèrent une soirée fort agréable à se raconter de vieux souvenirs de voyages et quelques unes des péripéties de leurs nombreuses aventures. Sophia avait installé le salon de jardin dans la cour pavée.

A part la cuisine que Sophia prévoyait de bien équiper, le seul élément moderne qu’elle acceptait dans la maison était un équipement hi-fi qui leur distillait une musique fort éclectique, alternant Mozart et les Rolling Stones, Ray Charles et les Doors.

Le lendemain, Sophia comptait se rendre au marché à Beuvron en Auge situé à une quinzaine de kilomètres. Elle ferait aussi un saut chez le notaire, histoire de savoir s’il y avait eu d’autres candidats qu’elle au rachat de la maison. Bob décida de l’accompagner en ville afin, si possible, de jeter un coup d’œil sur les anciens numéros du journal local. Bill décréta qu’il fallait un homme fort pour ramener de quoi manger aussi il les accompagnerait et, pendant qu’ils régleront leurs affaires chacun de leur côté, lui garderait les victuailles et les attendrait en buvant un verre à la terrasse d’un café :

  -          On apprend toujours quelque chose dans ces lieux conviviaux, ajouta-t-il comme pour se justifier.

 

Il était minuit passé lorsqu’ils décidèrent d’aller se coucher.

 

Chapitre IV

 

  Le lendemain, après un rapide petit-déjeuner, Sophia prit sa voiture pour se rendre à Beuvron. Pendant qu’elle et Bill faisaient quelques achats, Bob se rendit au siège du journal local, « l’Essor Normand », où il demanda à parler au rédacteur en chef.

Gérard Leroux approchait de la soixantaine. De taille moyenne, il était doté d’un léger embonpoint. Une calvitie naissante commençait à lui découvrir le haut du front et les tempes. Il avait été journaliste dans un grand quotidien parisien, et après trente années de reportages sur toute la planète, il avait pris en début d’année une semi retraite dans cette région où il était né et où résidait presque toute sa famille. Il aimait bien son nouveau boulot qui lui laissait du temps libre pour assurer la fonction qui représentait maintenant l’essentiel de ses préoccupations et dirigeait sa vie : être grand-père !

Bob se souvenait avoir lu dans la presse des articles signés de son nom. Et c’était réciproque car le journaliste connaissait Morane de nom à cause des reportages qu’il faisait de temps à autre pour Reflets. De plus, il était ami avec Raymond Calmain, le rédacteur en chef de Reflets. Aussi, c’est de façon fort courtoise que Morane fut immédiatement reçu ; le courant passa aussitôt entre les deux hommes. Bob entra immédiatement dans le vif du sujet :

       -          Une de mes amies, anglaise d’origine, vient d’acheter une propriété dans la région. La maison et ses dépendances sont assez anciennes et nous nous posions la question de savoir si des faits notables se seraient passés dans cette demeure dans un passé plus ou moins proche.

-          Vous avez l’intention d’écrire un livre sur l’histoire régionale ? Ou alors votre amie anglaise ?

-          Oh non, répondit Bob en riant. C’est uniquement de la curiosité. De toute façon je ne disposerais pas d’assez de temps libre pour écrire un livre et je ne pense pas que cela tente non plus mon amie qui ne vient ici que pour se détendre et non travailler. Si je vous dis que c’est une de vos consoeurs et qu’elle est reporter, vous comprendrez qu’elle ne tient pas du tout à être ici pour travailler encore !

-          Oh, une journaliste anglaise ! Je la connais peut-être ? Le monde de la presse n’est pas si grand que ça.

-          Cela ne m’étonnerait pas, car elle a signé pas mal de papiers sur des sujets brûlants qui ont eu un certain retentissement. Elle se nomme Sophia Paramount.

-          Sophia Paramount, du Chronicle ? Oh, mais je la connais, je l’ai croisée à plusieurs reprises lors de reportages d’actualités. La dernière fois, je crois, à Beyrouth lors de l’assassinat d’un homme politique de premier plan. Je serais heureux de la revoir.

-          Je lui en parlerai, promit Bob.

-          Je vais vous appeler le documentaliste. Il va vous aider à rechercher dans les archives du journal. Personnellement, je ne vous serais d’aucun secours. Bien qu’originaire du coin j’en suis parti fort jeune et je ne suis revenu que récemment. De plus je ne suis pas familiarisé avec cette partie du journal. Mais vous verrez, Bertrand est très efficace.

Bertrand Lambert devait avoir entre trente et trente-cinq ans. Grand, athlétique, le regard franc et sympathique, il écouta son rédacteur en chef lui exposer la demande de Bob et, après avoir demandé quelques précisions sur la localisation de la maison de Sophia, l’entraîna dans les archives.

       -          Vous allez être déçu, monsieur Morane. L’Essor Normand est un petit journal de province alors la plus grande partie de nos archives sont sur papier. Il n’y a que depuis une dizaine d’années que nous sommes informatisés et que la composition du journal se réalise sur des ordinateurs, donc ses archives aussi. Si vous voulez remonter plus loin dans le passé, nous allons devoir feuilleter les journaux. Cinquante-deux exemplaires par années, pour les bonnes comme pour les mauvaises. De plus, nous disposons également de coupures de presse provenant de confrères, ou d’agences, et que nous conservons car elles nous ont servis de sources pour des articles. Cela représente aussi de nombreuses boites.

-          Pas de problème, lui rétorqua Bob, j’ai tout mon temps.

       -          Bob, c’est incroyable de retrouver Gérard, ici ! Nous nous sommes croisés à plusieurs reprises, en général dans les endroits « chauds » de la planète, lorsque l’actualité le demandait.

-          Alors, je n’ai pas besoin de faire les présentations, répondit Bob, sans cesser de feuilleter une pile impressionnante de journaux. J’ai remonté le temps, j’en suis à l’année 1980 et je n’ai encore rien trouvé.

-          Bon, les enfants, intervint Gérard, si on allait casser une croûte tous ensemble, et vous me raconterez. Parce que mon petit doigt me dit que ce n’est pas par pur plaisir que Bob Morane et Sophia Paramount , accompagnés de leur ami Bill Ballantine, se livrent à des recherches dans les archives poussiéreuses d’un obscur petit journal de campagne… Je connais justement un petit bistrot qui fait les meilleures tripes à la mode de Caen de toute la France, et du reste du monde aussi. Bien sûr, Bertrand vous venez avec nous ?

-          Oh, je pense que vous serez déçu, Gérard, quand vous saurez, mais tout à fait d’accord pour aller goûter à vos tripes, répondit Sophia en ponctuant sa phrase d’un éclat de rire.

Bill ne disait rien mais son large sourire montrait à quel point il était en accord avec la proposition de Gérard.

 

* * *

 

Gérard Leroux n’avait pas menti sur la qualité des tripes. Sophia non plus, au sujet de la déception qu’éprouverait le même Gérard lorsque Bob lui raconterait l’histoire de l’oiseau crucifié. Le rédacteur en chef du petit journal ne voyait qu’une mauvaise blague de gamins en mal de divertissements. Mais, Bertrand Lambert n’était pas tout à fait du même avis. Il ne comprenait pas très bien pourquoi des gamins feraient une chose comme ça, sans raisons apparentes. Et pourquoi ces enfants, si enfants il y avait, seraient-ils venus justement là ? De plus, il n’y avait pas beaucoup d’enfants dans le village où habitait Sophia. Non, quelque chose ne collait  pas.

       -          Alors, c’est un acte de sorcellerie, intervint Bill qui, en bon écossais était toujours prêt à attribuer une explication surnaturelle à des actes mêmes anodins.

-          Non, Bill, encore moins, lui répondit Gérard en riant. Il n’y a plus guère de sorciers dans cette partie de la Normandie. Enfin, quand je dis sorciers, disons plus exactement des gens qui ont des pouvoirs que la science ne parvient pas à expliquer. Un nouveau type de résidents s’est installé par ici, souvent venu de la ville, tandis que les vieux autochtones disparaissaient naturellement. Evidement, si nous étions dans certains coins de l’Orne, je vous parlerais autrement. Là-bas, on y croit toujours aux « jeteux de sorts » comme on dit, qui soit vous jette le « mauvais œil », soit au contraire vous en préserve. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes, qui agissent suivant les circonstances.

La visite de Sophia, le matin chez le notaire, n’avait rien donné. Aucun autre acheteur ne s’était présenté, à l’époque, pour acquérir la maison. Il faut dire que l’annonce de mise en vente n’avait quasiment pas été rendue publique puisque Sophia s’était décidée aussitôt.

       -          Au fait, Sophia, demanda Bob, comment avez-vous eu connaissance de cette mise en vente ?

-          Facile, elle était parue sur Internet et cela faisait déjà quelques mois que je cherchais quelque chose à acheter dans le coin. Il y avait une photo de la propriété. Elle m’a tellement plu que le lendemain j’accourais en Normandie pour la visiter. Et le soir même, je signais le compromis de vente chez le notaire. La maison n’a été que quarante-huit heures en vente, donc pas assez longtemps pour que d’autres acheteurs se manifestent.

-          Ce qui ne signifie pas qu’il n’y en aurait pas eu, et que vous avez peut-être mécontenté un acheteur potentiel, souligna Bertrand Lambert.

Après le repas, ils revinrent au journal et y reprirent leurs investigations. Gérard et Bertrand, qui maintenant se passionnaient aussi pour ce mystère, les aidèrent.

Ce fut Bill qui trouva enfin quelque chose.

       -          Regardez, Soso, c’est pas votre cabane, ça ?

Tous se regroupèrent autour de Bill qui consultait un vieil exemplaire au papier jauni, et sur lequel on découvrait effectivement une vue de la propriété de Sophia. Certes, un peu différente par rapport à celle que maintenant ils connaissaient. On y voyait du matériel agricole dans la cour, et la porte ouverte de l’écurie permettait d'apercevoir, au moins, un cheval. « 10 juin 1954, c’est la date du canard ! » annonça Bill à haute voix, avant d’entamer la lecture de l’article.

La presque totalité du journal était consacrée aux fêtes célébrant le 10ème anniversaire du débarquement allié et le papier mettait en valeur les faits d’armes de la résistance locale. On y apprenait ainsi qu’un certain Louis Guérin, le propriétaire de cette maison, aidé de sa femme, avait tenu un rôle important dans la résistance.

Ils avaient caché dans leur ferme de nombreux aviateurs alliés qui y avaient séjourné parfois pendant plusieurs semaines, en l’attente d’un transfert clandestin vers l’Angleterre grâce à la complicité de marins pêcheurs.

On y rappelait qu’en récompense, monsieur Guérin avait été gratifié cinq années auparavant d’une médaille. Et qu’il avait créé un scandale en refusant ladite médaille, le jour même de la remise, sous le prétexte que le haut personnage qui devait la lui épingler avait eu une attitude plutôt équivoque durant la guerre. Suite à cette affaire, abondamment relatée par les médias de l'époque, ce haut fonctionnaire, alors directeur de cabinet ministériel, avait été muté à l’autre bout du monde, le temps de se faire oublier, lui et son passé douteux.

       -          Louis Guérin ? Le dernier propriétaire s’appelait bien Antoine Guérin, Sophia ?

-          Oui, Bob. Le père et le fils sans doute. Nous en aurons confirmation en regardant les actes de vente et de propriété ce soir.

-          Pas grand-chose à tirer de cet article, commenta Gérard Leroux en fronçant le nez

-          Non, à part qu’un ancien propriétaire était un héros. Mais on pourrait continuer, il n’y a plus qu’à peine une dizaine d’années à feuilleter, le journal ayant été fondé à la libération, proposa Bertrand.

ls continuèrent mais ne trouvèrent rien d’autre d’intéressant hormis, comme ils s’y attendaient, sur un numéro de  juin 1949, un article qui relatait que plusieurs résistants locaux avaient été décorés. Au moment où le directeur de cabinet du ministre des anciens combattants s’approchait de lui pour lui épingler sa médaille, monsieur Guérin avait déclaré très fort qu’il refusait d’être décoré par un personnage qui avait les mains pleine du sang de patriotes et, sur cette affirmation, lui avait tourné le dos. L’article était illustré par plusieurs photos dont une de la scène en question où l’on voyait un homme, de face, le dos tourné à un autre qui tenait une médaille à la main.

Il était près de dix-huit heures quand le dernier exemplaire de l’Essor Normand fut achevé d’être consulté. Il s'agissait du numéro un, daté du 8 août 1944. La guerre n’était pas encore terminée mais la presse libre renaissait en Normandie. C’est ce que titrait en grand, sur toute la largeur de sa une, ce premier numéro.

Après avoir donné un coup de main à Bertrand pour ranger les journaux encore sortis, les trois amis s’entassèrent dans la Mini pour regagner la maison.

Pendant que Sophia préparait une salade à base de tomates, maïs, poivrons, et autres ingrédients de saison, Bob allumait le barbecue, et Bill préparait l’apéritif car, comme il le disait : « ce rôle lui convenait parfaitement ».

La conversation au cours du repas fut surtout axée sur les recherches de la journée. Ils durent admettre qu’ils n’avaient rien appris de vraiment intéressant en ce qui concernait leur affaire.

Ils furent tout les trois du même avis pour apprécier la noble attitude de Louis Guérin. D’autant plus, Bob s’en souvenait maintenant, que l’Histoire et la justice s’étaient chargés de rattraper bien plus tard ce haut personnage qui, après avoir été plusieurs fois ministre, passa quelques années en prison pour fait de collaboration avec les nazis. Mais ceci était une autre histoire…

Pendant tout le repas, Bob semblait songeur, comme préoccupé. Sophia lui en fit la remarque.

       -          Un problème, Bob ?

-          Je ne sais pas. J’ai l’impression d’être passé à côté d’un élément important, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Je vais aller me coucher, ne dit-on pas que la nuit porte conseil ?

-          Je vais en faire autant. Demain nous y verrons peut-être un peu plus clair. Bises à vous deux.

-          Un petit dernier, avant de monter ? demanda Bill qui avait déjà la main sur la bouteille. Comme personne ne lui répondait, il ajouta en soupirant :

-          Non ? Et bien moi, je ne manque jamais à ce devoir patriotique, un bon verre avant de se coucher. L'équivalent, à l'armée, de la descente des couleurs, quoi !

Et joignant le geste à la parole, il se servit une grande rasade de Zat puis ajouta quelques glaçons. De la porte, Sophia lui demanda :

       -          Vous fermerez la porte avant de monter vous coucher, Bill !

-          Oui, madame ! A vos ordres, mon capitaine ! clama-t-il un peu ironiquement, toujours dans sa logique militaire, si bien qu'il se resservit une nouvelle ration avant de se laisser aller dans le fauteuil de jardin qui gémit douloureusement sous sa masse. Un sourire aux lèvres, il se mit à rêver à son Ecosse chérie…

Chapitre V

 

 

Le lendemain, quand Sophia se leva, Bob et Bill étaient déjà dans la cour. Le café fumait dans les bols et une bannette de pain grillé l’attendait. Elle remarqua aussitôt l’air réjoui de Bob. Comme quelqu'un qui avait une bonne nouvelle à annoncer.

       -          Savez-vous à quoi j’ai pensé cette nuit, Sophia ?

-          A la même chose que moi, je suis sûre.

-          OU DONC ETAIENT CACHES LES AVIATEURS ?

La phrase avait fusé en même temps de leurs deux bouches, ce qui les fit éclater de rire.

       -          Quoi ? interrogea Bill qui n’avait suivi que de très loin la conversation, occupé à beurrer des tartines pour tout le monde.

Après un regard vers Sophia, ce fut Bob qui prit la parole :

       -          Tu te souviens de l’article de journal concernant les activités de résistance de Louis Guérin ? Je peux te le citer pratiquement par cœur. « Il avait caché dans sa ferme de nombreux aviateurs alliés qui y avaient séjourné parfois pendant plusieurs semaines »

-          Oui, et alors ?

-          Alors imagine l’occupation allemande, en pleine Normandie, face à l’Angleterre, le pire ennemi des nazis qui n'ont qu’une crainte : un probable débarquement des armées alliées. La densité de troupes allemandes y était la plus élevée du territoire, les patrouilles nombreuses, la gestapo très active. Sans compter la milice et les collaborateurs français qui n’hésitaient pas à dénoncer un voisin, souvent par simple vengeance ou par jalousie. Les arrestations, les perquisitions y étaient courantes, souvent à tort d’ailleurs, sur une simple supposition de la police allemande. Tu t’imagines dans ce contexte des pilotes anglais vivant tranquillement dans la ferme et prenant le thé assis dans la cour ? Non, il doit obligatoirement y avoir quelque part une cache, assez grande d’ailleurs, pour que plusieurs hommes puissent y vivre, sinon dans le confort, du moins dans des conditions acceptables.

-          Peut-être une cave alors, commandant ? Et si bien cachée que Sophia ne l’a pas encore trouvée, répondit Bill avec une nuance d’espoir dans la voix.

-          Oui, pourquoi pas une cache souterraine.

-          C’est bien beau tout ça, commandant, mais je ne vois pas le rapport avec notre corbac crucifié.

-          Moi non plus, Bill, mais pour l’instant je n’ai rien de mieux à proposer. Alors pourquoi pas commencer par là.

-          Ben… pas tout de suite pour moi, faut que j’aille au village voir Mimile et Auguste. Ils ont préparés des paquets pour moi. Ne prévoyez rien pour manger pour ce midi, Sophia, je m’en occupe.

-          Trafic d’alcool et complicité de braconnage, la prison vous guette, Bill.

-          Euh… Comment elles sont les prisons françaises, s’exclama Bill qui ne semblait pas du tout inquiet et se levait en rigolant.

L’Ecossais parti avec deux grands sacs, Bob et Sophia purent continuer leur conversation.

       -          D’après vous, Bob, où pourrait bien se trouver cette cache ?

-          Bill ne doit pas être loin de la vérité. Une cache souterraine est le plus probable. Nous allons examiner les trois bâtiments qui forment votre petit paradis.

Bob alla chercher dans la boite à gant de la Jaguar une puissante lampe torche et, accompagné de Sophia commença à scruter soigneusement le sol de la maison. Mais ils eurent beau regarder avec attention, taper sur le sol, rien ne retint leur attention.

Ils continuèrent par la grange sans plus de résultat. Ils allaient commencer le bâtiment jadis réservé aux animaux quand Bill fit son retour, ses sacs lourdement chargés.

        -          Quoi de neuf, demanda-t-il ?

-          Bof, pas grand-chose, lui répondit Sophia en haussant les épaules tout en explorant les sacs que Bill tenait de sa grande main. C’est quoi tout ça ? Vous comptez soutenir un siège ?

-          Une terrine de sanglier, un lièvre pour demain, des perdrix pour ce soir, pour ce midi des truites toutes fraîches pêchées, du beurre, de la crème, des bouteilles de cidre, et deux litres de calva.

-          Et pour dimanche vous n’avez rien prévu ?

-          Ben si, vous aimez le chevreuil ?

Sophia resta un moment sans voix, quand même étonnée par son ami Bill.

       -          C’est bon, au moins avec vous nous ne mourrons pas de faim, ni de soif d'ailleurs... Allez, donnez moi ces sacs, je m’en occupe. Allez donc aider Bob à examiner le reste.

-          Oui, Soso !

Les deux amis eurent beau explorer le sol, ils ne trouvèrent rien de suspect. Ils poussèrent même jusqu’au petit abri au fond du verger. Celui-ci, en fort mauvais état au demeurant, ne devait rien révéler d’anormal non plus.

Un peu dépité, ils s’assirent à la table de jardin et Bill décida, non sans raison d’ailleurs, qu’il était l’heure de l’apéritif.

       -          Nous n’avons rien trouvé mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien, affirma Bob, un peu déçu mais nullement découragé. Si cette cache a été jugée assez sûre pour échapper à l’inspection de la Gestapo, ce n’est pas un examen, même minutieux, qui nous la fera trouver du premier coup.

-          A table, les garçons, annonça Sophia, qui arrivait avec un plateau surchargé.

-          Un coup de main, Sophia ? Et Bill se leva pour mettre la table.

Le pâté de sanglier était excellent, les truites à la crème savoureuses. Le repas fut joyeux malgré la petite déception qu’ils ressentaient de n’avoir rien découvert.

Bill, depuis un petit moment, regardait rêveusement la cour. Il eut un petit sourire puis déclara, pour une fois sans effet excessif, presque à voix basse :

       -          Je sais où elle est !

Ses deux amis le regardèrent, ne comprenant pas qui était cette "elle" dont parlait l'Écossais. Interrogatifs, ils s'exclamèrent d'une seule voix :

         -   ELLE ?

Il les regarda, un peu étonné qu'ils ne comprennent pas immédiatement, puis expliqua :

       -          Ben, vous avez déjà oublié ? ELLE, je parle de la cache ! Elle se trouve dans le puit. Dans les films, c’est toujours dans le puit qu’est le passage secret.

-          Oui, pourquoi pas, répondit Bob, sans grande conviction. Mais comme nous ne sommes pas dans un film… Enfin… on peut quand même regarder, on ne sait jamais.

Dès le repas terminé et la vaisselle lavée, essuyée et rangée, ils se précipitèrent vers le puit.

Placé au centre de la cour pavée, il était tout en pierre. Un petit toit de tuiles protégeait le tambour de bois, cerclé de fer, sur lequel, jadis, venait s’enrouler une corde maintenant manquante. A l’extrémité de ce moyeu, une grande manivelle en fer forgé permettait sa rotation, ce qui faisait monter ou descendre le seau.

Ils se penchèrent par-dessus la margelle, mais devant eux ne s'ouvrait qu’un trou noir. S’éclairant de la lampe torche, ils purent vaguement discerner le fond, à une dizaine de mètres. Contrairement à ce que pensait Sophia, le puit n’était pas à sec puisque tout en bas, on voyait l’eau miroiter, reflétant le faible éclat de la lampe.

        -          Il faudrait descendre pour examiner les parois de plus près, dit Bob. Je suppose que vous n’avez pas de corde assez longue et solide pour ça, Sophia ?

-          Alors là, non ! répondit-elle. Il ne me serait jamais venu à l’idée que nous aurions besoin de descendre dans ce puit, ajouta-t-elle en riant.

-          Bon, ce n'est pas grave, je vais aller à Beuvron acheter ce qu’il faut, dit Bob.

-          Je vous emmène, je vais en profiter pour renouveler quelques provisions. Ce n’est pas pour critiquer, mais ici l’un de nous trois ici mange comme quatre, ajouta-t-elle en faisant un clin d'œil complice à Bob.

-          Alors moi, puisque je n’ai pas de tâche d’assignée, je vais aller m’offrir une petite sieste sous les pommiers, annonça Bill qui faisait semblant de n’avoir pas saisi la pique amicale lancée par la belle Anglaise.

Deux heures plus tard Bob et Sophia revenaient. Les ronflements sonores, venant du verger, les renseignèrent sur l’intense activité fournie par Bill en cette belle après-midi de fin de printemps.

Après avoir solidement fixé la corde, Bob entreprit de descendre et d’examiner les parois. Au bout d’un quart d’heure, il remontait. Il regarda Bill qui, enfin réveillé, venait d’arriver et lui dit :

         -          Il n’y a vraiment que dans les films, mon vieux Bill, que les planques secrètes se trouvent dans les puits. Parce que dans celui-ci, il n’y a rien. Que de l’eau, ce qui, admet-le, n’est pas anormal.

 

 

* * *

 

Caché dans le bois, il observait ce qui se passait avec attention. L’arrivée de cette belle rouquine avait tout perturbé. Alors, il avait été décidé d’agir, lui faire peur pour la faire partir. Mais l’arrivée des deux hommes semblait compliquer les choses. Ils l’impressionnaient, ces deux là. Surtout le grand rouquin. Un géant ! Il avait la même carrure que les catcheurs américains qu’il voyait parfois à la télévision. Il n’aurait pas aimé prendre une gifle de ce bonhomme.

Alors, maintenant, il allait falloir frapper plus fort. Tant pis pour eux !

 

 

Chapitre VI

 

 

Le lendemain, ce fut Sophia qui sortit la première dans la cour. Elle rentra presque aussitôt dans la maison.

       -          Bob, venez voir ! il y a un problème.

Quelque peu inquiets du ton employé par leur amie, qui était déjà ressortie, Bob et Bill la rejoignirent à l'extérieur. Sophia leur désigna la Jaguar, toujours garée à côté du puit. Les deux pneus du côté droit étaient à plat. Rapidement, Bob fit le tour du véhicule. Les deux autres, du côté gauche, se trouvaient dans le même état. Il se pencha. De profondes entailles lacéraient la bande de roulement et les flancs. « Fait avec un objet pointu et tranchant, sans doute un couteau », pensa Bob.

Sophia, qui de son côté, était entrée dans la grange, en ressorti quelques secondes plus tard.

       -          Pas de bobo sur la Mini annonça-t-elle, soulagée. Et pourtant la porte de la grange n’était pas fermée à clé. D’ailleurs je ne ferme jamais les portes à clé. Ce en quoi j’ai peut-être tort, finalement.

-          Vos pneus sont foutus, commandant ! Bons à changer. Et c’est pas sûr que votre assurance prenne en charge un acte de vandalisme.

-          Il s’agit bien de penser à un problème d’assurance alors qu’il se passe ici des choses plus que troublantes. Je dois avouer que je ne sais pas trop par où prendre le problème. De plus, je ne me vois pas alerter la gendarmerie. J’ai l’habitude de régler mes affaires moi-même. Le plus urgent est de faire les réparations nécessaires. On pourrait avoir besoin rapidement de la Jaguar.

Si monter la voiture sur cales et enlever les quatre roues ne posa guère de problèmes, les loger ensuite dans la Mini de Sophia se révéla plus ardu. Il leur fallu plusieurs essais avant d’arriver à un résultat passable. Comme il ne restait plus de place que pour le conducteur, il fut décidé que Bob irait seul à la recherche d’un garagiste pouvant effectuer ce travail rapidement.

Simon Couture n’en revenait pas. Depuis trente ans qu’il était garagiste à Beuvron, c’est la première fois qu’il voyait cela. Jamais il n’oublierait l’image de ce grand gaillard à l'allure décidée, qui sortit de cette petite voiture quatre magnifiques jantes à rayons comme on n’en faisait plus depuis longtemps, et qui vint les déposer sur le sol de son atelier.

       -          Combien vous faut-il de temps pour me changer ces quatre pneus, lui avait demandé l’homme ?

-          Ben, le problème c’est que c’est pas des pneus courants ça. En plus, ce sont des pneus à chambre. J’en ai pas en stock. Faut que je les commande. Si je téléphone tout de suite je peux être livré demain matin. Passez vers midi, ça devrait être prêt. Laissez-moi un numéro de téléphone, parfois la livraison a du retard, je vous avertirai dans ce cas. Mais qu’est-ce qu’il leur ai arrivé à vos pneus ? Z’avez roulé sur des tessons de bouteilles ?

-          C’est exactement ça, mon brave, j’ai roulé sur des tessons de bouteilles.

Et, laissant là le sieur Couture passablement ébahi, Bob remonta dans la Mini, démarra sur les chapeaux de roues et s’éloigna en direction du centre ville afin de reprendre la route qui menait chez Sophia.

 

 

* * *

 

Il était près de dix-neuf heures. Bill, qui avait déclaré s’occuper de l’intendance, ce soir, avait sorti verres et bouteilles pour l’apéro et garnissait de charbon de bois le barbecue, pendant que Bob et Sophia discutaient, cherchant toujours où pouvait bien se trouver cette fameuse cache.

       -          Tiens, manquait plus qu’eux pour que la fête soit réussie annonça-t-il, désignant du pouce l’entrée de la propriété.

Sophia et Bob se retournèrent. Un Renault Trafic bleu marine, au toit surmonté d’un bandeau lumineux, rentrait dans la cour et s’immobilisait à quelques mètres des trois amis. Deux gendarmes en descendirent, scrutant attentivement les lieux autour d’eux. Leurs yeux s’arrêtèrent aussitôt sur la Jaguar, toujours sur ses cales, avec un grand vide à la place des roues. « Ça j’aime pas » murmura Bob entre ses dents serrés.

       -          Bonjour, Gendarmerie Nationale, annonça le plus jeune, qui était aussi le plus gradé des deux, d’un ton glacial et en portant la main à son couvre-chef.

-          Bonjour messieurs, leur répondit Sophia qui, en tant que maîtresse des lieux, avait décidé que c’était naturellement à elle de prendre la parole. Que peut-on faire pour vous ?

-          Il a été porté à notre connaissance qu’un individu répondant au nom de Robert Morane a déposé dans un garage quatre roues de voiture de sport aux pneus entièrement lacérés. Et disant cela il regardait ostensiblement du côté de Bob.

-          Oui, et alors ? répondit tranquillement Bob.

-          Alors, il se fait qu’habituellement ce genre d’acte de vandalisme est accompagné d’un dépôt de plainte, et qu’aucune plainte n’a été enregistrée pour ce fait ni à la brigade de Beuvron, ni aux brigades alentours. J’ai vérifié. C’est le véhicule en question ? Montrez moi ses papiers.

-          Il se trouve, chef, que si je n’ai pas porté plainte pour vandalisme, c’est justement parce qu’il n’y a pas eu de vandalisme. Comme je l’ai dis au garagiste, j’ai roulé sur des tessons de bouteilles. Et quant à vous faire voir les papiers de cette voiture, il n'en est pas question. C’est non ! Elle se trouve dans une propriété privée, nous sommes dans une propriété privée, vous aussi par la même occasion, et je ne vois pas la nécessité de vous en présenter ses papiers.

Bob avait pris sa tête des mauvais jours et chaque mot claquait comme un coup de fouet.

Le jeune sous-officier avait blêmi, tandis que son collègue rentrait la tête dans les épaules, comme pressentant un coup de tonnerre imminent.

       -          Vous refusez d’obtempérer ?

-          Je n’ai pas à refuser, ou à accepter d'ailleurs, car votre requête n’a aucun sens et je la considère comme non recevable.

Le teint du gendarme avait maintenant pris la couleur de la craie et il se maîtrisait difficilement suite à ce qu'il considérait comme un affront fait à sa toute puissante autorité. Lèvres serrées, il avertit :

       -          Vous entendrez parler de moi. J’ai relevé l’immatriculation de votre véhicule. Je vais faire une enquête ! Cela vous coûtera cher ! Parvint-il à articuler.

Tout en proférant ces menaces, il remontait dans le Trafic, suivi par son collègue qui, discrètement, lançait un regard à Bob avec une grimace semblant lui signifier qu’il était désolé de la tournure prise par les évènements mais qu’il n’y pouvait rien.

       -          Qu’est ce qui vous a pris, Bob, de réagir comme ça ? demanda Sophia, légèrement inquiète.

-          Le ton et l’attitude de ce gendarme me déplaisaient. Je n’aime pas les gens qui abusent de leur autorité et ne respectent pas eux-mêmes les lois qu’ils sont chargés de faire appliquer. Il a outrepassé ses droits et n’a pas aimé que je le lui rappelle. Il s’en remettra.

-          Mais comment a-t-il eu connaissance de cette adresse ?

-          Simple ! Quand j’ai signé la fiche de travaux chez le garagiste, j’ai mis mon nom et cette adresse pour plus de facilité.

-          Bon, les enfants, c'est pas tout ça intervint Bill, maintenant que la cavalerie est partie on va peut-être pouvoir prendre l’apéro ? S'ils n'avaient pas été aussi déplaisants, j'leur en aurais bien offert un, surtout qu'ils ont la réputation de ne pas cracher dessus. Tant pis pour eux, c'est autant de gagné pour nous. Allez, à la votre !

La soirée et la nuit se passèrent sans autre incident. Le lendemain, en fin de matinée, Bob reprit la Mini pour se rendre au garage. Ses quatre roues étaient prêtes. Adroitement, il questionna le garagiste, et apprit que c’était lui-même qui avait parlé, entre autre au café, de ces quatre magnifiques jantes à rayons apportées pour réparation. Dame ! D’aussi belles pièces il n’en voyait pas si souvent.

       -          Les gendarmes sont venus dans l’après-midi pour savoir si cette histoire était vraie et connaître le nom du client. J’ai pas vu de mal à leur répondre. De toute façon, avec le nouveau chef qui est arrivé il vaut mieux obéir et filer droit. Sinon, si j’étais dans son collimateur, il aurait vite fait de me chercher des poux dans la tête et d’immobiliser ma dépanneuse qui ne doit plus tellement être conforme aux normes en vigueur.

Bob jugea inutile de poursuivre la conversation avec un homme si bavard. Par contre, une petite visite à Gérard Leroux s’imposait.

 

 

* * *

 

 

-          Une terreur, Bob. Le maréchal des logis-chef Duval est arrivé il y a six mois, muté de la région parisienne. Il a aussitôt entrepris de mettre tout le monde au pas. Ses hommes d’abord, mais ça c’est leur problème, et ensuite les habitants, s’imaginant que derrière chaque personne se cachait un délinquant. Il a fait multiplier les contrôles de toutes sortes. Beuvron n’est pourtant pas une ville difficile. Mais il paraît que c’est justement pour ça. Car certains de ses hommes se laissent parfois aller. Duval rêve d’un poste plus glorieux qu’une petite ville de Normandie. Il avait espéré une affectation dans un endroit plus « remuant », la Corse, les Antilles ou la Guyane. Là où il pensait faire un travail efficace, à ses yeux du moins, car il lui faut de l’action. Il paraît même qu’il voulait entrer au GSIGN, mais qu’il n’a pas réussi les tests de sélection. Alors, il tente de se faire remarquer de sa hiérarchie. Savez-vous comment on le surnomme ici ? Le cow-boy ! Vous êtes dans sa ligne de mire, Bob, et il ne vous lâchera plus. Et pour quatre pneus crevés. Mais il est comme ça. De plus vous l’avez vexé car vous lui avez résisté, et il n’est pas habitué à ce qu'on lui tienne tête.

 

 

                                                                                              Chapitre VII

 

 

Bob Morane dormait mal. L’altercation avec la gendarmerie l’avait quand même contrarié. Non qu’il ne s’estimait pas dans son droit en agissant de la sorte, mais il n’avait jamais aimé se heurter aux forces de police, du moins dans les pays démocratiques où la police défendait les citoyens. Mais ce jeune sous-officier l’avait exaspéré. Ne pouvant trouver le sommeil il se leva, décidé à aller boire un verre d’eau. Sans allumer la lumière, il voyait fort bien dans l’obscurité, il passa devant la fenêtre restée ouverte, et, machinalement, jeta un coup d’oeil dehors.

La nuit était claire. Pas un nuage ne venait cacher un ciel piqueté d’étoiles et la lumière de la lune éclairait la cour d’une lueur blafarde. Bob allait continuer son chemin quand un bref mouvement à la périphérie de sa vision attira son intention. Il s’immobilisa et tourna lentement la tête. Il n’y avait plus rien. Sans doute avait-il été abusé. Non, quelque chose bougeait bien du côté du bâtiment anciennement destiné aux animaux. Il n'avait pas rêvé.

La grande porte de l’écurie se refermait en silence. Deux silhouettes sombres, pliées en deux pour tenter de se dissimuler le mieux possible, traversaient rapidement et silencieusement la cour puis disparaissaient en direction du petit bois. Bob attendit encore un bon quart d’heure. Plus rien ne bougeait. Il reprit son chemin et descendit tranquillement à la cuisine car il avait toujours aussi soif. Il était satisfait, au moins il savait dans quel bâtiment procéder à des recherches plus poussées.

 

 

* * *

 

       -          Et vous ne vous êtes pas lancé à leur poursuite, commandant ? Ça ne vous ressemble pas, ça !

-          Le temps que je descende l’escalier, ils auraient pénétré dans le bois pour y disparaître. Non, maintenant nous avons un avantage : nous savons d’où ils venaient.

-          Et eux, ils ne savent pas qu’on sait.

-          Tout juste, Bill ! Tout juste !

Le petit déjeuner achevé, Bob, aidé de Bill, se mit au travail alors que Sophia se rendait à Beuvron pour reconstituer les stocks aussi bien de liquides que de solides que Bill épuisait à une vitesse stupéfiante.

Equipés de lampes puissantes, ils commencèrent à examiner soigneusement chaque centimètre carré du bâtiment. Si cache il y avait, elle devait être bien dissimulée car, à midi ils n’avaient toujours rien trouvé. Le repas rapidement expédié, ils se remirent à l’ouvrage, cette fois aidés par Sophia. Ce fut la jeune femme qui trouva enfin

       -          Venez voir ici, je crois avoir découvert quelque chose, leur annonça-t-elle alors qu’elle se trouvait dans l’ancienne porcherie.

C’était un local d’environ vingt-cinq mètres carrés, doté de deux portes, une donnant sur l’écurie et l’autre sur l’extérieure. Bob, qui avait déjà examiné cette dernière le matin, savait qu’elle était fermée à clé et que Sophia ne la possédait pas. Il avait en outre acquit la certitude, au vu de la poussière et des toiles d’araignées qui tapissaient les huisseries, qu’elle n’avait pas été utilisée depuis fort longtemps.

Ils rejoignirent Sophia devant la grande auge de pierre, dont la sœur jumelle avait été promue au rang d’immense bac à fleurs dans la cour. Elle la leur désigna de la main et  ils la regardèrent avec plus d’attention. Positionnée dans un angle formé par les deux murs extérieurs, elle était taillée dans un seul bloc de grès d’environ deux mètres sur un et reposait sur un socle de la même matière, qui débordait légèrement des deux côtés accessibles. La jeune femme leur montra le soubassement :

       -          Regardez, il y quelques traces dans la poussière, comme si l’auge avait glissé sur sa base.

-          Effectivement, répondit Bob. J’avais pourtant déjà examiné attentivement ce coin mais je n’avais rien remarqué.

Attrapant à pleine main le bord du lourd récipient, Bob commença à tirer d’un côté sans obtenir de résultat, puis il essaya dans l’autre sens. A sa surprise, pratiquement sans effort de sa part, le bloc pivota sur lui-même, dévoilant une ouverture carrée d’environ un mètre de côté, plongée dans l’obscurité.

       -          Ce coup ci, commandant, on est sur le bon chemin.

-          Tu as raison, Bill ! Nous l’avons enfin trouvé cette cachette, et nous allons bien voir ce qu’elle contient.

Plongeant le faisceau de sa lampe dans le trou, Bob vit tout de suite l’échelle de fer scellée dans la paroi de pierre de la cavité qui ne s’avérait guère profonde, deux mètres cinquante tout au plus.

       -          Eclairez-moi pendant que je descends.

Joignant le geste à la parole, il mit sa lampe dans sa poche, et, assis au bord du trou, il laissa pendre ses jambes de façon à les poser sur les barreaux, prenant soin d’en éprouver la solidité avant de continuer.

       -          Cela a l’air solide, j’y vais.

Une dizaine d’échelons plus bas, il posait le pied sur un sol pavé de grosses plaques de grès et reprenait en main sa lampe afin de repérer les lieux.

       -          Je suis dans une petite pièce aux murs de pierre, d’environ trois mètres sur deux. L’auge est montée sur un gros axe de métal, qui prend appui dans le sol. Il y a des guides et des renforts pris dans les murs le long de cette colonne. Tout le système est parfaitement graissé. L’auge pivote à un millimètre au-dessus de son socle et s’il n’y avait pas eu ces traces dans la poussière nous n’aurions jamais rien décelé. Pendant la guerre, quand il y avait des cochons au-dessus, ce passage était absolument introuvable. Surtout quand l’auge était pleine. Au fond, il y a une porte de bois. Elle est close. Je vais voir.

Quelques minutes passèrent sans que Bill et Sophia, penchés sur l’ouverture n’entendent quoi que ce soit.

       -          Tout va bien, Bob ? Qu’est-ce que vous voyez ?

-          Vous pouvez descendre. Attendez-vous à une surprise : je suis avec Britney Spears.

 

 

* * *

 

Bill et Sophia s’étaient arrêtés sur le pas de la porte et regardaient, les yeux grands ouverts, l’air ébahis.

       -          Ça alors, murmura Sophia.

-          C’est quoi ce cirque, renchéri Bill qui était obligé de baisser la tête, celle-ci touchant le plafond.

La pièce était assez grande, six mètres sur cinq environ et dans les deux mètres de haut. Le sol de pierre était recouvert de tapis en coco, décorés de grands motifs aux couleurs vives. Les murs, de pierre également, étaient en grande partie cachés par des tentures multicolores ou des posters, Britney Spears par exemple, devant lequel Bob effectivement se trouvait, mais aussi Angelina Jolie dans le rôle de Lara Croft, Spiderman, et deux ou trois jeunes chanteuses sur le visage desquelles aucun des trois amis n’auraient pu mettre un nom. Quatre fauteuils trônaient au milieu de la pièce, petits mais recouverts de moelleux coussins. Dans un coin, appuyé contre le mur, un guéridon supportait un lecteur de CD avec enceintes incorporées et fonctionnant sur piles. A côté, on voyait quelques boîtiers de CD. Un carton de bouteilles de Coca était posé dans un coin. Un buffet bas, le long d’un mur, complétait le mobilier de cet étonnant endroit. Le tout pouvait être éclairé par quelques lampes de camping dotées de batteries. Ils allumèrent quelques uns de ces luminaires et purent ainsi mieux détailler les lieux.

       -          Il m’a l’air bien habité votre sous-sol, Sophia.

-          Je n’en reviens pas, Bob ! je ne me serais jamais douté que je puisse avoir des locataires clandestins, chez moi. Maintenant que l’on sait où ils se cachent quand ils viennent ici, il ne reste plus qu’à trouver qui et pourquoi. En tout cas l’endroit est plaisant.

-          Tout n’est pas plaisant, ici, rétorqua Bill qui fouillait dans le buffet.

Ecartant des boîtes de gâteaux et des magazines, le géant avait sorti du meuble un paquet enveloppé de papier kraft, qu’il avait ouvert d’un coup d’ongle. Bob et Sophia s’approchèrent pour jeter un œil et aperçurent, à l’intérieur, une substance brune qu’ils identifièrent immédiatement. « Résine de cannabis sans l’ombre d’un doute», annonça Bob.

Une autre porte s’ouvrait dans le mur du fond. Sophia alla l’ouvrir pour découvrir une autre pièce de même importance. Celle-ci ne contenait que deux tonneaux, encore en bon état, mais qui se révélèrent vides.

       -          Regardez là-bas, dit Sophia qui montrait l’extrémité du local. Il y a une ouverture circulaire d’une dizaine de centimètres à l’angle du sol et du mur. Et le sol des pièces est très légèrement en pente. C’est un système d’évacuation des eaux en cas d’infiltration. Cette cave pouvait ainsi rester saine et habitable même lors de fortes pluies. Ce bâtiment est très ancien. Peut-être même antérieur à l’édification de ma maison. Ces lieux devaient avoir leur utilité, plus ou moins légale d’ailleurs, lors de leur création. Qui sait si ce ne fut pas une cachette de contrebandiers ? On est assez proche de la mer pour cette activité. Ou bien utilisés pour un quelconque trafic, d’alcool par exemple ? Par contre il est probable que le mécanisme permettant à l’auge de pivoter soit plus récent. Peut-être édifié par Louis Guérin au début de la guerre ? Il est probable que nous ne le sachions jamais.

Avec sa lampe, Bob éclaira le début du conduit. Celui-ci descendait en pente douce, sans doute vers un puisard ou une tranchée d’évacuation.

Les trois amis s’étaient confortablement installés dans les fauteuils. « Autant qu’on en profite », avait déclaré Bill qui avait eu un peu de mal à y caser sa grande carcasse. Tout fier de lui et avec une certaine satisfaction il ajouta :

  -          Ben, finalement, vous voyez qu'il y avait bien une cave dans cette propriété. J'avais raison de la chercher. Au  pays du calva et du cidre, pouvait pas en être autrement.

-          Et oui, vous avez raison, Bill ! Votre bon sens ne vous avait pas trahi. Qu’est-ce que vous pensez de tout ceci, Bob ?

-          Que des gens squattent votre sous-sol, rien de plus pour l’instant.

-          Des malfaisants en tout cas, rétorqua Bill en pointant du doigt le paquet enveloppé de papier kraft.

-          Ne juge pas avant de savoir, Bill ! Nous ne savons pas à qui nous avons affaire.

-          Ouais, et les pneus de la Jag ? Qu'est-ce que vous en faites ? Ah oui, j'oubliais. C’est des tessons de bouteille volants qui se sont précipités dessus… Avez pas dû bien regarder la facture pour être aussi indulgent.

-          Non seulement je l’ai bien regardée, mais, en plus, je l’ai payée. Je dis simplement qu’il ne faut pas juger avant de savoir.

-          On dirait que vous avez une idée sur l’identité de mes visiteurs, Bob ?

-          Non, pas vraiment. Seulement, rien qu’a regarder tout ce qu’il y a dans cette pièce, et surtout son décor, je pense avoir une idée sur la nature des personnes qui viennent se planquer ici. Cette pièce est une excellente cachette, mais elle se transformera vite en nasse si nous en surveillons l’entrée. Il suffit que nos visiteurs s’y trouvent pour les y piéger en les empêchant de ressortir. Depuis les fenêtres de nos chambres, nous avons une vue imprenable sur la porte qui mène ici. Relayons-nous pour monter une garde nocturne et, dès qu’ils y entreront, nous agirons et nous les tiendrons. Maintenant, remettons bien tout en place, et partons. Je pense que nous n'allons pas tarder à en savoir plus…

-          Bien beau votre plan, commandant ! Et si il y a du grabuge ? On n’a même pas de biscuits pour répondre.

-          Pas la peine, Bill, je suis certain qu’il n’y aura pas de grabuge. J’en mettrais ma main au feu. Et tu sais combien j’y tiens à ma main.

 

Chapitre VIII

 

 

Bob Morane consulta sa montre. Deux heures trente. Assis loin en retrait derrière la fenêtre de sa chambre, il surveillait les écuries pour la deuxième nuit consécutive. Sophia avait pris la première garde, de minuit à deux heures du matin. Après lui ce serait le tour de Bill entre quatre et six heures. Ensuite, comme il faisait jour, ils avaient considéré que ce n’était plus la peine de veiller. Le ciel était sans nuages et la lune éclairait suffisamment la cour pour y distinguer parfaitement la moindre silhouette qui s’y aventurerait.

Deux heures quarante-cinq. Deux ombres avançaient, courbées en deux, depuis le petit bois. Halte derrière le puit. « Comme au cinéma », pensa Bob, amusé. Puis, nouveau départ en direction de l’écurie. «Et c’est parti », murmura Bob en voyant la porte s’ouvrir. Il attrapa sa lampe torche et se dirigea silencieusement vers la chambre de Bill dans l’intention de le réveiller. Celui-ci, qui avait juste ôté ses chaussures et son t-shirt avant de s’allonger, fut prêt instantanément. Bob alla ensuite secouer doucement Sophia qui, elle aussi, dormait toute habillée en prévision d’une action précipitée « Debout, madame la propriétaire, vos locataires inconnus sont arrivés » lui chuchota-t-il en guise de réveille-matin.

Aussi silencieux que des ombres, ils se glissèrent dans l’ancienne écurie, puis dans la porcherie.

Comme ils s’y attendaient, l’auge avait pivoté, démasquant le passage. Une très faible lueur émanait du fond et, en prêtant l’oreille, ils distinguaient de légers bruits.

       -          J’y vais, décida Bob.

-          Soyez prudent, commandant, on ne sait jamais.

Sans répondre, Bob laissa pendre ses jambes par l’ouverture, prit appui sur les barreaux, et commença la descente pour prendre pied sur le sol, deux mètres et demi plus bas. La porte du fond était ouverte, et Bob apercevait des silhouettes aller et venir dans la faible lueur des lampes de camping. Silencieusement, le dos collé à la paroi, il avança vers cette porte, jusqu’à distinguer les deux visiteurs trop occupés pour se rendre compte de sa présence.

Britney Spears et Lara Croft avaient été décroché de leur mur et gisaient maintenant sur le sol, enroulées sur elles-mêmes. Les jeunes star-académiciennes et Spiderman n’allaient pas tarder à les rejoindre.

Les CD et leur lecteur étaient entassés dans un grand sac posé sur le sol. Visiblement les visiteurs emmenaient leurs biens les plus précieux.

Bob avança dans la pièce :

       -          C’est fini les gosses, on arrête de jouer !

 

 

* * *

 

Sophia et Bill avaient rejoint Bob et tous trois étaient maintenant assis dans les fauteuils. Devant eux, debout au centre de la pièce, l’air penaud, se trouvaient deux garçons, treize ou quatorze ans environ, jeans, t-shirt et baskets, l’un blond comme les blés, l’autre roux comme… comme Bill, par exemple. Deux gamins ordinaires comme on en rencontre partout, tous les jours. Mais voilà, ces deux là empoisonnaient singulièrement la vie des trois amis depuis près d’une semaine. Sophia, en propriétaire des lieux, prit la parole :

       -          Comment vous appelez-vous et qu’est-ce que vous fichez ici ?

-          Moi, c’est Adrien, madame, répondit le blond, et mon copain c’est Thomas. On habite tout près, à la sortie du village, et on vient s’amuser ici. On cache nos vélos dans le bois. On ne fait rien de mal.

-          Et comment connaissez-vous cet endroit ?

-          C’est mon grand-père qui m’en a parlé. Un jour, Papy et monsieur Guérin me l'ont montré. J'ai tout de suite trouvé ce lieu super et ils m'ont raconté que pendant la guerre, ils y cachaient souvent des gens. Alors, quand monsieur Guérin est mort, et comme personne n’habitait plus la maison, on a eu l’idée de venir.

-          Et c’est vous qui l’avez aménagé ainsi ?

-          Oui, répondit Thomas avec un brin de fierté dans la voix. On a eu du mal avec les fauteuils et le buffet, mais on y est quand même arrivé.

-          Et ici, vous aviez un peu l'impression de jouer aussi à la guerre, d'être des héros, en quelque sorte ? demanda Bob en retenant difficilement un petit sourire.

-          Ben non. Ici, c'est notre petit coin secret, à nous seuls, sans nos vieux. On discute, on écoute notre musique, on ne fait rien de mal.

-          C’est vous le coup de l’oiseau reprit Sophia ?

-          Oui ! On avait vu ça à la télé. C’était pour vous faire peur et vous faire partir. Mais on ne savait pas que vos amis étaient là aussi.

-          Et comment vous l’avez tué ce pauvre corbeau ?

-          Avec la carabine de mon père et des cartouches à plomb qu’il utilise pour tirer sur les ragondins.

-          Et si on parlait un peu des pneus ? coupa d’une grosse voix et en prenant l’air méchant.

D’un seul coup, les garçons semblèrent très intéressés par le bout de leurs chaussures. Le silence s’abattit, pesant, que les adultes se gardèrent bien de briser, attendant la réaction des deux jeunes. Ce fut finalement Adrien qui releva le premier le nez.

       -          Là, je crois qu’on a fait une conn… Euh… une bêtise, dit-il d’une voix à peine audible.

-          Ah ! vous croyez, tonna Bill. Vous imaginez ce que ça coûte, des pneus comme ça ? Hein ! Vous savez ?

-          Laisse, Bill. Je suis sûr qu’ils se rendent compte qu’ils ont fait une mauvaise action, et qu’ils sont prêts à en assumer les conséquences. Mais moi, ce qui m’embête le plus dans votre histoire, c’est ça.

Et, sans cesser de regarder Adrien droit dans les yeux, Bob lança sur la table un petit paquet enveloppé de papier kraft.

       -          Ça, c’est pas à nous m’sieur, mais à des anciens copains de mon grand frère. Nous, on n’était pas trop d’accord, mais ils ont insisté pour qu’on cache ça ici. Ils nous ont forcé et si nous n'avions pas fait ce qu'ils voulaient, ils menaçaient de dire à nos parents qu’on s’échappait parfois la nuit pour venir là. Alors, de temps en temps, on cache un ou deux paquets ici, le temps qu’ils trouvent à les revendre ailleurs. Mon grand frère ne leur parle plus, mais eux continuent à nous obliger.

-          Et vous savez ce qu’il y a dans ce paquet ?

-          Oui, m’sieur.

-          Et vous êtes fiers de ce que vous faites ?

-          Non !

-          Dis-nous, ces types, les anciens copains de ton frère, ils sont déjà venus, ici ?

-          Je ne sais pas, m’sieur, peut-être avec mon frère ?

-          Et ton frère, il venait comment, en voiture ?

-          Oui, avec sa voiture.

-          Et les tonneaux ? intervint Bill. Dans la pièce d’à côté, il y a des tonneaux. A quoi  servent-ils donc ?

-          C’était là que monsieur Guérin faisait vieillir et cachait sa goutte.

-          Mais ils sont vides ?

-          Oh, il n’en restait presque plus. On a tout vendu, et il y avait des amateurs pour cette vieille gnôle… On s'est servi de l'argent pour acheter des CD. Des CD de Britney Spears, et aussi d’autres chanteurs.

-          Aaaah ! Commandant ! Vous entendez ce qu’ils ont fait ? Des vauriens. J’vous l’dit, moi, ils méritent la prison. Le pénitencier. Le bagne. Avec des boulets aux pieds ! Du calvados qu'avait peut-être cinquante ans d'âge…

L’Ecossais était devenu tout rouge. Ce fut Sophia qui intervint, coupant net la colère de Bill :

       -          Nous allons remonter et aller dans la maison se prendre un petit café. Vous, les garçons, vous nous accompagnez. Ensuite, nous irons, tous ensemble, voir vos parents. Vous avez fait des bêtises et ils doivent être mis au courant. A eux de décider les sanctions qui s’imposent.

Oui, pensait Bob, et aussi un peu pour voir ce grand frère qui a eu de si mauvaises fréquentations.

Tous remontèrent. Bob était en tête. La première chose qu’il vit sur le pas de la porte de l’écurie, ce fut une silhouette en tenue de combat. Le maréchal des logis-chef Duval se tenait là, les poings sur les hanches, un sourire mauvais aux lèvres. Il les toisait de toute sa hauteur, entouré de cinq autres gendarmes.

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* * *

 

-          Cette fois, monsieur Morane, vous allez avoir du mal à vous en sortir. J’ai enquêté sur vous et j’ai appris que vous n’étiez qu’un aventurier, toujours à la limite entre la loi et la délinquance. Mais j’en ai connu, et maté, de plus coriaces que vous, soyez-en sûr. J’avais ordonné à une équipe à surveiller cette maison car je me doutais bien que vous n'alliez pas tarder à commettre une faute. Cette nuit, mes hommes ont vu ces deux enfants s’y introduire en catimini, puis vous-même et vos complices les rejoindre dans ce bâtiment. J’ai été immédiatement prévenu. Je vais vous faire tomber pour détournement de mineurs et pédophilie. Avec vingt ans de prison à la clé, vous allez y perdre de votre superbe, croyez-moi, monsieur Morane.

Bob avait blanchi sous l’insulte et ses poings se contractèrent. Il avança d’un pas et leva le bras, comme prêt à frapper le gendarme qui, instinctivement, avait porté la main à son arme de service. Ce fut Sophia qui empêcha le pire de se produire. Elle avait attrapé le poignet de Bob et stoppé net son geste.

       -          Laissez, Bob, ça ne ferait que compliquer les choses.

-          J’espère pour vous, chef, que vous avez toutes les autorisations légales nécessaires pour intervenir dans cette propriété, laissa tomber Bob d’une voix glaciale. J’ajoute que vos paroles infâmantes ont été portées devant plusieurs témoins, dont certains assermentés, et que je me réserve le droit d’y apporter les suites judiciaires qui s’imposent, suite à vos déclarations inqualifiables venant de la part d'un représentant de l'ordre. On n'accuse pas quelqu'un, sans preuve.

Bizarrement, l’assurance de Morane eu l’air de déstabiliser Duval. Sans daigner pourtant répondre, il se tourna vers l’un de ses hommes, et lui commanda d’aller fouiller dans le bâtiment. Bien évidemment, il trouva le passage secret que Bill, sorti le dernier, n’avait pas refermé. Pendant que deux gendarmes dressaient l’inventaire des objets de la cache, Duval et un autre gendarme interrogeaient Adrien et Thomas. Les deux derniers gendarmes se chargeaient d’interroger, un par un, Bob et ses amis, d’une façon fort courtoise d’ailleurs. Ils semblaient profondément ennuyés de la tournure prise par les événements, et pressentaient que toute cette histoire allait se dégonfler d’elle-même, et que le maréchal des logis-chef Duval n’en sortirait pas grandi. A la limite, cela ne les embêtait pas trop que leur supérieur se fasse taper sur les doigts, mais, fiers d’être gendarmes et ayant l'esprit de corps, ils n’aimeraient pas que cette action douteuse de leur responsable ne vienne ternir la réputation de la gendarmerie toute entière. Ils avaient encore à l’esprit un certain incendie de paillotes en Corse.

Effectivement, au bout d’une heure d’interrogatoire des uns et des autres, pendant lequel les enfants dirent toute la vérité concernant leur cachette et leurs dérisoires tentatives d’intimidation de la propriétaire des lieux, et des adultes qui racontèrent tous exactement la même chose, le chef Duval, plus blême que jamais, dut admettre sa bourde, d’autant plus que l’histoire des adolescents était confirmée par les résultats de la perquisition.

       -          Il ne reste plus qu’à les inculper pour destruction volontaire de biens, ils ont avoué la lacération des pneus de la Jaguar, lança Duval dans une dernière tentative.

-          Encore faudrait-il qu’il y ait une plainte de déposée pour ces faits, répondit Bob, d’une voix calme mais ferme. Et il n’en est pas question.

Le maréchal des logis-chef, accompagné de ses gendarmes dont les regards en disaient long sur ce qu’ils pensaient de cette opération nocturne, remonta dans le Trafic et reparti sans un autre mot.

       -          Ce qui m’étonne, dit Bob, c’est que le chef Duval n’ait pas réagi au sujet du paquet de résine de cannabis. Cela lui faisait pourtant un petit os à ronger.

-          Vous voulez parler de ça, commandant ? répondit Bill en sortant le paquet de sa poche. Quand j’ai entendu la voix de Duval je n’étais pas encore sorti de la cache. Alors j’ai récupéré la came au passage. Vous voudriez quand même pas que ces gamins se retrouvent en centre d’éducation surveillée pour une petite bêtise dont ils ne sont même pas entièrement fautifs ? Et il ajouta d'un air bougon : même s'ils ont vendu du calva hors d'âge…

 

 

 

* * *

 

 

Vers midi trente, ils reconduisirent Adrien et Thomas chez leurs parents respectifs qui rentraient déjeuner à la maison. Dire que l’accueil réservé aux jeunes fut glacial est peu dire. Déjà, pour faciliter leurs escapades nocturnes, chacun prétendait qu’il couchait chez l’autre. Les enfants se connaissant depuis les bancs de la maternelle et étant quasiment voisins, ceci n’avait jamais étonné les parents. Ils pensaient chacun que leur fils était parti au collège par le bus scolaire directement de chez son copain. Le récit de leurs « aventures » amena les parents au bord de l’effondrement et provoqua une crise de larmes des mères. Avant de ramener les jeunes, Sophia, Bob et Bill s’étaient longuement concertés sur le problème découlant de la présence du cannabis. Ils avaient convenu d’étudier la réaction des parents avant d’éventuellement aborder ce sujet. Ceux-ci étaient manifestement de braves gens, modestes et travailleurs, et le comportement de leurs enfants les laissait désemparés. Un seul regard lancé à ses compagnons suffit à Sophia pour comprendre qu’ils avaient tout deux le même avis qu’elle sur ce sujet et elle s’abstint de parler du compromettant paquet. Il était inutile d’accabler d’avantage les parents. Ce qui n’empêcha pas Bob d’orienter adroitement la conversation sur le grand frère d’Adrien et d’apprendre qu’il avait vingt ans, avait passé son bac et arrêté ses études. Depuis, il enchaînait les petits boulots, au gré des boites d’intérim, version moderne des négriers d’antan. Il y a un an, il avait failli mal tourner, victime de mauvaises fréquentations, mais il s’était aperçu de son erreur, ressaisi, et maintenant tout cette sale période n’était plus qu’un mauvais souvenir. En ce moment, il travaillait à Lisieux dans une usine fabriquant des appareils électroniques pour l’industrie et espérait un contrat à durée indéterminée.

Les parents proposèrent de payer les dégâts occasionnés par leurs rejetons. Bob refusa, en mentant honteusement, prétextant que de toute façon ses pneus étaient archis usés, et qu’il avait prévu de les changer dans les prochains jours, une fois rentré à Paris. Ce qui, bien entendu, était absolument faux. Les parents le remercièrent chaleureusement et promirent que la punition infligée serait extrêmement sévère et frapperait là où ça ferait vraiment mal : privation de console vidéo jusqu’à la fin de l’année… A voir la tête des jeunes, les trois amis ne doutèrent pas un instant que cette seule punition suffirait largement à leur ôter toute idée de récidive.

Alors que les trois amis allaient repartir, les deux garçons, penauds mais reconnaissants, s'approchèrent d'eux pour les remercier de ne pas les avoir accablés devant la gendarmerie et aussi vis-à-vis de leurs parents.

 

 

* * *

 

-          Et maintenant, Bob ?

C’était le soir. Assis dans la cour, ils sirotaient un apéro. En fin d’après-midi, le père d’Adrien était venu avec une petite remorque et avait complètement vidé la cache de son mobilier, ainsi que des divers objets que les deux jeunes y avaient amenés. Bob lui avait à nouveau confirmé qu’il n’entendait donner aucune suite judiciaire aux bêtises des deux jeunes et il était reparti, rassuré mais toujours honteux des méfaits de son fils.

       -          Maintenant, répondit Bob, après quelques secondes de silence qu'il avait aussi passées à réfléchir en se passant par deux fois sa main ouverte en peigne dans ses cheveux… Maintenant, je vais m’occuper un peu des plus grands qui sont les vrais responsables. Je ne pense pas pouvoir les persuader de changer de vie mais je veux m’assurer que désormais ils ficheront la paix à Adrien et Thomas. J’ai confié mon numéro de portable à Adrien. Dès que les trafiquants le contacteront pour récupérer la marchandise, il m’avertira. Et c’est nous qui irons au rendez-vous. Nous prendrons la Mini qui est plus discrète que la Jag. Bien évidemment, seulement si Sophia est d'accord pour que nous utilisions, une fois de plus, sa voiture, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme.

-          Bien entendu, Bob. Vous savez bien que je vous accorde toute ma confiance, même si, depuis que nous nous connaissons, je vous ai vu détruire six ou sept voitures, dont trois Jaguar… dit-elle en se levant pour gagner la cuisine, ravie d'avoir cloué le bec à ce grand dégingandé de… commandant.

-          Et c’est où ce rendez-vous ? demanda Bill, hilare suite à la répartie ironique de leur amie.

-          Tout se passe aux abords du collège, lorsque les collégiens descendent du car scolaire, le matin, ou lorsqu’ils l’attendent pour repartir, le soir. Aussi bien pour le contact qui a lieu la veille, que pour la remise de la marchandise, le lendemain matin. Adrien m’a affirmé qu’il ne conservait jamais plus de 4 ou 5 jours les paquets dans la cave. Il se peut qu’ils l’aient contacté aujourd’hui pour qu’il effectue la livraison demain matin. Au fait, Bill, qu’as-tu  fait de la marchandise ?

-          Dans le puit, commandant. J’supporte pas ce genre de saloperie. Même si je sais qu'on dit que ce n’est pas de la drogue dure et que c’est en vente libre dans certains pays, c’est le principe qui ne me plaît pas.

-          Bill !!! Vous allez polluer mon puit.

-          Bah, de toute façon, il est déjà pollué votre puit, Soso, avec toute cette eau qu’il y a dedans. Au fait, commandant, le grand frère d’Adrien, vous ne désirez plus le rencontrer ? Il mériterait pourtant de se faire tirer les oreilles.

-          Certes, Bill. Mais si c’est possible, je préférerais le mettre hors du coup. D’abord, parce qu’il semble avoir fait amende honorable et qu’il est inutile de remonter cette vieille histoire sans raisons impérieuses. Ensuite, dans l’intérêt des enfants, moins il y aura de personnes au courant mieux cela sera.

A ce moment, la sonnerie du portable de Bob retentit.

 

Chapitre IX

 

Huit heures du matin. Après avoir garé leur voiture à une centaine de mètre des portes du collège Jim Morrison à Dozulé, Bob et Sophia observaient le manège des cars scolaires qui déversaient leur contenu d’élèves bruyants et chahuteurs. Bob savait par quel car Adrien et Thomas arriveraient. Cela faisait un moment qu’ils avaient repéré les deux hommes. Dans les 25 ans, grands et maigres, une casquette vissée à l’envers sur leur crâne presque rasé, vêtus d’un survêtement trop grand de deux tailles, ils se démarquaient du reste des élèves. Quelque chose dans leur attitude, leur regard, avait tout de suite déplu à Bob. Il les avait tout de suite jugé. Des petits voyous tout juste assez courageux pour faire chanter des gamins ou voler le sac des vieilles dames. Il n'apercevait pas Bill, mais le savait non loin de là, en embuscade au coin de la première rue, de façon à couper toute éventuelle retraite aux trafiquants.

Le car d’Adrien et Thomas venait d’arriver et les deux garçons  en descendaient, s’immobilisant ensuite sur le trottoir pour laisser passer le flot de leurs compagnons de route, comme le leur avait recommandé Bob au téléphone.

Immédiatement les inconnus se dirigèrent vers les deux jeunes garçons qui essayaient d'avoir l'air le plus naturel possible.

Bob était descendu de la Mini et, à grandes enjambées, avait rejoint puis dépassé les deux copains, s’avançant franchement à la rencontre des trafiquants qui, à la vue de Bob venant droit sur eux, eurent un moment d’hésitation.

Morane avait sa tête des mauvais jours. Il n'y alla pas par quatre chemins. S'immobilisant juste devant eux, presque à les toucher, leur bloquant quasiment le passage, il dit sur un ton sans réplique :

       -          C’est terminé, messieurs, la boutique est dorénavant fermée.

-          Qu’est-ce qu’il veut le bouffon ?

-          Vous dire que votre trafic est terminé. Inutile d’importuner maintenant Adrien et Thomas sinon c’est à moi que vous aurez affaire.

-          Hé ! Ho ! Pour qui tu te prends le bouffon ? Tu donnes des ordres à nous ? Je vais t’arranger le portrait, moi.

La rue était maintenant déserte, les élèves ayant tous pénétré à l’intérieur de l’établissement scolaire. Le dernier bus s’éloignait tout au fond de la voie.

Joignant le geste à la parole, le voyou mis la main à sa poche et en tira un couteau à cran d’arrêt dont la longue lame effilée s’ouvrit avec un petit claquement sec.

Il n’eut pas le temps d’en faire plus, ni de se rendre compte de ce qui lui arrivait tant la parade de Bob fut rapide. Ce dernier lui saisit le poignet et, d’une classique prise d’arts martiaux lui tordit le bras, le forçant à lâcher son arme. De son côté, Bill qui s’était rapproché en catimini saisit le deuxième homme par la nuque et, de son énorme main, il le souleva de terre.

       -          On ne bouge pas, lui souffla Bill dans les oreilles.

Il ne risquait pas de bouger, les centres nerveux paralysés par la pression que Bill exerçait sur la base de son cou.

       -          Bon, alors voilà, dit Bob je vais être clair. A partir de maintenant votre petit trafic en utilisant Adrien et Thomas est terminé. Si vous les croisez par hasard, je vous conseille de changer de trottoir sinon c’est à moi et mon ami que vous aurez à faire. Et croyez-moi vous le regretteriez. En ce qui concerne la marchandise, inutile de vous en inquiéter nous l’avons détruite. Maintenant filez loin d’ici et allez vous faire pendre ailleurs avant que je ne change d’avis et que je vous emmène à la gendarmerie.

Bob avait relâché l’homme qui le regardait avec des éclairs de haine dans les yeux. Il s’éloigna en lui lançant une insulte et, suivi par son comparse, que Bill avait aussi libéré, partit en courant et monta dans une Golf blanche stationnée un peu plus loin. La voiture démarra dans un hurlement de pneus martyrisés et disparut au bout de la rue.

Bob jeta un coup d’œil circulaire. L’incident avait été bref et n’avait eu aucun témoin. D’un coup de pied il envoya le cran d’arrêt dans le regard d’égout le plus proche.

       -          Pas le peine de laisser traîner ce genre d’outils. Tu viens, Bill, on va retrouver Sophia.

-          Vous croyez que ça va leur suffire, commandant ?

-          J’espère. Mais avec ce genre de petits voyous on ne sait jamais jusqu’où ils oseront aller. Si ça ne leur suffit pas je serai contraint de mettre la gendarmerie ou la police dans le coup.

-          Un affaire pour le chef Duval ?

-          Cela lui donnera l’occasion de prouver sa valeur. C’est bon, Sophia ? demanda-t-il à la jeune femme qui arrivait.

-          Tout est dans la boite, répondit-elle, montrant une petite caméra numérique. On ne sait jamais, cela peut servir. Mais la prochaine fois, les garçons, tachez de sourire quand vous êtes filmés.

Les trois amis s’entassèrent dans la Mini pour repartir immédiatement en direction de Beuvron.

 

 

* * *

 

Dans son bureau, Gérard Leroux avait visionné la vidéo prise par Sophia.

       -          Il n’y a pas plus de problèmes de drogue dans la région qu’ailleurs, pas moins non plus sans doute. L’ennui, Bob, si vous mettez la gendarmerie au courant, c’est qu’il vous faudra alors parler d’Adrien et de Thomas et du rôle qu’ils ont tenu.

-          C’est bien pour ça que j’aimerais que cette affaire n’aille pas plus loin. Malgré tout, l’idée de laisser ces deux voyous libres de continuer leurs petits trafics me met mal à l’aise. Mais d’un autre côté, j’ai promis de ne pas porter préjudice aux gamins.

-          Je comprends votre dilemme, Bob. Il reste une solution, mais je sais d’avance que vous ne voudrez pas en entendre parler.

-          Dites toujours.

-          La dénonciation anonyme, avec le signalement des malfrats, éventuellement accompagnée de leurs portraits tirés de la vidéo.

-          Vous avez raison, Gérard, la délation me révulse autant que le trafic de ces voyous. Alors, espérons que ceux-ci auront l’intelligence de laisser tomber et de changer de vie maintenant qu’ils se savent démasqués.

-          Vous savez ce que j’admire en vous, Bob ? C’est votre foi inébranlable envers les hommes.

 

 

* * *

 

 

Bob Morane marchait dans la campagne normande. Au loin, tout au bout des prés on apercevait encore la maison de Sophia. Avec la jeune femme, ils avaient décidé d’aller faire une promenade à pied pour profiter des dernières heures de cette belle journée de juin, et se détendre des derniers évènements vécus. Ils avaient longé le petit bois, et découvert un chemin serpentant entre les champs et les bosquets. L’air embaumait le parfum des pommiers en fleurs. Etait-ce une prémonition qui le fit penser au parfum de l’ylang-ylang ? Bob ne le sut jamais. Mais, à ce parfum, il associa aussitôt la notion de danger. « Que pourrait-il arriver dans un endroit aussi idyllique, pensa-t-il amusé ». Il ne vit que trop tard l’ombre. Surgi d’un bosquet, l’homme avait bondit sur eux, le couteau pointé. Horrifié, Bob vit comme dans un cauchemar l’homme se fendre, la lame se diriger en direction de son amie et lui traverser la gorge tandis qu’un jet de sang l’éclaboussait. Il voulut crier mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il agissait avec une lenteur désespérante qui l’étonnait. Il aperçu l’autre homme qui était déjà sur lui, abattant son cran d’arrêt vers sa poitrine.

Assis sur son lit, en sueur, le cœur emballé, Bob Morane se réveillait, sortant difficilement de son cauchemar. Il regarda sa montre. Trois heures du matin. « Bien fait pour moi, pensa-t-il. Une nourriture trop riche entraîne des digestions difficiles. Et quand ça arrive le soir, le sommeil en est perturbé. Dès de retour à Paname, tu te mets au régime mon petit Bob ». Bizarrement, l’odeur de l’ylang-ylang persistait. Mais même dans son demi-sommeil, Bob lui trouvait quelque chose d’étrange.

A ce moment un léger bruit venant du rez-de-chaussée attira son attention. Il se figea, toujours assis. Pas de doute, quelqu'un marchait dans le séjour. Complètement réveillé maintenant, l’odeur de la belle fleur tropicale avait disparu, remplacée par celle de l’essence. C’est cette odeur, bien que déformée par le rêve, qui avait allumé un petit signal rouge dans son cerveau et lancé une alarme. Instantanément il comprit qu’un très mauvais coup se préparait.

Silencieusement, il se mit debout, évitant soigneusement de faire craquer les lattes du parquet et gagna le couloir. Un instant, il songea à aller réveiller Bill. « Trop long se dit-il. S’ils ont le temps d’allumer leur feu de joie tout va brûler ici, en quelques minutes »

Dans la pénombre, il descendit l’escalier et pénétra dans le petit couloir qui menait au séjour. La porte du fond n’était pas fermée et il distinguait ce qui s’y passait. Très faiblement éclairées par des lampes de poche dont elles masquaient partiellement la lentille, deux silhouettes déversaient sur les fauteuils, les meubles et le sol le contenu de deux bidons d’essence. Bob bondit. Mais il avait compté sans le sol de carrelage relativement glissant, surtout qu'il était resté pieds nus. Il dérapa, se retint de justesse à l’armoire normande pour ne pas chuter, mais son élan était coupé et l’effet de surprise fichu. Instantanément les visiteurs réagirent. L’un se débarrassa de son fardeau et sortit un pistolet de la poche de sa veste de survêtement. Le coup de feu claqua, Bob entendit la balle siffler à ses oreilles et s’écraser contre le mur. L’autre malfrat, tenant toujours son bidon en main se jeta sur Bob. Celui-ci le cueillit au foie de sa jambe tendue. Déséquilibré, l’homme tomba au sol, lâcha la nourrice d'essence dont le contenu se déversa sur lui, imbibant ses vêtements. Epouvanté, il se releva et s’enfuit dehors en hurlant « On se tire ». Son complice suivit le même chemin, non sans avoir tiré une nouvelle balle, qui n'eut pas plus d’effet que la première.

Bob entendit claquer des portières de voiture alors que lui-même s’élançait dans la cour.

Il vit une Golf blanche, cachée à l’angle de la grange. Il crut voir à l’intérieur deux silhouettes qui semblaient s’agiter au moment où le moteur se faisait entendre.

Que se passa-t-il exactement à cet instant ? Sur le coup, Bob n’en eut pas la moindre idée. Une immense fleur de feu s’épanouit dans l’habitacle. Puis, une explosion se fit entendre alors que les flammes redoublaient d’intensité, s’échappant de chaque côté du véhicule par les fenêtres sans doute laissées ouvertes, ou alors soufflées par l’explosion.

Bob ne pouvait rien faire pour les sauver de cette mort horrible. Le cœur chaviré, il apercevait les deux corps noircis et racornis, à l’intérieur du brasier.

Le réservoir de la Golf explosa alors que Sophia et Bill le rejoignaient dans la cour.

     -          « Qui a vécu par le feu périra par le feu » dit Bob sombrement.

 

Chapitre X

 

 

La cour et la maison grouillaient de gendarmes et d’autres personnes en civil. Au milieu de toute cette animation, le maréchal des logis-chef Duval semblait être partout à la fois. Si on pouvait douter de ses compétences en terme de relationnel, nul doute qu’il faisait bien en ce moment son métier de gendarme. Il remonta ainsi dans l’estime de Bob qui se souvenait des paroles de Gérard Leroux : « Il lui faut de l’action ».

En attendant l’arrivée des autorités, les trois amis avaient commencé à nettoyer la maison des dégâts provoqués par la tentative d’incendie dont elle avait fait l’objet. Mais, si éponger les flaques d’essences n’avait pas posé de problèmes, il en allait autrement des fauteuils et rideaux imbibés qui demanderaient sans doute plusieurs jours avant de sécher, et avaient été sortis au milieu de la cour. De plus, une épouvantable odeur d’essence planait encore.

Bob et ses compagnons firent au juge d’instruction arrivé sur les lieux une déposition exacte des événements, omettant seulement de préciser qu’ils connaissaient, du moins de vue, les victimes.

A la demande de Sophia, la presse avait été tenue à l’écart. Seul Gérard Leroux avait été autorisé à s’approcher, mais à titre d’ami et non pas de journaliste. Ils le rejoignirent.

       -          Sans tomber dans le cynisme, Bob, voici qui met un terme à vos interrogations.

-          Soyez sûr que je n’ai pas voulu une fin aussi atroce pour ces jeunes gens, même si c'étaient des délinquants.

-          Je le sais parfaitement, Bob.

Ils furent interrompus par le chef Duval. A l’étonnement de Bob il ne montrait aucune agressivité et se montra même très aimable.

       -          L’identité des victimes a été établie grâce au véhicule. Ce sont deux personnes bien connues de nos services et passées maintes fois en justice malgré leur jeune âge. Reste maintenant à établir leurs mobiles. Vous n’en n’avez vraiment aucune idée, madame et messieurs ?

-          Absolument aucune, chef, répondit Sophia. Le plus vraisemblable est qu’ils se sont trompés de cible.

-          L’enquête, qui ne fait que commencer, le révèlera peut-être. L’examen des balles tirées et de l’arme retrouvée dans la voiture pourrait aussi peut-être nous faire avancer sur une affaire récente d’agression d’un bijoutier pour laquelle nous effectuons toujours des recherches.

-          Avez-vous une idée de ce qui a provoqué l'embrasement du véhicule, demanda Bob ?

-          Peut-être une étincelle provoquée par le démarrage du moteur ou la fermeture d’une porte. Les vêtements imbibés d’essence de l’une des victimes devaient dégager des vapeurs extrêmement explosives.

-          J’ai vu une explosion dans la voiture, entre le premier départ de feu et l’explosion du réservoir lui-même.

-          Nous y avons retrouvé les débris d’un bidon, peut-être un autre jerrycan d’essence. Qui a sans doute explosé au contact des premières flammes. L’enquête précisera ce point. Dans ce cas, ces malheureux n’avaient aucune chance de s’en sortir.

 

De telles paroles de compassion dans la bouche du chef Duval surprirent Bob. « Décidemment un drôle de type » pensa-t-il.

 

 

* * *

 

Paris. Novembre de la même année.

Pour le seconde fois, Bob relu l’e-mail qu’il venait de recevoir.

« Mon cher Bob.

J’ai appris, par notre ami commun Raymond Calmain votre retour de Colombie. Quel dommage que vous n’ayez pas réussi à faire libérer cette femme otage de la guérilla.

Ici, l’humidité et le froid ont remplacé le beau soleil que vous avez connu en juin.

L’enquête sur la mort des trafiquants est officiellement close. Il semble bien que les faits se soient déroulés comme l’avait imaginé le chef Duval. Il y avait bien un bidon d’essence dans la voiture et les investigations ont démontré qu’il était ouvert quand les vêtements de l’homme se sont embrasés pour une cause non expliquée. Maladresse des voyous ? Précipitation ? On ne peut qu’émettre des suppositions à ce sujet. L’enquête n’a pas pu non plus déterminer les raisons qui les ont conduit à cette tentative d’incendie chez Sophia. L’hypothèse admise étant qu’ils se soient trompés de cible. Une autre possibilité avancée était qu’ils  craignaient que Sophia ne profite de son séjour pour faire une enquête sur le milieu de la drogue. Mais cette dernière conjecture a été finalement abandonnée car il était fort peu probable que les deux hommes aient eu connaissance de la profession de notre amie. En revanche, l’examen des balles et de l’arme a prouvé qu’elle avait également  été utilisée dans le braquage d’un bijoutier quelques mois avant. Bijoutier qui avait été grièvement blessé à cette occasion. Vos trafiquants n’étaient pas des tendres, Bob.

A propos du chef Duval, il n’a pas pu terminer l’enquête sur cette affaire. En effet, il a connu sans doute la joie de sa vie le mois dernier en recevant sa mutation pour la Guyane. Il est affecté à Kourou. Mais je ne suis pas sûr que la surveillance des fusées Ariane  soit plus mouvementée que ce que vous lui avez fait subir en pleine Normandie.

Sophia m’a confié les clefs de sa maison. Je surveille les quelques travaux qu’elle a commandés et qui se terminent, ainsi que l’entretien extérieur qu’elle fait faire par un certain Auguste. Je crois que vous le connaissez. Il m’a d’ailleurs remis quelques mystérieuses bouteilles que je dois envoyer à Bill.

Au plaisir de vous revoir, ce sera lors de votre prochain séjour dans notre coin, car monter à la capitale est maintenant pour moi une corvée.

Amicalement

Gérard »

C’est avec plaisir qu’il reverrait Gérard Leroux et irait manger avec lui une portion de tripes.

Sophia lui avait annoncé qu’elle venait passer quelques jours dans sa nouvelle maison à Noël.

S’il n’était pas alors au bout du monde, il passerait voir Sophia et Gérard. A Noël ! Mais il se méfiait. Avec sa manie d’attirer la foudre, si le Père Noël avait un accident du travail, ce serait justement dans la cheminée de Sophia.

 

 

 

                                                                                              F I N